Depuis plusieurs années, et singulièrement ces dernières semaines, les difficultés financières de Presstalis et les plans de sauvegarde successifs édifiés pour y remédier ont engendré un conflit social d'une rare dureté. Les salariés en colère bloquent régulièrement la distribution des quotidiens, ce dont éditeurs et kiosquiers sont victimes. Le Gouvernement a récemment nommé M. Raymond Redding médiateur et il a confié une mission sur les aides à la presse à M. Roch-Olivier Maistre. Quelle est la position de votre syndicat dans le cadre de ce conflit et quelles sont vos propositions en matière de distribution de la presse ?
Le SPQN représente l'ensemble des quotidiens nationaux. Leur économie repose sur la distribution physique, qui doit être mutualisée, dont il est temps de repenser le système. Cette réforme, indispensable pour la viabilité de la filière, est engagée ; elle implique des efforts considérables de la part des éditeurs.
Presstalis est le seul acteur de distribution des quotidiens nationaux. Le système mutualisé est seul capable, grâce à la massification des volumes, d'amortir les coûts fixes. L'économie de la presse repose encore à 95 % sur le papier. La diffusion physique des journaux est donc vitale. Certes, les éditeurs ont remporté la bataille de l'Internet et développé des audiences nouvelles : 25 millions de personnes consultent la presse sur les sites, 4 millions sur les smartphones, environ 2 millions sur les tablettes. Dans le cadre de leur mission - produire une information de qualité destinée à éclairer le jugement des citoyens - les éditeurs ont toujours su investir massivement quand une innovation technologique l'imposait.
Néanmoins, la distribution est encore économiquement fondée sur la distribution physique des journaux, dont la vente au numéro représente entre 40 % et 60 % des ventes. La réforme de Presstalis est incontournable : si cette entreprise faisait faillite, les effets sur l'ensemble de la filière seraient considérables et toucheraient non seulement les quotidiens et les magazines, mais aussi les kiosques et les rédactions elles-mêmes.
Le conflit autour du plan de sauvegarde qui oppose depuis plusieurs mois la direction de Presstalis à ses salariés a pour conséquence la multiplication des actions de blocage de la diffusion des journaux, notamment à Paris et en région parisienne. Quelle part les éditeurs ont-ils pris aux tentatives de redressement des comptes ? Quelles sont les conséquences du conflit pour eux ? Quels sont les titres les plus touchés ? Qu'attendez-vous de la médiation confiée à M. Redding et du Gouvernement en général ?
Les représentants du syndicat général du livre et de la communication écrite soulignent la responsabilité des éditeurs, qui sont à la fois actionnaires et clients de Presstalis - ce qui est à la limite du conflit d'intérêt -, dans la dégradation des comptes depuis le départ du groupe Lagardère. Ils mettent en cause l'instauration de barèmes sous-évalués, comme l'avait déjà fait M. Mettling dans un rapport de 2010. Michel Françaix, dans son avis budgétaire pour 2013, a critiqué ouvertement l'immobilisme et le manque de solidarité des éditeurs, qu'il estime responsables de la situation économique actuelle de Presstalis. Qu'en pensez-vous ? Le mode de gouvernance de la distribution de la presse, sans instance indépendante de régulation, vous paraît-il efficace ?
Parmi les modes de diffusion de la presse (abonnement, voie postale, portage ou vente au numéro, qu'avait encouragée la loi Bichet du 2 avril 1947), constate-t-on une évolution au profit des abonnements ? Les kiosquiers, semble-t-il, se lancent dans le portage à domicile, aujourd'hui pour Le Figaro, demain pour d'autres titres qui sont intéressés. Le développement de la presse numérique modifie-t-il les habitudes des lecteurs ? Les récentes difficultés de livraison détournent-elles les lecteurs des kiosques ? Estimez-vous envisageable un système de livraison des marchands de journaux qui soit indépendant de Presstalis ?
Faut-il réorienter les aides à la presse vers la diffusion de la presse au numéro ? Que pensez-vous de la proposition du rapport Françaix consistant à lier l'attribution d'aides à l'adoption, par les rédactions, d'une charte déontologique ? Qu'attendez-vous du groupe de travail confié à M. Maistre ?
Une table ronde aurait été bienvenue, afin que les acteurs puissent se parler. Presstalis a refusé, demandé des auditions, puis il a annulé son rendez-vous avec nous ! Cela nous choque. Merci à vous d'être venu.
Il n'y a pas eu de réorganisation majeure de la filière de distribution depuis des années. Le résultat en est une situation où l'attrition des volumes et l'importance des coûts fixes rendent artificiel le maintien d'une concurrence. Ce constat est partagé par l'Autorité de la concurrence. Il faut une structure commune de moyens, assortie d'une péréquation des coûts. Sur quelques prestations spécifiques, une concurrence est possible, mais, dans les faits, tout le système de la distribution est mutualisé, y compris les dépôts régionaux (le niveau 2) ainsi que le niveau 3, c'est-à-dire les kiosquiers.
Dans les dix prochaines années, les journaux papier continueront à être diffusés : un média ne tue pas l'autre. Sans doute y aura-t-il un arbitrage entre portage et postage. Les consultations sur Internet croîtront en parallèle car ce ne sont pas les mêmes publics, ni les mêmes usages. Sans doute, y aura-t-il un léger effet de substitution, en fonction des jours de la semaine et des habitudes de chacun. La diffusion physique devrait donc diminuer de 4 % ou 5 % par an, peut-être plus pour la vente au numéro et moins pour l'abonnement et le portage. Le système de distribution physique a donc de l'avenir, nous en sommes convaincus.
D'ailleurs, le modèle économique de diffusion par Internet n'est toujours pas au point, et celle-ci ne constitue que 10 % du chiffre d'affaires global des éditeurs. Les Français sont habitués à la gratuité sur Internet et il n'est pas facile de revenir dessus. Nous y parvenons petit à petit, grâce à des formules d'abonnement intelligentes, que complète la publicité. Il faut également mieux redistribuer la valeur entre les producteurs de contenus et les diffuseurs tels que Google ou Apple, que cela passe par des accords ou par une loi.
Les ventes au numéro resteront fortes, si nous parvenons à maintenir les points de vente. Le portage devrait se développer : il correspond à l'habitude d'être livrés à domicile que prennent les Français, et dont témoigne l'essor du commerce électronique. La livraison est faite très tôt : on se connecte avec l'information du monde dès le petit-déjeuner. Le système postal est très efficace, mais il livre après ce premier moment de rencontre avec l'actualité. La diffusion par portage a ainsi crû de 30 % en trois ans pour la presse quotidienne nationale.
Les réflexions en cours devraient se focaliser sur les aides à la diffusion - les aides à Presstalis, les aides au portage et les aides à la Poste - en les ciblant sur les canaux qui ont le plus d'avenir : la vente au numéro et le portage.
Presstalis dégage un déficit considérable, qui frise le dépôt de bilan, ce qui provoque de grandes difficultés pour la presse. Qui est responsable de cette situation ? Que pensez-vous du plan de sauvegarde adopté : est-il juste pour chacune des parties ? Comment sortir du conflit et qu'attendez-vous du médiateur ?
Dans la presse, il y a la rédaction, l'impression et la distribution : à quel niveau se situe le problème ?
Les difficultés ne proviennent pas de l'impression. Les problèmes de l'imprimerie, comparables aux difficultés actuelles de la distribution, ont été réglés il y a dix ans par la presse quotidienne nationale. A l'époque, chaque titre avait son imprimerie. Cela devenait intenable ! L'évolution nécessaire s'est faite grâce à un concours d'initiatives individuelles orientées comme par la main invisible d'Adam Smith, mais aussi un peu par les pouvoirs publics, pour aboutir à un système de quelques imprimeries modernes, mutualisées, proches des systèmes de diffusion au lieu d'être regroupées à Paris et utilisant des méthodes écologiques.
Les économies d'échelle ainsi réalisées ont été complétées par des aménagements sociaux dont nous pensons qu'ils tardent à se produire dans le secteur de la distribution : l'organisation sociale et salariale de Presstalis n'a pas évolué comme l'imposait la situation économique. Les éditeurs ont consenti un effort financier important en augmentant le barème de 1 % et le capital de 0,5 %. L'État a proposé des prêts remboursables. L'argent collecté par le système de distribution a été gelé dans la trésorerie de Presstalis et n'est pas reversé, ou tardivement, aux éditeurs. Certes, 1 200 licenciements ou reclassements, ce n'est pas rien. Mais il faut faire face à cette réalité.
En tant qu'utilisateur de l'outil qu'est Presstalis, estimez-vous qu'avec la moitié de sa main d'oeuvre, il pourrait exercer ses missions ?
Oui. Prenez les dépôts régionaux : nous y provoquons des économies d'échelle, en passant de 180 à 80 plateformes. Presstalis pourra diffuser l'ensemble de la presse, toutes les nuits, dans les quelque vingt-huit mille points de vente, en s'organisant différemment.
La loi Bichet était excellente pour le pluralisme de la presse et de la distribution. A l'époque, il y avait surtout des quotidiens, et quelques magazines d'information. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, le secteur de la presse a beaucoup évolué, avec le développement de publications féminines ou thématiques, dont l'objectif n'était plus d'informer : il s'agissait d'opérations commerciales. L'offre de « produit » a explosé, l'importance de la presse quotidienne a diminué, et le système de diffusion en a pâti. La liberté d'accès est exploitée par certains éditeurs qui font de la « cavalerie », lancent un titre et le mènent au dépôt de bilan puis recommencent avec un autre : j'ai à l'esprit le nom d'un de ceux-là, qui encombre les stands ainsi depuis trente ans...
La presse écrite est le seul média qu'il faut aller chercher : la télévision, la radio, Internet sont disponibles à domicile. Le portage s'est développé parce que la Poste n'a pas su répondre à l'urgence des quotidiens : reçus le lendemain ou le surlendemain, ils perdent tout leur intérêt. Les pouvoirs publics ont dépensé beaucoup en aides, hélas en manquant de continuité dans leur stratégie. Or ce stop and go a gravement nui à leur efficacité. Enfin, le système syndical prend tout le monde en otage, mais la presse quotidienne plus que les autres : un retard de deux heures est très préjudiciable aux quotidiens, guère aux mensuels. Enfin, la loi Bichet était encore adaptée à la situation il y a cinq ou dix ans, elle ne l'est plus aujourd'hui. Un « nettoyage » de la presse magazine s'impose. Pour cela, réorientons les aides publiques vers la presse d'information générale, qui exerce une mission de service public, en écartant les publications commerciales, quelque honorables soient-elles.
Quand un kiosque ne reçoit pas les quotidiens, il ferme pour la journée. Quand il ferme, seuls 70 % des clients se rendent dans un autre point de vente. Et moins le maillage est dense, moins il y a de ventes au numéro. Le taux de fidélisation par le portage est presque de 15 % supérieur à celui des abonnés par la Poste. C'est un service à très forte valeur ajoutée. Notre orientation générale est donc de développer la vente au numéro et le portage.
La loi Bichet, en 1947, a ouvert une vraie liberté pour créer des supports : il n'y a pas de ticket d'entrée : on accède immédiatement à l'un des réseaux de distribution les plus développés et, par lui, à près de 30 000 points de vente. Mais cette loi organisait aussi une distribution mutualisée. Des évolutions juridiques sont souhaitables. L'autorité de régulation de la diffusion de la presse devrait voir ses pouvoirs renforcés afin de protéger ce principe de mutualisation.
Les délais de préavis pour passer d'une messagerie à une autre sont si faibles qu'ils encouragent une logique de « cavalerie » et de profit sur le court terme. Or, le gain ainsi engrangé par l'éditeur constitue une perte pour le secteur. Cette logique va à l'encontre de la solidarité et de la mutualisation des flux, qui sont les piliers du système de distribution de la presse.
Pouvez-vous nous en dire plus quant aux dispositions de la loi Bichet ?
Est-il exact, comme me l'a indiqué le responsable d'un point de vente, que les interruptions de distribution, cumulées, aient atteint deux mois au cours de l'année écoulée ? Comment fonctionne la presse dans les autres pays européens ? On a l'impression que la distribution de journaux s'y porte mieux. En Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie, les quotidiens sont plus épais. Nos voisins lisent-ils la presse plus que nous ? La filière est-elle plus florissante ? Avons-nous pris du retard dans la modernisation ?
Je constate que vous ne répondez pas à l'une de mes questions ! Est-ce délibéré ou non ? Dans ce conflit, comment analysez-vous les responsabilités sur le déficit constant de Presstalis ? Hier, le syndicat du livre nous a indiqué qu'il acceptait une réforme en province, la régionalisation et même une sorte de mobilité imposée. La sous-traitance totale pourrait, d'après eux, être évitée dans les dépôts parisiens. Comment justifiez-vous ce recours à la sous-traitance ? Les éditeurs sont-ils responsables de la situation ? Qu'attendez-vous du médiateur ?
Pourriez-vous rappeler les principes de la loi Bichet ? Dans quel état se trouve la filière de distribution de la presse dans les autres pays européens ? Et nous attendons votre réponse à la question de M. Assouline : qui sont les coupables ?
Les problèmes de la distribution et de Presstalis en particulier ont trois causes principales : une baisse des volumes, la concurrence artificielle que se livrent les messageries et le problème social (manque de flexibilité et absence de réorganisation des métiers).
Le problème de la concurrence artificielle est en passe d'être réglé, je l'ai dit, puisque l'Autorité de la concurrence a décidé que les coûts spécifiques liés à la mission de service public de distribution des quotidiens devaient être mutualisé. Les MLP participeront aux charges qui ont été supportées jusqu'à maintenant par Presstalis, c'est logique. En outre, l'organisation doit être revue en visant la massification des volumes pour produire des économies d'échelle.
La médiation pourrait utilement se pencher sur le problème social. Je l'ai dit, il faut reconvertir 1 200 personnes... Si le médiateur peut étendre sa réflexion aux modalités de reconversion et à l'accompagnement social, de même qu'à une organisation différente en région et à Paris, c'est très bien.
La loi Bichet de 1947 repose sur un principe simple : soit on assure entièrement seul les ventes au numéro de son titre de presse, soit on en confie la distribution à un système coopératif, mais alors on lui confie l'intégralité de ses volumes. On ne peut panacher.
Tout éditeur de presse a le droit d'être présenté et distribué dans tous les kiosques de France. Il n'y a pas de censure. Au lendemain de la guerre, on a considéré que le pluralisme de la presse n'allait pas sans le pluralisme de la distribution.
Il existait une volonté politique de représenter tous les courants d'opinion et ce n'est possible qu'avec des moyens mutualisés.
En France, la presse quotidienne est surtout une presse d'opinion ; l'analyse vient ensuite. C'est le contraire en Grande-Bretagne ou en Allemagne, qui privilégient l'analyse. Nous avons aussi une offre quality paper, par rapport à des pays comme la Grande-Bretagne, qui vend beaucoup de journaux très grand public, un peu moins de magazines. Nous sommes quant à nous de gros consommateurs de magazines, moins de quotidiens. En revanche, notre système de distribution est de loin le plus performant : notre pays est le mieux irrigué par la presse, à l'exception peut-être de l'Italie.
Quant à l'Allemagne, son système est très régionalisé.
Dans les systèmes étrangers, singulièrement dans les pays du nord et de l'est de l'Europe, tout le monde n'a pas accès à tout : le diffuseur choisit ses titres. Ce n'est pas notre choix, et les objectifs de l'après-guerre demeurent valables.
Tout ceci est fort instructif et nous vous en remercions. Cette audition est notre dernière sur la presse.