La commission procède tout d'abord à l'audition de Mme Marie-Anne Chapdelaine, présidente du Conseil supérieur de l'adoption, sur le projet de loi n° 349 (2012-2013), adopté par l'Assemblée nationale, ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe.
Cette dernière séance vient clore un long cycle d'auditions au cours duquel le Sénat a accompli, après l'Assemblée nationale, un remarquable travail. Nous avons procédé à une quarantaine d'heures d'auditions publiques, et les rapporteurs en ont en outre réalisé une dizaine. Nous avons reçu l'ensemble des grandes associations et institutions, les représentants de tous les cultes, des juristes, des psychologues, des psychanalystes, des anthropologues, des spécialistes de toutes les disciplines susceptibles de nous concerner. Le Sénat a fait, comme il a cru devoir le faire, son travail.
Nous accueillons tout d'abord Mme Marie-Anne Chapdelaine, députée, qui a été nommée, en 2012, présidente du Conseil supérieur de l'adoption.
Le Conseil supérieur de l'adoption réunit notamment des élus, parlementaires comme le sénateur Georges Labazée ou élus locaux, des personnalités qualifiées, des magistrats. Sa composition lui assure à une vision pluridisciplinaire. Il a été consulté le 23 octobre 2012, en vertu des dispositions de l'article L 148-1 du code de l'action sociale et des familles, sur le projet de loi soumis à votre examen - le jour même où le Conseil d'Etat a rendu son avis Nous avons ensuite souhaité mener un travail approfondi, dans le cadre d'un groupe de travail qui s'est réuni à quatre reprises.
Au-delà de la question du mariage, se pose celle de l'adoption, qui appelait une approche tout à la fois pluraliste, non dogmatique et unifiée, qui a abouti à la contribution du 9 janvier 2013. Nous avons eu avant tout en vue l'intérêt de l'enfant, étant entendu que l'adoption est une mesure de protection de l'enfant durablement privé de famille, dont la finalité est bien de donner une famille à un enfant et non un enfant à une famille. Sachant que ce texte ouvre la possibilité aux couples de même sexe d'engager des démarches en vue d'une adoption, dans un contexte marqué par un déséquilibre entre les 24 000 candidats et le nombre des enfants adoptables, de l'ordre de 2000, il s'agissait pour nous d'aborder, sereinement et sans polémique, la question de ses incidences, et cela en écartant tout amalgame entre orientation sexuelle des parents et capacité éducative.
Le texte, qui entraîne d'importantes conséquences en matière d'adoption, suscite des questions quant au fond et quant à sa mise en oeuvre concrète. Comme présidente, j'ai souhaité que nous les soulevions en ayant en vue l'intérêt de l'enfant, sans en faire un prétexte à polémique. La sagesse des membres du Conseil a abouti à une contribution équilibrée. Chacune des conséquences du projet a fait l'objet d'un examen attentif. Pour certains membres, la question de l'homoparentalité entame les principes d'une filiation fondée sur l'altérité sexuelle des parents, et, privant l'enfant d'un parent de l'autre sexe, n'est pas sans conséquence sur le devenir de l'enfant et la construction de son identité. Pour d'autres, ouvrir la possibilité de l'adoption de l'enfant d'un conjoint du même sexe peut aller dans le sens de l'intérêt de l'enfant : dans les familles homoparentales déjà constituées, elle lui apporte la stabilité juridique et la continuité nécessaires à son développement.
Il n'en faut pas moins procéder avec précaution. Pour éviter à ces enfants toute nouvelle source de discrimination, des outils de sensibilisation et d'accompagnement doivent être prévus, ainsi que des outils en amont et en aval pour les professionnels, les parents, les enfants. Les craintes qui se sont manifestées en ce qui concerne l'adoption internationale impliqueront une réflexion spécifique. Il faut, en tout état de cause, être parfaitement transparents, pour les pays d'origine, sur la structure familiale des demandeurs.
Nous avons entendu nombre d'associations sur la question de l'adoption. On peut se demander si l'adoption plénière répond encore aux réalités, alors que l'on adopte des enfants plus âgés, et bien souvent à l'étranger. Est-il encore légitime, a fortiori pour une adoption par des parents de même sexe, de cacher à l'enfant ses origines ? Car il saura d'emblée que ses parents ne sont pas ses parents biologiques. L'adoption plénière est une fiction qui veut que l'enfant entre totalement dans sa famille d'adoption, sans possibilité de savoir d'où il vient. Mentir est pire que tout pour la construction de l'enfant. Ces questions surgiront inévitablement lors de l'examen des amendements en séance publique. En tout état de cause, la discussion est engagée, et cette question de l'adoption devra avoir une place centrale dans le projet de loi à venir sur la famille.
Je vous remercie d'avoir retracé les travaux du Conseil supérieur de l'adoption dont je suis membre au titre de mon département. Vous avez évoqué l'égale capacité éducative de tous les couples, ainsi que l'intérêt de l'enfant, sans en faire pour autant un argument. Si la question de l'adoption déborde, ainsi que l'a rappelé Jean-Pierre Michel, le strict cadre de cette loi, pouvez-vous néanmoins nous dire quel a été, parmi vos membres, le point de clivage sur ce texte ?
Le mariage entre personnes du même sexe pose un vrai problème au regard de l'adoption de l'enfant. La conception de l'adoption plénière était fondée sur le mensonge, au moins par omission. On disait à l'enfant qu'il avait un père et une mère et qu'il n'avait pas lieu d'imaginer qu'il pût y en avoir d'autres. Puis est venue la loi sur l'accès aux origines... Dès lors que, dans le cas de l'adoption par un couple homosexuel, il est évident pour l'enfant que ses parents ne sont pas ceux qui lui ont donné le jour, ne pensez-vous pas qu'il faille amender la loi pour introduire un droit à la connaissance de l'origine ? L'enfant demandera immanquablement à connaître la vérité.
Derrière l'adoption plénière se pose clairement la question de la filiation. Il y a eu, là-dessus, clivage au sein du Conseil. Certains, tout en estimant qu'un couple homosexuel a toute capacité à élever un enfant, se sont inquiétés de l'écrasement de l'état civil impliqué par l'adoption plénière, qui ne permet plus à l'enfant d'identifier ses origines. Quelques-uns se sont demandé s'il ne serait pas envisageable d'imaginer d'autres formes juridiques. D'autres, comme le Mouvement pour l'adoption sans frontière (MASF), ont estimé, en revanche, que l'enfant ne se construisait pas à partir de ses seuls parents, mais aussi de ses oncles, ses tantes...
La question de l'accès aux origines concerne tous les enfants adoptés. L'association Racines coréennes y a beaucoup insisté. L'enfant sait qu'il ne peut être conçu de deux hommes ou de deux femmes. Tous ont convenu qu'il faut en finir avec le mensonge : il faut dire à l'enfant qu'il a été adopté. Il convient de trouver le moyen de lui ouvrir le droit à connaître ses origines. Car c'est le plus souvent le mensonge qui crée le problème. Se pose aussi la question des enfants plus âgés, des enfants à besoins spécifiques, que nous avons abordée.
Permettez-moi d'insister. Pensez-vous que cette loi puisse être votée sans un ajout rendant obligatoire la possibilité de connaître leurs origines pour les enfants issus, notamment, de mariages homosexuels ?
La question se pose pour tous les enfants concernés, que les couples soient homosexuels ou hétérosexuels. Une telle disposition devrait bénéficier à tous. Ce texte n'est peut-être pas le lieu pour l'introduire, cela pourrait prêter à confusion. En outre, le droit à l'accès aux origines est déjà prévu, mais fonctionne mal. Enfin, l'adoption engage aussi d'autres problèmes, comme celui du délaissement parental. Une réforme d'ensemble serait plus adaptée.
Il est vrai que le mensonge est toujours le mensonge, même s'il est un cas de figure où il peut être cru, un autre où il frise l'absurde ; il faut trouver une solution d'ensemble.
Merci de votre contribution. Nous ne pouvons plus dire que l'adoption plénière repose sur un mensonge. D'une part, les familles consultent, elles savent qu'il n'y a rien de pire pour l'enfant que d'être élevé dans le mensonge. D'autre part, les enfants adoptables ne sont plus les mêmes qu'autrefois : ils sont souvent plus âgés, souvent d'origine lointaine. Un enfant du Cap Vert ou du Sénégal adopté par des parents blancs sait bien qu'il est adopté. C'est la même chose pour les couples homosexuels : les enfants le décryptent aussitôt. Une réforme de l'adoption plénière et de l'adoption en général est donc une nécessité.
Le Conseil a-t-il identifié les freins à l'adoption, en particulier sur le territoire national ? Ce sont ces difficultés qui poussent les familles à aller chercher des enfants très loin, malgré les différences culturelles et raciales, alors que des enfants nés en en France ne sont pas adoptés. Quel est l'obstacle majeur ?
Pour qu'un enfant soit adoptable, il faut qu'il y ait eu délaissement parental. Or, celui-ci est de plus en plus dur à obtenir. Même si le lien est très ténu, le délaissement n'est pas prononcé.
La question des enfants à besoins spécifiques, c'est-à-dire avec un handicap, a fait débat au sein du Conseil. On adopte des enfants à handicap venus de l'étranger que l'on n'adopterait pas ici. Se pose aussi la question de l'âge. Il n'y a quasiment plus d'enfants adoptables de moins de trois mois, voire de moins de deux ans. Il faut le dire aux candidats à l'adoption.
L'adoption internationale se réduit car, avec le développement, les classes moyennes de ces pays adoptent les enfants sur place. Il faudra aussi être innovant, rechercher de nouvelles façons de confier des enfants qui ne sont pas complètement adoptables. Nous allons revisiter l'agrément, mais nous devons également former les personnels des conseils généraux et nous interroger sur le délaissement, qui est une décision de justice.
Une étude est en cours, qui sera présentée au Conseil supérieur de l'adoption. S'il y a des préconisations à faire, nous les ferons.
La question du délaissement parental est cruciale. Si l'on écarte la coupure totale avec l'histoire antérieure qu'implique l'adoption plénière, les problèmes se poseront différemment. Les assistantes sociales des conseils généraux s'efforcent de maintenir des liens, qui en viennent parfois à être très ténus, une carte postale tous les ans. Ne vaudrait-il pas mieux que ces enfants soient adoptés ? Or l'adoption plénière exclut la mère, alors qu'elle pourrait, si, par exemple, sa situation sociale venait à changer, désirer voir son enfant. De ce point de vue, notre législation n'est pas adaptée. Beaucoup d'enfants pourraient, en France, être recueillis, sécurisés bien mieux que dans une simple famille d'accueil.
Notre discussion montre qu'une réflexion sur la filiation doit s'engager, qui appelle une autre loi. La question du délaissement a trait à la protection de l'enfance ; l'adoption est une mesure de protection de l'enfance. Je plaide donc pour une évaluation globale de la loi de 2007 sur la protection de l'enfance, au lieu des retouches partielles dont on s'est jusqu'ici contenté. Je me réjouis que vous signaliez un clivage sur la filiation biologique : tant que l'on pensera que celui qui produit l'enfant est le père ou la mère, on déniera l'existence d'autres filiations, par adoption, ou par PMA. Je forme le voeu que l'on puisse délibérer sur cette question dans le cadre d'un autre texte.
Tout le monde s'accorde à penser que ce texte en appelle un autre. Cet engagement à légiférer doit être très fort, faute de quoi, on manquerait à la parole donnée.
On a déjà touché à la filiation biologique, avec la troisième composante de la possession d'état, par exemple, ou par la loi de 2005 sur l'autorité parentale, mais des problèmes subsistent. On doit pouvoir aller plus loin.
Oui, l'enfant serait mieux dans une famille. Il y a peut-être d'autres voies que l'adoption plénière, même si celle-ci a été vivement défendue par des associations au sein du CSA. Nous aurions des formes d'adoption selon la situation des enfants.
L'adoption a toujours été conçue comme une fiction de filiation biologique. On aura le même problème avec la PMA. Ceux qui revendiquent des évolutions restent dans cette fiction, puisqu'ils veulent retrouver tous les attributs de la filiation biologique. Ne pourrait-on concevoir une adoption qui ne passe pas par cette fiction et imaginer un autre cadre juridique pour d'autres formes de relation ? L'adoption n'est pas un substitut à la filiation biologique et il en sera de même avec la PMA.
L'adoption intrafamiliale concerne souvent des enfants issus de la PMA. Tout le monde est d'accord, au sein du Conseil, pour considérer que quelle que soit la forme d'adoption, on sécurise l'enfant. Il y a donc des pistes à creuser, notamment sur le délaissement.
Il me reste à vous remercier pour toutes les informations que vous nous avez apportées.
Au moment où nous abordons la dernière d'entre elles, je tiens à souligner combien ces auditions ont enrichi notre réflexion. Nous les achevons donc avec M. Jacques-Alain Miller, fondateur de l'Ecole de la cause freudienne, qu'il anime toujours à travers d'innombrables publications, interventions, séminaires, prises de position, notamment sur le sujet qui nous occupe. Vous avez joué un rôle important lors d'un épisode resté dans nos mémoires et qui n'est pas fini, celui de l'amendement « Accoyer », qui entendait définir les conditions d'exercice de la profession de psychothérapeute, objectif tout à fait légitime, sur lequel se sont greffés toute une série de mouvements s'en prenant indirectement ou explicitement à la psychanalyse. Celle-ci a été attaquée de toutes parts : un ministre promis à un certain destin voulait détecter dès le plus jeune âge et si possible dès le ventre de leur mère les futurs délinquants... ; un rapport prétendument scientifique, publié sous couvert de l'Inserm, vouait la psychanalyse à tous les maux. Ces mouvements ont eu un écho au Sénat ; encore récemment, à propos de l'autisme, l'on a voulu exclure la psychanalyse. Je suis de ceux qui pensent que la psychanalyse fait partie de notre culture. Si l'on peut la critiquer -il n'y a pas de vaches sacrées- il ne me paraît pas acceptable de vouloir l'exclure. Voilà pourquoi nous avons tenu à vous entendre sur ce projet de loi.
Je voudrais vous conter comment j'en suis venu à prendre parti, en tant que psychanalyste, pour ce projet de loi. J'en fus le premier surpris ; peu auparavant, j'étais bien décidé à ne pas m'en mêler, tant les sensibilités étaient à vif : il n'appartient pas à la psychanalyse de mettre du sel sur les plaies. Cependant, mon agacement allait croissant, de voir certains confrères s'engager résolument contre ce texte, au nom de la psychanalyse, et souvent aux côtés de représentants des religions. Le catalyseur de mon engagement fut un courriel reçu du journaliste du Nouvel Observateur, Eric Aeschimann, que je n'avais jamais rencontré, sauf peut-être dans la cour de l'Ecole normale supérieure. Ce message était accompagné du manifeste de cet hebdomadaire en faveur du mariage pour tous. Cet organe de presse n'avait a priori rien de recommandable pour moi, tant il avait, en un demi-siècle, brocardé Jacques Lacan dans ses colonnes, lequel avait rendu public le peu d'estime qu'il avait pour Jean Daniel. Cependant, je répondis oui dans l'instant. J'étais engagé et soulagé.
Pourtant, il y a une dizaine d'années, lorsqu'on commençait à parler du mariage pour les homosexuels, je riais. Je pensais à cette fable de La Fontaine, Le paon se plaignant de Junon. Appartenant au cercle des amis des Desanti, qui nous enjoignaient de choisir un animal, c'est le paon que je choisis, parce que j'étais attaché à la discrétion et parce que j'aimais ce bruit : paon ! Le Paon voulait avoir une jolie voix, mais Junon, sa maîtresse, rembarrait l'oiseau jaloux :
« Cesse donc de te plaindre, ou bien, pour te punir,
« Je t'ôterai ton plumage. »
Les amours des homosexuels ont longtemps été clandestins. Certes, non reconnus par la société, ils avaient en partage des jouissances plus nombreuses, plus vives, plus intenses que les hétérosexuels. Ils échappaient aux servitudes du mariage, pourquoi réclamer des chaînes ? Proust, Genet, Foucault, mariés, eux qui avaient superbement exprimé la fraternité des damnés ? L'idée paraissait saugrenue. Je défendis cette position à la télévision ; Pierre Bergé, qui était à ma gauche, comme vous aujourd'hui, monsieur le Président, m'approuva chaleureusement. Voilà où nous en étions.
Qu'est-ce qui m'a fait évoluer ? J'ai compris que cette revendication n'est pas une parodie, comme il pouvait d'abord sembler, à l'image du Balcon de Genet, ni un faire-semblant, mais qu'elle est formulée dans les termes du droit, fondée sur l'égalité des conditions dans un domaine où elle n'avait pas pénétré. Le mariage républicain reste profondément modelé par le mariage religieux. J'ai compris que les homosexuels nous appellent à encore un effort pour les découpler, sans pour autant toucher au mariage religieux.
Si le mariage est d'institution divine, on comprend qu'il puisse être considéré comme ne varietur. S'il est d'institution humaine, j'ai assez fréquenté Georges Dumézil, y compris lors de la sortie de son ouvrage sur Les mariages indoeuropéens, pour savoir combien ce type d'institution est contingent.
J'en viens à mon sentiment de psychanalyste. J'ai rencontré Lacan il y aura cinquante ans en janvier prochain et je me suis voué depuis lors à mettre en forme et à répandre son enseignement. Je ne prétends pas parler pour lui - son fils, présent dans le public, pense que son père n'aurait pas été favorable à ce projet. J'ai créé l'Ecole de la cause freudienne, puis l'Association mondiale de psychanalyse, que j'ai dirigée pendant dix ans. Je ne suis plus responsable d'aucune de ces institutions et ne parle pas en leur nom. Si la majorité des membres de l'Ecole de la cause freudienne semble soutenir le projet de loi, l'institution a décidé qu'elle ne prendrait pas position en tant que telle. Je parle en mon nom.
Le principe majeur, issu de l'expérience de la psychanalyse depuis un siècle et formulé par Jacques Lacan est qu'il n'y a pas de rapport sexuel. L'inconscient est une façon de vivre sa vie en l'interprétant et, dans la vie telle qu'elle est vécue, il n'y a pas de rapport préétabli entre les sexes. Sans exception, les êtres parlants inventent leurs rapports sexuels et c'est ce qui les distingue des animaux, où le rapport sexuel est programmé, toujours typique de l'espèce, comme s'il y avait là un trou dans le programme des êtres parlants. On dira qu'au niveau des gamètes, pourtant, c'est complémentaire. Mais il s'agit de la sexualité telle qu'elle est vécue, et les gamètes n'en sont pas plus proches que les planètes. Chaque petite fille, chaque petit garçon, invente sa façon d'imaginer, d'approcher ou de fuir son sexe et l'autre. Il n'y a pas, au niveau de la vie inconsciente, de complémentarité ni d'harmonie. On m'objectera l'exemple des couples heureux. Comme psychanalyste, je ne connaîtrais que les couples ratés. Il fut un temps où le parti communiste français offrait aux masses l'image des couples parfaits : Maurice et Jeannette Thorez, Aragon et Elsa. Malheureusement, celle-ci à peine enterrée, on découvrit que les penchants de Louis, longtemps réfrénés par la poigne russe, se donnaient libre cours dans un sens qui surprit, et qui valut récemment à un écrivain de se voir censuré, lorsqu'il raconta comment Aragon s'était présenté à lui en robe de chambre rouge, avec l'intention de se faire sodomiser par son admirateur. L'exaltation de la femme est souvent le propre des maris homosexuels, leur amour envers celle de l'autre sexe qu'ils ont choisie étant d'autant plus exalté qu'ils trouvent leur jouissance dans de multiples rencontres avec des personnes de leur sexe, ce qui témoigne de la disjonction entre l'amour et la jouissance.
Le fait qu'il n'y ait pas de rapport sexuel prédéterminé dans l'espèce humaine explique justement qu'on l'invente, qu'il y ait bien des façons de l'inventer et qu'elles évoluent. Dieu est fixiste ; on me reprochera d'être relativiste. Les progressistes sont plus réalistes. L'homme ne naît pas complet. Un manque l'habite. Jean-Jacques Rousseau, qui était un optimiste, non pour son propre sort, mais pour l'histoire humaine, parlait de sa perfectibilité. Hegel explique l'histoire humaine par le décalage entre la vérité et le savoir. Lacan l'explique par le langage, quand il dit que « le mot est le meurtre de la chose » et que métaphore et métonymie incessamment déplacent ce que nous voulons dire. Le langage ne colle pas aux choses. D'où en effet, l'histoire humaine, l'évolution, les inventions. Il est trop normal de craindre le nouveau lorsque l'on est habitué à l'ancien. La jouissance ne fait irruption que par effraction : il n'y a pas de bonne rencontre avec la jouissance. Aucun plan, aucun programme, aucune bonne intention du législateur le plus puissant, ne peut ici organiser l'existence sans que s'y glisse cette paille, qui est une façon de jouir qui nous distingue entre tous. Une partie de l'humanité s'analyse et le fait aussi pour ceux qui ne s'analysent pas, car elle parle des autres. L'idée même du normal dépérit parmi nous. Notre président de la République s'est présenté avec cette étiquette, et nous voyons qu'il est tout sauf normal, qu'il est très spécial : oui, la croyance en la normalité dépérit.
L'Eglise catholique romaine s'est portée aux avant-postes du combat contre le mariage homosexuel dans tous les pays. Si la position théologique paraît invariable, l'Eglise catholique menée par des Italiens a donné depuis fort longtemps l'exemple d'une extraordinaire flexibilité et adaptation, qualifiées par le mot d'aggiornamento. Il y a eu un excès de l'Eglise catholique ces derniers temps, peut-être parce qu'elle était dirigée par un pape allemand. Puisque le conclave est réuni ce soir, je parierais que nous aurons un pape qui saura modérer les excès de la période précédente et reconnaîtra qu'il faut se mettre à jour.
En tant que psychanalyste, je ne vois aucune menace pour la société dans le mariage homosexuel. J'y vois au contraire, pour les jeunes homosexuels qui souffrent encore d'une certaine stigmatisation, une chance de quitter la fraternité des damnés pour rejoindre la fraternité républicaine.
Merci pour ces très beaux propos, qui nous rappellent que vous êtes ancien élève de l'Ecole normale supérieure et qu'entre métaphore et métonymie, vous savez aussi que les mots sont des choses, comme l'a montré Michel Foucault. Les mots portent dans ce débat où il y a des rapports de forces et d'opinions.
Merci. Nous avons commencé nos auditions par Mme Françoise Héritier, qui est une sommité dans son domaine et nous terminons avec vous, maître. Pour les sénateurs, très attachés à leurs terroirs, toutes les opinions que nous avons entendues sont enrichissantes, qu'elles soient hostiles, ou qu'elles aillent, comme la vôtre, dans le sens souhaité par la majorité du Sénat et de l'Assemblée nationale. Dans votre intervention, vous n'avez pas du tout abordé le problème de la filiation. Sur la possibilité pour les homosexuels d'accéder au mariage républicain, il n'y a, au fond, guère de discussion, dans la mesure où elle n'enlève rien à personne, ne touche pas au mariage religieux, étant entendu que toutes les religions continueront à les discriminer et à ne pas les accueillir - bel exemple ! En revanche, l'idée même de filiation pose davantage de questions. Qu'en pensez-vous, de votre point de vue, celui de la réflexion intellectuelle et de la pratique ?
Je souhaitais également vous amener du côté de la filiation et de l'adoption. Certains de vos collègues évoquent une filiation volontaire, là où la filiation biologique ne peut avoir lieu, d'autres parlant de mensonge, voire de « mensonge d'Etat », à propos de la procréation médicalement assistée pour les couples infertiles ou les couples de même sexe.
J'ai réservé ce thème pour la discussion. Sur la question de l'enfant, je crains peut-être de choquer. J'entends que l'on s'élève contre la marchandisation, que l'on s'inquiète de la dévalorisation de l'enfant qui serait ainsi fétichisé. Avons-nous vécu la même histoire du monde ? Ce serait le moment pour ces associations qui défendent la mémoire des anciens esclaves de se manifester : le commerce de l'être humain est aussi vieux que l'humanité, il n'a pas attendu la période récente. Un livre récent célèbre, à juste titre, le congrès de Vienne comme un grand événement apportant la stabilité. Or, en 1815, les populations étaient vendues de prince à prince sans qu'on leur demande leur avis. L'ordre de l'Europe s'est construit pendant des siècles sur le commerce des peuples par leurs maîtres : ce phénomène de marchandisation n'est pas dû aux excès du capitalisme contemporain. Il est aux origines mêmes de la civilisation : les premières lettres sont tracées sur les jarres de marchands phéniciens. J'ai beaucoup de mal à entrer dans un débat qui me paraît marqué par une ignorance ou une hypocrisie fabuleuses. Bien sûr, l'être humain est une production de l'être humain. Parmi les verbes fondamentaux que Heidegger assigne au vocabulaire philosophique, la naissance ne peut qu'être placée du côté de la production. L'une des grandes tâches du pouvoir politique est de réguler la production d'êtres vivants. C'est en ce sens que Michel Foucault a forgé le concept de biopolitique. Depuis toujours, la politique est biopolitique.
Aujourd'hui, des nouveautés scientifiques permettent de rendre fertiles des ventres qui ne l'étaient pas. Par une fiction juridique, au sens de Bentham, on se propose d'établir ceux qui méritent et ceux qui ne méritent pas d'être fertilisés. Je doute que nous puissions inventer des fictions juridiques suffisamment puissantes pour résister aux moyens scientifiques dont nous disposons.
Je l'ai dit, je riais de tout cela. Il paraît difficile de se faire à cette idée. Faut-il s'indigner ? Mon ami Bernard-Henri Lévy s'indigne, je regarde les forces existant dans le monde. Je compare Bernard-Henri Lévy à Bossuet. Je suis spinoziste : une pierre tombe parce qu'elle est lourde ; l'araignée tisse sa toile ; on ne lui fera pas faire autre chose. Il s'agit de combiner des forces pour aboutir au résultat que l'on souhaite. Dans le monde où nous sommes, une universitaire de Harvard, Debora Spar, a publié dès 2006, The Baby Business, How Money, Science and Politics Drive the Commerce of Conception, aux presses de la Harvard Business School, qui n'est pas un repaire d'idéalistes. Ce n'est pas pour demain : le commerce de la conception est déjà là, dans le monde entier. On peut trouver cela révulsant. Dans sa chambre. Si nous sommes des hommes politiques responsables, nous avons à constater que cela existe, en dehors de nous, dans le monde, et je crois recommandable d'accepter le fait accompli pour le réguler. Je me sens en décalage par rapport à tout ce que j'entends ou lis, marqué par un idéalisme que Kant appelait Schwärmerei, pour désigner des rêveries de visionnaires. Je ne sais pas si ce livre que je vous ai apporté a été traduit - il se peut que les éditeurs français préfèrent que l'on ferme les yeux. Si je n'ai pas abordé cette question dans mon propos liminaire, c'est par un effet de captatio benevolentiae, car j'ai bien conscience de heurter davantage de préjugés.
En tant que psychanalyste, je constate, bien sûr, que des enfants de couples homosexuels vont parfaitement bien et que des enfants de couples hétérosexuels vont très mal. Je défie quiconque d'établir des statistiques. Le rationaliste que je suis constate ici que les relations de causalité ne jouent pas. L'inconscient se caractérise par une rupture de causalité. Nous travaillons, en psychanalyse, sur ce trou noir, de même que durant la guerre, un général pousse une porte dans une chambre noire. Nous sommes dans l'élément de la contingence et pas de la nécessité, ce qui explique qu'il est très difficile pour un psychanalyste de prodiguer des conseils à un homme politique, sinon d'ouvrir les yeux, de ne pas se raconter d'histoire ! Il y a des éléments constants, comme la marchandisation de l'homme, l'esclavagisme : Hegel commence la Phénoménologie de l'esprit par le rapport du maître et de l'esclave.
Dans le jardin d'Eden, Adam et Eve formaient un couple hétérosexuel parfait, vous avez vu comment cela s'est terminé : un tiers s'en est mêlé, le serpent et même, comme je l'ai découvert depuis peu sur une gravure de Dürer, un quatrième : un porc - le cochon de Marcela Iacub était déjà là, au pied de l'arbre...
L'on ne peut établir de rapport de cause à effet entre le fait qu'il s'agisse d'un couple hétérosexuel et que ce soit mal terminé ! J'ai bien aimé vos références à Spinoza et Bossuet. Nous ne sommes pas ici seulement pour constater des rapports de force, nous devons agir sur le réel : nous présupposons qu'une loi nouvelle pourra améliorer la société.
J'ai écouté avec beaucoup de plaisir la première partie de votre intervention sur le dépérissement de la normalité. C'est une idée progressiste. Quand on se débarrasse du schéma de la normalité, bien des choses se libèrent. J'ai considéré comme vous le mariage homosexuel comme incongru. Pas un de mes amis homosexuels ne souhaite se marier. Je suis beaucoup plus perplexe sur votre deuxième développement concernant la marchandisation. Vous faites justement appel à l'histoire. Les périodes que vous évoquez n'ont pas été très heureuses pour l'espèce humaine, de l'esclavagisme, cette forme de marchandisation qui effectivement se poursuit de nos jours, à la prostitution, qui ne constitue pas un modèle de vie très enviable.
Lorsque vous en tirez la conclusion que la production de l'enfant appartient à l'histoire de l'humanité et qu'elle ne serait pas à craindre, j'avoue que j'ai du mal à vous suivre. Autant je suis parfaitement libérée en ce qui concerne les couples homosexuels, mariés ou pas, autant j'ai des interrogations, non sur le texte que nous examinons, parce que l'adoption intrafamiliale me paraît une bonne chose, mais sur ce que vous avez esquissé. Peut-être suis-je moralisatrice, mais cela pose une vraie question au législateur : la loi n'est-elle qu'une traduction de l'état du monde ? Je n'en suis pas sûre, surtout lorsque l'on sait qu'il existe sur divers continents tant d'enfants que nous sommes incapables de nourrir, de vacciner. Devons-nous donner libre cours à la « production d'enfants » permise par la science, alors que nous avons tant à faire pour offrir un avenir meilleur aux enfants qui souffrent sur notre planète ? J'avoue ma perplexité sur cette partie de votre intervention.
Je ne puis dissimuler une certaine gêne, même si notre culture, comparée à votre savoir et à votre expérience, nous conduit à ne pas oser réagir. Je tiens néanmoins à le faire, au nom de ma conscience, même si je ne suis pas normalien, je ne suis qu'ingénieur de l'Ecole centrale...
Vous avez parlé d'ignorance ou d'hypocrisie. Je ne veux pas choisir entre les deux, mais je tiens à vous dire mon incompréhension. Comment pouvez-vous vous référer aux pires moments de l'histoire du point de vue du comportement humain - l'esclavage - pour soutenir qu'il faudrait normaliser la marchandisation des êtres humains ? L'incompréhension que suscite en moi une telle assertion m'empêche de poser d'autres questions, car vous êtes allé au-delà de ce que je considère comme acceptable. Je ne puis légiférer ainsi pour normaliser ce qui existe. Je n'ai donc pas de question. Dès que vous avez dit cela, j'ai ma réponse à tout.
Je ne citais pas en exemple ce que vous appelez les pires moments de l'histoire. Je me suis borné à constater qu'il est erroné de considérer comme une totale nouveauté des phénomènes récurrents, structurants même. J'ai juste souligné leur permanence dans l'histoire humaine.
Je ne crois pas avoir employé un seul terme de psychanalyse. Lorsqu'un père, une mère, discutent pour savoir s'ils vont avoir un enfant, ils en parlent, non comme s'ils allaient acheter une maison ou une voiture, mais comme d'une décision à prendre, qui s'apparente à une décision de production, avec des calculs de budget et de calendrier. Le phénomène de « marchandisation » est évident. C'est une affaire financière. Grâce à nos excellents législateurs, la production de Français est supérieure à la production d'Allemands et on nous promet que notre population continuera à croître : c'est cela, la biopolitique. « Pas touche à la vie ! », c'est une illusion. Je retire les mots « ignorance » et « hypocrisie », je dis « illusion ». Les gens de bon sens qui ne parlent pas le lacanien mais le bon français, font, quand ils envisagent d'avoir un enfant, des calculs de ménagère. C'est légitime, cela n'a rien de scandaleux et c'est l'essence même de la marchandisation qui est là depuis les débuts de l'histoire humaine.
Je dis aussi que le rapport du maître et de l'esclave est fondamental dans l'histoire, décisif dans la Phénoménologie de l'esprit de Hegel. Au XVIIIe siècle, on se posait la question, à propos des Gaulois et des Romains, en termes de servitude et de conquête, pour savoir qui dominait qui, puis l'on s'est partagé les peuples. Je ne dis pas que c'est bien ou mal, c'est comme ça. En tant que psychanalyste, j'observe que nous vivons ces phénomènes de façon spéciale aujourd'hui. Même s'ils répugnent à notre sensibilité, faisons en sorte de ne pas les dénier. Freud avait une expression que Lacan a traduite à sa façon : « ce qui est rejeté du symbolique revient dans le réel ». Ce que vous n'acceptez pas dans le langage, dans vos normes et dans vos lois, vous reviendra dans la figure. Le baby business, ce n'est pas formidable, c'est horrible.
Je vais vous faire une confidence : à 18 ans, en entrant à l'Ecole normale supérieure, je voulais être un penseur et j'étais en conséquence déterminé à surtout ne pas me marier et à ne pas avoir d'enfants. Puis j'ai eu des relations sexuelles avec une femme, par erreur je l'ai engrossée et, bien que favorable à l'avortement, je n'ai pas voulu la faire avorter ; marié à 22 ans, je suis devenu père à 23 ans. Ce n'était pas mon plan initial, tout au contraire. L'existence est ainsi : il faut affronter des situations devant lesquelles on se découvre soi-même...
Cela a quand même été plus difficile... Il existe un baby business, qui me répugne. Une interdiction pure et simple, le refus d'accueillir ce fait dans le symbolique nous le renverra dans le réel de façon beaucoup plus menaçante. Il vaut mieux avancer courageusement les yeux ouverts pour réguler. Je ne suis pas pour que la loi se borne à traduire l'état du monde, mais pour que nous en capturions les ressorts, pour les orienter dans le sens souhaitable, qui est humaniste. Ne soyons pas spectateurs, ne baissons pas les bras... mais ne nous racontons pas d'histoires ! Or la France se raconte depuis longtemps des histoires, la gauche et la droite se racontent des histoires, que c'était mieux avant ; elles s'imaginent que l'on va restaurer, l'une des normes, l'autre des traditions qui sont dépassées. Je vois la substance du pays qui dépérit, un dynamisme insuffisant et je ne sache pas que ni Lénine, ni Mao aient jamais sacrifié la puissance du pays...
Même les figures les plus extrêmes de la gauche ont reconnu qu'il fallait une estimation et un respect de la puissance du pays. Il y a un appel à lancer aux Français pour que la puissance et le rang du pays soient respectés, or je les vois menacés aujourd'hui.
Merci beaucoup. Aucune rencontre avec vous n'est banale. Ce que vous dites nous donne toujours à penser, nous vous en sommes reconnaissants.