Nous poursuivons nos travaux avec deux auditions centrées sur le financement du culte musulman. Nous entendrons M. Mohamed Beddy Ebnou, enseignant à l'université Paris-Dauphine, puis M. Bruno Dalles, directeur de Tracfin.
Monsieur Ebnou, vous enseignez la finance islamique à l'université Paris-Dauphine, qui a mis en place un master exécutif intitulé « Principes et pratique de la finance islamique ». Vous pourrez nous éclairer sur la place de cette finance dans l'ensemble du secteur financier français et mondial, mais surtout sur ses liens possibles avec le financement du culte musulman. Les règles qui encadrent la finance islamique autorisent-elles le financement du culte dans des conditions suffisantes de transparence, ou bien l'interdisent-elles au contraire ? Plus généralement, qui a recours à la finance islamique en France, et pour quels projets ?
La finance islamique n'est pas fondamentalement différente de la finance conventionnelle. Absorbée par le fonctionnement de l'ingénierie financière conventionnelle, elle se développe depuis trente ans par adaptations successives. D'une part, la finance islamique est conforme au droit musulman, c'est-à-dire au fiqh que l'on assimile parfois à la charia. Ce droit, fondé sur les interprétations successives des jurisconsultes, est considéré comme non étatique, même si le débat n'a pas été définitivement tranché. Il ne peut à ce titre être associé à aucun corpus juridique. D'autre part, la finance islamique est conforme au droit de l'État dans lequel elle s'exerce, ce qui facilite sa pratique auprès d'une partie de la clientèle des banques. La plupart des banques conventionnelles, parmi lesquelles la Société générale ou BNP-Paribas, ont ouvert des filières appropriées ou islamic windows, qui exercent à l'étranger ou en outremer, par exemple à Mayotte, à Dubaï ou en Malaisie.
La commission en charge de mettre en place la finance islamique dans les banques françaises suggérait initialement de la désigner sous le nom de « finance alternative ». Les banquiers ont préféré « finance islamique » pour garantir la transparence du message. Les études universitaires se sont beaucoup développées sur ce sujet, d'où la création du diplôme dans lequel j'exerce. Petit à petit, les diplômes spécialisés en finance internationale ont intégré un module de finance islamique. Deux masters spécialement dédiés existent, l'un à Strasbourg, l'autre à Paris-Dauphine.
En revanche, malgré les nombreux projets qui ont vu le jour en 2008 et 2009, aucune banque ne s'est spécialisée en France dans la finance islamique. Certaines banques conventionnelles disposant de fenêtres islamiques ont proposé des services partiels, comme la banque Chaabi du Maroc qui offre un service d'acquisitions immobilières conformes aux principes de la finance islamique.
Pour ce que j'en sais, il n'y a pas de lien direct entre la finance islamique et le financement des lieux de culte. En revanche, le mécanisme du clearing ou de la purification, facilite ce financement. Lorsque les comités de conformité autorisent les banques à émettre des pénalités contre leurs clients retardataires, ils exigent que ces pénalités ne passent pas en profit pour la banque, mais qu'elles soient reversées à des institutions caritatives. C'est ainsi que des établissements à caractère religieux ont pu être financés par un certain nombre de banques ou de fonds à l'étranger. Cependant, depuis les attentats du 11 septembre, les exigences de transparence se sont durcies, et les banques font désormais appel aux États pour désigner les institutions bénéficiaires à privilégier. En France, l'État a ainsi recommandé l'Institut du monde arabe. Les subventions sont plus concentrées qu'auparavant et laissent sur la touche un certain nombre d'institutions qui s'en plaignent.
La finance islamique se pratique surtout à l'étranger, avec seulement quelques unités de recherche installées à Paris. HSBC, qui dispose d'une importante filiale dédiée à la finance islamique, n'a pas souhaité ouvrir d'antenne dans la capitale française. Cette réserve des banques françaises s'explique par l'a priori qui domine sur la composante sociologique des musulmans de France, issus pour la plupart du Maghreb et d'Afrique sub-saharienne et sans tradition particulière en matière de finances.
Pourriez-vous nous donner des détails sur les produits financiers concernés ? Avec Philippe Marini, nous nous étions engagés auprès des autorités saoudiennes à développer ces produits. Pourriez-vous nous décrire un produit-type ?
En France ou à l'étranger ?
Elle repose sur un principe général qui est l'interdiction de faire des gains sans cause. Les gains doivent forcément résulter, soit d'un effort, soit d'une responsabilité assumée. Il y a d'abord l'interdiction de lancer des contrats sur certains produits comme les psychotropes, les vins, les jeux de hasard ou la pornographie. Tous les produits considérés par la jurisprudence musulmane comme « susceptibles de provoquer des séditions », à savoir les armements, sont également ségrégués. Quant aux contrats, on prohibe ceux qui ne sont pas suffisamment déterminés ou qui portent des informations asymétriques, au désavantage du client.
Autre particularité, la finance islamique est participative. Toutes les transactions doivent être adossées à des actifs tangibles. Les profits et pertes sont partagés. À cela s'ajoute le principe des externalités sociales, selon lequel toutes les activités financières doivent générer un environnement social favorable.
Cela étant, la finance islamique est loin d'être à la hauteur des principes qu'elle affirme. Parmi les contrats, on en compte 20 à 30 % relatifs aux sociétés où la banque est actionnaire, contre 60 % de contrats commerciaux convertis en contrats financiers. Par exemple, le contrat Mourabaha s'est largement développé depuis 2009. La banque acquiert à la demande d'un client un bien immobilier en vue de le lui revendre à son coût d'acquisition plus une marge bénéficiaire convenue d'avance. La banque assume ainsi les responsabilités classiques du vendeur, à l'image du commerçant qui assume ses responsabilités par rapport à ses clients entre le moment où il achète un produit et celui où il le revend. Cette justification morale reste cependant contestable, dans la mesure où la banque capte dans cet intervalle de temps un intérêt qu'elle calcule sous forme de bénéfice. Ces intérêts sont fragmentés et payés par l'acheteur en versements mensuels, comme dans la finance classique.
Les banques tentent en général d'écourter au maximum l'intervalle de temps entre l'achat et la revente, au point de le rendre fictif, l'achat auprès du fournisseur finissant par coïncider avec la revente au client. Ce n'est pas sans rappeler le sketch de Chevallier et Laspalès « On passe par Pau, mais on ne s'y arrête pas ». En réduisant à rien ce délai, la banque supprime le caractère commercial de l'opération et la convertit en une simple opération financière.
Les banques prétendent rester fidèles à l'éthique de la finance islamique, dans la mesure où il n'y a pas d'intérêt coextensif au temps. Si le client doit payer un demi-million d'euros sur cinq ans, cette somme n'augmentera en principe pas s'il n'est pas en mesure de s'en acquitter dans les délais. C'est sans compter les manoeuvres des banques auprès de leur comité de conformité pour trouver des moyens de pénaliser les clients retardataires.
En France, certaines institutions non bancaires pratiquent des produits qui relèvent de la finance islamique, comme ce cabinet d'avocats, à Lyon, qui réalise des acquisitions immobilières en collectant un certain nombre de moyens financiers auprès des investisseurs. Il procède ensuite à peu près selon le mécanisme que je viens de décrire, sans avoir besoin d'aucun agrément relatif à l'existence d'une banque, puisque rien ne l'interdit dans le droit français.
Quatre ou cinq fonds, enregistrés au Luxembourg et exerçant à Paris, proposent des mécanismes d'assurance solidaire conformes à la finance islamique. Le droit français n'y fait pas obstacle. La difficulté reste d'obtenir un partenariat financier avec les banques conventionnelles. Pour l'instant, l'offre en matière de finance islamique reste limitée en France, malgré les annonces répétées de la Banque islamique du Qatar qui tente depuis sept ou huit ans d'ouvrir des fenêtres en France. La Banque islamique de France promue en son temps par Christine Lagarde n'a pas non plus obtenu d'agrément et a dû déplacer son centre à Londres.
On recense 10 % de produits faisant appel à un mécanisme autre que la Mourabaha, comme la micro finance islamique, pratiquée en Thaïlande, où l'on compte 15 % de Musulmans. L'expérience avait d'abord été tentée en Malaisie, où une banque prétendait ne facturer à ses clients que des frais de gestion, alors que le micro crédit implique habituellement un niveau d'intérêts élevé. Soupçonnée de fixer ces frais à un niveau anormalement élevé pour compenser les pertes, cette banque a fait l'objet de contrôles répétés de la part de l'État malaisien, dont la Banque centrale dispose d'un comité de régulation dédié à la finance islamique. Cette expérience s'est achevée par un échec en 2001. Mais en Thaïlande, une autre banque s'en est inspirée en développant un mécanisme qui relève du droit musulman : l'aumône régulière à laquelle sont soumis les Musulmans au-dessus d'un certain niveau de ressources. Une fois ces aumônes collectées, la banque les utilise pour financer des projets de micro crédit, dont elle devient partenaire, avant de se retirer progressivement du capital. L'expérience connaît un grand succès, auprès de clients, dont d'ailleurs seulement 30 % sont musulmans, le reste de la clientèle étant à l'image de la composition sociologique du pays. La Banque islamique d'Algérie offre ce type de financement à ses clients depuis 2011. La pratique s'élargit à des pays comme le Sénégal ou le Maroc, où le micro crédit n'avait pourtant pas fonctionné jusque-là.
Dans quelle proportion les musulmans de France ont-ils recours à la finance islamique de manière régulière ?
Les enquêtes sociologiques sont partielles et nous restons circonspects à leur égard. Quand on nous dit que 70 % des musulmans français seraient en attente des produits de la finance islamique, n'est-ce pas d'abord pour soutenir l'intérêt de certaines banques ? Nous ne disposons pas d'enquête exhaustive pour le confirmer. L'estimation est d'autant plus complexe que les clients qui manifestent un intérêt pour la finance islamique ne sont pas forcément de confession musulmane. La plupart des enquêtes sont le fait d'associations ou de structures qui ne font pas autorité. Une organisation liée à Paris Europlace a établi qu'en 2011 au moins 60 % des cadres supérieurs de confession musulmane disaient avoir besoin de la finance islamique pour financer une acquisition immobilière. Est-ce parce que cette offre n'existe pas pour l'instant qu'un certain nombre d'entre eux ne réalisent pas d'acquisition immobilière ? Est-ce pour d'autres raisons ? La banque Chaabi a proposé une offre limitée pour des acquisitions immobilières inférieures à un certain seuil, avec un délai de remboursement inférieur à dix ans. Cette offre n'a pas eu le succès escompté.
L'Institut français de finance islamique a enregistré beaucoup de demandes en provenance de structures sociales qui, pour la plupart, se méprenaient sur la nature de cette finance, imaginant qu'elle était purement caritative ou cultuelle. La crainte des banques islamiques anglaises n'est pas sans fondement. L'arrière-plan sociologique est légèrement décalé en France.
Le chiffre avancé est de 8 milliards de livres. À l'échelle mondiale, il varie entre 20 milliards et 50 milliards de dollars. À Londres, il oscille entre 7 et 10 milliards de livres. Il y a dix ans, il n'atteignait pas tout à fait le milliard. Ce chiffre d'affaires augmente donc chaque année de manière exponentielle. Cependant, prend-il en compte toutes les pratiques ou exclusivement l'activité des banques ? Tient-il compte des fenêtres ? BNP-Paribas pratique la finance islamique, pourtant elle n'est pas toujours comptée parmi les banques islamiques, car elle n'a qu'une fenêtre islamique. On estime que globalement le chiffre d'affaires de la finance islamique augmente de 12 à 15 % par an.
L'enjeu est de rendre plus transparent et plus captif un système grâce auquel on pourrait financer une mosquée. Dans le contexte tendu de la société française, ce n'est pas forcément une bonne idée que BNP-Paribas ouvre une fenêtre islamique en France. On pourra toujours expliquer que les produits de finance islamique sont accessibles aux non-musulmans. Y a-t-il vraiment un besoin ? Entre d'un côté les limites imposées par la loi de 1905, de l'autre les besoins exponentiels de la communauté musulmane en France, comment rendre les circuits financiers plus transparents et développer le rôle des institutions françaises dans ce domaine ? La finance islamique pourrait être un outil pour résoudre l'équation.
Un rapport est sorti il y a un an, montrant que certaines structures informelles comme les librairies, les mosquées, etc., constituent un réseau économique parallèle. La plupart des musulmans français ont des réflexes étatisés. Ils considèrent que si un domaine n'est pas réglementé, la carence en revient à l'État. L'Institut français de la finance islamique a enregistré beaucoup de demandes de financement de la part d'organisations qui estiment que la construction d'un lieu de culte, d'une salle de conférence, ou d'une salle de cours ne peut pas faire l'objet d'un financement classique de la part d'une banque. Elles préfèrent recourir à des collectes informelles, ce qui favorise la création de circuits parallèles. Un certain nombre de sandwicheries ont ainsi été créées en vue de construire une salle de prière. Mais aucune étude systématique n'existe sur ces questions.
Je prends un exemple fantaisiste : la Caisse des dépôts, bras armé de l'État, doit fusionner avec l'Agence française de développement et sera donc amenée à travailler avec la Banque islamique de développement ; imaginons qu'elle ouvre une fenêtre islamique pour collecter ce type de financement, cette idée vous paraît-elle absurde ?
Une étudiante a écrit un mémoire là-dessus. Il est accessible en ligne me semble-t-il. Elle a été encadrée par des membres de l'Agence française de développement. Pour le financement d'un certain nombre de projets, les gens ont recours à un partenariat d'investissement, grâce à un contrat de Moudaraba, à ne pas confondre avec le contrat Mourabaha. Selon ce système, le client dépose son argent dans une banque qui devient son entrepreneur sur le papier, c'est-à-dire qu'elle se transforme à son tour en investisseur. Le client participe donc au financement d'un projet sans prêt à intérêts ou sans rémunération ex ante, mais toujours en fonction de la performance d'un actif. L'argent investi est adossé aux bénéfices d'un projet qui sont ensuite reversés au client. C'est ainsi qu'a fonctionné un des premiers projets de finance islamique, dans les années soixante, le projet Mit Ghamr, qui a abouti à la création en Égypte de structures bancaires solidaires, finalement nationalisées en 1969 ou 1970.
Nous essaierons de retrouver ce mémoire. Les structures évoluent. Les systèmes devraient percuter.
Au moins la moitié des mémoires sur la finance islamique défendus à Paris-Dauphine concernent ses aspects français.
Nous vous remercions. Nous avons traîné sur la mise en place de la finance islamique en France, malgré toute la détermination de Christine Lagarde.
Le choix des mots a beaucoup joué. Dès qu'on parle de charia, de fatwa ou même de finance islamique, les gens ont peur. À Dauphine, plutôt que fatwa, nous préférons utiliser responsa, qui désigne la réponse juridique.
J'insisterai sur l'enthousiasme que la finance islamique suscite dans les associations ou chez les particuliers, notamment les générations à Bac + 2 ou Bac + 3. Beaucoup postulent pour être formés à Dauphine. L'engouement pour ce type de finance n'a pas forcément un caractère confessionnel.
Le mécanisme de purification peut bénéficier à des structures qui ne sont pas cultuelles. Il y a deux ou trois ans, j'ai été invité au Maroc à un colloque organisé par l'AISCO, l'équivalent islamique de l'Unesco, sous l'égide de la Conférence islamique. J'y ai entendu qu'en raison des restrictions imposées sur les modes de purification dans tous les pays pétroliers, les banques et les fonds avaient choisi de favoriser les organisations officielles au-dessus de tout soupçon. C'est vers elles que convergent désormais les fonds qui viennent parfois de différents pays. Une partie des structures cultuelles de la France étaient financées ainsi. Depuis 2001, ce n'est plus le cas, même pour la Mosquée de Paris.
Un autre mécanisme de financement est celui du trust. Il est prévu dans le droit islamique et est intégré dans le droit français depuis 2007. L'Agence française du développement s'y est beaucoup intéressée. La pratique consiste à ce que des fondations ou des institutions assurent le financement d'un projet éducatif, comme cela se fait beaucoup aux États-Unis, notamment pour le financement des universités.
Merci de vous être rendu disponible pour répondre à notre invitation. TRACFIN est la cellule française de lutte contre le financement du terrorisme et le blanchiment des capitaux. Elle recueille et analyse les déclarations de soupçon qui lui sont transmises par les professionnels assujettis, notamment les banques. Nous sommes intéressés par votre point de vue sur le financement des lieux de culte ou des associations musulmanes culturelles ou de bienfaisance, au sein desquelles des risques de blanchiment ou de financement du terrorisme auraient été détectés. S'agit-il de financements étrangers ou français ? Quelle est leur ampleur ? Y a-t-il une typologie des organisations principalement concernées ? Les modes actuels de financement du culte musulman en France vous paraissent-ils suffisamment transparents ? Je vous précise que cette audition ne fera pas l'objet d'une captation vidéo, mais donnera lieu à un compte rendu publié.
Merci de votre invitation. L'intitulé de votre mission d'information est si large que j'ai d'abord craint de vous décevoir ; TRACFIN ne s'intéressant qu'aux mouvements financiers - et seulement dans les cas pathologiques - l'organisation et le financement de l'Islam en France sont des sujets qui dépassent mes attributions. De plus, nous ne faisons pas de recherche de renseignement, et notre travail porte uniquement sur les données qui nous sont signalées par des déclarations de soupçon, comme vous l'avez indiqué. Nous n'exploitons pas de bases de données ni ne procédons à des études statistiques. Enfin, 85 % des quelque 40 000 déclarations de soupçon qui nous parviennent chaque année concernent le secteur financier.
Certaines, toutefois, portent sur l'activité d'associations humanitaires, d'aide aux personnes incarcérées, ou encore de gestion et de rénovation de lieux de cultes. En pareil cas, c'est que ces associations ont éveillé les soupçons d'une institution assujettie. Il est vrai que la médiatisation de certaines affaires incite les établissements financiers à vérifier si l'association évoquée figure dans leurs bases de données et, si c'est le cas, à nous adresser une déclaration. Cela dit, TRACFIN s'était déjà intéressé à l'association BarakaCity avant que le doublement de son volume d'activité et du nombre de ses salariés ne défraie la chronique.
Dans ces associations, nous trouvons plus souvent des irrégularités comptables banales que des anomalies susceptibles de constituer l'infraction de financement du terrorisme. D'ailleurs, d'autres associations, notamment sportives, ne sont pas toutes des modèles de transparence. En fait, le statut associatif est en lui-même porteur de risques d'opacité.
Pour une association donnée, nous identifions les comptes bancaires situés sur le territoire national, recensons les ressources et vérifions que les dépenses effectuées correspondent bien à l'objet de l'association. Souvent, les opérations financières sont tout à fait licites. La complexité de certains modes de financement ne signifie pas nécessairement que les dépenses concernées ne sont pas conformes à l'objet de l'association. Même, certaines associations sont contraintes de changer d'établissement financier au rythme des déclarations de soupçon, au point d'en être parfois rendues à demander à la Banque de France de bénéficier du droit au compte ! Si elles en viennent à devoir ouvrir un compte à l'étranger, cela complique notre travail... Il arrive que les virements soient effectués depuis un compte PayPal, ce qui rend difficile de retracer l'origine des fonds, malgré les bonnes relations que nous avons avec le Luxembourg, où est situé le siège de PayPal. Et, si nous accédons aux justificatifs des dépenses, nous ne pouvons nous assurer qu'ils correspondent à la réalité. Nous dépendons pour ce type de vérification des autres services de renseignement.
Nous épluchons les comptes d'une pléiade d'associations, suite à une déclaration de soupçon ou à la demande d'un service de renseignement. Nous travaillons ainsi sur une association qui aide les détenus et leurs familles - qui mériterait d'être mieux surveillée, car cet objet peut recouvrir du prosélytisme. Elle verse de l'argent à des familles de détenus ou même à des détenus. Or ceux-ci appartiennent à la mouvance islamiste radicale. On imagine l'effet au sein des établissements pénitentiaires... Il est utile de connaître les donateurs de ce type d'association, car nous savons que le parcours-type de l'apprenti-terroriste commence par le soutien logistique. Ensuite, nous passons le relais aux services de renseignement.
Les associations participant à la mise en place de lieux de prières que nous avons examinées ont souvent une faible surface financière, et il est rare que leurs fonds proviennent de l'étranger. Certes, les médias se font l'écho d'opérations publiquement financées par certains pays ou donateurs étrangers. Dans nos dossiers, le chèque moyen est typiquement d'une centaine d'euros, et plus de la moitié des dons n'atteignent pas cinquante euros. Les infractions que nous décelons sont, de ce point de vue, décevantes. Des retraits d'argent liquide, par exemple, n'ont souvent d'autre objet que de financer une partie des travaux au noir ou, au pis, de contribuer aux dépenses personnelles de certains membres. Bien sûr, si l'association appartient à la mouvance salafiste, nous entrons dans une logique d'entrave et ce type d'information est transmis à la justice, qui ouvre une enquête judiciaire pour abus de confiance ou blanchiment afin d'accrocher le plus tôt possible ce type d'acteurs. Mais nous sommes loin de l'infraction de financement du terrorisme !
Dans l'un de nos dossiers, sur un budget de 2 millions d'euros, 1,3 million d'euros viennent d'une personne privée, originaire du Qatar. La transparence est faible, mais ce n'est pas interdit. Nous nous bornons à vérifier que la personne en question ne figure sur aucune liste des Nations Unies ou des services de renseignement. Établir ainsi l'environnement financier est utile, dès lors que nous partageons ces informations avec les autres services de renseignement et que ce travail mène parfois à des décisions administratives, comme récemment à Lagny-sur-Marne - où le responsable avait tout de même eu le temps de partir en Égypte...
Certains modes de financement accroissent l'opacité et sont dénoncés par TRACFIN depuis quelque temps. Les comptes Nickel, par exemple, ont déjà 230 000 utilisateurs. M. Sapin a souhaité qu'ils soient enregistrés dans le fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba) ; ils le sont depuis le 1er janvier, mais ils ont soulevé des difficultés en 2014 et en 2015. De même, le financement participatif, ou crowdfunding, est très opaque. On peut quasiment financer ainsi son djihad ! La finance islamique en fait un grand usage, pour des transactions répondant à ses critères : absence d'intérêts, prêts étudiants, aide communautaire... Depuis une ordonnance de 2014, les établissements de paiement concernés sont assujettis aux obligations de lutte contre le blanchiment, mais ils n'émettent pas spontanément de déclarations de soupçon. Aussi allons-nous à leur rencontre pour les sensibiliser à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Enfin, la réduction des montants de paiement en liquide autorisés est bienvenue, comme la traçabilité des cartes prépayées, qui sera débattue prochainement au Sénat. Il convient aussi de renforcer les possibilités de mettre une personne physique ou morale sous surveillance. Bien sûr, ces dispositifs doivent faire l'objet d'une coordination européenne et internationale. Il y a encore beaucoup à faire : en Europe, les entraves restent nombreuses ; quant à la Turquie, notre coopération avec elle est quasi-nulle.
Au cours de deux commissions d'enquête passées, j'ai développé un tropisme envers TRACFIN : nous avions établi des contacts réguliers avec votre prédécesseur, M. Carpentier. J'espère que cela continuera avec vous, ne serait-ce que pour garantir l'augmentation de vos moyens. Lors de l'examen de la loi du 13 novembre 2014, j'avais déposé des amendements sur le crowdfunding et les cartes prépayées. Le rapporteur, Alain Richard, avait estimé alors qu'ils étaient trop éloignés du sujet. Je me réjouis qu'il ait changé d'avis, mais nous avons perdu deux ans...
Comment renforcer la transparence ? Je me souviens que vos services surveillaient particulièrement les écoles musulmanes. Est-ce toujours le cas ? La transparence doit être accrue d'abord pour protéger la communauté musulmane. Cette préoccupation préexistait à la problématique du terrorisme, qui n'a fait que s'ajouter à celle de la grande délinquance - avec laquelle le terrorisme entretient d'ailleurs des liens démontrés. Le statut des associations ne doit-il pas être modifié pour faciliter le suivi de leur fonctionnement financier ? Il y a beaucoup d'associations qui peuvent interroger... Moudjahidines du peuple, Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), Ligue de défense juive, Betar : cela ne concerne pas que les musulmans. Un véhicule législatif arrive : ne le ratons pas !
Depuis que j'ai pris mes fonctions l'été dernier, je n'ai pas eu connaissance d'anomalies dans les associations musulmanes gérant des écoles. Dans mes fonctions antérieures de procureur de la République, j'ai vécu l'explosion, dans le Sud de la Seine-et-Marne, de certaines écoles coraniques, où l'on faisait suivre à des personnes déscolarisées un enseignement qui n'avait rien à voir avec la convention passée avec l'Éducation nationale. Ces structures favorisent la radicalisation au moment même où nous développons des politiques de déradicalisation ! Parmi les personnes interpellées à la suite des évènements violents survenus à Paris il y a deux ans, les jeunes issus de ces établissements étaient surreprésentés.
Le texte tel qu'il a été stabilisé à l'Assemblée nationale comporte des avancées dans la lutte contre le financement du terrorisme : les mesures que nous préconisions y figurent, enrichies par le travail des parlementaires. Nous n'avons pas demandé de cadre juridique plus strict pour le financement participatif, car l'urgence est de donner aux autorités les moyens de faire respecter les règles existantes. L'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) doit pouvoir mieux contrôler la délivrance des agréments et TRACFIN doit mieux travailler avec les établissements de paiement qui gèrent les plateformes participatives. S'ils sont défaillants, l'ACPR doit prendre des sanctions, allant jusqu'au retrait d'agrément. En somme, l'ordonnance de mai 2014 est suffisante, pourvu qu'elle soit appliquée.
Il n'y a pas d'enregistrement obligatoire des opérations de crowdfunding...
L'établissement de paiement doit être vigilant et respecter ses obligations de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.
J'avais proposé, en 2014, la création d'un portail au ministère de l'économie et des finances pour que ces opérations soient déclarées, ce qui aurait facilité leur contrôle. N'est-ce pas une bonne idée ?
Il faut surtout appliquer les règles existantes. L'Organisme pour le registre des intermédiaires en assurance (ORIAS) enregistre déjà certaines opérations de ces plateformes.
Ils doivent transiter par un établissement de paiement agréé. Mais ceux-ci sont divers, et bénéficient de plusieurs types d'agréments. Nous devons vérifier qu'ils ont pris des mesures de lutte contre le blanchiment. Si l'encadrement juridique actuel s'avère insuffisant, il faudra songer à lui faire franchir un saut qualitatif. Il n'en va pas de même des cartes prépayées, sur lesquelles vous avez eu raison avant tout le monde. Après le 13 novembre, il est apparu que les membres du commando belge en avaient utilisé pour régler un séjour dans un hôtel d'Alfortville. Sur ce point, la quatrième directive européenne ne va pas assez loin. C'est pourquoi, le 2 février dernier, la Commission européenne a publié un plan de lutte contre le financement du terrorisme reprenant des propositions franco-allemandes et concernant aussi les monnaies virtuelles, comme le bitcoin.
À vrai dire, nous en avions une compréhension assez faible, qui nous a incités à en proposer l'interdiction.
L'Europe a décidé de ne pas assujettir les transactions en bitcoin à la TVA, par crainte de créer une situation semblable à celle du marché du carbone, corrompu par la fraude. C'est bien qu'il y a un problème ! Mais la règlementation nationale devrait suffire, pour l'instant. D'ailleurs, il n'y a pas de lien prouvé entre bitcoin et financement du terrorisme. Il est vrai en revanche que les cyberattaques sont financées en bitcoins...
Pour accroître la transparence des associations, leur statut devrait être modifié. Certaines n'ont plus rien à voir avec un petit club de pétanque local : budgets de plusieurs millions d'euros, nombreux salariés, activités concurrentielles... La loi de 1901 est sans doute difficile à modifier, mais nous devrions mieux connaître les membres de chaque association. Une simple déclaration en sous-préfecture suffit à créer une association, et en l'absence de base de données nationale, il est impossible de procéder à des recoupements. De plus, l'administration fiscale ne lance de contrôles que si le volume de fraude supposé permet d'envisager des recouvrements intéressants. Ce n'est jamais le cas pour les associations qui relèvent de votre mission d'information. Même 8 millions d'euros, ce n'est pas un montant significatif... Imposer des plans de financement précis pour certaines opérations ou une obligation de dépôt et de contrôle des comptes pourrait réduire l'opacité.
Aux États-Unis, à partir d'un certain montant de dons reçus, une fondation doit avoir un comptable qui rend des comptes au Trésor. Au-delà d'un certain budget ou d'un certain nombre de salariés, nous ne sommes plus vraiment dans le cadre associatif tel qu'il a été créé en 1901, à mon avis. Je sais bien qu'il y a les Restos du Coeur... Mais dans certains cas, l'administration fiscale doit pouvoir requalifier le statut associatif en société commerciale.
Cela dit, au-delà d'un certain volume budgétaire, ou lorsque des subventions publiques sont perçues, les contrôles sont aussi renforcés, parfois même avant le versement des subventions. Les activités d'une association doivent correspondre à son objet, et l'évolution de sa gouvernance et de ses effectifs doit être régulièrement déclarée, même en l'absence de financements publics.
Je crois beaucoup à l'exemplarité. Une opération de requalification - pas nécessairement d'une association musulmane - aurait de l'impact. Le secteur associatif est une vraie nébuleuse au sein de notre droit, par ailleurs assez rigoriste. Une réflexion s'impose, mais pas dans le cadre de cette mission, pour ne pas stigmatiser qui que ce soit. On sait bien que sous couvert du statut associatif, les partis politiques en exil qui s'installent à Auvers-sur-Oise ou les centres culturels établis rue de Paradis sont financés de manière très opaque et ne sont pas toujours très recommandables. Dès lors que nous les accueillons sur le territoire national, la loi de la République doit s'appliquer. C'est à Bercy de s'en assurer.
Oui, le suivi des associations doit être amélioré, notamment lorsqu'elles ne touchent pas de subventions publiques, et ne font donc pas l'objet des contrôles afférents. Les obligations pourraient être modulées en fonction du nombre de salariés, du montant des dons ou du volume d'activités. Si la direction générale des finances publiques en a les moyens, elle s'assurera que ces contraintes soient respectées. C'est au ministère de l'Intérieur qu'il revient de préparer un texte en ce sens.