Mes chers collègues, nous recevons ce matin M. Jean-Philippe Vinquant, directeur général de la cohésion sociale (DGCS) au ministère des Solidarités et de la Santé. Vous êtes accompagné de Mme Laure Neliaz, adjointe à la cheffe de bureau « protection de l'enfance et de l'adolescence ».
Compétente en matière de protection de l'enfance, votre direction est concernée, à ce titre, par la question de la lutte contre les infractions sexuelles commises sur des mineurs. Votre audition complète celle de l'Assemblée des départements de France (ADF), à laquelle nous avons procédé mardi, les conseils départementaux étant également en première ligne en matière de protection de l'enfance.
L'objet de notre mission est de s'intéresser aux infractions sexuelles sur les mineurs commises dans le cadre des institutions qui les accueillent, notamment l'école, les familles d'accueil, ou encore l'Église. Nous sommes donc en dehors de la sphère familiale.
Nous cherchons à identifier s'il existe des lacunes dans notre règlementation et si certaines procédures pourraient être renforcées ou généralisées, afin d'améliorer la protection des enfants et des adolescents.
Nos rapporteures, Mmes Marie Mercier, Michelle Meunier et Dominique Vérien, vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Vous pouvez commencer à y répondre dans le cadre de votre intervention liminaire puis les rapporteures et l'ensemble de mes collègues ici présents vous poseront des questions pour approfondir certains points. Vous pourrez bien sûr nous adresser des éléments de réponse par écrit afin de compléter votre intervention si vous le souhaitez. Monsieur le directeur général, je vous cède la parole.
La direction générale de la cohésion sociale (DGCS), placée sous l'autorité de la ministre des solidarités et de la santé, contribue à la protection des personnes vulnérables, bien que la plupart des compétences concernées aient été décentralisées, dans la mesure où elle pilote la mise en oeuvre des dispositions législatives et réglementaires et accompagne la prise en charge. La protection des personnes vulnérables vise les enfants maltraités, mais aussi les violences faites aux femmes, aux personnes âgées ou handicapées.
Sur ces sujets, il y a une continuité de l'action du Gouvernement, au-delà des alternances politiques. Concernant la protection de l'enfance, la DGCS pilote ainsi le premier plan interministériel de mobilisation et de lutte contre les violences faites aux enfants pour les années 2017 à 2019. Nous le pilotons avec l'ensemble de parties prenantes : ministères concernés, associations familiales et associations de professionnels de l'enfance. Dans le cadre de ce plan, nous veillons à la mise en oeuvre des dispositions adoptées dans le cadre des différentes lois promulguées ces dernières années et qui concernent aussi bien la répression des auteurs que des mesures d'accompagnement.
Nous intervenons également sur un deuxième champ, celui de la mise en oeuvre de politiques actives visant à former les professionnels. Nous sommes par ailleurs responsables, aux côtés du groupement d'intérêt public pour l'enfance en danger (Giped), de l'accueil téléphonique « 119 » pour les enfants maltraités.
Nous menons en outre des actions plus transversales à destination de l'ensemble des publics vulnérables. Elles consistent à formuler des recommandations aux professionnels et aux gestionnaires des établissements afin que les évaluations professionnelles et le contrôle interne des établissements sociaux et médico-sociaux prennent en compte le sujet de la maltraitance. Il s'agit d'une mission autrefois exercée par l'Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM), agence qui a disparu au profit de la Haute Autorité de santé (HAS).
La HAS travaille également en direction des établissements et des professionnels. L'objectif est de mettre en place des référentiels permettant de mesurer la qualité de la bientraitance des usagers des établissements sociaux et médico-sociaux. Il nous faut donc renforcer la vigilance sur la qualité des interventions des établissements sociaux et médico-sociaux.
Sur le périmètre de votre mission, des dispositions législatives ont récemment renforcé l'arsenal juridique de manière positive. Nous sommes dorénavant dans la mise en oeuvre de la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant. Elle concerne principalement les conseils départementaux mais l'État est associé à sa mise en oeuvre, en particulier les services déconcentrés sous l'autorité du préfet et ceux de la protection judiciaire de la jeunesse. D'autres professionnels sont aussi associés, dont ceux du système de santé car ils jouent un rôle majeur en matière de détection et d'accompagnement des victimes identifiées. Le plan interministériel de mobilisation et de lutte contre les violences faites aux enfants mobilise d'ailleurs ces professionnels de santé, en particulier avec le développement, à titre expérimental, de centres spécialisés pour la prise en charge de victimes de psycho-traumas.
S'agissant de la prévention primaire des phénomènes de violences, pour qu'un auteur ne soit pas à nouveau en contact avec des enfants, nous nous inscrivons dans la mise en oeuvre de la loi dite de « Villefontaine ». Il est apparu en effet nécessaire, au-delà des mesures de vérifications du casier judiciaire, d'avoir une information plus précoce sur les personnes mises en cause dans le cadre d'une information judiciaire ou d'une mise en examen. Les professionnels de l'aide sociale à l'enfance (ASE) des départements, les gestionnaires d'établissements devaient pouvoir être informées sur ces personnes. La mise en oeuvre de ces dispositions pose encore quelques difficultés d'ordre opérationnel car la consultation des bases de données judiciaires n'est pas accessible à tous les services qui le demandent. C'est aussi le cas du fichier judiciaire automatisé des auteurs d'infractions sexuelles ou violentes (FIJAISV) qui n'est pas si aisé à consulter.
Nous travaillons avec la direction de la jeunesse, de l'éducation populaire et de la vie associative (Djepva), qui a conçu un système d'informations pour déclarer les encadrants des établissements d'accueil de mineurs. Nous souhaitons nous inspirer de ce système d'informations pour voir comment, pour d'autres types de séjours, nous pourrions créer ce type de fichier, notamment pour les séjours d'adaptation pour enfants handicapés.
Concernant la répression des auteurs d'infractions sexuelles, la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes est venue compléter le code pénal, notamment sur l'extension de la prescription. Elle offre ainsi un cadre renforcé pour l'action publique.
Dans le cadre de notre action, nous sommes également mobilisés sur l'identification précoce des auteurs de violences en exploitant davantage les signaux faibles. Le Giped doit permettre cette détection précoce par la plateforme téléphonique « 119 », de même que la remontée des informations par le biais des cellules de recueil des informations préoccupantes (CRIP), qui doit être renforcée. Nous savons que l'exploitation de signaux plus faibles permettrait de mieux prévenir les phénomènes de violences. Une mission inter-inspections a été récemment conduite sur les décès d'enfants à la suite de violences, en étudiant 323 cas d'enfants décédés. Ces travaux font ressortir l'intérêt qu'il y aurait à faire remonter davantage d'informations pour mieux détecter, à partir d'un faisceau d'indices, un risque devant déclencher un certain nombre d'actions préventives.
À cet égard, la ministre des solidarités et de la santé, Mme Agnès Buzyn, a lancé une campagne de communication sur les violences faites aux enfants dont le slogan est « dans le doute, agissez ». Le doute doit profiter à la protection de l'enfant. Dans cette logique, il faut mieux sensibiliser les professionnels pour savoir quand signaler et que dire. Les professionnels de santé sont bien informés sur ce sujet, avec un régime particulier de levée du secret professionnel s'agissant des violences sexuelles. Pour d'autres professionnels, il faudrait mieux préciser le cadre éthique du signalement et nous travaillons sur ce sujet, sur la base de cette mission inter-inspections relative aux enfants décédés à la suite de violences.
La loi du 28 décembre 2015 relative à l'adaptation de la société au vieillissement est venue renforcer les obligations de signalement des gestionnaires d'établissements pour personnes âgées ou handicapées auprès des autorités de tutelle en cas de suspicion de maltraitance à l'égard des résidents. Lorsque l'autorité est le département, celui-ci doit également informer les services de l'État, en l'espèce l'Agence régionale de santé (ARS). Nous constatons toutefois que ces remontées aux ARS concernant les personnes âgées et handicapées ne sont pas satisfaisantes. Des évènements qui ne méritaient pas d'être signalés nous remontent, par exemple le décès en établissement d'une personne âgée souffrant d'une grave maladie. En revanche, une violence commise sur une personne âgée dans un établissement doit faire l'objet d'une remontée d'information. Nous sommes donc conscients des progrès à faire pour affiner la remontée d'informations. C'est pourquoi j'ai demandé à l'inspection générale des affaires sociales (Igas) de conduire une mission d'audit interne sur les procédures de signalement des évènements graves dans les établissements sociaux et médico-sociaux. Pour les directeurs d'établissements qui ne remonteraient pas ces informations, il faut que la procédure qualité conduise au déclenchement d'un contrôle afin d'aller voir ce qui se passe dans ces établissements. Ces faits peuvent en effet être révélateurs de dysfonctionnements systémiques et il faut pouvoir les identifier pour améliorer la situation.
Ces procédures existent-elles pour les établissements d'accueil des mineurs ?
Dans le champ de la protection de l'enfance, les remontées se font via le conseil départemental, qui informe le représentant de l'État dans le département, mais il n'y a pas de remontée d'informations au niveau national. Les informations agrégées au niveau national en matière de protection de l'enfance sont plutôt des données statistiques.
Le reportage diffusé hier soir sur France 3 « Enfants placés : les sacrifiés de la République » a montré que les assistants maternels ou familiaux qui faisaient l'objet d'un retrait d'agrément dans un département pouvaient être ensuite agréés dans un autre département, faute de fichier national ou d'échange d'informations entre départements. Pourriez-vous confirmer le fait qu'une assistante maternelle dont l'agrément serait retiré pourrait en obtenir un nouveau dans un autre département ?
Le ministère rencontre des difficultés dans la constitution d'un fichier national ou d'une « liste noire ». À titre d'illustration, nous sommes en train de constituer ce type de fichier pour les mandataires judiciaires à la protection des majeurs et nous avons rencontré des difficultés importantes de mise en oeuvre, dans un champ relevant pourtant de la compétence de l'État.
Il n'existe pas actuellement de système d'informations permettant à un conseil départemental de s'assurer, lorsqu'il délivre un agrément à un assistant maternel ou familial, que la personne en question ne s'est pas vue retirer son agrément dans un autre département. C'est un sujet de réflexion pour nous mais c'est très complexe à mettre en oeuvre d'un point de vue technique et le déploiement d'un tel fichier nécessitera un travail étroit avec les départements.
Ces « trous dans la raquette » sont insupportables pour l'opinion publique. L'État sait mettre en oeuvre des fichiers et des systèmes d'informations performants, par exemple en matière fiscale. On a donc du mal à entendre que des obstacles techniques ne permettent pas d'engager de tels échanges d'informations.
Avec les conseils départementaux volontaires, nous avons mis en place la « base de données nationale agrément » (BDNA) en matière d'adoption, qui permet d'enregistrer les familles souhaitant adopter un enfant. Cette base repose sur des critères communs permettant l'agrément des familles en vue de l'adoption et renforce la connaissance statistique de cette politique. Aujourd'hui, une trentaine de conseils départementaux utilise ce fichier, ce qui signifie qu'une majorité d'entre eux n'a pas voulu inscrire dans la BDNA les familles faisant une demande d'adoption.
Il y a donc des difficultés à mettre en place ces échanges d'informations. Une majorité des départements fait remonter des données à l'Observatoire de la protection de l'enfance (ONPE) et nous travaillons avec l'ONPE pour préciser les informations utiles à faire remonter. La création d'une base de données interdépartementale en matière de protection de l'enfance nécessiterait de mettre d'accord une centaine d'interlocuteurs qui ont développé des outils propres et qui n'utilisent pas tous les mêmes systèmes d'informations. Chacun devrait donc se conformer à des outils identiques, ce qui peut être source de difficultés mais nous sommes prêts à oeuvrer pour cette convergence et ces partages d'informations.
Ce ne sont pas des réponses qu'on peut admettre au regard du sujet qui nous occupe, à savoir les violences commises sur des mineurs.
Je suis étonné de votre intervention, il devrait y avoir une obligation de transmission des informations pour les départements. Dans le cas de la BDNA, on demande simplement aux départements de fournir des informations. Pour avoir été président de conseil départemental et auparavant conseiller départemental chargé des affaires sociales, j'aurais trouvé très utile de disposer de ces informations pour s'assurer qu'une famille adoptante n'a pas été condamnée par la justice par exemple.
Dans le cas d'une condamnation, l'information est accessible grâce au casier judiciaire.
Il n'est sans doute pas si compliqué pour les conseils départementaux de communiquer des noms pour alimenter un fichier.
Il faut non seulement un fichier commun et que les acteurs concernés l'alimentent pour qu'il puisse être consulté.
Il apparait en effet souhaitable de rendre obligatoire la transmission d'informations et de rendre ces informations accessibles. Là encore, on constate une forme de silence, cela rejoint l'idée « d'omerta » que l'on entend parfois. Les départements doivent s'engager en tant que responsables de la protection de l'enfance.
Dès lors qu'il y a une volonté, on parvient à réaliser un objectif. Dans une mairie, lorsqu'une prise électrique n'est pas bien placée au centimètre près, l'autorisation d'ouverture au public n'est pas délivrée. Par conséquent, nos concitoyens ne comprennent pas quand une obligation d'une telle importance n'est pas imposée.
Lorsque nous avons voté la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, le volet de la prévention a été méconnu. Or, la prévention est essentielle. Il faut par exemple la développer dans les maternités et dans les pôles de parentalité, car elle constitue un levier de réduction des violences faites aux enfants. Dès lors que le volet de la prévention n'a pas été bien traité par cette loi, il y a selon moi une volonté politique mal identifiée s'agissant de la protection des mineurs.
La prévention est essentielle et ne nécessite pas forcément de modifier la loi. La sensibilisation prénatale et des jeunes parents est très importante, de même que le soutien à la parentalité. Dans ce dernier cas, des moyens supplémentaires sont prévus dans le cadre de la convention d'objectifs et de gestion pour les années 2018 et 2022 signée entre l'État et la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf).
S'agissant de la protection maternelle et infantile (PMI), il y a une mission parlementaire en cours et il pourrait être proposé de recentrer le rôle de la PMI sur l'accompagnement des familles les plus fragiles, afin de l'alléger d'autres tâches qui sont d'ordre procédural. C'est le cas de l'agrément des établissements d'accueil du jeune enfant dont le contrôle pourrait être effectué par d'autres personnels que les médecins de la PMI. Nous travaillons sur ce sujet avec l'ADF, la Cnaf et la direction générale de la santé pour proposer de recentrer la PMI sur ses missions prioritaires.
Je souhaiterais revenir sur les procédures de signalements effectués par les départements. Vous évoquiez des évènements graves qui surviennent dans les établissements, en indiquant que ceux-ci étaient transmis au représentant de l'État. Il s'agit donc des préfets, qui ne font ensuite pas remonter ces informations au niveau national ?
Pour être plus précis, en matière de protection de l'enfance, la communication aux services de l'État s'effectue auprès des directions départementales de la cohésion sociale, placées sous l'autorité des préfets de départements. À la différence des ARS qui font remonter des informations graves concernant la maltraitance des personnes âgées ou handicapées hébergées en établissement, il n'y a pas de remontée d'informations au niveau national sur l'ASE. Le traitement de ces informations s'effectue à l'échelon local, sauf cas très graves. C'est pourquoi j'ai demandé une mission d'audit de l'Igas pour voir si, au-delà de l'information au président du conseil départemental et au représentant de l'État dans le département, il y aurait un intérêt à faire remonter les signalements au niveau national.
Lorsqu'un conseil départemental retire à un assistant maternel ou familial son agrément, le représentant de l'État dans le département en est-il informé ?
Non, car la délivrance de ces agréments relève de la compétence du conseil départemental, il s'agit d'une compétence décentralisée.
Les services déconcentrés de l'État, s'ils étaient informés par les conseils départementaux, ne pourraient-ils pas remplir eux-mêmes un fichier national ?
C'est une piste de réflexion mais il serait sans doute plus logique que les conseils départementaux alimentent directement un fichier national.
Quels sont les contrôles effectués sur les structures d'aide sociale à l'enfance ? Par qui sont-ils menés ?
La responsabilité du contrôle relève de la collectivité chargée de la tutelle des établissements. En matière d'ASE, ce sont les présidents de conseil départemental qui sont responsables des contrôles. Le préfet n'a pas le pouvoir de contrôler ces structures. Il peut toutefois agir en cas de péril immédiat au titre des compétences générales de l'État. Par ailleurs, les corps d'inspection de l'État peuvent conduire des missions sur place et la Cour des comptes peut également s'intéresser à ces sujets.
Pourriez-vous préciser l'état d'avancement du projet de centre de prise en charge des victimes de psycho-traumas que vous évoquiez ?
Dix unités d'accueil ont été sélectionnées au début du mois de novembre 2018 et leur installation est effective depuis le 1er janvier 2019.
Le hasard du calendrier fait qu'un reportage sur la protection de l'enfance était diffusé hier sur France 3, comme l'indiquait la présidente Catherine Deroche. Ce que ce reportage nous montre est saisissant.
Je pense qu'en termes de signalement et de prévention, l'échelon national est essentiel. Même si les présidents de conseil départemental sont responsables, il faut un cadre national. Notre ancienne collègue Muguette Dini avait procédé à la revue des politiques de protection de l'enfance dans différents départements. Elle avait constaté d'importantes disparités selon les territoires, ce qui est regrettable.
Le reportage diffusé hier soir est insoutenable, car on assiste à des graves faits de violences. Le réalisateur, Sylvain Louvet, a fait embaucher un acteur sans diplôme, sans titre, sans référence, dans une structure d'accueil pour mineurs. Le lendemain de son embauche, cette personne se voyait confier l'encadrement d'activités au contact des mineurs. C'est la réalité ! On y voit aussi des directeurs d'établissements qui expliquent avoir témoigné de violences qui ont été révélées et classées sans suite.
Il est temps d'aller de l'avant et de procéder différemment. J'en viens à me poser la question de la compétence des conseils départementaux en matière de protection de l'enfance. Sont-ils les mieux placés pour assurer cette mission ? Les conseils départementaux sont plus ou moins engagés dans cette politique. Or, faut-il le rappeler, ce sont des enfants qui sont en danger. Cette situation doit nous amener à réfléchir.
Je préside un établissement de l'ASE depuis vingt-cinq ans, j'ai donc une certaine expérience sur ces sujets. Existe-t-il, au niveau national, des statistiques sur le nombre d'enfants placés parce qu'ils sont victimes de violences sexuelles ? D'expérience, il me semble que les mineurs victimes de violences sexuelles sont souvent accueillis pour d'autres raisons et on découvre ultérieurement qu'ils ont été victimes de ces agressions.
Dispose-t-on de statistiques sur le nombre de demandes et de refus auprès des structures d'accueil de l'ASE ? Ces établissements reçoivent des appels tous les jours pour accueillir des mineurs et ils sont bien souvent contraints de refuser ces demandes, faute de places disponibles.
Pour rejoindre ce que disent mes collègues, il y a des départements où il n'y a pas d'accueil d'urgence pour enfants. Par exemple, il n'y a pas d'établissements de ce type en Seine-Saint-Denis, parce que ce département a fait d'autres choix politiques. Les départements voisins sont donc sollicités pour accueillir des mineurs de Seine-Saint-Denis. Par conséquent, la cartographie des établissements est un enjeu majeur. Il existe une réalité : ces établissements ont un coût et les collectivités doivent arbitrer et définir leurs priorités. Dans l'établissement que je préside, l'accueil d'un enfant en urgence coûte 200 euros par jour. Les départements doivent assumer leurs choix politiques.
De manière plus générale, je souhaiterais évoquer le rôle des professionnels du secteur associatif ou de la santé. Des efforts ont été faits pour accroitre les signalements et les échanges d'informations mais il demeure une certaine omerta entre tous ces services qui ne travaillent pas toujours ensemble dans l'intérêt des enfants.
Dès qu'il y a un doute il faut signaler, selon la ministre des solidarités et de la santé. C'est exact mais ce n'est pas le cas sur le terrain. On forme ces professionnels au secret professionnel, à la libre adhésion et il y a encore dans l'esprit de beaucoup d'entre eux l'idée qu'un signalement est une délation. Or c'est une mesure de protection.
Vous avec parlé de guides, de recommandations, de prévention. Ce sont de bonnes mesures mais le sujet n'est pas là. Il y a tellement d'intervenants dans ce secteur qu'on ne sait plus qui est responsable. Il faut identifier les services responsables et on ne peut pas laisser les départements seuls. On ne peut pas annoncer qu'une politique de protection des enfants s'engage au niveau national et laisser les collectivités ou les établissements se débrouiller seuls. Il faut donc décloisonner les intervenants et renforcer la communication entre tous ces acteurs.
Tous les décrets d'application de la loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes ont-ils été pris ? Faire la loi c'est bien, l'appliquer c'est mieux.
Il est nécessaire d'harmoniser les pratiques et le recueil d'informations sur tout le territoire et entre les différentes institutions. Dans mon département, un guide de recours aux CRIP a été élaboré avec toutes les institutions et structures accueillant des enfants. Toutes ces structures disposent du même guide très précis pour effectuer un signalement au CRIP.
L'école est un lieu essentiel de la vie de l'enfant qui y est accueilli dès trois ans. Or, la médecine scolaire est sinistrée. Les examens, les informations préoccupantes sont plutôt remontés par les enseignants et les agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (Atsem). Je me bats depuis longtemps sur ce sujet car pour douze millions d'élèves, il y a à peine 950 médecins scolaires. Les médecins et infirmiers scolaires sont à l'écoute de tous les enfants et ils renseignent un logiciel appelé « SAGESSE » permettant de faire remonter au rectorat des informations préoccupantes. Sauf que rien n'est fait de ces informations. C'est incompréhensible !
Je ne suis pas là pour défendre les départements mais on ne peut pas aller jusqu'à dire que les départements ne sont pas à même de gérer l'aide sociale à l'enfance. Comme souvent dans les reportages télévisés, on montre seulement les dysfonctionnements. Lorsque j'étais élu dans le département de la Loire, la protection de l'enfance a été la priorité des actions menées. Des juges pour enfants ont été très actifs et beaucoup de places d'accueil pour mineurs ont été créées. Les difficultés ne sont pas toujours liées à un manque de moyens. Il faut aussi reconnaitre que les élus départementaux sont responsables et engagés. Je fais personnellement confiance à une gestion de proximité pour ce type de politique publique.
J'évoque à nouveau la mise en place d'un fichier national. Il faut agir rapidement pour que les départements se mettent d'accord ou, à défaut, leur imposer la transmission d'informations sur la délivrance et le retrait d'agrément des professionnels de l'enfance. Cette obligation de transmission et l'accès au fichier ne lieront pas forcément la décision d'un autre département sur la délivrance d'un agrément mais l'information sera au moins disponible.
Il faut certes des contrôles mais ceux-ci sont trop souvent annoncés et ils n'ont pas beaucoup d'effets. Lorsque j'étais élu local, j'ai mis en place des contrôles inopinés et c'est la seule façon de constater de réels dysfonctionnements. J'ai souvent constaté que des enfants victimes de traumatismes dans leurs familles étaient de nouveau traumatisés dans la structure qui les accueillait. J'avais par exemple pris une mesure visant à ce que les éducateurs dans ces établissements ne soient pas uniquement des hommes, ce qui peut limiter le risque d'abus et de violences.
Il n'y a donc pas de raison, selon moi, de retirer la compétence de protection de l'enfance aux départements ou alors on supprime toutes les compétences du champ social aux départements.
Sur cette dernière question de compétence, elle ne relève pas de l'opinion d'un directeur d'administration centrale. Je travaille avec plusieurs types d'acteurs territoriaux et dans tous ces réseaux, il y des acteurs très mobilisés et d'autres qui ont des difficultés de moyens et d'organisation. Évidemment, le reportage diffusé hier a révélé des faits choquants et l'expression d'une parole insoutenable. Sauf que ces reportages sont souvent très partiels et on ne rencontre pas ce type de difficultés partout.
Ce reportage était partiel car il ne prenait pas en compte l'histoire et le passé des enfants et des familles concernés. Si un juge décide le placement d'enfants, c'est pour une bonne raison. De même, des jeunes filles dénonçaient d'intolérables violences commises par des professionnels. La violence qu'elles avaient pu exercer à l'égard des professionnels ou à l'égard d'autres enfants était en revanche largement passée sous silence.
Sur l'adéquation des missions et des moyens, il faut accélérer la mise en oeuvre des décisions de justice. J'ai travaillé avec un conseil départemental qui vient de remodeler son offre d'assistance éducative, de foyers et de familles d'accueil pour réduire le délai d'exécution des décisions de placement par le juge. Ce travail sur l'organisation territoriale est important pour améliorer cette politique sans passer forcément par la création de places supplémentaires.
Certaines associations, par exemple la fondation Apprentis d'Auteuil, ont expérimenté des modes alternatifs d'accueil avec des offres d'appartements foyers. Ce sont des solutions qui permettent notamment d'éviter le placement à l'hôtel qui n'offre pas un accompagnement satisfaisant.
Le reportage diffusé hier a montré un important défaut de scolarisation des enfants placés, ce qui est choquant. La ministre des solidarités et de de la santé et la ministre de la justice travaillent à une feuille de route de la protection de l'enfance, qui aborde la question de la re-scolarisation de ces mineurs, afin que le passage à l'ASE ne produise pas un retard scolaire et par la suite des difficultés d'accès à l'emploi.
Vous avez parlé du rôle de l'école, qui doit agir en lien étroit avec l'ASE. Ce sont des sujets sur lesquels nous travaillons dans le cadre d'une stratégie de protection de l'enfance afin que la bientraitance soit au coeur des interventions et pour multiplier les modes d'interventions alternatifs au placement.
Concernant les statistiques, l'ONPE a la responsabilité d'agréger les données mais elles sont imparfaites. Il faudrait conduire des enquêtes de victimation pour disposer d'informations plus complètes.
Sur le partage d'informations, des travaux sont menés sur le secret professionnel partagé, notamment par les CRIP, afin que les informations pertinentes soient communiquées aux bonnes personnes. Il y a une forte exagération sur l'impératif de secret professionnel, qui ne concerne que certaines professions.
Concernant l'application de la loi du 3 août 2018, elle relève des services du ministère de la justice. Sur la loi du 14 mars 2016, tous les textes d'application ont été pris et nous procédons à l'évaluation de sa mise en oeuvre avec un travail de fond pour donner plus de leviers et d'outils aux différents acteurs.
Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Nous avons le plaisir de recevoir deux représentants de la Fédération française des centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (FFCRIAVS) : le Dr Jean-Philippe Cano, psychiatre, praticien hospitalier, vice-président de la fédération, et Mme Ingrid Bertsch, psychologue, secrétaire de la fédération.
Nous avons déjà eu un aperçu de l'activité des CRIAVS grâce à l'audition de M. Jean-Marie Delarue et du Dr Sabine Mouchet-Mages qui nous ont parlé de l'audition publique qu'ils ont conduite en 2018.
Il nous serait utile d'avoir votre point de vue sur la manière dont les auteurs de violences sexuelles sont pris en charge dans notre pays et sur l'apport des CRIAVS auprès des professionnels de santé. La question des moyens est posée ainsi que celle de l'efficacité des thérapeutiques à notre disposition.
Vous pouvez bien sûr, au-delà de votre implication au sein de la fédération des CRIAVS, nous faire part des leçons que vous retirez de vos expériences professionnelles respectives en ce qui concerne le sujet qui nous occupe, à savoir les violences sexuelles commises sur des mineurs par des adultes dans le cadre de leur métier ou de leurs fonctions.
Nos rapporteures vous ont adressé un questionnaire pour vous aider à préparer cette audition. Vous pouvez commencer à y répondre dans votre intervention liminaire puis nous vous poserons des questions complémentaires.
Dr. Jean-Philippe Cano, vice-président de la Fédération française des centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (FFCRIAVS). - Les CRIAVS ont un peu plus de dix ans. Leur création avait eu lieu à la suite des difficultés rencontrées dans l'application de la loi du 17 juin 1998, notamment s'agissant de l'injonction de soins et de la nomination de médecins coordinateurs. Sur le modèle des centres ressources autisme, ils sont conçus comme des équipes ressources transversales.
Les CRIAVS sont des structures publiques, dont la création résulte d'une circulaire du 13 avril 2006, et qui ont pour mission d'ameìliorer la preìvention, la compreìhension et la prise en charge des violences sexuelles. À l'origine interrégionaux, les CRIAVS se sont régionalisés pour mieux faire face aux besoins. Ils n'interviennent pas directement en matière de soins mais auprès des professionnels, tant dans le domaine sanitaire que judiciaire.
La circulaire précitée leur fixe six missions : la documentation, la prévention, la formation, la recherche, le développement des réseaux professionnels et le soutien aux professionnels.
Les CRIAVS, ce sont deux cents professionnels de santé issus de quinze disciplines. On aime parler d'un « alliage complexe au service d'une valeur ajoutée ». Les CRIAVS se sont réunis depuis dix ans au sein de la fédération que nous représentons. Celle-ci a pour vocation de soutenir les CRIAVS dans leurs partenariats, d'offrir une formation continue à leurs membres, de mutualiser leurs moyens, de développer un réseau documentaire commun, de représenter les CRIAVS devant les institutions publiques et, enfin, d'organiser des évènements nationaux, à l'instar de l'audition publique de juin 2018, ou internationaux.
Dr. Jean-Philippe Cano. - Qui sollicite les CRIAVS ? En premier lieu, les professionnels de la santé : psychiatres, professionnels des centres médico-psychologiques (CMP) ou exerçant en libéral, structures médico-sociales. Les CRIAVS leurs proposent de la formation, des conseils sur un signalement ou des conseils plus techniques, comme l'accompagnement dans la définition d'une stratégie de soins, ou encore des analyses de pratique.
Les CRIAVS interviennent également au profit des services de la justice, notamment les services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP) et la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Nous avons à cet effet conclu des conventions avec l'école nationale de la magistrature (ENM) et la direction de la PJJ.
Un travail partenarial est également réalisé avec l'Église. Certains diocèses, comme celui de Bordeaux, ont sollicité le CRIAVS pour effectuer un travail de sensibilisation et d'information auprès des prêtres, aumôniers et séminaristes. À Montpellier, le diocèse et le CRIAVS ont mis en place une cellule d'écoute et d'accompagnement pour les victimes et auteurs d'actes pédophiles, dotée d'une ligne téléphonique dédiée.
D'autres CRIAVS interviennent également au profit des lycées ou de publics étudiants. Il existe une diversité importante d'interlocuteurs et d'interventions selon les centres.
Les CRIAVS interviennent essentiellement dans la formation continue des professionnels. Je ne peux que déplorer la faiblesse de la formation initiale des professionnels de la santé, dont les volumes horaires et les maquettes de formation sont très insuffisants.
Enfin, les CRIAVS participent à l'information du grand public, en intervenant auprès des médias ou du public. Dernièrement, des professionnels des CRIAVS ont participé à des soirées-débats, à l'occasion de la projection du film « Les Chatouilles ».
Vous nous avez demandé notre appréciation des dispositifs de suivi socio-judiciaire et d'injonction de soins. Nous avons mené un projet de recherche visant à établir un état des lieux sur l'injonction de soins (ELIS), en partenariat avec l'ONDRP, en étudiant un échantillon très large de dossiers. Si nous pouvons connaître ainsi les caractéristiques de ces faits - plus de 70 % des victimes sont mineures et dans 70 % des cas, la victime connaissait l'auteur - il n'existe, à ce jour, aucune étude qualitative permettant d'apprécier l'efficacité ou les effets de l'injonction de soins.
S'agissant des échanges d'informations entre la justice et la santé, les CRIAVS sont au coeur du travail partenarial entre ces deux institutions. L'audition publique en a été une illustration puisque la Haute Autorité de santé (HAS) n'a pas souhaité en endosser les conclusions, au motif que l'avis de la ministère de la justice aurait été nécessaire. Dans ces domaines, la question du secret est très présente et complique les échanges d'informations. Force est de constater que les règles applicables ne sont pas très claires pour les professionnels eux-mêmes. Pour ces raisons, la deuxième recommandation de l'audition publique est la conception d'un livret sur le secret professionnel des intervenants auprès des personnes placées sous main de justice.
Dr. Jean-Philippe Cano. - Le médecin coordonnateur a une forte plus-value pour les patients, par sa connaissance des réseaux de soins. Il permet une évaluation dans la durée des personnes condamnées, qu'il peut transmettre au juge comme à l'intéressé. Il joue un rôle de conseil et d'interface entre les professionnels de la justice et ceux de la santé, notamment en cas de difficulté. S'il n'existe aucun fondement juridique à la communication entre le médecin coordonnateur et le SPIP, cela ne l'empêche pas d'avoir lieu dans les faits.
Qui sont les médecins coordonnateurs ? Il s'agit très souvent de psychiatres, essentiellement du service public. Ils bénéficient de formations ad hoc dispensées par les centres ressources. Des médecins généralistes peuvent également être médecin coordonnateur, sous réserve d'avoir suivi une formation de psychiatrie médico-légale. Si cette dernière solution répond à la pénurie de psychiatres, elle peut présenter des difficultés car ces médecins n'ont pas les mêmes connaissances en matière de psychothérapie ni un réseau aussi étoffé.
Vous nous avez demandé si les professionnels étaient suffisamment formés à la détection des infractions sexuelles, en particulier sur les mineurs, et à l'accompagnement des auteurs d'infractions. La réponse est non. Mais il s'agit d'un travail de longue haleine auquel les CRIAVS participent. Permettez-moi d'ajouter qu'un simple temps de formation ne suffit pas : il s'agit d'un sujet complexe nécessitant une formation adaptée, interactive, qui s'enrichit au fil du temps.
S'agissant de la législation relative au traitement et à l'accompagnement des auteurs d'infractions, qui a lieu dans un contexte d'obligation ou d'injonction de soins, il convient de souligner qu'elle est complexe à mettre en oeuvre, du fait de la pénurie de médecins coordonnateurs comme de l'évolution rapide du cadre législatif.
Nous identifions deux lacunes principales. La première est la systématisation des soins pour les auteurs de violences sexuelles. Ces derniers ne souffrent pas tous de troubles psychiatriques sévères. Pour éviter la récidive, les soins ne suffisent pas toujours : il faut mener également un travail sur les conditions socio-économiques. L'efficacité des thérapies prescrites est également très variable selon les patients, chacun ayant des besoins différents en matière de rythme ou d'approche.
Notons que les attentes envers les soins diffèrent selon les intervenants. Pour les médecins et les professionnels de santé, les soins ont d'abord pour objet que le patient aille mieux. Pour les professionnels de la justice, il s'agit avant tout de s'assurer que ce dernier ne récidive pas. C'est pourquoi nous avons recommandé, à l'issue de l'audition publique, de dissocier la durée du suivi socio-judiciaire de celle de l'injonction de soins.
La deuxième lacune, que mon collègue a déjà évoquée, est l'absence de fondement réglementaire aux interactions entre le médecin coordonnateur et le SPIP.
Dr. Jean-Philippe Cano. - Vous connaissez les enjeux de la prévention primaire, consistant en des actions d'ordre éducatif à destination du public, champ qui compte de nombreux acteurs
Le renforcement de la prévention tertiaire, c'est-à-dire la prise en charge des auteurs de violences sexuelles, passe par une réflexion sur les conditions de sortie de détention et la prise en charge à l'issue de celle-ci. J'ai en tête l'exemple d'une personne fraîchement libérée et qui était sans hébergement.
Il nous semble important que la prévention secondaire, plus ciblée sur les publics à risque, soit renforcée. Les pédophiles abstinents, les personnes ayant des tendances pédophiles ont beaucoup de mal, pour des raisons évidentes, à en parler et ne savent pas vers qui se tourner.
La prévalence de la pédophilie au sein de la population est mal connue. Certaines études estiment que 1 % de la population présente des symptômes, comme des fantasmes ou une attirance envers les enfants. Tous ne passent pas à l'acte, loin de là, la personnalité agissant comme un filtre.
Force est de constater que peu de dispositifs existent dans ce domaine : une association, l'Ange bleu, qui reçoit entre 50 et 300 appels par mois ; un site Internet dédié, Pedo.help ; enfin, certains CRIAVS participent au réseau écoute orientation (REO) mis en place par la fédération, à destination des personnes souffrant de fantasmes ou de comportements déviants. Nous pensons qu'il faut aller plus loin, en s'inspirant notamment de ce qui se fait en Allemagne.
En 2005, un institut de sexologie à Berlin a mis en oeuvre le dispositif Dunkenfeld à destination des personnes présentant des symptômes pédophiles. Il consiste en un service d'écoute téléphonique et une plateforme Internet permettant aux personnes concernées de s'informer et de prendre la mesure du caractère problématique de leurs symptômes. Son déploiement s'est accompagné d'une campagne publicitaire importante en direction du grand public. Entre 2005 et 2018, la plateforme téléphonique a reçu plus de 9 000 appels, qui ont donné lieu à l'évaluation de 2 900 personnes, dont 1 550 se sont vues proposer des soins.
Sur ce modèle, la FFCRIAVS propose de développer un numéro d'appel reposant sur les CRIAVS, adossé à un site Internet, où les personnes intéressées trouveraient des informations et la possibilité d'une auto-évaluation. Cela permettrait le cas échéant de les rediriger vers un CRIAVS en vue du soin.
Un dispositif plus ambitieux serait la mise en place d'une plateforme permanente, fonctionnant sept jours sur sept et 24 heures sur 24, et qui aurait l'avantage de pouvoir prévenir des crises aigües. Cela ne pourra se faire sans des financements adaptés.
Je partage votre point de vue sur la nécessité de créer un numéro d'appel unique en direction des personnes présentant des tendances pédophiles, qui constitue un enjeu majeur. Des financements doivent être trouvés.
Pouvez-vous nous rappeler la différence entre un pédocriminel et une personne commettant un inceste ? Autrement dit, l'inceste est-il la quintessence de la pédocriminalité ?
Connaissez-vous la part de pédocriminels traités ayant été eux-mêmes victimes d'atteintes sexuelles ? Les victimes font-elles en conséquence l'objet d'un suivi spécifique ?
Vous avez évoqué le partenariat entre des CRIAVS et certains diocèses. Dans quelle mesure sont-ils développés ? Comment intégrez-vous la problématique liée à l'Église dans votre action ?
Pouvez-vous nous rappeler les différents profils de pédocriminels ? Qu'en est-il des prêtres ?
Dr. Jean-Philippe Cano. - Aux États-Unis, l'inceste est considéré par les psychiatres comme une sous-catégorie de la pédophilie. En France, l'on tend à considérer que les mécanismes en jeu dans l'inceste diffèrent de ceux de la pédophilie, ce qui explique les différences observées en ce qui concerne le taux de récidive : très faible pour l'inceste, lorsqu'il a été réprimé, il est plus élevé chez les pédophiles. Le taux de récidive, mesuré cinq ans après une condamnation, diffère également selon que les pédophiles masculins sont attirés par des garçons, où il est de l'ordre de 40 % à 50 %, ou sont attirés par des filles, pour lesquels il est plus faible, de l'ordre de 20 %.
La pédophilie se définit comme une attirance sexuelle pour les enfants, qui peut prendre la forme de fantasmes, de pensées sexuelles ou des comportements qui, quoique répréhensibles comme la consultation de sites pédopornographiques, ne constituent pas en soi des passages à l'acte sous forme d'agression. La personnalité fait le filtre de ces comportements.
Dans l'inceste se pose la question du lien avec la victime. Il est souvent lié à une relation de pouvoir au sein de la famille et à l'organisation de celle-ci.
Dr. Jean-Philippe Cano. - Je rappelle que la majorité des pédophiles sont non exclusifs, c'est-à-dire qu'ils combinent une sexualité adulte, normale, et une sexualité déviante. Il y a peu de cas de pédophiles exclusifs.
Un tiers environ des auteurs d'actes pédophiles auraient eux-mêmes fait l'objet d'abus sexuels dans leur enfance. Mais si l'on prend en compte toutes les formes de violence, c'est 100 % des auteurs qui seraient concernés. En particulier, l'humiliation constitue un dénominateur commun, très présent dans les traumatismes invoqués par ceux que je rencontre.
Dr. Jean-Philippe Cano. - Cela dessine des axes de prise en charge spécifiques. Il faut bien souvent commencer par s'intéresser à leur histoire personnelle avant de s'attaquer à leur comportement déviant. Dans des thérapies de groupe, le témoignage de l'auteur-victime permet aux autres de prendre conscience de la portée de leur geste.
Qu'en est-il pour les prêtres qui n'ont, en théorie, pas de sexualité ?
Dr. Jean-Philippe Cano. - La sexualité dépasse la seule pratique sexuelle et peut prendre la forme de fantasmes notamment.
La pédophilie est une attirance pour le corps de l'enfant prépubère. Certains auteurs la distinguent de l'attirance spécifique pour les jeunes adolescents, âgés de onze à quatorze ans, qu'ils nomment l'hébéphilie.
S'agissant de l'Église, nous avons été sollicités et nous avons rencontré monseigneur Ribadeau-Dumas à cet effet il y a deux ans environ. Des contacts locaux ont été noués entre les diocèses et les CRIAVS ; j'ai cité Bordeaux et Montpellier mais il doit y en avoir ailleurs. Ces partenariats, formalisés sous forme de convention, fonctionnent bien.
J'en reviens à ma question sur les victimes : la prise en charge dont ils font l'objet a-t-elle pour objectif d'éviter qu'ils deviennent auteurs à leur tour ?
Des soins spécialisés leur sont bien sûr proposés. Les CRIAVS travaillent avec les associations pour les sensibiliser à la question du devenir des victimes. C'est un sujet évidemment très délicat, toute personne abusée ne devenant pas forcément auteur.
Avez-vous été sollicités par d'autres cultes ?
Dr. Jean-Philippe Cano. - Pas à ma connaissance. On invoque souvent le célibat des prêtres pour expliquer la spécificité de l'Église catholique mais, comme je vous l'ai dit, la grande majorité des pédophiles ne sont pas exclusifs et peuvent avoir une vie de couple. Ces difficultés ne sont donc pas le propre de l'Église catholique.
Observe-t-on une différence entre le profil des auteurs de violences sexuelles selon qu'ils ciblent des enfants ou des adultes ?
Les études sur le sujet, plutôt nord-américaines, font apparaître une dichotomie claire entre les auteurs de violences sexuelles : ceux qui ciblent les adultes se caractérisent par des comportements plus antisociaux, quand ceux qui agressent des enfants sont plus fragiles et présentent des difficultés d'interaction sociale plus importantes.
Nous vous remercions de cet échange très intéressant.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 13 h 10.