Nous sommes heureux de vous accueillir au titre de l'Assemblée des départements de France (ADF). Les départements, en effet, se trouvent en charge des politiques sociales et, partant, participent à la lutte contre la précarisation et la paupérisation. Nous recevrons également, après votre audition, des sociologues et des économistes, afin d'entendre différents points de vue sur le sujet qui nous préoccupe. Nous envisageons, en outre, une mission sur le terrain, pour observer, dans un ou deux départements, la mise en oeuvre des politiques sociales.
Je suis ravi d'évoquer avec vous, au nom de l'ADF, des sujets d'une importance capitale pour les départements. En effet, parmi les missions qui leur sont dévolues, l'insertion des personnes en situation de précarité, des jeunes, des demandeurs d'emploi, des handicapés et des séniors occupe une part non négligeable de l'activité des départements.
Il s'agit d'une préoccupation majeure et ancienne pour l'ADF, qui, dès 2016, a engagé une réflexion prospective avec ses partenaires sur l'avenir des politiques sociales des départements. Dans ce cadre, nous avons élaboré des propositions pour améliorer l'insertion et l'accompagnement des publics précaires. En 2018-2019, un second rapport relatif aux politiques d'insertion a été commis par la commission Solidarité et affaires sociales de l'ADF, présidée par Frédéric Bierry. La crise sanitaire ne sévissait pas encore ; il s'agissait, dans le cadre d'échanges avec nos adhérents et nos partenaires, de réfléchir aux moyens de renforcer l'insertion et le retour à l'emploi. Notre second rapport liste, par exemple, les actions innovantes mises en oeuvre par les départements en fonction de leurs réalités locales. Dès lors, lorsque la délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté nous a demandé de travailler sur le sujet dans l'éventualité d'une contractualisation avec l'État - dynamique que nous jugeons positive - nous disposions d'un socle solide de données.
Hélas, depuis un an, la situation s'est considérablement dégradée, aggravant nos inquiétudes. Nous avons élaboré des relevés auprès de nos adhérents, afin d'observer les évolutions locales. L'ADF a fait état, sur ce fondement, de ses interrogations quant à la capacité des départements à financer durablement le revenu de solidarité active (RSA). Nous avions eu l'espoir, en 2018, d'une création d'un revenu universel d'activité (RUA). Les élus estimaient cette solution intéressante, d'autant que le Président de la République avait évoqué un dispositif étatisé. Le projet pouvait également constituer une occasion pour réfléchir aux autres prestations sociales, à leur financement, à la gouvernance des actions menées et à l'amélioration de l'accompagnement des publics précaires. Hélas, la crise n'a pas permis d'avancer davantage.
La position des départements sur l'avenir du RSA varie, mais les élus se montrent unanimement inquiets sur trois points : les moyens de faire face au tsunami social qui s'annonce, la détérioration des conditions d'accompagnement en raison de la crise et l'adéquation difficile entre les capacités du public accompagné et les offres d'emploi locales. Ce dernier point s'avère essentiel pour permettre aux personnes précaires de retrouver le chemin de l'emploi et de la dignité. Avec la crise sociale, cette adéquation est rendue plus délicate, car les offres d'emploi se font plus rares, tandis que les difficultés d'insertion des publics s'aggravent. Ainsi, au-delà des moyens financiers et humains insuffisants, l'accompagnement et l'insertion apparaissent moins aisés. Il faut repérer les offres d'emploi et accompagner davantage les personnes suivies vers les activités proposées.
Nous avons observé avec attention les données de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) sur l'évolution des foyers allocataires du RSA. Les chiffres de son étude de janvier 2021 et ceux que nous avons recueillis auprès des départements sur le RSA et les autres dispositifs sociaux diffèrent peu. Ainsi, la CNAF estime que le nombre d'allocataires a cru de 8,6 % par rapport à 2019, tandis que les dépenses sociales des départements ont augmenté de 9,2 %. Cette différence s'explique par le fait que les nouveaux allocataires bénéficient en majorité d'un haut niveau de RSA. L'augmentation des dépenses sociales, liée notamment à la hausse du montant de l'allocation, réduit la capacité des départements à investir dans les politiques d'insertion, en particulier dans les territoires en difficulté. Les départements risquent donc, à terme, de peiner à financer l'allocation et à mettre en oeuvre des politiques d'insertion et d'accompagnement.
J'ai eu l'occasion de lire le premier rapport de Frédéric Bierry. J'invite mes collègues à en faire autant : il est d'une très grande qualité. Vous avez réalisé un travail remarquable au niveau de la commission Solidarité et affaires sociales.
La crise sanitaire met en exergue un certain nombre de problèmes que nous connaissions déjà. L'idée de cette mission d'information est de nous projeter au-delà. Il faut garder un peu d'espoir... Je souhaiterais vous poser trois questions d'actualité et deux questions supplémentaires peut-être un peu plus spécifiques.
Durant la crise, quelles ont été les capacités de l'ADF à faire remonter non seulement des données chiffrées, mais aussi en termes de profil s'agissant des allocataires du RSA et des personnes en passe de le devenir ? Le profil des nouveaux entrants semble, en effet, assez différent avec, notamment, des professions libérales.
La position de l'ADF semble unanime sur l'attribution aux départements de moyens adéquats pour le financement du RSA, mais je ne suis pas certaine qu'il en aille de même s'agissant de la recentralisation de son financement et de sa gestion. L'avant-projet de loi dit « 4 D » prévoit une expérimentation sur une reprise par l'État du RSA dans certains territoires. Est-il concevable de déconnecter le financement de l'allocation du volet accompagnement ?
Les associations et les acteurs locaux qui gèrent les enjeux de pauvreté et de précarisation sur les territoires nous ont fait observer qu'il manquait un « aller vers » en matière d'accompagnement social. Quelles sont vos informations sur ce sujet ?
La loi du 14 décembre 2020 relative au renforcement de l'inclusion dans l'emploi par l'activité économique et à l'expérimentation « territoires zéro chômeur de longue durée » a prévu une négociation avec l'ADF sur la participation des départements à la prise en charge de cette expérimentation. La discussion a-t-elle démarré avec le Gouvernement ?
Enfin, pensez-vous qu'il faille systématiquement intégrer les départements aux négociations relatives à la réforme de l'assurance chômage, compte tenu du fait qu'elle peut affecter le nombre d'allocataires du RSA ?
Votre dernière question porte sur un problème qui défraie la chronique. Très tôt, nos élus ont tiré la sonnette d'alarme sur les effets supposés de la réforme de l'assurance chômage. Nous avons constaté, sans émettre aucun jugement, qu'elle avait pour ambition de faire des économies, de l'ordre de 1 à 1,3 milliard d'euros. Considérant qu'il s'agissait d'une réforme essentiellement budgétaire, qui rend possible la réduction de la durée de l'indemnisation pour les chômeurs et le durcissement des conditions d'entrée dans le dispositif, les élus ont immédiatement réagi.
La courbe de l'évolution du chômage est en général parallèle à celle du nombre de bénéficiaires du RSA, avec un écart de six à dix-huit mois en fonction de la situation des intéressés. Nos élus ont craint un déport du fait de la réforme de l'assurance chômage, les personnes ne bénéficiant plus d'indemnisation se tournant vers le dernier filet de sécurité que constitue le RSA. Cette inquiétude s'ajoutait à celle sur la capacité des départements à financer de manière pérenne le RSA, qui ne cesse d'augmenter - et c'était avant la crise sanitaire !
L'ADF n'est pas un observatoire, mais une association d'élus, menant des enquêtes ponctuelles sur de sujets qui intéressent les départements. Partant des données que nous avons comparées avec celles de la CNAF, nous avons élargi notre analyse aux nouveaux profils d'allocataires et avons souhaité la partager avec les acteurs sociaux. Nous nous sommes ainsi rapprochés de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) pour croiser l'analyse faite par les départements avec celles des associations - sur l'accompagnement, l'hébergement d'urgence et le retour vers l'emploi -, qui ont une appréhension précieuse de la situation des ménages.
Nous sommes particulièrement préoccupés par la situation des jeunes de moins de vingt-cinq ans et des individus résidant en milieu rural. Nous regardons ces phénomènes de très près, d'autant qu'il existe de grandes disparités d'un territoire à l'autre venant renforcer les déséquilibres entre les milieux rural et urbain. Nous sommes aussi inquiets de la situation des personnes handicapées, car la crise ajoute à leur condition habituelle des difficultés psychologiques liées à l'isolement. De plus, bon nombre de seniors ont subi une perte brutale d'activité : les accompagner dans une réinsertion dans l'emploi s'avère encore plus difficile...
Dominique Bussereau, président de l'ADF, et Pascal Brice, président de la FAS, se sont rencontrés et ont adressé un courrier commun au Premier ministre, qui fait état d'une grande préoccupation pour les conséquences humaines de la crise. Nous avons fait remonter les résultats de nos observations dans nos réseaux respectifs et avons fixé comme ambition commune de lutter davantage contre les phénomènes de précarisation, aussi bien à l'échelle locale que nationale.
Cela pose plusieurs questions sur la manière d'accompagner le public, voire de l'appréhender. Vous avez parlé d'un manque « d'aller vers » ; il conviendrait effectivement de renforcer l'accompagnement. De nombreuses personnes ne demandent pas d'aide : cela recouvre les cas bien connus de non-recours aux dispositifs. Nous avons observé, avec la FAS, que certains n'ont jamais recours aux dispositifs sociaux, pensant qu'ils n'y ont pas droit ou estimant qu'il est trop difficile psychologiquement de s'engager dans un parcours d'aide. Certaines personnes vont même jusqu'à évoquer la honte à déposer une demande... La capacité des acteurs locaux - travailleurs sociaux, collectivités, associations, Pôle emploi, structures d'insertion, ou autre partenaire du monde économique - à aller vers elles est déterminante. Cela doit être absolument renforcé.
Il faut nous doter de moyens permettant de détecter le plus tôt possible des situations qui ne nous seraient pas indiquées, ou pour lesquelles les personnes concernées ne feraient pas de demande, entraînant potentiellement la dégradation de leur situation initiale - une perte d'emploi par exemple. L'évolution du travail social des services départementaux se trouve ici en jeu. Des initiatives sont déjà prises pour aller davantage vers les personnes éloignées des dispositifs d'aide. Mais cela ne règle pas tout : nous découvrons encore des situations complexes pour lesquelles il n'y a pas toujours de réponse idéale...
S'agissant de la position de l'ADF sur la gestion du RSA, nous avions indiqué dans notre rapport de 2016 être en faveur d'une fusion des minima sociaux, d'une fiscalisation des aides sociales et de certaines avancées sur les aides pour les personnes âgées ou handicapées. Dans le même temps s'est posée la question du financement pérenne du RSA et des débats se sont faits jour sur son éventuelle déconnexion avec les politiques d'accompagnement.
L'ADF n'a pas de position définitive sur le sujet. Simplement, un certain nombre de départements se trouvent dans une telle difficulté pour financer le RSA qu'ils en viennent à être intéressés par une reprise par l'État ou, du moins, par une expérimentation. Ce serait l'occasion pour eux de régler définitivement la question du financement du RSA, qui représente une charge trop lourde et entrave leur capacité de réinsertion.
Les départements ont considéré, en grande majorité, que le sujet principal était celui de la compensation du financement du RSA par l'État. Alors que les dépenses ont augmenté très fortement depuis la crise, les départements ont appelé à sortir de cette technique de ciseaux permanents qui consiste à leur faire supporter une grande partie de la charge du RSA, l'État ne finançant que 6 des 11 milliards d'euros dédiés à cette allocation.
En outre, s'est posée la question de savoir s'il fallait déconnecter l'allocation des politiques d'insertion. Si la charge globale de l'allocation diminuait, les départements retrouveraient évidemment une marge de manoeuvre en la matière. Certains ont donc fait valoir qu'il fallait éviter une déconnexion et que l'État devait compenser davantage l'allocation pour permettre un renforcement de l'accompagnement. D'autres se sont exprimés en faveur d'une déconnexion de l'allocation des politiques d'insertion, car aucune garantie de financement pérenne n'existe, d'autant que la crise entraîne des effets sur le très long terme. Le débat est toujours en cours...
Cela étant, l'insuffisance des moyens de l'État consacrés au RSA reste le vrai problème, comme pour l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) ou pour la prestation de compensation du handicap (PCH). La politique globale de protection de l'enfance est également concernée.
L'ADF reste, bien entendu, extrêmement respectueuse du positionnement des départements au regard de l'évolution du RSA, en veillant à éviter toute ingérence.
Les modalités de financement des politiques sociales sur le long terme demeurent problématiques. Face au risque croissant de fracture sociale, nous ne pouvons nous satisfaire de la situation actuelle. Nous avions déjà tiré la sonnette d'alarme sur ces sujets. Nous restons particulièrement mobilisés sur le dispositif « territoires zéro chômeur de longue durée » et sur l'accompagnement des structures de l'insertion par l'activité économique (IAE). Mais nous sommes inquiets s'agissant de publics quelquefois complètement nouveaux, qui ne sont pas habitués à ce type d'accompagnement et se trouvent souvent en difficulté pour s'adresser à une association ou à un autre partenaire.
Certains de nos élus considèrent que se trouvent dans ce constat les ferments d'une crise sociale beaucoup plus profonde et désastreuse que celle que nous connaissons - je le dis sans catastrophisme. Cela constitue pour nous un sujet de préoccupation permanent.
Nous voyons bien la difficulté que pose le financement des politiques sociales aux départements. Cela ne va pas s'arranger avec la crise...
Avez-vous pu cartographier, depuis le début de la crise sanitaire, les départements les plus touchés ? Cela permettrait de faire état de situations contrastées entre les territoires, tant sur l'emploi qu'au niveau de l'évolution de la pauvreté.
Comme l'ADF n'est pas un observatoire, son exercice est certainement incomplet. Mais, dès le début de la crise, nous avons essayé de recueillir des données de la part des départements. De l'analyse que nous avons réalisée avec la CNAF et les acteurs sociaux, il ressort que les difficultés sociales sont aggravées dans les territoires qui souffraient déjà avant la crise. Il existe donc un effet d'amplification important des disparités d'un territoire à l'autre. Lorsque nous négocions avec l'État, nous avons parfois le sentiment qu'il n'y a qu'une seule politique possible, marquée par la volonté farouche de viser des objectifs précis permettant de résoudre la crise localement...
Or, il existe des disparités croissantes concernant les phénomènes précarisation à l'échelle locale. Les territoires qui peinaient déjà - territoires ruraux et périphéries des villes notamment - souffrent encore davantage. Ils font face à deux problèmes : financer sur le long terme des dispositifs sociaux de plus en plus coûteux et gérer des difficultés croissantes parce que les ressources locales sont moins importantes, que les possibilités d'emploi sont réduites et que le tissu social est abîmé. Dès lors, les disparités s'aggravent. Elles ne sont pas attribuables à des collectivités qui ne feraient pas d'effort là ou d'autres gèreraient mieux la crise. Il faudra aider davantage les territoires qui, alors qu'ils souffraient déjà, se trouvent confrontés à une précarisation encore plus importante. Nous dressons ces constats en observant les dépenses et les demandes sociales adressées aux services départementaux, tandis que la CNAF fonde son analyse sur l'ouverture de certains droits liés au RSA.
Lorsque, avant la crise, nous avions entamé les négociations avec le Gouvernement sur la manière de financer sur le long terme ces politiques, nous avions organisé un important débat en interne. Le système de péréquation horizontale, extrêmement responsable, fait en sorte que les départements qui ont encore une certaine marge de manoeuvre financière aident ceux qui en ont beaucoup moins ou n'en ont plus. Mais elle sera insuffisante pour juguler les disparités.
Nous nous en tenons, pour le moment, à des comparaisons d'une année sur l'autre ; il faudra donc confirmer cette analyse dans le temps. Pour mesurer avec rigueur les effets de la crise, nous aurons besoin de données sur le plus long terme.
L'accentuation des disparités est un phénomène nouveau, qui inquiète beaucoup et fait réagir nombre de partenaires locaux, ainsi que les acteurs sociaux. Il faudra trouver dans la conduite de nos politiques publiques, y compris à l'échelon national, la possibilité de tenir compte de cette disparité.
Vous avez parlé à plusieurs reprises des difficultés à financer des expérimentations et l'accompagnement. Pourriez-vous citer des expérimentations intéressantes qui ont du mal à être concrétisées, faute de moyens ? Que pouvez-vous nous dire des « territoires zéro chômeur de longue durée » en réponse à Mme Puissat ?
Les discussions se sont poursuivies entre Dominique Bussereau et la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales sur le financement de l'expérimentation.
La participation des départements comprendra une part obligatoire et une part libre. Nos propositions sont en passe de donner lieu à un accord sur le niveau minimum de participation obligatoire des départements qui s'engageraient, pour faire en sorte que le dispositif soit vertueux et que le financement soit lié à celui de l'État qui est variable. Les discussions se sont tenues dans un climat de cordialité. Nous souhaitions évidemment laisser des marges de manoeuvre aux départements, tout en créant une impulsion en faveur de l'expérimentation. Du reste, de nombreux départements se montrent intéressés et la valorisation des départements expérimentateurs est de nature à entraîner d'autres territoires à en faire autant. Le service public de l'insertion et de l'emploi crée aussi une dynamique vertueuse.
Il faut tenir un équilibre entre inciter à faire, sans obliger aucun département, et permettre à chacun de trouver les marges de manoeuvre grâce auxquelles il pourra adapter les dispositifs aux besoins du public.
Vous nous avez dressé un tableau pour l'année 2020 s'agissant des diverses aides sociales versées. Le nombre d'allocataires du RSA a augmenté de 7,5 %. Hormis les aides accordées aux étudiants, il me semble que la solution idoine serait celle du RUA. Qu'en pensez-vous ?
Nous sommes très préoccupés par la situation des jeunes ; nous devons en aider un plus grand nombre en raison de la crise. Nous attendons sur ce point beaucoup de l'État, alors que les départements sont davantage appelés à aider les jeunes majeurs, notamment au titre de l'aide sociale à l'enfance (ASE).
S'agissant du RUA, vous faites référence au dispositif évoqué lors du lancement du plan Pauvreté en 2018. Hélas, il n'est toujours pas en place. C'était pourtant l'occasion de repenser plus globalement le RSA, la prime d'activité et d'autres prestations telles que l'allocation de solidarité spécifique (ASS) et l'allocation aux adultes handicapés (AAH). Cela aurait aussi permis de poser la question de l'accompagnement des jeunes. À ces problèmes, il n'y a toujours pas de réponse précise ou seulement des solutions ponctuelles qui, même additionnées, restent insuffisantes.
Il existe un vrai sujet de protection sociale des jeunes, qui est renforcé par la crise. En l'état, soit les financements sont insuffisants, soit les dispositifs, nombreux, mais manquent d'articulation, soit il y a des « trous dans la raquette ». Quoi qu'il en soit, ces problèmes n'ont toujours pas trouvé de réponse durable.
Ne pensez-vous pas qu'une partie des crédits du plan de relance devraient être dédiés à l'accompagnement social des demandeurs d'emploi, pour aider nos départements à faire face aux différentes urgences sur le terrain ? Nous déplorons que le plan de relance pèche sur le volet social.
Il est vrai que le plan de relance propose une multitude d'appels à projet - nous avons tendance à nous y perdre... Il se concentre surtout sur le champ du développement économique, de l'emploi et de l'investissement, et très peu de dispositifs sont concernés en matière sociale.
Avez-vous des retours sur la recentralisation du RSA pour les départements d'outre-mer ?
Lorsque nous parlons pour les départements métropolitains d'une reprise par l'État du financement de l'allocation du RSA, nos interlocuteurs gouvernementaux se réfèrent souvent à l'expérience des territoires ultramarins. Il est certes intéressant d'étudier ce qui se fait en la matière dans ces territoires, mais, connaissant leurs spécificités, notamment en ce qui concerne les jeunes, il paraît irréaliste de les prendre comme modèle pour les départements métropolitains. Les données ne sont pas de même nature, même si les territoires ultramarins se sont trouvés confrontés à une augmentation des dépenses de RSA telle qu'ils ne pouvaient plus le financer durablement.
Il me semble plus intéressant de regarder de près quelles peuvent être les dynamiques globales. L'objectif d'une réforme doit être de permettre à des personnes en difficulté de retrouver leur dignité par l'emploi, ce qui suppose d'être accompagné. La crise rend cela difficile. En outre, le financement n'étant pas à la hauteur des enjeux, les possibilités d'appliquer localement les politiques d'insertion sont réduites.
Le financement durable du RSA demeure une question centrale. Nous appelons donc de nos voeux une réforme globale. Notre société doit relever deux défis majeurs : celui de l'âge, c'est-à-dire de la perte d'autonomie, et celui de l'insertion pour des personnes en situation de rupture. Il faut réfléchir aux modalités de leur accompagnement financier et humain, car la crise, outre son impact social, a eu des conséquences humaines. Qu'ils soient financiers ou logistiques, les moyens ne suffisent pas et ils ne suffiront plus dans les prochains mois. Une action globale apparaît déterminante pour l'avenir.
Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Nous poursuivons nos travaux par une table ronde de sociologues, en recevant Mme Claire Auzuret, docteure en sociologie de l'université de Nantes, M. Nicolas Duvoux, professeur de sociologie à l'université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, chercheur au centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, et M. Serge Paugam, directeur d'études à l'école des hautes études en sciences sociales (EHESS) et directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
Notre mission sénatoriale, chargée de comprendre et de proposer des solutions face au phénomène de précarisation et de paupérisation d'une partie des Français, souhaite bénéficier de votre approche et de votre regard sur ces phénomènes. Je vous précise que vous serez suivis par une table ronde d'économistes... Mais il nous importait d'aborder avec vous ces questions sous un prisme différent.
Selon la logique des thèmes que vous avez souhaité aborder, M. Duvoux commencera en traitant la question de la pertinence des indicateurs de mesure de la pauvreté et du « sentiment de pauvreté ». Mme Auzuret poursuivra en parlant de la question de la sortie de la pauvreté. Enfin, M. Paugam évoquera plus particulièrement les conséquences des phénomènes de paupérisation et de précarisation sur la cohésion sociale.
Merci d'avoir organisé cette table ronde de sociologues afin d'élargir la palette des regards permettant de documenter les phénomènes que vous étudiez. J'aurai l'occasion de m'exprimer à nouveau devant vous, mais en tant président du conseil scientifique du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale.
Je m'interrogerai sur la pertinence d'une approche croisée des indicateurs de mesure de la pauvreté et du « sentiment de pauvreté », l'enjeu étant de parvenir à saisir les dynamiques de précarisation et de paupérisation. La direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) et l'Insee s'interrogent sur la réactivité de leurs indicateurs de pauvreté monétaire. Aucun indicateur n'est parfait, car la pauvreté se vit d'abord à la première personne, ce qui contraint les chercheurs à la plus grande humilité. Dans le même temps, aucun indicateur n'est inutile. La bonne démarche consiste à croiser différentes sources et informations pour parvenir à dresser un continuum entre des formes plus ou moins aiguës de pauvreté.
L'indicateur le plus courant est le taux de pauvreté monétaire, à 60 % du niveau de vie médian, qui est très utile même s'il comporte des limites. Il est stable autour de 14,5 % de la population depuis une dizaine d'années. Toutefois, on observe un rajeunissement des publics concernés par rapport aux années 1970 et 1980, avec de plus en plus des jeunes actifs et des familles monoparentales. La pauvreté monétaire était pourtant plus importante dans les années 1970, mais elle était peut-être moins visible, car elle touchait des personnes âgées ou des indigents. Malgré cette apparente stabilité, l'écart entre le niveau de vie avant et après redistribution s'est accru depuis une quinzaine d'années, car les possibilités de travailler pour les ménages les plus modestes ont diminué. Or, lorsque le RMI a été remplacé par le RSA, il s'agissait justement d'inciter les bénéficiaires à aller vers le marché du travail.
Ces indicateurs laissent des points aveugles comme la situation des étudiants ou des personnes sans statut. De même, les inégalités de genre restent mal saisies, en raison du postulat selon lequel les ressources sont mutualisées au sein d'un ménage. Il n'est donc pas évident que la crise actuelle, qui frappe des secteurs très féminisés, comme le tourisme par exemple, se traduise dans les chiffres de la pauvreté. Il importe de réfléchir à d'autres manières d'appréhender le phénomène, comme l'évolution des bénéficiaires des prestations d'assistance et en particulier du RSA, même si les jeunes n'y sont pas éligibles. Cette dernière approche permet donc également d'analyser la façon dont la société envisage les situations devant faire l'objet d'une intervention.
C'est pour tenter de résorber l'écart entre une mesure objective, quantifiée, de la pauvreté et le ressenti, qu'avec Adrien Papuchon nous avons travaillé sur le sentiment de la population. C'était aussi la démarche du rapport Quinet sur le pouvoir d'achat, avec la notion de dépenses pré-engagées qui visait à saisir les contraintes vécues par les ménages et permettait d'expliquer comment, en dépit d'une inflation modérée, des ménages ont le sentiment d'être étranglés par les dépenses. Le risque avec les enquêtes subjectives est celui de l'exagération. Si l'on en croit les sondages, la moitié des Français craignent de devenir SDF ! Cela renseigne davantage sur le niveau de l'inquiétude sociale que sur la réalité objective. On observe toutefois que les taux de pauvreté subjective que nous avons mesurés restent assez proches des taux de pauvreté monétaire : 13 % contre 14 %, avec un pic à 18 % en 2018, au moment de la crise des gilets jaunes. Cela nous renseigne donc sur la manière dont la société se perçoit.
Les bénéficiaires des prestations d'assistance sont très concernés par le sentiment de pauvreté subjective, tout comme des catégories, qui sans être pauvres objectivement, vivent dans un sentiment d'insécurité et ont du mal à se projeter dans l'avenir : les petits indépendants, commerçants et artisans, les petits retraités, surtout lorsqu'ils ne sont pas propriétaires de leur logement, qui ont le sentiment d'être pris en étau entre la stabilité de leurs pensions et l'augmentation de leurs dépenses de loyer, etc. Ces personnes perçoivent le futur comme une menace de dégradation inéluctable. Ce sentiment d'insécurité par rapport à l'avenir est la caractérisation la plus robuste que nous avons pu identifier. Ces indications nous permettent d'avoir une plus grande réactivité que les données classiques, car elles sont issues de travaux réalisés en année N. Elles ne se substituent en aucune manière aux autres mesures objectives, telles que l'évolution du nombre d'allocataires du RSA ou des minima sociaux, le nombre de personnes demandant de l'aide aux associations, etc. Mais la pauvreté est irréductible à la dimension monétaire. Elle est multidimensionnelle et la meilleure approche pour l'étudier est comparative.
J'ai consacré ma thèse à la sortie des situations de pauvreté en alliant les approches monétaire, administrative, « en conditions de vie », ou subjective de la pauvreté. J'ai considéré qu'un individu était sorti de la pauvreté dès lors que son revenu était supérieur au seuil de pauvreté monétaire relative, fixé à 1 063 euros nets par mois, qu'il n'était plus contraint de demander les minima sociaux, ne faisait pas, ou plus, l'expérience d'un cumul de privations répertoriées par l'Insee, ne s'estimait pas, ou plus, pauvre, et qu'il disposait de la possibilité de se maintenir dans cette situation de manière durable.
D'après les associations caritatives, la crise sanitaire aurait fait basculer environ un million de personnes dans la pauvreté monétaire relative, en plus des 9,3 millions qui vivaient déjà en dessous du seuil de pauvreté. Parmi ces entrants dans la pauvreté, on compte notamment des étudiants, des jeunes, des intérimaires, des auto-entrepreneurs, des artisans, des travailleurs aux revenus modestes ou des personnes ayant fait l'expérience du chômage partiel. Les sociologues ont principalement étudié les causes de l'entrée dans la pauvreté, mais moins la sortie de cette situation. C'est pour cela que j'ai choisi de m'intéresser aux trajectoires de sorties de la pauvreté pour en déterminer les éléments constitutifs et comprendre pourquoi, à situation comparable, certains ménages parviennent à en sortir, pendant que d'autres n'y arrivent pas. Comme d'autres chercheurs, j'ai pensé la sortie de la pauvreté comme un enchaînement d'événements en interaction, en m'appuyant sur des données objectives comme subjectives, et sur les caractéristiques des territoires dans lesquels vivent les personnes, car les conditions objectives de la pauvreté varient en fonction du temps, du lieu de résidence et des représentations qu'en ont les individus.
Pour identifier les facteurs et les processus à l'oeuvre, j'ai allié un suivi quantitatif, basé sur des données chiffrées de la Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF), et un suivi qualitatif, sur la base d'entretiens semi-directifs à caractère biographique auprès de ménages de travailleurs pauvres et de travailleurs fragiles, c'est-à-dire auprès de ménages composés d'au moins un membre en âge de travailler et dont les ressources sont soit inférieures ou égales au seuil de pauvreté monétaire définie par l'Insee, soit supérieures à ce seuil grâce aux aides sociales.
J'ai pu distinguer trois grands types de parcours qui relèvent chacun d'un entrelacs d'événements de différentes natures : des parcours de sortie de la pauvreté, des parcours de pauvreté intermittente et des parcours d'installation dans cette situation. J'ai identifié dans la sortie de la pauvreté plusieurs facteurs : un emploi stable, à temps complet, procurant un revenu d'activité supérieur au SMIC ; la constitution d'un couple stable, composé de deux actifs ; la solidarité familiale ; le bénéfice éventuel d'aides institutionnelles. Quand ces éléments ne sont pas réunis, on observe des allers-retours entre des situations de pauvreté et de non-pauvreté, à cause de l'existence de freins à l'emploi - absence de diplômes et d'expérience professionnelle, discriminations sexuelles ou raciales, problèmes de mobilité ou difficultés à faire assurer la garde des enfants - et de ressources relationnelles insuffisantes. Ce parcours rassemble des actifs qui ont à la fois des difficultés à s'insérer durablement sur le marché du travail et des conditions d'emploi et de travail dégradées. Ces personnes font l'expérience de la précarité professionnelle, et, bien souvent, leur tissu familial est fragilisé. Elles sont contraintes d'ajuster les différentes dimensions de leur existence sur la base de privations.
Enfin, j'ai pu identifier quatre obstacles à la sortie d'une situation de pauvreté : la maladie, la monoparentalité, un retrait progressif du marché du travail et l'isolement social.
La combinaison des deux méthodes d'enquête, quantitative et qualitative, révèle le décalage entre la manière dont la pauvreté est saisie par l'administration et la manière dont elle est vécue par les acteurs. La notion de sortie de la pauvreté ne se réduit pas à une question de revenus. Il faut tenir compte d'autres indicateurs : la position sociale, la stabilité professionnelle liée au type de contrat de travail, la qualité de l'emploi occupé, la satisfaction éprouvée dans le travail, la possibilité de se nourrir et d'accéder aux loisirs, les caractéristiques des réseaux familial, amical et de voisinage, ou encore la possibilité, ou non, de se passer des aides sociales de manière durable, et donc de se projeter dans l'avenir.
J'évoquerai plus particulièrement les conséquences des phénomènes de paupérisation et de précarisation sur la cohésion sociale. Comme les économistes, les sociologues s'appuient sur des indicateurs statistiques objectifs, mais la spécificité de leur approche est de partir des expériences vécues. Leur but est d'explorer les consciences individuelles pour expliquer les comportements sociaux. Pour cela, nous utilisons les méthodes de la sociologie compréhensive, par le biais notamment d'entretiens semi-directifs, pour essayer de saisir ce que ressentent les personnes, ce qui les motive.
Les sociologues mettent ainsi au jour ce que les statistiques ne disent pas : le sentiment de honte, de dévalorisation, d'être rabaissé socialement, de ne pas être reconnu, voire d'être rejeté. Cela renvoie à l'articulation entre une condition sociale - l'insuffisance de revenus pour vivre au quotidien - et une position sociale - subalterne, inférieure, stigmatisée. L'expérience vécue de la pauvreté et de la précarité qui se dégage des entretiens avec les personnes concernées révèle un déficit de protection : le fait de manquer de supports pour vivre au quotidien normalement, de ne plus pouvoir compter sur personne pour pouvoir assurer sa subsistance et une condition de vie acceptable. Mais les entretiens révèlent aussi un déni de reconnaissance par la société. Ce sentiment est double, celui de ne plus pouvoir compter sur personne et celui de ne plus compter plus pour personne, un manque de protection et un manque de reconnaissance.
L'enjeu est aussi d'appréhender ces concepts de façon dynamique, afin de comprendre les trajectoires, comment on entre et on sort de la pauvreté, pourquoi on s'y maintient, parfois très longuement.
J'ai étudié, dans mes travaux, le processus de disqualification sociale. J'ai distingué une phase de fragilité, assez proche de ce que l'on entend souvent par le terme de précarité, une phase de dépendance, proche de ce que l'on peut appeler la pauvreté institutionnelle, c'est-à-dire définie à partir de l'assistance, et enfin une phase de rupture ou de marginalité sociale.
Au fond, ces concepts renvoient à la question des liens qui attachent les individus entre eux et à la société. Dans le processus de disqualification sociale, les liens sociaux se fragilisent peu à peu ou se brisent. C'est pourquoi il est important d'étudier ces liens, car la dimension économique n'est pas seule en cause : le lien à la famille - le ménage, le lien de filiation, le lien avec ses enfants ou avec ses parents vieillissants -, le lien de participation élective - la vie associative, le réseau avec les personnes que l'on choisit de fréquenter dans la vie sociale -, le lien de participation organique, qui renvoie au monde du travail et aux relations professionnelles, et le lien de citoyenneté, que l'on entretient en tant que membre d'une société politique. Chaque lien apporte potentiellement une forme de protection et une forme de reconnaissance. Ce que nous cherchons à appréhender est le processus d'affaiblissement ou de rupture d'un ou de plusieurs de ces liens, qui entraîne un déficit de protection et un déni de reconnaissance.
Si la pauvreté est un processus global de disqualification sociale entraînant la perte d'un ou plusieurs liens sociaux, alors le risque est qu'une partie de la population se retrouve non attachée au reste de la société, ce qui renvoie au concept de « fracture sociale », beaucoup utilisé lors de la campagne présidentielle de 1995 et qui a quelque peu disparu depuis. La question des inégalités est sous-jacente, car le risque de rupture des liens sociaux varie fortement en fonction des milieux. Combattre les inégalités contribue donc à lutter contre la dégradation de la cohésion sociale. La pauvreté est une question qui concerne l'ensemble du corps social, car les personnes qui perdent peu à peu leur attachement social perdent en même temps leur confiance dans les institutions, et finalement la cohésion républicaine et sociale s'en trouve affaiblie. L'analyse de la précarité est un bon moyen d'analyser notre société dans sa globalité.
Merci pour ces éclairages précieux.
Monsieur Duvoux, il est difficile en effet de mesurer la précarité et la pauvreté. La réalité est difficile à appréhender. Un seul exemple : le chômage se définit-il par le nombre d'inscrits à Pôle emploi, ou par le concept plus large, de « halo » autour du chômage ? Aucun indicateur n'est parfait. Êtes-vous parvenus à modéliser un système qui serait plus performant que celui dont on dispose aujourd'hui, qui se caractérise par un décalage temporel - de deux ans pour ce qui concerne le taux de pauvreté, voire un décalage avec la réalité perçue sur le terrain par les associations ?
Madame Auzuret, vous avez montré que la sortie de la pauvreté est un phénomène global, multifactoriel. Estimez-vous que l'accompagnement social est satisfaisant ? Dispose-t-on des outils de politique publique adéquats pour aider ces personnes ?
Monsieur Paugam, je partage votre analyse sur les enjeux de considération et de liens sociaux, mais j'ai en tête une expérience qui n'a pas été très heureuse en la matière, non pas tant parce qu'elle n'a pas réussi, que parce qu'elle a été controversée. La question est bien de savoir ce qui fait le lien social. Dans l'Isère, nous avons expérimenté la « réciprocité sociale », avec le but d'éviter à tout prix que les gens décrochent, quitte à adopter une démarche contraignante, au travers notamment du contrat d'engagement réciproque dans le cadre du RSA. Cela n'a pas été forcément bien perçu par tout le monde... La question est donc de savoir comment recréer le lien social, dans des conditions politiquement acceptables et dans le respect des personnes, en évitant qu'elles ne s'isolent.
Enfin, auriez-vous fait le même diagnostic sur la situation de la pauvreté dans sa dimension statistique et notre capacité d'accompagnement des personnes il y a dix ans ? Avons-nous progressé en la matière ?
La statistique publique fait des efforts importants pour rapprocher les données et limiter leur antériorité par rapport à leur publication. Mais ce décalage temporel est inhérent à la robustesse des analyses. Alors est-il possible de réconcilier robustesse et réactivité ? Pour étudier le sentiment de pauvreté, nous nous appuyons sur le baromètre produit par la Drees et constitué de données rassemblées sur la base d'enquêtes très solides. Il y a un décalage inévitable entre les mesures objectives et l'appréhension subjective de la société. Ces outils sont utiles pour rapprocher une mesure et une expérience. On ne parviendra jamais à combler parfaitement ce hiatus, qui peut en lui-même s'avérer utile à la compréhension de notre société, notamment face à des variations importantes ou suite à un épisode ayant des fondements économiques et sociaux très nets.
Néanmoins soyons très prudents vis-à-vis de la situation actuelle car on peut avoir des mouvements contre-intuitifs. Si le niveau de vie médian s'affaisse complètement en France en 2020 du fait du décrochage économique, le taux de pauvreté monétaire baissera. C'est pourquoi il faut une vision réflexive comparative, ce qui n'empêche pas d'identifier des zones à risque.
Pour ce qui est de la déliaison, de la rupture des liens sociaux, il y a aussi, dans les phénomènes qui nous intéressent, des personnes qui sont en emploi durablement précaire ou discontinu et dont la situation et l'expérience vécue interrogent le corps social autrement. Ces conditions de pauvreté s'expriment selon différentes modalités. Nous devons nous donner la vision la plus juste des situations concrètes que vivent les personnes et les groupes.
Je n'ai pas de système parfait à proposer. Chacun doit travailler à s'améliorer et ne pas rester en silo, c'est le plus important.
La crise des gilets jaunes a beaucoup interpellé. Cette vague sociale comportait bien sûr des aspects socio-économiques, mais l'absence de reconnaissance, le sentiment de mépris en sont également une composante évidente. Nous avons été alertés sur le fait que des situations qui nous paraissaient ne pas relever de la déliaison sociale pouvaient néanmoins engendrer une très grande souffrance et une très grande colère vis-à-vis du fonctionnement de la société et des institutions. Cela a plus de sens à la fin des années 2010 qu'une quinzaine d'années auparavant.
J'en viens à l'accompagnement des personnes en situation difficile. Le pire, c'est le caractère incantatoire de messages politiques déconnectés des réalités. Les plus modestes sont pris en étau entre une pression parfois coercitive pour retourner au travail et l'absence d'emplois disponibles. C'est une injonction paradoxale, qui s'est renforcée ces dernières années.
Actuellement, la fracture sociale est peut-être moins présente à l'esprit de nos concitoyens qu'il y a quelques décennies alors qu'elle est objectivement plus profonde.
L'accompagnement à la sortie de la pauvreté est en quelque sorte un angle mort de ma thèse. Ce que je peux dire, c'est que les personnes en situation de pauvreté ou de précarité développent tout un ensemble de pratiques et de stratégies pour se maintenir dans une trajectoire ascendante, ce qui montre, en creux, la faiblesse de l'accompagnement institutionnel et social qui leur est proposé.
Les propos des personnes en situation de pauvreté témoignent de difficultés de coordination entre les institutions ou de difficultés à s'y retrouver. Les cases des documents administratifs ne correspondent pas à la complexité des situations. Associé aux problèmes d'inclusion numérique, cela peut créer du non-recours aux droits.
Il y a, effectivement, des injonctions contradictoires liées au travail. Les personnes en situation de pauvreté ou de précarité peinent à entrer sur le marché du travail, faute de ressources nécessaires pour y parvenir, telles qu'un réseau familial ou des diplômes.
Par ailleurs, on assiste de plus en plus à la formation d'un halo de la pauvreté, avec une partie de la population non pauvre au sens monétaire mais qui se sent pauvre et une autre partie pauvre au sens monétaire mais qui, grâce à un soutien familial par exemple, ne se considère pas comme pauvre.
La stagnation des salaires et l'augmentation du coût de la vie, et notamment des dépenses pré-engagées dans le revenu disponible, font que des ménages se retrouvent étranglés et rejoignent ainsi ce halo de la pauvreté. Ils s'inscrivent dans des processus de privation qui limitent leur participation pleine et effective à la société et à la citoyenneté.
Il me semble important de mettre en rapport les indicateurs d'état et les indicateurs de dynamique. Ce n'est pas du tout pareil d'être pauvre une année donnée et de l'être de façon durable. La formation de ce halo de la pauvreté provient aussi de l'absence de reconnaissance, du déni dont les personnes en situation de pauvreté sont victimes.
Le halo de la pauvreté est également en rapport avec les gilets jaunes et la multitude de visages qui nous y avons vus : travailleurs, jeunes actifs, familles monoparentales, retraités, étrangers... On constate une inadéquation entre la pauvreté monétaire et la pauvreté subjective. Il est important d'y prêter attention.
Je ne connais pas l'expérience en Isère à laquelle vous avez fait référence, Madame le rapporteur, et serai peut-être en difficulté pour vous répondre sur ce point.
On pose la question du lien social en référence aux personnes qui ne sont pas bien intégrées. On veut les reprendre sous l'aile de l'État. Cette façon de faire traduit une grande difficulté. Les travailleurs sociaux chargés de ce retissage se sentent souvent bien seuls. On délègue le lien social à des spécialistes alors que c'est toute la société qui est impliquée.
Les différents types de liens sociaux renvoient aux fondements de la société, c'est-à-dire aux différents types de morales telles qu'elles se sont constituées dans notre société : le lien de filiation, c'est la morale domestique ; le lien de participation élective, c'est la morale associative ; le lien de participation organique, c'est la morale professionnelle ; enfin le lien de citoyenneté, c'est la morale civique. À partir de ces quatre types de morale, on fait société et c'est en les articulant qu'on fabrique le tissu social.
On a construit le modèle social français en misant sur la stabilité professionnelle et en adossant la protection sociale au salariat. Tout le modèle reposait sur ce socle ; or, il s'effrite depuis plusieurs décennies. On est aujourd'hui dans une situation très compliquée avec une norme d'intégration sociale qui passe inévitablement par l'emploi alors que ces populations ne parviennent pas à y accéder. Le décalage entre les normes prescrites et les capacités réelles des personnes à s'y conformer crée un mal-être généralisé dans la société française. Nous sommes conduits à réfléchir à une politique plus globale qui permette de repenser la protection, pour combler son déficit vis-à-vis de plusieurs millions de personnes, et à développer une politique de la reconnaissance dans notre société, notamment en luttant contre les discriminations et les stigmatisations de certaines populations.
Pour pouvoir faire évoluer une société qui en a bien besoin, il faut un élan global de solidarité. Je l'ai ressenti dans les années 1990. Ce n'est pas un hasard si, en 1995, tous les candidats à l'élection présidentielle parlaient de la fracture sociale. Elle n'est plus à l'ordre du jour alors que c'est la question fondamentale que l'on doit aborder. Il faut cet élan, cette envie de reconstruire un autre modèle social pour repartir sur une autre logique, plus inclusive. À l'échelon local, il y a des expériences intéressantes, comme « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Mais pour le moment, les conditions pour susciter cet élan ne me semblent pas réunies.
Nous vous remercions très sincèrement pour vos présentations. Je note que, si vos visions sont différentes, vous avez tous parlé de l'effet de silo.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 40.