Au cours d'une seconde séance tenue dans l'après-midi, la commission a procédé à l'audition de M. Patrick Bazin, directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon.
Après avoir rappelé l'intérêt particulier de la commission pour la question de la numérisation des collections patrimoniales qui sera au coeur de ses travaux des prochains mois, M. Jacques Legendre, président, a interrogé M. Patrick Bazin sur les termes de l'accord conclu entre la Bibliothèque municipale de Lyon et la société Google.
A titre liminaire, M. Patrick Bazin a précisé qu'il était attentif depuis de nombreuses années à la question de la numérisation. Il a mentionné ainsi sa participation, en tant que bibliothécaire, au groupe de travail sur les nouvelles technologies de la mission de préfiguration de la Bibliothèque nationale de France. Dans ce cadre, il a indiqué qu'il avait préconisé une numérisation massive, en mode image et en mode texte, d'une partie des collections de la future BNF.
Il a relevé, ensuite, que compte tenu des compétences acquises dans ce domaine, il avait oeuvré à l'introduction des nouvelles technologies de communication dans le fonctionnement de la Bibliothèque municipale de Lyon, lui permettant, dès 1992, d'être la première bibliothèque publique française connectée au réseau Internet, mais aussi de mettre en ligne des documents numérisés.
Il a regretté toutefois de n'avoir pas réussi à développer en interne un process de numérisation, ce qui aurait permis une numérisation en masse des collections de la Bibliothèque municipale de Lyon afin de donner accès, au plan national et international, à une des plus riches collections de France.
Après avoir mentionné l'objectif de démocratisation de l'accès au patrimoine, il a noté que dans le débat actuel autour de la numérisation des collections par la société Google, ne se faisait entendre que l'opinion des éditeurs, reléguant à l'arrière plan le point de vue divergeant des bibliothécaires. Il a rappelé ainsi que ces derniers étaient particulièrement attachés à l'accès à la connaissance et aux livres.
Abordant l'accord conclu entre la Bibliothèque municipale de Lyon (BML) et Google, M. Patrick Bazin a fait remarquer qu'il résultait d'une procédure d'appel d'offres, lancée en 2007 par le conseil municipal de la ville de Lyon, et de la décision de ce même conseil, à la fin du mois de juillet 2008, d'accorder à Google un marché de numérisation. Il a indiqué que les spécifications figurant dans le cahier des charges devaient permettre de sélectionner un prestataire en mesure de numériser gratuitement pour le compte de la bibliothèque de Lyon entre 450 et 500 000 volumes de livres antérieurs au XXe siècle et libres de droit, et de mettre en ligne des ouvrages pour le compte de cette même bibliothèque. Il s'agissait de fournir des fichiers numériques en mode image et en mode texte pour, d'une part, créer une bibliothèque numérique propre à la ville de Lyon et, d'autre part, les rendre accessibles sur Internet. En échange, Google disposait de l'usage total de ces fichiers, y compris à des fins commerciales, la Bibliothèque municipale de Lyon s'engageant à renoncer à tout usage commercial pendant vingt-cinq ans. La numérisation des ouvrages devait s'échelonner sur une période de dix ans et répondre à des exigences de sécurité, la Bibliothèque municipale de Lyon n'étant pas en mesure d'accueillir un centre de numérisation.
Il a indiqué que sur les cinquante-huit dossiers retirés dans le cadre de la procédure d'appels d'offres, une seule proposition leur avait été faite, celle de la société Google.
Il a poursuivi son propos en précisant que la société choisie avait d'ores et déjà construit le centre de numérisation et qu'elle procédait actuellement à des recrutements, tandis que la Bibliothèque municipale de Lyon entrait dans la phase de sélection des ouvrages à numériser. Les critères de sélection sont essentiellement pratiques, excluant la numérisation d'ouvrages trop fragiles ou pas encore libres de droit. Il s'est refusé à définir des critères intellectuels, répondant ainsi à la polémique, commencée en 2004 qui mettait en avant la nécessité de mener des campagnes de numérisation correspondant à des objectifs intellectuels prédéterminés. Il a rappelé qu'il avait mené précédemment des campagnes de numérisation ciblées, citant l'exemple de la numérisation de la Revue du Lyonnais, en partenariat avec la BNF, ou des manuscrits mérovingiens et carolingiens appartenant au fonds ancien de la Bibliothèque municipale de Lyon.
Relevant les critiques faites à l'égard d'une numérisation de masse des collections, M. Patrick Bazin a souligné qu'il s'avérait difficile d'anticiper, à l'époque du numérique, les usages que les publics seraient amenés à faire des corpus numérisés. Il a plaidé pour le développement d'outils d'engineering textuel facilement utilisables, contribuant à une diversification des usages du patrimoine sur Internet.
Il a précisé enfin que la phase de numérisation devrait débuter très prochainement et que les fichiers numériques seraient récupérés à partir d'un serveur en fonction de la capacité de classement sur les serveurs de la Bibliothèque municipale de Lyon.
Après avoir affirmé l'attachement particulier qu'il portait au développement d'une bibliothèque numérique, il a soutenu l'importance de combiner la valorisation du patrimoine de la bibliothèque de la ville de Lyon avec celui d'autres bibliothèques à travers le monde. Relevant la richesse des notices bibliographiques de certains ouvrages, il a considéré que les métadonnées étaient un facteur de développement du « web sémantique », car elles concouraient à une meilleure accessibilité des contenus informatiques mis au service d'un large public. A ce titre, il a signalé le rôle de contribution des chercheurs pour compléter les corpus existants, dans le cadre d'une bibliothèque numérique conçue comme un espace de travail collaboratif.
Il a fait observer également que la Bibliothèque municipale de Lyon souhaitait contribuer aux projets de portails numériques européens Gallica et Europeana.
Relevant le rôle pionnier, avec la BNF, de la Bibliothèque municipale de Lyon, M. Patrick Bazin a considéré que le développement des bibliothèques numériques publiques contribuait à la valorisation et à la pérennisation du patrimoine mondial.
Abordant les critiques faites relative aux caractéristiques culturelles et linguistiques du moteur de recherche « Google recherche de livres », il a fait observer que si la numérisation des collections françaises n'était pas initiée par la France, elle pourrait l'être par d'autres pays, à l'exemple des bibliothèques universitaires américaines qui possèdent des ouvrages anciens français. Il a souligné ainsi l'enjeu majeur que représente la constitution d'une bibliothèque numérique spécifique et la diffusion de fichiers numériques par d'autres sources à partir des collections françaises.
a souligné, tout d'abord, qu'il serait stupide de désigner Google à la vindicte publique, rappelant que chacun utilisait quotidiennement les moteurs de recherche proposés par cette société. Il s'est inquiété néanmoins des conditions de mise en ligne, par Google, des fichiers provenant de la numérisation des documents de la BML, insistant sur le fait que cette diffusion mondiale se ferait sans accompagnement et sans outils critiques. Il s'est interrogé, en outre, sur l'incidence de la décision prise par la BML de numérisation au moyen d'un opérateur privé, sachant qu'un certain nombre de bibliothèques de la région Rhône-Alpes fonctionnaient en réseau.
s'est étonné de la longueur de la période de vingt-cinq ans pendant laquelle Google bénéficiera d'un monopole de commercialisation des fichiers numérisés de la BML.
a souhaité connaître le montant que la ville de Lyon aurait dû investir si elle avait elle-même procédé à la numérisation d'une partie du fonds de la BML.
s'est étonné, d'une part, qu'une seule société ait répondu à l'appel d'offres de la BML et que, d'autre part, aucune société française ou européenne ne soit en mesure de répondre à cette demande de prestation.
a souhaité savoir si, durant la période de vingt cinq ans pendant laquelle la BML ne pouvait commercialiser les fichiers numérisés par Google, elle pouvait néanmoins en avoir l'utilisation pour notamment les confier à Gallica et Europeana et si, pour cette même période, une clause de l'accord passé avec Google imposait à cette société une indexation et une hiérarchisation culturelles et intellectuelles des oeuvres mises en ligne. Il s'est enfin interrogé sur le fait que, si Google pouvait amortir son investissement sur vingt cinq ans, la BML ne pouvait elle le faire.
Tout en relevant les critiques formulées à l'égard de l'attitude de certains intellectuels sur la question de la numérisation, M. Jack Ralite s'est déclaré affecté par la solution retenue, qu'il a jugée inacceptable. Il a souligné la faillite du politique sur cette question, et a déclaré ne pas partager les conclusions de M. Patrick Bazin. Il a encouragé les différents partenaires à créer des liens pour assurer l'avenir et se prévaloir de toute crise dans le domaine de l'immatériel, compte tenu de l'absence de garantie sur la pérennité de la société Google.
Il s'est interrogé sur le pilotage du partenariat proposé redoutant une appropriation du domaine public par une société privée.
Il a fait part de son scepticisme en matière de procédés techniques de conservation des données numériques, même s'il a souligné le mérite du directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon de ne pas prendre de retard sur ce plan.
a constaté la tendance à la commercialisation des marques immatérielles, à l'exemple du Louvre. Dénonçant les pratiques « sorcières » de la société Google, il s'est inquiété des éventuelles conséquences pour la Bibliothèque municipale de Lyon.
Il a enfin affirmé « l'impuissance démissionnaire » des sociétés privées françaises et de France Télécom dans le domaine de la numérisation des documents papiers.
a apporté les réponses suivantes :
- s'agissant des conditions de la mise à disposition de livres par Google ou par une bibliothèque, il existe bien une différence mais aussi une complémentarité qui milite pour l'accord passé par la BML. En effet, « Google livres » est un outil très efficace utilisé par un grand nombre de personnes différentes, particuliers ou chercheurs, mais cet outil reste une juxtaposition de documents qui, à terme, ne répondra pas pleinement aux besoins sophistiqués de la population et qui conduira au nécessaire développement de réseaux de bibliothèques numériques publiques ;
- le retard pris pour la numérisation des fonds des bibliothèques publiques oblige à mettre les moyens, qui sont limités, sur l'ingénierie de la connaissance plutôt que sur la scanérisation en masse des livres. Le recours à un opérateur privé comme Google qui certes détient une forme de position dominante mais aussi une « force de frappe » technique, doit permettre de rattraper ce retard. Devant ce défi mondial considérable, il semble inévitable de s'orienter vers une complémentarité et une articulation des solutions privées et publiques, en prenant bien évidement un certain nombre de précautions comme cela a été fait par la BML ;
- concernant le réseau des bibliothèques de la région Rhône-Alpes, le projet de la BML semble avoir suscité une volonté des universitaires de la communauté urbaine de Lyon de se lancer dans une opération de numérisation de masse et un projet de pôle numérique de l'agglomération lyonnaise a été réactivé ;
- au moment de la rédaction du cahier des charges de l'appel d'offres, la BML ne savait pas si un prestataire serait intéressé par la proposition et pourrait y trouver son compte. Par ailleurs, la vocation première d'une bibliothèque publique n'est pas de commercialiser des produits mais de faciliter l'usage des collections ;
- à la fin de l'année 2005, la ville de Lyon avait réalisé une estimation pour la numérisation et la mise en ligne de 100 millions de pages qui s'élevait à 60 millions d'euros TTC ;
- la BML s'est également étonnée de n'avoir reçu qu'une réponse à son appel d'offres et de l'absence d'intérêt de France Télécom. A la fin des années quatre-vingts, la France a manqué l'occasion de se lancer dans un grand projet de bibliothèque numérique de niveau international. A l'époque, un certain nombre d'intellectuels français ne voulaient pas comprendre l'importance du numérique et ce sont parfois les mêmes qui aujourd'hui critiquent la BML. Il faut être conscient que la génération des 14-30 ans est en train de quitter le livre papier, qui n'est désormais qu'une des composantes du dispositif culturel ;
- s'agissant de l'indexation des oeuvres mises en ligne sur « Google livres », la BML n'a pas eu d'exigence ; mais elle compte exercer son métier de bibliothécaire en fournissant aux différents publics ses propres indexations du corpus lyonnais ;
- Europeana n'est pas une bibliothèque numérique mais un portail intelligent qui est en développement. La BML s'est engagée à ne pas transférer en masse vers un tiers les fichiers numérisés par Google, mais la possibilité est laissée aux usagers de la BML de télécharger gratuitement des ouvrages à l'unité. L'accord passé entre la BML et Google sera publié prochainement.
En conclusion, M. Jacques Legendre, président, a remercié M. Patrick Bazin pour les réponses concrètes qu'il a apportées. Il a salué l'effort réalisé en faveur des bibliothèques lors de la construction de la BNF et la politique du livre conduite sous la présidence de François Mitterrand. Il a reconnu que les évolutions actuelles avaient été peu perçues par les différentes parties prenantes au cours de la décennie précédente.
Il a exprimé le souhait que la richesse des collections de l'ensemble des bibliothèques en France puisse être mise en réseau, saluant certaines initiatives en ce sens.
Enfin, il s'est déclaré favorable à l'utilisation des nouvelles technologies de communication, sous réserve de ne pas aliéner le trésor de la mémoire nationale conservé dans les bibliothèques.
Puis la commission a désigné Mme Lucienne Malovry pour siéger au comité de suivi de la mission commune d'information sur la situation des départements d'outre-mer.