Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies

Réunion du 17 septembre 2020 à 9h30

Résumé de la réunion

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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de René-Paul Savary

Nous poursuivons nos travaux avec l'audition, ce matin, de Mme Marisol Touraine.

Madame, mes chers collègues, je vous prie tout d'abord d'excuser l'absence de M. Alain Milon, président de cette commission d'enquête, retenu dans son département.

Vous avez été, madame Touraine, ministre de la santé de mai 2012 à mai 2017 et vous êtes actuellement présidente de l'organisation internationale Unitaid. Vous avez été entendue, le 1er juillet dernier, par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale. Votre mandat a précédé celui du gouvernement actuel et vous avez eu à connaître des crises sanitaires, notamment celle d'Ebola.

Nous aurons l'occasion de revenir sur certains points, qu'il s'agisse de la réorganisation des agences sanitaires, de la doctrine applicable en matière de masques - nous avons eu une discussion de plusieurs heures à ce sujet, hier - et du contrôle de son application ou encore de l'affectation des masques en cas de plan d'urgence.

Je vais vous donner la parole pour un propos introductif, mais, au préalable, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, je vais vous demander de prêter serment.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marisol Touraine prête serment.

Debut de section - Permalien
Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé

Mon propos liminaire sera bref car l'essentiel de mon audition consistera, je crois, en nos échanges ultérieurs, afin que je puisse vous apporter les précisions que vous me demanderez sur tel ou tel point.

J'ai été ministre de la santé de 2012 à 2017. Au cours de cette période, même si nous n'avons pas connu de crise sanitaire aussi intense que celle que nous connaissons aujourd'hui - crise tout à fait exceptionnelle en raison de son caractère mondial et durable -, j'ai été amenée à traiter d'un certain nombre de situations : un coronavirus - le MERS-CoV, en 2013, beaucoup moins agressif que celui de la covid-19 -, la crise d'Ebola, qui a été particulièrement intense et qui m'a amenée à traiter de la question des stocks stratégiques, et des crises touchant les territoires ultramarins, dont les répercussions commencent à arriver en métropole : Zika, la dengue et le chikungunya. Par ailleurs, les attentats terroristes de 2015 et de 2016 ont également sollicité, bien que de manière différente, les services hospitaliers et le ministère ; ils ont posé la question de la réaction d'urgence et ont conduit à compléter la composition des stocks stratégiques.

La sécurité sanitaire a été pour moi une priorité constante depuis le premier jour de mes fonctions. Par-delà les crises d'ampleur, un ministre de la santé est confronté de manière quasi hebdomadaire à des situations de crise liées à des produits sanitaires ou à des procédures en cours - je pense par exemple à des essais cliniques - ; ce ministère est donc devenu un ministère de crise, qui doit gérer des urgences et des crises de diverses natures et qui doit mettre en place des protocoles, variables selon les situations, de prise en charge d'urgence de personnes, de situations et d'organisations.

Quand je suis arrivée au ministère, j'ai indiqué que la sécurité sanitaire serait l'une de mes priorités - pas la seule, évidemment - puisque j'avais été affectée par la crise de la grippe H1N1. À l'occasion de cette crise, la question de la nature et des modalités d'approvisionnement des stocks à détenir avait été posée ; j'ai donc soulevé, dès 2012, le sujet de la procédure d'acquisition, non des masques, qui ne posaient pas de difficulté particulière à ce moment-là, mais des vaccins antigrippaux.

Ainsi, la question des stocks stratégiques a été présente à mon esprit dès le départ et elle l'est restée tout au long du mandat. Je l'ai examinée périodiquement à l'occasion de crises ou d'interrogations stratégiques, quant à la manière d'envisager la réponse à apporter à certaines situations, comme l'épidémie de variole, sujet majeur de 2012 à 2017.

Quand je me suis trouvée confrontée aux enjeux de sécurité sanitaire et, au-delà, de santé publique - il me semble en effet important de resituer la question de la sécurité sanitaire dans le cadre plus général de l'approche de santé publique -, il m'est apparu que l'une des faiblesses du système français résidait dans l'éparpillement des agences chargées de questions de santé publique. C'était particulièrement frappant quand on procédait à des comparaisons internationales ; la France n'a pas une histoire, une culture, une tradition de santé publique, contrairement à certains autres pays et cette culture doit être rattrapée.

J'ai consacré beaucoup d'énergie et d'engagement, y compris devant vous, mesdames, messieurs les sénateurs, pour réorganiser notre système d'agences sanitaires - je vous remercie d'ailleurs de votre soutien sur cette démarche, puisque ma réponse à l'éparpillement des agences a résidé dans la création de créer Santé publique France, adoptée à l'unanimité des deux chambres - et pour lancer des actions de santé publique et de prévention par rapport au tabac, à l'alimentation ou à d'autres sujets.

Il faut l'avoir à l'esprit, la sécurité sanitaire s'inscrit dans une démarche globale de santé publique, dans une démarche populationnelle ; c'est le troisième point sur lequel je veux insister pour conclure mon propos. Ainsi, la question des doctrines est évidemment un enjeu majeur. Le ministre doit solliciter des organismes compétents - Haut Conseil de la santé publique (HCSP), sociétés savantes et structures internationales, comme l'Organisation mondiale de la santé (OMS) - pour définir le cadre de déploiement, de mise en oeuvre opérationnelle, d'une action ou d'une politique.

La création de Santé publique France visait précisément à rassembler dans une même structure l'expertise scientifique, l'analyse de la recherche médicale et scientifique, la mise en place de messages de santé publique et de prévention et la déclinaison opérationnelle des politiques. La question de la doctrine en matière de santé publique est donc importante ; elle relève d'organismes dont la compétence scientifique est reconnue. Cela ne signifie pas que cette doctrine ne peut pas être remise en cause par les responsables politiques - c'est même leur responsabilité et leur rôle -, mais l'analyse et la proposition initiale doivent procéder des organismes compétents.

La doctrine est un sujet de réflexion pour vous, je le sais. En matière de masques, elle a été fixée en 2011, mais la réflexion date de 2010 ; c'est très clair dans les documents qui existent. Elle se poursuit jusqu'à aujourd'hui, puisque l'avis du Haut Conseil de la santé publique de mars 2020 ne remet pas en question la doctrine d'utilisation des masques. Cela dit, la question des masques n'est, pour moi, qu'un élément parmi d'autres ; je voulais surtout indiquer le cadre général dans lequel j'ai inscrit mon action, dans lequel j'ai traité de questions importantes de sécurité sanitaire.

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Jomier

Nous avons passé beaucoup de temps, hier, sur la question des masques.

Ma première question est presque anecdotique : je souhaite comprendre la gouvernance du ministère. On nous a parlé d'une lettre datée d'octobre 2018, émanant du directeur de Santé publique France et adressée au directeur général de la santé, qui n'avait été transmise ni au cabinet ni à la ministre elle-même. Selon vous, est-ce de bonne gouvernance qu'une information de cette nature soit traitée directement par la direction générale de la santé ? Le ministre est confronté à des dossiers multiples et de grande ampleur ; le niveau de traitement de cette information se situe-t-il bien à l'échelon d'une direction générale ?

Par ailleurs, pouvez-vous nous aider dans notre réflexion sur l'organisation de la réponse à une crise sanitaire et sur notre organisation de santé publique ? François Bourdillon nous a indiqué, lors de son audition d'hier, que vous aviez voulu créer une grande agence de santé publique. Or, depuis le début de la crise, on constate que cette agence ne paraît pas occuper une place si importante ; nombre d'acteurs se sont plaints de ne pas avoir affaire à elle, de ne pas avoir d'interlocuteurs déconcentrés, de ne pas comprendre son rôle dans cette crise. Quelle devrait être sa place ? Est-elle complètement déployée ou est-elle encore en construction ? Quel doit être son rôle dans la gestion d'une crise sanitaire ?

De façon plus générale, au regard de l'organisation d'autres pays, comment résoudre les questions essentielles du pilotage d'une épidémie et de l'articulation de ce pilotage avec la décision politique ? Prenons l'exemple de la stratégie des tests. Où doit se décider la stratégie d'utilisation des tests ? On réalise plus de 1 million de tests par semaine, c'est beaucoup, en effet, mais on a le sentiment qu'il n'y a pas eu de définition d'une stratégie en la matière. Où et comment devrait s'élaborer un processus de stratégie des tests ?

Debut de section - Permalien
Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé

C'est aussi une question très globale, car il ne s'agit de rien de moins que de l'organisation institutionnelle de la gestion d'une crise.

Santé publique France est une agence assez jeune, car elle a 5 ans. Elle est encore en phase, sinon de croissance, du moins de maturation et de définition d'une culture à diffuser dans l'ensemble du pays.

Disons-le d'emblée, la taille et le périmètre d'action de Santé publique France me paraissent aujourd'hui satisfaisants. Je suis très dubitative face à certaines propositions d'élargissement du périmètre de cette agence. J'ai ainsi entendu évoquer l'idée d'un regroupement avec l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) ; je vous préciserai, si vous le souhaitez, le fondement de mes réserves structurelles fondamentales par rapport à ce rapprochement institutionnel. En tout état de cause, Santé publique France me semble être une structure bien installée et reconnue.

Quel doit être son rôle ? Santé publique France dispose de petites antennes au sein des agences régionales de santé (ARS). Depuis sa création, un débat oppose les partisans d'une autorité administrative indépendante et ceux, dont je suis, qui souhaitent placer clairement cette agence sous la tutelle du ministère de la santé ; c'est d'ailleurs ainsi dans les autres pays. En effet, lorsque l'on est confronté à des enjeux de souveraineté sanitaire et de protection de la population, il n'est pas envisageable que les décisions ultimes dépendent d'une autorité administrative indépendante et non du responsable politique.

Ma position à cet égard est très claire, peut-être est-elle aussi très traditionnelle : selon moi, en démocratie, ceux qui décident in fine doivent être ceux qui sont élus, ceux qui ont reçu un mandat de la population directement ou de façon déléguée, via le Président de la République. Le responsable politique doit assumer les décisions ; les agences et les administrations sont là pour éclairer, informer, suggérer et éventuellement - veuillez me pardonner cet anglicisme - challenger l'orientation du ministre.

Quelle place Santé publique France ou toute agence sanitaire doit-elle occuper dans la gestion d'une crise comme celle que nous connaissons ? Elle doit avoir une place de premier rang dans le conseil, y compris physiquement. En temps normal, Santé publique France, pour la période de 2015 à 2017, et les agences regroupées dans cet organisme - l'Institut de veille sanitaire (InVS), l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES), l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) et Addictions Drogues Alcool Info Service -, pour la période de 2012 à 2015, se réunissaient une fois par mois, autour du directeur général de la santé, pour traiter de l'ensemble des questions qui les intéressaient.

Par ailleurs, entre 2013 et 2017, peut-être dès 2012, il y avait une instance spécifique centrée sur le directeur général de la santé, le comité d'animation sanitaire des agences (CASA). J'ai renforcé l'importance de cette structure informelle, en l'inscrivant dans la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé ; c'est donc devenu un dispositif officiel. Il est présidé par le directeur général de la santé, voire, si les circonstances l'exigent, par le ministre chargé de la santé et il se réunissait, lorsque j'étais aux affaires, selon un rythme hebdomadaire autour du directeur général de la santé.

Par ailleurs se sont tenues des réunions régulières entre mon directeur de cabinet et les directeurs d'agence et j'ai moi-même rencontré ces derniers en période de crise. Ainsi, j'ai reçu, de façon très fréquente, lors de crises, le directeur de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et François Bourdillon m'a rencontrée lors d'épisodes de grippe, à propos du virus Zika, de la dengue et du chikungunya.

Ce fonctionnement peut, peut-être, être amélioré ou précisé, mais le fait qu'une agence fasse des propositions sur ses compétences à une autorité politique, laquelle arbitre et décide, me semble être le bon dispositif.

Vous m'interrogez spécifiquement sur les tests ; je n'ai pas été amenée à mettre en place ce genre de dispositifs, mais la définition d'une stratégie générale relève, à mon sens, de l'autorité politique, sur proposition, le cas échéant, d'une agence ou de la direction générale de la santé ; ensuite, sa déclinaison est confiée à des organismes spécifiques.

Debut de section - PermalienPhoto de René-Paul Savary

Quid de la lettre non transmise sur la stratégie des stocks ?

Debut de section - Permalien
Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé

Je vais vous indiquer la façon dont j'avais, pour ma part, défini les choses. Je viens de vous le dire, j'ai toujours considéré qu'il appartenait au ministre, au Premier ministre, au Président de la République, de décider ; les administrations sont là pour identifier les sujets qui relèvent de la décision politique. Voilà l'enjeu.

La question n'est pas : « est-ce que tout doit remonter au ministre ? » ; la réponse serait évidemment : « non », car, eu égard au nombre de décisions à prendre et d'arbitrages à rendre dans un ministère, notamment au ministère de la santé, dans lequel se posent quotidiennement des questions difficiles, tout ne peut remonter au ministre. L'enjeu est donc de définir clairement l'articulation entre le ministre et ses services.

Pour ma part, je l'ai indiqué à l'Assemblée nationale, je n'aurais pas imaginé qu'une décision jugée stratégique par mes services ne me soit pas soumise ; je ne peux évidemment pas dire que ce n'est pas arrivé, par définition. Ainsi, le lien de confiance que j'ai établi avec mes deux directeurs généraux de la santé successifs - Jean-Yves Grall d'abord, puis, pendant plus longtemps, Benoît Vallet, lequel a été, pour moi, un appui constant et d'une très grande fiabilité - a été un atout précieux. En effet, Benoît Vallet et moi nous accordions sur ce qui devait être arbitré à son niveau et ce qui devait remonter au mien. Cela dit, rien n'est écrit, rien n'est gravé en la matière, et un ministre peut faire des choix différents de son prédécesseur ou de son successeur.

J'avais clairement indiqué - et je crois avoir été entendue - que je devais être informée des choix stratégiques à opérer, mais tout cela relève du réglage quotidien, de l'informel ; c'est la vie d'une administration, ce ne sont pas des protocoles écrits. J'avais un lien direct avec Benoît Vallet, qui poussait facilement la porte de mon bureau et que j'appelais tout aussi facilement, sans protocole écrit.

Debut de section - PermalienPhoto de Sylvie Vermeillet

Je veux revenir sur Santé publique France. La création de cette agence a été la réponse que vous avez apportée à l'éparpillement des structures existant antérieurement ; vous souhaitiez qu'elle rassemble l'expertise, l'analyse de la recherche scientifique et d'autres missions. Vous avez déclaré que, selon vous, cette agence est aujourd'hui une structure bien installée et bien reconnue. Pourtant, il est ressorti des auditions que nous avons menées précédemment que, au contraire, Santé publique France n'est pas du tout reconnue. Les acteurs que nous avons entendus - responsables politiques, chefs de service ou autres - nous ont dit n'avoir quasiment jamais de contact avec Santé publique France, voire qu'ils n'en connaissaient pas l'existence. Pourquoi donc Santé publique France est-elle si peu connue ?

Par ailleurs, si Santé publique France a vocation à rassembler l'expertise et l'analyse de la recherche scientifique, pourquoi avoir eu besoin de constituer un conseil scientifique ? Quel est le défaut dans l'organisation actuelle ?

Enfin, quel est votre avis sur l'équilibre, ou le déséquilibre, que nous avons constaté, dans la gestion de cette crise, entre la médecine de ville et l'hôpital, sur la gestion très hospitalo-centrée de l'épidémie ?

Debut de section - Permalien
Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé

J'entends votre observation sur le caractère méconnu de Santé publique France pour certains observateurs ou acteurs. Je ne sais pas si ceux-ci avaient une meilleure connaissance des organismes antérieurs, mais l'installation des structures, des institutions, prend forcément un certain temps. Cinq ans, c'est peu, d'autant que l'agence a été préfigurée en 2015 mais qu'elle a été mise en place en 2016 et que ses premiers mois ont été consacrés à réunir, à rassembler, à organiser. Ainsi, au fond, cette agence a 3 ans de vie active ; elle est donc jeune et il faudra du temps.

Si l'on identifie, à l'occasion de cette crise, des manques, il faudra y répondre et étudier la façon de mieux installer Santé publique France dans le paysage, mais ma conviction demeure : Santé publique France est nécessaire. Son fonctionnement peut-il être amélioré ? Peut-être. Son identification par les partenaires peut-elle être renforcée ? Peut-être. Toutefois, a-t-on besoin, en France, d'une telle structure ? Clairement, oui.

Je le précise, sa création n'a pas été décidée sur un coup de tête. En 2013, j'ai demandé une étude comportant une comparaison internationale à Benoît Vallet, directeur général de la santé, et Françoise Weber, directrice générale de l'InVS ; ces deux personnes n'avaient pas de parti pris, puisque l'un était directeur général d'administration et que l'autre dirigeait une structure qui a été ensuite absorbée par Santé publique France.

Or il est apparu que la France était le seul pays de l'OCDE n'ayant pas de structure de cette nature. L'absence de cette structure exprimait bien sûr quelque chose : que la santé publique n'était pas l'approche privilégiée par la France. Nous sommes un très grand pays de médecine ; la culture médicale française, la culture du soin, est l'une des plus performantes et des plus remarquables au monde, parce qu'elle s'inscrit dans une histoire de plusieurs siècles ; la culture de la clinique a tout de même été inventée dans notre pays.

La culture de la santé publique a pris ses racines dans les pays anglo-saxons. Ce n'est pas parce que nous ne voulons pas que la médecine française ressemble à celle qui existe aux États-Unis ou au Royaume-Uni que nous ne devons pas prendre en considération la capacité des Britanniques, notamment, à conduire, depuis 1945, des études de santé publique sur des cohortes importantes. Quand on entend parler d'études portant sur 600 000 ou 900 000 individus, on réalise la marche à franchir. C'est pourquoi je maintiens que, si nous voulons que la France devienne aussi un grand pays de santé publique - et cela ne se fera pas du jour au lendemain -, nous avons besoin de Santé publique France.

Par conséquent, les éventuelles faiblesses de la perception ou de l'inscription dans le paysage sanitaire français de Santé publique France se résoudront non pas par le démantèlement de celle-ci mais par son amélioration. La difficulté de Santé publique France à s'imposer provient aussi de notre difficulté à penser à partir des catégories de santé publique. J'en avais fait une priorité ; cela fut une préoccupation constante pour moi.

Vous me demandez, en second lieu, pourquoi créer un conseil scientifique. Je peux comprendre que le Président de la République, auprès duquel est placé ce conseil, ait souhaité disposer d'un comité rassemblant des personnalités reconnues et d'horizons divers, pour éclairer sa décision. Cela ne me paraît pas choquant ni gênant dans le contexte de la crise très particulière que nous connaissons.

Il est toujours difficile de savoir comment on aurait soi-même agi dans telle ou telle situation. Néanmoins, indépendamment de la création du conseil scientifique - lequel, je le répète, me semble être une démarche intéressante -, il m'aurait également paru intéressant de constituer un comité de liaison entre les agences impliquées, comme le CASA, c'est-à-dire l'utilisation des ressources des agences existantes, autour du ministre de la santé ou du directeur général de la santé.

En tout état de cause, je ne souhaite pas porter de critique, car on est dans l'à-peu-près. On aurait pu imaginer un modèle différent, dans lequel le conseil scientifique aurait compté, outre les personnes qui le composent, des représentants des agences institutionnelles. Je l'ai dit à Jean-François Delfraissy - ce n'est d'ailleurs pas lui qui en est responsable -, dans une telle crise, il faut embarquer les acteurs des administrations, pour leur éviter de sentir abandonnés, délaissés. Toutefois, ce n'est pas une critique ; je le répète, je l'ai indiqué à l'Assemblée nationale, je ne me sens pas en mesure de donner des leçons. Il vous appartient de tirer des enseignements de vos auditions.

Cela m'amène à la question sur les tests. Certaines décisions prises pour de bonnes raisons peuvent avoir des effets négatifs inattendus, qui n'étaient pas voulus. On peut dire ensuite « ce n'est pas bien », mais, sur le moment, d'autres facteurs peuvent l'expliquer.

En ce qui concerne la balance entre médecine de ville et hôpital, il y a sans doute un tropisme hospitalier dans notre pays ; ce point pourra probablement être amélioré. Il n'en reste pas moins que l'enjeu majeur résidait dans les cas graves. Or, dès lors qu'il y avait cas grave, il y avait nécessairement recours aux établissements hospitaliers. Je ne sais pas comment cela s'est passé ni s'il y a, en particulier, des progrès possibles dans l'articulation entre public et privé. Par ailleurs, le développement de la télémédecine, des téléconsultations, est de nature à marquer durablement notre paysage sanitaire et à faciliter la participation de nos professionnels de ville à la gestion de crise.

Je veux citer, pour finir, le dispositif de crise ORSAN (organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles). Quand j'ai institutionnalisé ce mécanisme, qui existait depuis un certain temps mais qui a été installé en 2014, a été inscrit dans la loi courant 2016 et a fait l'objet des décrets d'application en Conseil d'État en octobre 2016, nous avons produit un guide. Comme tous les guides, celui-ci est imparfait et il s'améliore au fil du temps, mais il identifie cinq situations de crise et il précise systématiquement trois procédures à suivre territorialement pour la formation et la mobilisation : l'une avec les établissements hospitaliers, la seconde avec les professions libérales, notamment médicales, et la troisième avec les établissements médicosociaux et les Ehpad (établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes). Le directeur général de la santé et moi-même avions voulu cette structuration et ce guide précise très clairement que, dans la gestion d'une crise, ce sont les trois axes de mobilisation qui doivent être suivis.

Debut de section - PermalienPhoto de René-Paul Savary

Si j'ai bien compris, vous n'auriez donc pas forcément créé un conseil scientifique, madame Touraine.

Debut de section - Permalien
Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé

C'est une décision du Président de la République ; moi, j'étais ministre de la santé. Je ne sais pas ce qu'aurait fait le Président de la République de l'époque.

Debut de section - PermalienPhoto de René-Paul Savary

Lorsque les agences ont été regroupées au sein de Santé publique France, certains s'en souviennent, il y avait aussi une volonté de rationaliser et de mettre en commun les fonctions support. Par conséquent, les moyens regroupés n'ont pas été aussi importants que ceux des agences prises séparément. Cela m'avait marqué à l'époque...

Debut de section - Permalien
Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé

Les fonctions support de l'agence ont effectivement été rationalisées ; il n'était pas utile d'avoir un responsable des finances, un responsable de la communication et un responsable des ressources humaines pour chaque agence fusionnée. Du reste, si vous vous reportez au rapport du sénateur Francis Delattre de 2015, intitulé L'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) : comment investir dans la sécurité sanitaire de nos concitoyens ?, abondamment cité à l'appui de thèses qui ne figurent pas dans ce rapport - celui-ci défend la création de Santé publique France et l'intégration de l'EPRUS au sein de cette dernière -, il est indiqué, à la page 31, qu'il est souhaitable que cette création se fasse de manière respectueuse des deniers publics et soit l'occasion de rationaliser certaines dépenses.

Sur toutes les travées, ici et à l'Assemblée nationale, s'était exprimée la volonté que les dépenses publiques des agences de santé soient maîtrisées. Il ne faudrait donc pas que ceux qui demandaient, alors, une maîtrise plus forte des dépenses de santé que celle que je proposais déplorent aujourd'hui que cette maîtrise soit excessive. Certains ont été constants dans leur position, mais, quand j'entends les autres, je me dis que j'aurais aimé bénéficier de leur appui quand je devais me battre pour obtenir des ressources...

Debut de section - PermalienPhoto de René-Paul Savary

Vous avez raison, mais le rapport Delattre émanait de la commission des finances, non de la commission des affaires sociales.

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Deroche

En effet, même si l'on peut émettre quelques critiques, il est vrai que l'on disait beaucoup, à l'époque, qu'il y avait une multitude d'agences et qu'il fallait procéder à des regroupements.

Vous avez répondu clairement sur les règles de communication entre les services et le ministre ; si j'ai bien compris, c'est à la direction générale, une fois les règles établies, de juger de la nécessité de transmettre ou non une information.

Ma première question a trait au conseil scientifique. Vu votre description du rôle de Santé publique France - on voit bien que, au Royaume-Uni ou ailleurs, les études de santé publique ne portent pas sur des situations de crise pandémique très violente telles que celle que nous avons connue -, on peut comprendre la volonté de constituer une instance supplémentaire comme le conseil scientifique. Ce qui est peut-être gênant, en revanche, c'est la part très médiatique qu'on lui a donnée. On a pu avoir l'impression que ses avis étaient quasi publics. Il aurait peut-être été préférable que ce conseil fournisse des éléments au Premier ministre et au Président de la République, à charge pour eux de les communiquer ensuite. Cela aurait engendré, à mon sens, moins de confusion. Partagez-vous cet avis ?

Ma seconde question porte sur le pilotage de la crise. Certaines des personnes que nous avons entendues en audition ont souvent déploré une gestion essentiellement sanitaire de la crise au détriment, peut-être, de la logistique ; les ARS ne sont pas faites pour la logistique, d'où certaines difficultés. Selon vous, aurait-il fallu mettre en place un système de commandement reposant sur un partage des rôles plus grand entre le ministère de la santé et le ministère de l'intérieur ?

On nous a aussi fait part de difficultés de coordination, voire de contradictions, entre les ARS et les préfectures, dans certains territoires. Selon vous, quelle serait l'organisation correcte ?

Il y a également eu une faiblesse à l'échelon européen. Lorsque l'épidémie s'est intensifiée en Italie, les différentes agences ne se sont pas coordonnées sur le stock d'équipements de protection. Pourquoi ? Pourquoi n'y a-t-il pas eu de communication commune sur le port du masque ou les tests ? Comment améliorer cela ?

J'ai également une question sur l'alerte. Si vous aviez été ministre de la santé en janvier dernier, sur quels organismes vous seriez-vous appuyée pour avoir une alerte ? Agnès Buzyn a déclaré, le 24 janvier dernier, que le virus avait très peu de risque d'arriver en France ; je me demande sur quelles études elle se fondait pour dire cela, même si les connaissances ont évolué par la suite. S'agissait-il de modélisations de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ? Quels sont les organismes chargés de donner l'alerte lorsqu'apparaissent des signaux dans un pays comme la Chine ?

Enfin, pourquoi n'est-il pas opportun d'intégrer Santé publique France à l'Anses ?

Debut de section - Permalien
Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé

Pour ce qui concerne le conseil scientifique, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Je ne dis pas que je n'aurais pas souhaité la création d'un tel conseil. Dans une crise si décisive, il est évident que la décision ne dépend pas uniquement du ministre de la santé ; je veux le marteler, quelles que soient les organisations, que l'on ait affaire à une agence sanitaire, à une préfecture, ou autre, le caractère interministériel de la décision est évidemment fondamental dans une crise de ce type. Lors d'une crise comme celle d'Ebola ou comme celle dite « des bébés de Chambéry » ou d'essais cliniques, le ministre de la santé avait un contact plus qu'étroit avec Matignon, le chef d'orchestre de l'interministériel, et avec les conseillers du Président de la République. Donc, que l'on crée un conseil scientifique placé auprès du Président de la République ne me trouble pas, ne me choque pas.

Personnellement, je pense qu'il est nécessaire d'associer, sous une forme ou sous une autre, dans le conseil ou ailleurs, des structures institutionnelles qui continueront d'exister au-delà de la crise, parce que le conseil scientifique ne fait pas la même chose que Santé publique France.

La question de l'opinion publique est majeure et le sujet que vous abordez a dû être débattu au sein de ces instances. La structure à peu près équivalente qui a été mise en place au Royaume-Uni rendait, au début, des avis confidentiels au pouvoir politique ; l'autorité politique prenait ses décisions ensuite. Cela a d'autres inconvénients. Je ne sais pas si c'est toujours le cas aujourd'hui, mais cela pose le problème inverse, celui de la transparence de la décision.

La difficulté consiste donc à associer l'opinion publique, à l'heure où les réseaux sociaux et où les chaînes d'information en continu dominent tout. Les débats entre scientifiques ne datent pas d'aujourd'hui, il y en a toujours eu ; j'en ai connu sur nombre de décisions importantes : certains disaient « noir », d'autres « blanc », d'autres encore « gris » et il faut arbitrer entre des positions différentes. Or ce qui se passait autrefois à huis clos, dans un congrès ou dans le cabinet du ministre, se passe aujourd'hui en direct à la télévision ou sur les réseaux sociaux.

Face à cela, il faut trouver les mécanismes permettant à l'opinion publique d'être informée de la décision, d'y participer, mais c'est plus facile à dire qu'à faire. On n'imagine pas, dans une situation d'urgence, des conseils comme celui qui a été mis en place pour l'écologie - une bonne démarche à mon sens - ou comme les comités citoyens que j'avais institués pour la vaccination et que j'avais placés sous la responsabilité d'un professeur de médecine reconnu de Necker. Peut-être faudrait-il réfléchir, maintenant, aux dispositifs pouvant être activés, en situation d'urgence, pour associer l'opinion publique, afin que celle-ci se sente éclairée sur les décisions prises et qu'elle n'ait pas le sentiment, que j'ai moi-même eu, d'être noyée sous l'information.

Dès lors qu'un sujet est considéré comme stratégique, c'est au ministre de prendre les décisions. C'est, à mon sens, l'enjeu majeur du pilotage et du suivi.

Pour les stocks stratégiques, j'ai été conduite - malheureusement - à prendre des décisions régulières, du fait des réorientations et des choix à opérer.

Avant même ma prise de fonctions, on m'avait dit que les procédures d'acquisition des vaccins antigrippaux étaient un sujet de préoccupation. On avait acheté beaucoup de vaccins lors de l'épidémie de grippe H1N1 et ils se périmaient. J'ai travaillé à des procédures d'acquisition groupées à l'échelle européenne. Nous sommes parvenus à les créer, mais ce travail a pris du temps. En attendant, nous avons, dès 2012, mis en place des procédures nationales de marchés de réservation, qu'il s'agisse de la production ou de l'acquisition auprès des laboratoires pharmaceutiques, pour le marché français. Les négociations menées en parallèle avec l'Union européenne ont abouti à un accord, ratifié par le Parlement fin 2016 ou tout début 2017.

Plusieurs alertes avaient été émises, en particulier par l'OMS, au sujet de la variole : on craignait une épidémie d'origine terroriste. Nous avons demandé l'avis confidentiel du HCSP, qui a recommandé l'achat de vaccins de troisième génération. J'ai acheté exactement le nombre préconisé de doses de nouveaux vaccins, mais j'ai également maintenu les anciens vaccins, de première et de deuxième générations. Le HCSP suggérait de cibler des populations particulières, mais, à mes yeux, nous ne pouvions pas renoncer à tous les vaccins que nous avions et qui pouvaient servir à protéger une population plus large. Le débat a été intense entre le cabinet et la direction générale de la santé, mais aussi avec Bercy.

De même, pour le Tamiflu, nous avons été placés face à une difficulté : le service de santé des armées a réduit la durée de validité de cet antiviral. Du jour au lendemain, des produits ont été considérés comme périmés. Je ne suis pas sûre qu'ils fussent devenus, de ce fait, moins utilisables, mais il a fallu prendre un certain nombre de décisions en conséquence.

La gestion d'une crise sanitaire sur le territoire exige une articulation entre le préfet et l'ARS. Il me paraît inconcevable que, dans de telles circonstances, l'ARS n'ait pas une responsabilité clairement identifiée.

Je suis une défenseur des ARS. J'ai voté pour leur création lorsque Mme Bachelot l'a proposée via la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dite loi HPST. Aujourd'hui, les directions générales de ces agences sont toutes de très haut niveau. Reste une difficulté à l'échelle des départements : les délégations départementales des ARS sont inégales, faute d'un corps dédié, à l'image de la préfectorale. Les personnes concernées n'ont pas toutes la même capacité ou la même habitude de travailler avec les élus. Mais cette organisation peut être trouvée.

Manuel Valls, alors ministre de l'intérieur, et moi avons pris, en août 2013, une circulaire détaillant la manière dont devrait s'organiser le circuit de distribution des stocks stratégiques en cas de crise sanitaire majeure, notamment de pandémie. Cette organisation reposait, de manière très claire, sur une articulation entre l'ARS et le préfet. Avant même la directive prise par Xavier Bertrand en 2011, il était très clair que les ARS avaient une responsabilité à l'échelle des zones de défense, également en lien avec les préfets.

De plus, dans notre circulaire, Manuel Valls et moi-même indiquions la nécessité d'une ligne stratégique définie nationalement et d'un circuit opérationnel défini localement. Cette circulaire décrit les circuits, notamment pour les masques, entre autres équipements de protection individuelle, en distinguant les circuits de droit commun - à savoir les pharmacies - et les circuits spécifiques - à savoir les collectivités territoriales.

En 2013, l'organisation stratégique était donc définie et la déclinaison locale était prévue. Tout est écrit noir sur blanc.

Pour ce qui concerne l'alerte, il y a incontestablement une faiblesse européenne : ce constat fait consensus. Je le regrette d'autant plus que la France s'est beaucoup engagée, en 2012 et 2013, pour la signature du règlement sanitaire international, sous l'égide de l'OMS, et, à l'échelle européenne, pour la mise en place d'un comité de liaison entre les pays en cas de crise sanitaire.

Il existe une structure d'alerte, basée à Stockholm : le centre européen de prévention et de contrôle (ECDC). Des améliorations peuvent lui être apportées, dans le cadre de cette Europe de la santé que la présidente actuelle de la Commission européenne appelle de ses voeux.

Cela ne signifie pas que la politique de santé doit être uniquement définie à l'échelle européenne et déclinée de la même manière dans tous les pays ; il faut prendre en compte l'enjeu de souveraineté sanitaire et de protection de la population et, évidemment, cette politique est aussi du ressort des gouvernements nationaux. Toutefois, qu'il s'agisse de l'alerte, de la constitution de stocks d'appui ou encore de la circulation de l'information, qu'il convient de rendre plus régulière, il y a un enjeu.

Qui alerte ? L'OMS a un rôle fondamental à cet égard et la direction générale de la santé est la structure où convergent les informations portées à la connaissance du ministre. Le directeur général de la santé a donc un rôle tout à fait central.

Au sujet de l'Anses, j'émets deux réserves structurelles.

Premièrement, l'Anses est une structure d'autorisation ; elle autorise des produits dont, le cas échéant, Santé publique France évalue ensuite l'impact sur la santé des populations. Il n'est pas sain que l'agence d'autorisation et l'agence d'évaluation soient réunies dans une même structure.

Deuxièmement, l'Anses dépend de cinq ministères : la santé, l'agriculture, l'environnement, la consommation et le travail. Je ne suis pas certaine que ce soit un élément facilitateur.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurence Cohen

La décision doit effectivement revenir au politique ; les agences sont là pour l'éclairer, le conseiller et l'accompagner. Néanmoins, au fil des auditions, nous avons l'impression d'une déperdition d'énergie entre, d'une part, les conseils et les expertises des agences et, de l'autre, la prise de décision politique, laquelle n'a pas toujours été au rendez-vous. S'agit-il d'un manque de coordination ? Y a-t-il eu trop d'experts ? Ou s'agit-il d'une responsabilité du directeur général de la santé ?

Comme ministre, vous avez bel et bien suivi une démarche de maîtrise des dépenses de santé. Vous avez été soutenue par un certain nombre de membres de cette assemblée. Certains voulaient même que vous alliez plus loin dans la restriction des budgets de la sécurité sociale. À l'opposé, avec mon groupe, j'ai dit avec constance qu'il s'agissait d'une erreur politique lourde. Vous avez réduit l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam) et fermé bon nombre d'établissements et de lits. Or, face à cette pandémie, on a manqué considérablement de lits d'hospitalisation. Pouvez-vous nous éclairer sur cette question ?

Enfin, au sujet des masques, je n'arrive toujours pas à comprendre : comment notre pays est-il passé d'une position de pointe, avec un objectif de 1 milliard de masques nécessaires pour la population, de 117 millions de masques chirurgicaux et de 600 millions d'unités pour les soignants en cas d'épidémie, à la situation que nous avons vécue ? Pourquoi cette baisse des stocks ? Je la comprends d'autant moins que, de 2013 à 2015, le Pr Salomon était votre conseiller chargé de la sécurité sanitaire. Il a donc, me semble-t-il, une responsabilité dans la gestion des stocks, et peut-être aussi au sujet des stocks de masques périmés dont il s'est séparé. Je lui ai posé la question hier, mais il ne m'a pas répondu.

Debut de section - PermalienPhoto de Victoire Jasmin

On peut déplorer un manque d'évaluation des mesures prises. Dans une autre vie, j'ai été responsable d'un laboratoire en Guadeloupe, qui a connu de nombreuses épidémies - le H1N1, la dengue, Ebola, le chikungunya, le virus Zika, etc. J'ai constaté combien la gestion de proximité était nécessaire pour dresser les inventaires et procéder aux ajustements. Il faut donc revoir les différentes doctrines d'évaluation, à chaque niveau et à chaque stade.

Debut de section - PermalienPhoto de Angèle Préville

Premièrement, vous affirmez que le but assigné à Santé publique France était, notamment, de « challenger » l'orientation du ministre. En outre, vous avez évoqué l'enjeu de gestion d'une crise à l'échelle interministérielle. Mais avez-vous prévu l'articulation avec le conseil de défense et, dans l'affirmative, comment la concevez-vous ?

Deuxièmement, les décès en Ehpad ont été très nombreux. En Allemagne, ces structures ont déploré bien moins de morts. Les personnes âgées y font l'objet d'une priorité absolue. On sait de longue date que, face à de telles épidémies, elles sont particulièrement fragiles. Comment mettre en oeuvre cette priorité ? Pourquoi n'existe-t-elle pas dans notre pays ?

Debut de section - PermalienPhoto de René-Paul Savary

Le 3 mars, le Gouvernement a décidé des réquisitions de masques. Était-ce le bon choix ?

Debut de section - Permalien
Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé

Madame Cohen, les conseils des agences se sont-ils perdus ? Honnêtement, je n'en sais rien. En tout cas, lorsque j'étais ministre, je réunissais ou consultais les directeurs d'agence que je devais voir, ainsi que le directeur général de la santé.

Oui, nous avons assuré une maîtrise des dépenses, mais les dépenses hospitalières n'ont cessé d'augmenter, y compris entre 2012 et 2017, ce qui m'a d'ailleurs valu un certain nombre de critiques. De plus, les fermetures de lits n'ont pas été un enjeu majeur dans tous les secteurs.

Contrairement à ce que j'entends parfois, l'emploi a augmenté à l'hôpital entre 2012 et 2017 : pendant ces cinq années, les hôpitaux publics ont gagné 36 000 soignants et, globalement, 56 000 agents. C'est une augmentation significative.

Quant au nombre de lits, il doit être manié avec précaution. Le nombre de lits en médecine a connu une légère augmentation - 700 lits ont été créés entre 2012 et 2017. Quant à la baisse significative en chirurgie, elle s'explique par le développement de la chirurgie ambulatoire. Ce mouvement se poursuit. Il correspond à une réalité internationale. La volonté est que les patients puissent rentrer chez eux plus rapidement, que des opérations aujourd'hui moins lourdes que par le passé se déroulent dans des conditions différentes. Je pense au déploiement de l'hospitalisation à domicile, ou encore aux hôtels hospitaliers - leur nombre est encore insuffisant, mais j'espère qu'il augmentera -, où l'on peut suivre les personnes pendant vingt-quatre heures.

On ne peut pas, d'une part, affirmer qu'il faut impliquer davantage la médecine libérale et renforcer la médecine ambulatoire et, d'autre part, considérer que l'on doit continuer à faire à l'hôpital ce qui peut aussi se faire en ville.

Je le maintiens, la baisse du nombre de lits en chirurgie s'explique par le développement de la chirurgie ambulatoire. À cet égard, la France était en retard par rapport à ses voisins. En France, en 2011-2012, 36 % d'actes de chirurgie étaient réalisés en ambulatoire, contre 50 % dans les pays du Nord. Évidemment, ces chiffres ont dû évoluer depuis lors.

Pour ce qui est de la réanimation, il faut également faire preuve de beaucoup de précautions. Les comparaisons peuvent être trompeuses. L'Allemagne affiche des nombres de lits de réanimation très élevés, mais, dans cette catégorie, elle comprend des lits que nous n'incluons pas dans cet ensemble.

Grosso modo, en 2009, la France dénombrait 6 200 lits de réanimation au sens strict, moins de 5 000 en 2012 et un peu plus de 5 000 en 2013. Puis, le chiffre s'est stabilisé jusqu'en 2017. Pour ce qui concerne les lits, nous distinguons la réanimation, les soins intensifs et les soins de surveillance continue. J'ai lu dans la presse des déclarations de certains responsables de sociétés savantes et de syndicats dans le domaine de la réanimation. Selon eux, le nombre juste de lits de réanimation au sens strict s'établirait aux alentours de 6 000.

Il faut aussi savoir reconnaître ce qui a fonctionné. Un des grands succès que nous avons connus lors de cette crise, c'est la montée en puissance du nombre de lits dans les hôpitaux, assurée en lien étroit avec les ARS. À ce titre comme pour les transferts de malades, ces agences ont beaucoup travaillé avec les hôpitaux. La France a fait preuve d'un esprit d'innovation tout à fait remarquable.

Debut de section - Permalien
Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé

Tous les pays n'ont pas été capables d'en faire autant et, à l'étranger, on regarde avec intérêt ce que la France a accompli.

Je suis très humble ; je ne dis pas que tout était parfait lorsque j'étais ministre, ou encore que tout est parfait aujourd'hui - je n'en sais rien. Je dis simplement que, dans les hôpitaux, on n'a pas forcément besoin de 20 000 lits de réanimation au sens strict ; je ne suis pas en responsabilité et je ne suis pas à même de dire combien de lits seraient nécessaires en permanence.

Le niveau, le renouvellement et la qualité des stocks sont trois questions qui doivent être appréciées ensemble. Quand j'ai quitté le ministère de la santé, il existait un stock de 754 millions de masques chirurgicaux. On peut dire que ce n'est pas assez, mais je le maintiens : si ces stocks avaient été opérationnels en 2020, la perception du début de la crise aurait été très différente. La gestion de la crise l'aurait-elle été ? Je ne peux pas le dire, et je ne me permettrai pas de le dire.

Les masques laissés en 2017 étaient-ils utilisables ? Pendant toute la période où j'étais ministre, la question de la qualité des masques a été évoquée et évaluée de manière régulière, et une évaluation plus large a été demandée par le directeur général de la santé.

L'idée de base était que les masques chirurgicaux ne se périment pas. C'est la responsabilité des fabricants d'indiquer, ou non, une date de péremption : il n'y en avait pas. Malgré tout, la qualité des stocks de masques faisait l'objet d'un suivi régulier par des sondages aléatoires ; aucune alerte ne m'est jamais remontée à cet égard. Un pharmacien-chef, issu de l'Eprus, est chargé de ce travail au sein de Santé publique France. Il a précisément pour mission d'assurer ce suivi. Il a fait remonter des alertes sur d'autres sujets, mais jamais sur les masques.

Il n'y a pas eu de gestion lointaine des stocks par principe ; il y a eu des remontées, sur des sujets qui appelaient des décisions stratégiques - je les ai évoqués : il s'agit du Tamiflu, des antigrippaux ou encore de la variole -, et des alertes au titre de la péremption. Mais la question des masques n'est jamais remontée.

Entre 2017 et 2020, certains de ces équipements avaient-ils vieilli au point de devenir inutilisables ? Je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est que tous les lots de masques envoyés à la destruction en 2018 et 2019 n'ont finalement pas été détruits, pour des raisons sur lesquelles il serait trop long de revenir. À ce moment-là, le Gouvernement a demandé une nouvelle étude à la direction générale de l'armement (DGA) et à l'ANSM. Cette étude sort en mars 2020 et conclut : « Ces essais montrent que les masques testés présentent toujours des performances de filtration d'aérosols proches de leur qualité initiale. » En conclusion, ils peuvent être employés, non dans un environnement sanitaire, mais par le grand public.

Or les stocks stratégiques étaient principalement destinés à la population générale - les malades et leur entourage. L'Eprus et la direction générale de la santé ont dû considérer que le maintien des stocks stratégiques élevés était une priorité, ce qui n'était pas une évidence : un pays comme l'Allemagne n'avait pas de stocks stratégiques. Pourtant, l'Allemagne a bien géré la crise de la covid. À l'évidence, les faits doivent être analysés de manière plus fine.

À aucun moment l'on n'a pris la décision de réduire les stocks stratégiques. Certains déclarent qu'il n'y avait aucun masque, ou qu'il y en avait 100 millions. Contrairement à ce qu'ils affirment, les stocks étaient de 754 millions de masques. Ont-ils été évalués entre 2012 et 2017 ? La réponse est oui. Étaient-ils tous utilisables ? Je ne le sais pas. Une partie a été détruite et je ne suis pas en mesure de me prononcer sur la qualité des stocks détruits. Ce que je sais, c'est que certains stocks qui devaient être détruits et ne l'ont pas été se sont révélés utilisables par le grand public.

À aucun moment l'on n'a remis en cause la doctrine selon laquelle nous devions tendre vers 1 milliard de masques. Nous n'en avions pas autant, mais nous en avons acquis 140 millions pendant les cinq années que j'ai passées au ministère de la santé - 100 millions de masques pour adulte et 40 millions de masques pédiatriques - et nous avons toujours eu pour objectif d'accroître ce stock.

Des décisions stratégiques ont dû être prises à d'autres moments. Elles ont conduit, entre l'Eprus et la direction générale de la santé, à des arbitrages qui ne me sont pas remontés. Ils ont conduit à ne pas augmenter tout de suite davantage le stock de masques. Mais, s'ils ont été possibles, c'est parce que, selon nos analyses, nous avions suffisamment de masques pour faire face au début d'une crise, et même au-delà ; notre responsabilité, c'était la protection de la population générale. Nous devions donc avoir des masques chirurgicaux, et, pour ce qui concerne la qualité des masques dont nous disposions, nous n'avions aucune raison d'avoir des interrogations ou des doutes.

J'y insiste : en 2017, les stocks étaient en ordre de marche.

Les conseils de défense permettent au Président de la République d'animer une réunion spécifique ; j'ai moi-même participé à des conseils de défense où les questions de santé étaient en jeu, notamment lors des attentats de 2015.

Enfin, pour ce qui concerne les Ehpad, il s'agit largement d'une question de culture. Avec Michèle Delaunay et Laurence Rossignol, nous avons travaillé à un projet de loi d'adaptation de la société au vieillissement. Ce texte portait principalement sur les personnes âgées à domicile. L'idée fondamentale était que la prise en charge des personnes âgées, à domicile ou en Ehpad, suppose une acculturation de la société : la société tout entière doit comprendre que des réajustements sont nécessaires face au vieillissement de la population, dans la manière de concevoir les villes, les transports, ou encore les relations entre les générations. De telles évolutions prennent du temps.

Debut de section - PermalienPhoto de René-Paul Savary

Merci de vos réponses, madame la ministre.

La réunion est close à 11 heures.