La réunion est ouverte à 18 heures.
Nous auditionnons Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l'intérieur, en charge de la citoyenneté, sur le projet de loi relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement. Nous devions auditionner Gérald Darmanin, mais celui-ci a été retenu par une réunion avec le Président de la République. Merci de l'avoir remplacé aussi rapidement.
Je vous prie tout d'abord d'excuser Gérald Darmanin qui a été retenu par une réunion avec le Président de la République.
C'est avec solennité et un sens aigu de la lourde tâche qui m'incombe que j'ai l'honneur de venir vous présenter aujourd'hui le projet de loi relatif à la prévention des actes de terrorisme et au renseignement.
Cette solennité, nous la devons aux vies fauchées à jamais, aux victimes du terrorisme atteintes dans leur chair et dans leur âme, à tous nos concitoyens qui savent que la logique mortifère peut frapper à tout moment, tant la menace terroriste reste élevée sur notre sol. Ce projet de loi nous oblige donc, collectivement.
C'est un texte indispensable à l'activité des femmes et des hommes qui luttent chaque jour contre la menace terroriste. Il concilie moyens opérationnels au service de la lutte antiterroriste et garanties au service des libertés individuelles.
Ce projet de loi n'est pas guidé par l'émotion. Il a été mûrement pensé, avec une ligne directrice claire : renforcer les moyens de la lutte antiterroriste tout en renforçant les garanties qui entourent la mise en oeuvre des dispositifs opérationnels que nous vous proposons de voter.
Il pérennise l'équilibre entre l'efficacité de l'action antiterroriste et des services de renseignements et la préservation des libertés qui a été atteint avec l'adoption de la loi relative au renseignement du 24 juillet 2015 et de la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme du 1er novembre 2017, dite loi « SILT ».
Depuis 2017, très conscient de la prégnance de la menace terroriste, le Gouvernement a oeuvré au renforcement des dispositifs de lutte contre la menace terroriste en renforçant les moyens humains, budgétaires et juridiques au profit de l'ensemble des services de renseignement, des forces de sécurité, des magistrats qui mènent un combat sans relâche.
Le 1er novembre 2017, l'état d'urgence prenait fin et les dispositions de la loi « SILT » entraient en vigueur. Elles ont permis, dans le cadre d'une sortie maîtrisée de l'état d'urgence, aux services spécialisés de continuer à disposer d'un cadre législatif efficace et adapté à leurs besoins.
Ceux-ci peuvent ainsi mettre en place des périmètres de protection afin d'assurer la sécurité d'un lieu ou d'un événement ; depuis le 1er novembre 2017, 617 ont été mis en place, mais aucun n'est actif à ce jour.
Les services peuvent aussi procéder à la fermeture des lieux de culte dans lesquels se tiennent ou circulent des idées, propos ou théorie incitant à la commission ou faisant l'apologie d'actes de terrorisme ; depuis le 1er novembre 2017, 5 lieux de culte ont ainsi été fermés.
Il est aussi possible d'édicter, à l'encontre d'individus présentant un niveau de menace caractérisée pour la sécurité et l'ordre publics, des mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (Micas) ; depuis le 1er novembre 2017, 452 mesures ont été prononcées, et 73 sont en vigueur à ce jour.
Le juge judiciaire peut aussi être sollicité pour obtenir l'autorisation de procéder à la visite domiciliaire d'un lieu fréquenté par de tels individus - depuis le 1er novembre 2017, 481 visites ont été menées, dont 304 depuis l'attentat contre Samuel Paty -, et à des saisies : 256 ont été réalisées depuis le 1er novembre 2017.
En raison du caractère novateur de ces mesures qui accroissent les pouvoirs de police de l'autorité administrative, vous aviez souhaité, dans un premier temps, limiter au 31 décembre 2020 la durée d'application des quatre dispositions précitées de la loi SILT qu'il vous est aujourd'hui proposé de pérenniser.
Vous le savez, le Gouvernement avait, au premier trimestre 2020, saisi le Conseil d'État d'un projet de loi visant à pérenniser les mesures, mais l'émergence de la crise sanitaire l'avait finalement conduit, pour permettre la tenue d'un débat parlementaire serein, à présenter le 17 juin 2020 en Conseil des ministres un nouveau projet de loi visant à proroger ces mesures. La loi du 24 décembre 2020 a reporté au 31 juillet 2021 la fin de la durée d'application des mesures issues de la loi SILT, et au 31 décembre 2021 la technique de renseignement dite de l'algorithme.
La menace est évolutive, mais toujours élevée. Depuis janvier 2017, la France a subi 14 attentats terroristes islamistes aboutis - 3 en 2017, 3 en 2018, 1 en 2019, 6 en 2020, 1 en 2021 - ayant causé 25 morts et 83 blessés, et les services sont parvenus à en déjouer 36 - 20 en 2017 ; 7 en 2018 ; 4 en 2019 ; 2 en 2020 ; 3 en 2021.
Le travail d'anticipation, de détection et d'identification des vecteurs de la menace est d'autant plus complexe que nous sommes confrontés à des profils protéiformes : sympathisants de la cause djihadiste, détenus radicalisés en détention, sortants de prison condamnés pour terrorisme, individus au profil psychologique perturbé, jeunes individus et enfin, de plus en plus, des individus isolés, sans ancrage dans aucun réseau, inconnus des services, qui se radicalisent seuls dans une forme d'autonomisation de la menace, conformément à ce que Gilles Kepel qualifie de « djihadisme d'atmosphère ».
Tous les passages à l'acte depuis les attentats de novembre 2015 ont été commis par des individus n'ayant jamais séjourné dans la zone syro-irakienne. Sur les neuf derniers attentats commis, aucun des auteurs n'était connu des services de renseignement. Les services sont donc placés au défi de détecter de nouvelles menaces dont les auteurs et les modes opératoires ne sont pas connus et qui ne peuvent pas, par définition, faire l'objet d'une surveillance ciblée a priori. Nous nous devons donc de leur offrir les dispositifs juridiques idoines à cette fin.
Ce projet de loi est un triptyque humain, technologique et éthique.
Humain en ce qu'il se concentre sur des profils à l'égard desquels notre vigilance doit être accrue : sortants de prison condamnés pour terrorisme, individus au profil psychologique perturbé, individus qui recourent de plus en plus à des applications autres que les communications téléphoniques classiques.
Technologique en ce que ce projet de loi adapte les techniques de renseignement à l'évolution des comportements des individus vecteurs de menace et complète ces techniques pour faire face à des besoins nouveaux, notamment liés aux évolutions technologiques.
Éthique enfin, en ce que ces pérennisations et évolutions sont entourées de garanties renforcées, dans le strict respect des libertés individuelles.
Ce projet de loi n'est pas un point de bascule, bien au contraire : il s'inscrit dans une dynamique dont nous vous avons régulièrement rendu compte.
C'est ainsi qu'il vise d'abord à pérenniser les dispositions issues de la loi SILT - périmètre de protection, fermeture de lieux de culte, Micas, visites domiciliaires et saisies -, mais aussi à les modifier ou les compléter grâce à la possibilité de fermer des lieux dépendants d'un lieu de culte, pour éviter que ces lieux ne soient utilisés par les associations qui les gèrent dans le but de faire échec à sa fermeture ; grâce à l'interdiction faite à une personne, sous surveillance administrative et tenue de résider dans un périmètre géographique déterminé, de paraître dans un lieu dans lequel se tient un événement soumis, par son ampleur ou sa nature, à un risque terroriste particulier ; grâce à la possibilité, pour les personnes sortant de prison, qui ont été condamnées pour des faits de nature terroriste à une peine d'au moins cinq ans ferme ou trois ans en récidive, d'allongement de la durée maximale des mesures de surveillance administratives de un à deux ans ; grâce à la création enfin, vis-à-vis des mêmes personnes, d'une mesure judiciaire de prévention de la récidive terroriste et de réinsertion, susceptible de se cumuler avec ces mesures de surveillance administrative.
Le projet de loi permet aussi à tous les préfets et aux services de renseignement d'être destinataires des informations relatives à la prise en charge psychiatrique d'une personne qui représente, par ailleurs, une menace grave pour l'ordre public en raison de sa radicalisation.
Le projet de loi vise ensuite à pérenniser et adapter les outils à disposition des services de renseignement. À cette fin, le projet de loi entend pérenniser la technique de renseignement dite de l'algorithme. Il apporte en outre des adaptations aux dispositifs existants : élargissement aux URL des données susceptibles d'être recueillies par le biais de la technique de l'algorithme et de celle du recueil en temps réel ; élargissement des possibilités de concours des opérateurs de communications électroniques ; augmentation de la durée d'autorisation de la technique de recueil de données informatiques.
Il crée plusieurs nouveaux dispositifs : la conservation de renseignements aux fins de recherche et développement ; l'interception des correspondances échangées par voie satellitaire.
Nous voulons aussi fluidifier, tout en les encadrant, les échanges de renseignements et d'informations entre services de renseignement. Nous tirons enfin les conséquences de la décision du Conseil d'État du 21 avril French Data Network quant à la conservation généralisée des données de connexion.
Vous le voyez, le Gouvernement est pleinement mobilisé sur ce texte et je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.
Avec Agnès Canayer, nous sommes évidemment prêts à vous accompagner sur la partie relative à la prévention des actes de terrorisme, destinée à nous doter d'un arsenal efficace tout en respectant les règles de droit. Nous regrettons toutefois que nous ne nous soyions pas doté de cet arsenal dès la commission mixte paritaire du 22 octobre dernier, puisque texte que vous nous soumettez aujourd'hui reprend largement nos propositions. On a donc perdu huit mois...
Le Gouvernement a pris le parti de renforcer l'arsenal des Micas, en augmentant en particulier leur durée. Si les ajustements proposés du dispositif sont utiles, nous sommes très inquiets quant à la constitutionnalité de l'allongement de la durée. En 2018, le Conseil constitutionnel a clairement exprimé qu'il refusait toute extension au-delà d'un an des mesures individuelles de contrôle administratif, « quelle que soit la gravité de la menace qui la justifie ». Sa décision sur la loi Sécurité globale ne nous laisse pas espérer un assouplissement imminent... Or vous avez choisi, par la combinaison des articles 3 et 5, de renforcer les outils dont dispose l'autorité administrative par rapport à l'autorité judiciaire, notamment en ce qui concerne les personnes sortant de prison - il y avait, en effet, des trous dans la raquette. Toutefois, François-Noël Buffet a déposé récemment une proposition de loi, adoptée par le Sénat, qui prévoit un arsenal beaucoup plus complet, placé sous contrôle de l'autorité judiciaire. Ce texte serait donc plus efficient, dans la mesure où le risque d'une censure du Conseil constitutionnel sur l'article 3 est élevé, selon de nombreux juristes. Dans ce cas, ne serait-il pas opportun que l'article 5 comporte un dispositif relatif aux mesures de sûreté plus complet que celui que vous proposez ?
Autre question : qu'attendez-vous de l'article 6 en matière d'amélioration de l'information des services sur les personnes dangereuses et radicalisées suivies en psychiatrie ? Quelles sont les mesures qui vous semblent nécessaires pour renforcer les liens entre soignants et services ?
Enfin, la rédaction du texte concernant la fermeture des lieux de culte mériterait, selon nous, d'être améliorée ; nous déposerons des amendements en ce sens.
Le projet de loi vise à donner à nos services de renseignement les moyens de répondre à l'évolution de la menace, qui devient, comme vous l'avez dit, une menace plus individualiste, plus autonome. Il est nécessaire aussi de légiférer pour prolonger l'utilisation de la technique de l'algorithme. Il faut également apporter une réponse à la jurisprudence du Conseil d'État et de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) sur la conservation des données. Il faut donc adapter nos outils, les pérenniser et les renforcer.
L'échange d'informations entre services est étroitement dépendant de la sécurisation des réseaux de communication. Or les réseaux des services dits du deuxième cercle sont actuellement très inégalement développés et sécurisés. Quels sont les projets de sécurisation des réseaux de transmission et leurs échéances pour les services qui relèvent de votre ministère ?
Le monde judiciaire semble assez inquiet des conséquences de l'article 15 sur leurs activités d'enquête et d'instruction. Que recouvre pour vous la notion de « criminalité grave » qui a été mise en avant par la jurisprudence européenne comme critère permettant l'accès des services et de la justice aux données de connexion ?
Enfin, le cryptage des données sur internet devrait-il faire l'objet, selon vous, d'une régulation française, européenne ou internationale ?
Le Sénat avait travaillé sur les quatre dispositions temporaires de la loi SILT qui arrivaient à échéance en décembre 2020. Nous avions formulé des propositions. Le Gouvernement ne les avait pas reprises à l'époque. Il s'en inspire grandement dans ce texte, je ne peux que m'en réjouir, mais pourquoi avoir attendu si longtemps ? Pourquoi le travail du Sénat n'a-t-il pas eu l'écho que l'on pouvait espérer, alors que l'on entend dire que le contexte était politiquement très ouvert ?
Nous avons tous été très choqués par l'agression du Président de la République hier. On frémit en imaginant ce qui aurait pu se passer s'il s'était agi d'un acte terroriste ! Savez-vous si un « debriefing » a eu lieu entre les responsables du service de la sécurité présidentielle ? Des lacunes ont-elles été constatées ? Une évaluation a-t-elle été faite ? Pourrons-nous en connaître les résultats ?
De nouvelles données seront conservées. Comment la sécurité du stockage sera-t-elle assurée ? S'agissant de la production d'algorithmes, dispose-t-on d'assez de personnes compétentes en la matière en France ? Comment se fait la formation ? Enfin, comment recrutez-vous des spécialistes en langues rares, indispensables pour traduire les documents collectés ?
L'étude d'impact montre que les Micas ont été utilisées à de nombreuses reprises ces dernières années, mais finalement le nombre de judiciarisations a été très limité et il est frappant de constater que le Gouvernement continue à s'appuyer sur des mesures administratives plutôt que d'essayer de renforcer les prérogatives judiciaires, en créant, par exemple, de nouvelles infractions, comme la collection d'images à vocation de propagande ou terroriste.
Nos auditions montrent un problème d'articulation entre les mesures judiciaires ou de suivi et les éventuelles Micas pour les personnes sortant de prison. Ce projet de loi ne répond pas à cette question de cohérence.
En matière de renseignement, l'évolution des technologies fournit de nouvelles possibilités. Il serait logique qu'elles soient contrôlées dans le temps.
Considérez-vous que l'article 15 a sa place dans ce projet de loi dans la mesure où il concerne l'institution judiciaire ? Nous aimerions que le ministre de la justice nous explique pourquoi cet article est nécessaire. On a l'impression d'une improvisation : la séparation des pouvoirs ne semble guère respectée, et l'on n'a pas cherché à voir comment nos partenaires européens, qui sont soumis aux mêmes contraintes liées à la jurisprudence de la CJUE, traitent cette question de l'accès aux données de connexion à des fins judiciaires. Je suis surpris que ces dispositions figurent dans ce texte, alors qu'un projet de loi pour la confiance dans l'institution judiciaire est porté par le garde des sceaux.
Enfin, je suis étonné que ce projet de loi ne prenne pas en compte toutes les exigences de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui ont été rappelées dans deux récents arrêts.
Ma question portera exclusivement sur l'article 19 et sur la question des archives. Nous avons déjà eu l'occasion de légiférer sur les archives : je pense à la loi de 1979 et à celle de 2008, qui ont donné satisfaction à l'ensemble de la communauté scientifique des historiens, des archivistes, bref des gens qui travaillent sur ces questions. Vous avez été saisie, madame la ministre, d'un certain nombre de remarques et de tribunes publiées à ce sujet. Or, à l'Assemblée nationale, il s'est avéré, en dépit des amendements présentés par une grande diversité de groupes, impossible de changer le moindre mot à cet article. Y a-t-il, comme je l'espère, une certaine ouverture à ce sujet du côté du Gouvernement ? Je pense notamment à l'alinéa 5 de l'article 19. Le droit commun est qu'au bout de 50 ans un document est communicable. Or, avec cet alinéa 5, ce délai est prolongé sans aucune limite, c'est-à-dire pendant mille ans, si l'on veut. Ne vous paraîtrait-il pas sage de préciser que, par exception, le délai peut être prolongé au-delà de 50 ans, mais pas de manière indéterminée ?
Il y a aussi la question du caractère opérationnel d'un certain nombre de dispositifs, dont le pouvoir exécutif est seul juge. Dans ce cas-là, on pourra opposer aux chercheurs que le caractère opérationnel de telle ou telle méthode, dispositif ou instrument est toujours en vigueur. Je comprends que se posent des questions de responsabilité et de sécurité, mais n'y aurait-il pas lieu de préciser qu'il s'agit de circonstances où, pour la sécurité nationale, on peut déroger ? Sinon, c'est tellement vague que cela restreint beaucoup les capacités d'accès aux documents.
Je passe à l'alinéa 9. Vous paraît-il possible d'inscrire dans la loi ce qui a été dit par l'une de vos collègues à l'Assemblée nationale, s'agissant des services de renseignement ? Cet alinéa ne porte que sur « certains services de renseignement ». Ce mot « certains » est un peu vague. La ministre a précisé qu'il s'agissait des services qui ont essentiellement pour charge le renseignement. Peut-être serait-il opportun de préciser les choses.
Enfin, je sais qu'un amendement a été présenté à l'Assemblée nationale et n'a pas été adopté, à propos de l'accès aux documents administratifs. La Commission d'accès aux documents administratifs répond aux requêtes mais, une fois qu'elle vous a donné raison, il faut saisir le juge administratif, ce qui peut prendre des années. Pourquoi celui-ci ne pourrait-il pas être saisi en référé ?
Bref, êtes-vous ouverte à une évolution de ce texte, afin d'assurer un bon équilibre entre les nécessités de la recherche scientifique et de l'Histoire, et la préservation d'un certain nombre d'intérêts et de l'efficacité de la lutte contre certaines menaces, tout aussi dignes d'être prises en considération ?
Quoi qu'on pense des Micas, notre rapporteur Marc-Philippe Daubresse a bien résumé la problématique à laquelle nous sommes confrontés, avec la décision du Conseil constitutionnel et le risque de censure de l'article 3 tel qu'il est rédigé. Au-delà des propositions du rapporteur, le Gouvernement a-t-il envisagé des alternatives pour sortir du risque de censure par le Conseil constitutionnel ?
Sur l'article 19, nous avons beaucoup été sollicités par des collectifs très divers, qui font un certain nombre de propositions, mais celles-ci ne semblent pas recevoir l'assentiment du Gouvernement. Je rejoins les propos de Jean-Pierre Sueur à cet égard. La diversité des associations qui travaillent sur les archives est telle qu'il ne peut s'agir de propositions partisanes. Simplement, elles posent les bonnes questions, sans trouver les bonnes réponses.
J'aimerais des précisions sur l'expression « sous le contrôle global du numérique ». Vous avez parlé de la surveillance par algorithme, et vous avez raison d'avoir poussé l'expérimentation, puisqu'on peut s'apercevoir aujourd'hui qu'elle est utile et qu'elle fonctionne sur le terrain, où l'on surveille en temps réel des comportements qui pourraient s'avérer anormaux - dans le curatif, donc. Le recoupement de fichiers, lui, a un vrai sens dans le domaine préventif. Les élus de terrain sont aveugles sur un certain nombre de personnes qui n'apparaissent sur aucun fichier. Or on sait que le recoupement de fichiers est assez efficace pour aider nos forces de l'ordre ou le renseignement. N'est-ce pas le moment, à partir du moment où l'encadrement est garanti par la CNIL, d'avancer dans ce domaine ?
Vous m'avez posé de très nombreuses questions sur beaucoup de sujets différents. Je vais tâcher de répondre à toutes et à tous.
Le prolongement des Micas, à notre humble avis, est vraiment une mesure nécessaire. Pour le moment, notre arsenal juridique ne permet de les prolonger que douze mois pour les personnes qui constituent une menace d'une particulière gravité. Or, entre le 1er novembre 2019 et le 31 octobre 2020, ce sont dix-neuf mesures qui sont ainsi arrivées à échéance après avoir atteint la durée maximale, et qui n'ont pas pu être renouvelées, malgré le niveau de dangerosité des individus en faisant l'objet. Notre objectif, avec cette mesure, est de préparer l'avenir en organisant un suivi vraiment efficace de ces profils dangereux, dont le nombre va croître, hélas, de manière conséquente au cours des prochaines années, car plusieurs détenus terroristes islamistes incarcérés dans les prisons françaises ont été ou seront prochainement libérés : 45 en 2020, 64 en 2021, 47 en 2022 et 38 en 2023 ! Il s'agit donc d'une mesure indispensable pour contenir plus durablement la menace dont ces individus sortant de détention sont porteurs et pour maintenir un contrôle des services qui soit vraiment proportionné à leur niveau de dangerosité. La prolongation se fonde notamment sur la nature de la condamnation et sur le quantum de la peine, et le renouvellement est subordonné à l'existence d'éléments nouveaux et complémentaires.
Sur l'article 6, le dialogue est très dense avec les ARS. Un changement de méthode est en cours, y compris au ministère des solidarités et de la santé, avec l'administration et dans le lien nécessaire entre les différents ministères, les différentes administrations, les différents services, et ce y compris dans le domaine si sensible qui implique les questions de psychiatrie, dont on connaît bien les spécificités et les particularités pour chacun.
Vous m'interrogez sur les échanges entre les services de renseignement. On nous dit que les échanges entre services s'effectuent de manière sécurisée, sur des réseaux classifiés et sécurisés par l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information. Sur la transmission, la mesure vise à mieux cadrer le partage de renseignements entre services. L'idée n'est pas d'ouvrir des capacités ou des droits nouveaux, mais au contraire d'encadrer une pratique permanente et nécessaire, avec de plusieurs objectifs : d'abord, clarifier la possibilité pour un service de renseignement de pouvoir utiliser les données qui auraient été collectées par le biais d'une technique de renseignement à d'autres fins que celles pour lesquelles elles auraient été collectées ; puis, fluidifier et mieux encadrer ces transmissions de renseignements entre services - une fois collectés, si les renseignements s'avèrent utiles à d'autres services, les intérêts fondamentaux de la nation peuvent justifier, voire même commander, leur transmission à d'autres services. Il s'agit aussi d'encadrer les conditions dans lesquelles les services de renseignements peuvent se voir communiquer ces informations par d'autres entités publiques. C'est déjà prévu par la loi de 2015, mais nous souhaitons préciser les informations concernées et les finalités au titre desquelles cette transmission est possible au regard des exigences du Conseil constitutionnel. Nous apportons des garanties importantes. Les conditions procédurales sont renforcées préalablement à toute transmission de renseignements à un autre service. La transmission d'un renseignement est sans impact sur sa durée de conservation, qui reste enserrée dans les mêmes contraintes. Et les échanges de renseignements sont placés sous le contrôle étroit de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR).
Sur l'agression dont a été victime le Président de la République, je ne peux que vous renvoyer à l'enquête judiciaire, monsieur Bas. Vous savez qu'en vertu de la séparation des pouvoirs je ne suis pas habilitée à communiquer sur cette enquête, qui est en cours.
Vous m'interrogez aussi sur la pérennisation de l'algorithme. Cette technique vise à détecter une menace de manière précoce, en mettant en évidence les différents comportements téléphoniques ou numériques caractéristiques d'organisations ou de cellules terroristes. Le projet de loi prévoit tout simplement d'étendre son champ d'application aux données URL. Cette technique a déjà démontré son efficacité et son intérêt opérationnels dans la lutte contre le terrorisme. Un bilan de sa mise en oeuvre, rendu au Parlement en 2020, démontre l'utilité du dispositif, qui a permis l'arrestation de trois personnes en 2020, malgré l'absence totale d'ancrage ou d'appartenance de ces trois personnes à un réseau identifié. Cette technique ne porte pas atteinte à la vie privée ni au secret des correspondances, puisque l'usage des algorithmes, limité à la prévention des actes de terrorisme, est autorisé par le Premier ministre après avis de la CNCTR. Le projet de loi apporte de nouvelles garanties puisque l'avis de la CNCTR sera contraignant : le Premier ministre ne pourra pas passer outre un avis défavorable, sauf décision contraire du juge administratif. Les conditions de fonctionnement de l'algorithme sont très strictement encadrées : ce dernier ne porte pas sur les contenus des échanges, mais seulement sur les données de connexion ; il ne se fonde pas sur l'identité des personnes, et lève automatiquement l'alerte lorsqu'une liste précise de conditions techniques est remplie. L'extension proposée ne bouleverse pas le dispositif des algorithmes, ni l'équilibre auquel le législateur était parvenu en 2015, puisque les URL peuvent donner des informations sur les pages consultées mais ne donnent pas en elles-mêmes d'indication précise sur le contenu de l'information qui est consulté.
Sur l'article 15 et la criminalité grave, je vous renvoie à la décision du Conseil d'État, qui a estimé que l'article préliminaire du code de procédure pénale posait les principes de proportionnalité de l'investigation par rapport au respect de la vie privée. Il reviendra à l'autorité judiciaire d'apprécier au cas par cas ce qui relève de la criminalité grave.
Sur l'article 5, la mesure de sûreté plus complète nous semblerait contre-productive, et elle poserait un problème constitutionnel. Notre rédaction de l'article 5 nous semble plus équilibrée.
Vous avez évoqué les Micas. En novembre 2020, une visite domiciliaire menée dans l'est de la France a permis de découvrir au domicile de l'intéressé une arme de poing ainsi que des munitions, qui ont amené à l'ouverture d'une enquête en flagrance pour détention d'armes et à la condamnation de l'intéressé à une peine de six mois d'emprisonnement ; l'exploitation des supports saisis pendant la visite a confirmé son ancrage dans la mouvance djihadiste et sa volonté de commettre une action violente. Une enquête pour association de malfaiteurs terroriste (AMT) a été confiée à la DGSI. En mars dernier, un jeune homme a été mis en examen à Marseille pour des faits d'AMT à l'issue d'une visite domiciliaire conduite par les services de la DGSI qui a permis de confirmer les soupçons du service, grâce à la découverte, notamment, d'une large documentation faisant la promotion des thèses de l'État islamiste et de son projet de commettre une action violente. Ces exemples parlent d'eux-mêmes, je crois.
M. Sueur m'a interrogé sur la question de l'accès aux archives publiques et sur la sécurité des stockages. Cette mesure vise à donner sa pleine effectivité au principe de libre communicabilité des archives. Tout document classifié pourra être automatiquement communiqué, sans qu'aucune formalité complémentaire ne soit nécessaire, à l'exception, bien sûr, des documents, peu nombreux, classifiés ou non, perpétuellement incommunicables en application de la loi. Le champ des archives qui intéresse la défense nationale présente évidemment un intérêt croissant dans le contexte que nous sommes en train de traverser, notamment pour la recherche. Le secret de la défense nationale, qui contribue à l'exigence constitutionnelle de protection des intérêts fondamentaux de la nation, doit être concilié avec l'impératif constitutionnel de droit d'accès aux archives publiques. C'est une ligne de crête ! Le projet de loi propose de rendre les documents classifiés automatiquement communicables à compter de leur délai de communicabilité, qui est de 50 ans, sans pour autant que soit mise en oeuvre une procédure préalable de déclassification. Des exceptions seraient ménagées pour garantir la protection des documents qui présentent une sensibilité particulière, comme par exemple les documents relatifs aux procédures opérationnelles, ou aux capacités techniques des services de renseignement, qu'on ne peut communiquer qu'à compter de la perte de leur valeur opérationnelle, pour des raisons évidentes.
Sur la question de la sécurité du stockage, je veux dire que les réseaux classifiés qui sont sécurisés par l'Anssi, qui sont placés sous son contrôle étroit au sein des services de renseignement, le sont aussi au sein du groupement interministériel de contrôle (GIC), qui est une autorité indépendante qui coiffe cette organisation. C'est donc une double garantie.
Enfin, l'article 19 a fait l'objet d'une consultation étroite avec la communauté des historiens de la part du ministre de l'intérieur. La rédaction proposée reflète un équilibre qui a reçu l'assentiment de ces associations.
Je vous confirme que le ministre de l'intérieur a échangé avec elles, et qu'un équilibre a été trouvé dans le cadre d'une large consultation. Nous recommandons donc de n'y toucher qu'avec prudence.
Quand le Gouvernement va-t-il remettre le rapport sur l'évaluation des algorithmes prévu par la loi de 2015 ?
Au Sénat, nous connaissons bien la séparation des pouvoirs : nous la pratiquons et la revendiquons. Nous respectons également les prérogatives de la justice. Son rôle est de rechercher les auteurs d'une infraction, de les poursuivre et, le cas échéant, de les sanctionner. Le Sénat n'empiétera jamais sur ces prérogatives ; au contraire, il les défend très régulièrement. Mais la séparation des pouvoirs veut aussi que, lorsqu'il s'agit d'évaluer le fonctionnement d'un service public, la justice ne se prononce pas : cela relève, en interne, des inspections des services et des ministres et, en externe, du contrôle parlementaire. C'est pourquoi, lorsque je vous demande si une évaluation a été conduite sur la manière dont la protection du Président de la République a été assurée hier, je n'empiète nullement sur les prérogatives de la justice : je participe simplement à la mission du Parlement, comme prévu par l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et par la Constitution de 1958.
Vous avez le droit de ne pas me répondre. Si vous estimez qu'il n'y a pas lieu d'évaluer les risques auxquels le Président de la République peut être confronté, c'est votre droit le plus strict. Il vous est également loisible de me répondre ultérieurement.
Dans un premier temps, la justice communiquera sur les faits et c'est à elle de le faire : moi, je n'ai pas d'éléments, je ne suis pas en charge de l'enquête.
Est-ce que je partage votre préoccupation que la sécurité du Président de la République soit bien assurée ? Mais bien évidemment, Monsieur le sénateur !
Je ne suis qu'une humble ministre déléguée chargée de la citoyenneté qui vient, au pied levé, répondre à vos questions sur un projet de loi. Il ne m'appartient pas d'évaluer ni d'inspecter les services de sécurité de l'Élysée. Nous sommes dans le cadre d'une audition consacrée à un projet de loi précis et il ne m'appartient pas non plus de partager de tels éléments, si tant est que j'en disposerais.
Absolument. Nous pouvons avoir cette joute verbale si vous le souhaitez, mais, même en tant que ministre déléguée auprès du ministre de l'intérieur, aussi éminente cette fonction soit-elle, il ne m'appartient pas de gérer la sécurité du Président de la République.
Au-delà de l'acte condamnable et inacceptable qui a été commis hier, la commission souhaite savoir comment les services de sécurité ont réagi face à cette situation. Une analyse sera-t-elle conduite afin d'améliorer la protection du Président de la République ?
Vous m'auditionnez sur un projet de loi précis. Si vous m'aviez prévenue que vos questions porteraient sur un autre sujet, j'aurais peut-être pu tâcher de recueillir des éléments de réponse.
Je ne suis pas venue faire le procès des services de sécurité du Président de la République. Je suis persuadée que ces services font de leur mieux : ils ont immédiatement isolé l'individu et protégé le Président. Chacun sait ici combien les situations de bains de foule sont sensibles et difficiles.
Je déplore donc de ne pouvoir répondre à votre question.
Nous n'attendons pas de réponse immédiate, mais la commission vous fait part de son intérêt pour les questions touchant à la sécurité du Président de la République.
Vous répondez à notre collègue Daubresse que les mesures administratives sont nécessaires, mais votre réponse me semble incomplète. Le Conseil constitutionnel a écarté la possibilité qu'elles durent plus d'un an, quelle que soit la gravité de la menace. Votre proposition, fortement déconseillée par le Conseil d'État, présente un risque de réitération de la décision négative du Conseil constitutionnel. Cela mérite une évaluation plus approfondie.
C'est pourquoi nous avons voté, il y a quelques jours, un texte qui assure un équilibre entre mesures administratives et mesures judiciaires. Notre texte vous serait utile, car il pourrait contribuer à sécuriser le dispositif. Nous partageons votre objectif de contrôler et de surveiller les individus dangereux qui ont purgé leur peine.
Permettez-moi d'apporter un élément de réponse à la question de Mme Canayer : le rapport officiel sera remis d'ici au 30 juin. Il sera mis à la disposition du Parlement.
C'est le jour de la fin de nos débats : nous aurons terminé nos travaux !
Sur la question de la constitutionnalité de la Micas de deux ans, permettez-moi de vous rappeler que la population visée est différente de celle de 2018. Nous avons tenu compte des remarques du Conseil d'État. C'est pourquoi le Gouvernement a voulu limiter l'allongement aux seules Micas prononcées dans les six mois suivant la sortie de détention. Le Conseil constitutionnel a considéré que « le législateur a limité la durée de la mesure prévue à l'article L. 228-5. Elle ne peut être initialement prononcée ou renouvelée que pour une durée maximale de six mois. Au-delà d'une durée cumulée de six mois, son renouvellement est subordonné à la production par le ministre de l'intérieur d'éléments nouveaux ou complémentaires. La durée totale cumulée de l'interdiction de fréquenter ne peut excéder douze mois. Compte tenu de sa rigueur, cette mesure ne saurait, sans méconnaître les exigences constitutionnelles précitées, excéder, de manière continue ou non, une durée totale cumulée de douze mois ». Il n'est donc pas fait mention ici de « quelle que soit la gravité ».
Certes, mais voici le commentaire de cette décision : « Le Conseil souligne que, quelle que soit la gravité de la menace qui la justifie, une telle mesure de police administrative ne peut se prolonger qu'aussi longtemps que dure cette menace ». Il nous semble donc assez certain que le Conseil constitutionnel censurera votre disposition ; ou alors il modifiera sa jurisprudence, mais c'est peu probable. Vous risquez donc une censure de l'article 3, alors qu'il comporte d'autres mesures intéressantes. Je ne dis pas cela pour mettre le Gouvernement en difficulté ; au contraire, nous partageons votre objectif et c'est pourquoi le Sénat a adopté la proposition de loi déposée par le Président Buffet. Si l'article 3 devait être censuré, comme dans la fable de La Fontaine, vous risquez de vous trouver fort dépourvue lorsque la décision sera venue...
Les individus concernés relèvent du haut du spectre. Le commentaire que vous citez n'a pas valeur de force jugée. Nous sommes sur une ligne de crête.
La limite des douze mois peut se révéler inadaptée et peu dissuasive pour certains individus, habitués à endurer des conditions difficiles - en zone de combat ou en détention. Quelque dix-neuf Micas sont arrivées à échéance, alors même que la menace persiste. En outre, ces individus font souvent l'objet d'un contrôle judiciaire à leur sortie de détention restreint, voire inexistant. C'est pourquoi le Gouvernement a proposé l'allongement de la Micas à vingt-quatre mois pour les sortants de détention et la création d'une mesure de sûreté judiciaire orientée vers l'accompagnement et la réinsertion.
Nous devons être réactifs, car les sorties de détention sont parfois prononcées quelques heures à peine avant la sortie effective, ce qui ne permet pas toujours la mise en place immédiate d'une mesure judiciaire, alors que le ministre de l'intérieur peut décider l'instauration d'une Micas en quelques heures seulement. Et nous devons sécuriser la Micas telle que nous la pratiquons déjà actuellement, car il ne faudrait pas que les juges fassent de la mesure judiciaire une mesure exclusive de la Micas, ce qui pourrait aboutir à des résultats paradoxaux sur le plan opérationnel.
Enfin, je tiens à rappeler que le Conseil constitutionnel n'a pas été saisi de la différence objective de situation entre les personnes radicalisées n'ayant pas été condamnées pour des faits en lien avec le terrorisme et celles ayant fait l'objet d'une telle condamnation.
De la pensée magique en bon français.
Nous constatons que nous avons donc des points de divergence.
Je vous remercie d'être venue ce soir devant notre commission.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 10.