La mission commune d'information a procédé à l'audition de M. Christophe de Margerie, directeur général de Total.
a tout d'abord remercié M. Christophe de Margerie pour avoir accepté l'invitation de la mission d'information, dont il a rappelé qu'elle avait été chargée par le Sénat de définir la notion de centre de décision économique et les conséquences qui s'attachent, dans ce domaine, à l'attractivité du territoire national.
Puis M. Philippe Marini, président, a posé à l'intervenant trois questions introductives « traditionnelles » :
- le concept de nationalité d'une entreprise a-t-il encore un sens ?
- A quelles fonctions correspond la notion de centre de décision économique ?
- Que peut faire l'Etat afin de conserver ou d'attirer des centres de décision économique ?
a souligné la grande importance de ces sujets, d'autant plus qu'il a relevé que l'étranger se posait de nombreuses questions sur l'attitude de la France face à la mondialisation de l'économie.
Prenant l'exemple de son groupe, présent dans 130 pays et qu'il a qualifié de « global » ou « international », de préférence au vocable « multinational », il a estimé qu'il convenait, pour des acteurs de ce type, de se faire accepter dans chacun des pays où ils travaillent. Puis, ayant constaté que des entreprises françaises comme Total pouvaient exercer leurs activités d'autant plus aisément dans un pays donné que les entreprises dudit pays pouvaient elles-mêmes se développer en France, il s'est, de façon plus générale, fait l'avocat de la clause de réciprocité figurant dans la loi n° 2006-387 du 31 mars 2006 relative aux offres publiques d'acquisition (OPA).
a ensuite rappelé l'ancienneté des liens unissant l'Etat à Total, depuis la création de la Compagnie française des pétroles (CFP) par la puissance publique en 1924. Acceptant pour son groupe la définition de « champion national », il a toutefois reconnu que Total avait pu, par le passé, « s'éloigner de ses bases », notamment en raison de ses défis de développement à l'international, et qu'il convenait de mettre de nouveau en exergue, en France, le caractère français de l'entreprise. Il a indiqué, à cet égard, que le siège du groupe avait vocation à demeurer en France à long terme, que 40 % de ses effectifs, soit environ 40.000 personnes, étaient Français, de même que 27 % des personnes recrutées en 2006, et que Total avait développé de nombreux centres de recherche sur le sol national, mettant en regard de ces chiffres la fraction relativement modique, soit 5 %, des bénéfices du groupe issus de ses activités françaises. Il a déclaré, de plus, que 34 % des actionnaires de Total étaient Français, ceux-ci représentant le premier « bloc » au sein du capital du groupe, qui est par ailleurs coté sur d'autres places boursières, comme New York.
Il a ensuite fait valoir que, fort de ses liens politiques dans de nombreux pays du monde, notamment en Afrique, Total pouvait appuyer l'action diplomatique de la France et aider à l'implantation de certaines entreprises françaises à l'étranger, regrettant, de ce point de vue, une relative « sous-utilisation » de son groupe.
Puis, en réponse à une question de Mme Nicole Bricq, M. Christophe de Margerie a indiqué que, sur quinze membres, le conseil d'administration de Total comptait onze Français, deux Belges, un Canadien et un Britannique et que, sur sept membres, le comité exécutif (Comex), instance de direction du groupe, comptait six Français et un Belge. Il a souhaité que la proportion des étrangers dans ces structures s'accroisse à l'avenir, de façon à refléter un peu mieux la diversité des opérations de l'entreprise.
Répondant ensuite à M. Philippe Marini, président, il a expliqué que le français était la langue de travail du groupe, notamment au sein du conseil d'administration et du Comex, indiquant toutefois que certaines réunions se déroulant en présence de non francophones pouvaient se tenir en anglais, qu'il a qualifié « d'esperanto » du monde des affaires. Il a souligné que la maîtrise du français, sans être imposée, était néanmoins « hautement conseillée » pour les principaux cadres de Total.
Enfin, en réponse à une demande de précision de M. Aymeri de Montesquiou, il a déclaré que la place de « leader » en Afrique devait bien s'entendre en incluant des pays comme la Libye, l'Egypte et le Soudan, le groupe étant présent dans la quasi-totalité des Etats africains. Il a observé que sa société, tout en affichant son indépendance à l'égard des pouvoirs publics, profitait de la bonne image de la France auprès de nombreux pays producteurs. Il a regretté, en revanche, le manque de crédibilité de l'Union européenne aux yeux de ces mêmes pays.
Puis M. Christophe de Margerie est revenu sur les activités françaises de son groupe, concernant notamment le raffinage et la distribution, la pétrochimie ainsi que la chimie de spécialité (par exemple le groupe Hutchinson, ou les adhésifs), soulignant que, si elles avaient vocation à perdurer, Total se développerait sans doute à l'avenir principalement dans des zones à forte croissance, comme l'Asie.
Il a ensuite évoqué le « contexte local » de la France pour le climat des affaires en général.
A ce sujet, il a tout d'abord fait part des difficultés rencontrées par son groupe pour faire venir en France des employés issus de pays producteurs, notamment africains, faute de pouvoir obtenir aisément des visas pour ces personnes. Il a souligné le « sentiment d'exaspération » que cela avait pu susciter dans leur pays d'origine, où Total emploie par ailleurs souvent des Français expatriés. Il a insisté sur l'importance de l'enjeu que représentait l'embauche d'étrangers par Total et sur la nécessité de pouvoir les faire bénéficier d'un statut spécifique de gestion de leur mobilité internationale, notamment lors de leurs séjours en France ou dans d'autres pays où travaille le groupe. Il a fait valoir qu'il s'agissait pourtant d'un impératif afin de permettre à ces personnes d'effectuer de brillantes carrières et d'éviter, à terme, le risque de pénurie de personnel qualifié, bien qu'il ait reconnu que la France continuait de former des ingénieurs pétroliers, à l'inverse d'autres pays occidentaux. A cet égard, il a précisé que Total réfléchissait aux possibilités d'étendre son domaine d'intervention dans certains pays en voie de développement, en particulier dans le système éducatif.
Puis, après avoir indiqué, à la demande de M. Philippe Marini, président, que Total avait embauché près de 9.000 personnes en 2006, chiffre en hausse de 11 % par rapport à 2005, dont plus d'un quart de Français, M. Christophe de Margerie a fait état des difficultés de son groupe avec les organismes de Sécurité sociale au sujet du statut de salariés étrangers en mobilité internationale « impatriés » en France. Il a expliqué qu'alors que, depuis près de vingt ans, ces personnes n'étaient pas tenues de cotiser au régime français, mais avaient des contrats de droit suisse avec une filiale de Total qui assure leur couverture sociale et en particulier leur régime de retraite par capitalisation, les organismes de sécurité sociale voudraient revenir sur ce système. Il a observé que lesdits contrats concernaient près de 1.000 personnes et couvraient aussi leurs ayants droit parfois restés dans leur pays d'origine, dont 400 travaillant en France alors que, dans le même temps, environ 2.400 expatriés français du groupe continuaient à cotiser auprès des organismes français. Regrettant la présentation, selon lui, déformée de cette affaire par plusieurs articles de presse, il a cependant reconnu que Total devait, de façon générale, accomplir des efforts en vue d'améliorer son image en France. Il a estimé, parallèlement, que le fait de travailler en France ne devait pas constituer un souci pour un groupe international si notre pays souhaitait avoir une image attractive susceptible d'attirer davantage d'investissements sur son sol.
a ensuite abordé la question des actions spécifiques (ou « golden shares »), exprimant ses doutes quant à l'efficacité de tels dispositifs qui contribuent, d'après lui, à abaisser ce qu'il estime être la meilleure protection des entreprises contre les acquisitions hostiles, c'est-à-dire leur valeur boursière. Il a de nouveau exprimé sa satisfaction, en revanche, sur la règle de réciprocité figurant dans la loi relative aux OPA précitée.
Puis il a souligné l'importance de la stabilité du cadre juridique et fiscal pour les milieux d'affaires, déplorant par exemple les projets de taxation des « super-profits », évoqués de façon récurrente par certaines personnalités politiques. Il a également regretté la mauvaise image des entreprises et de leurs dirigeants en France, estimant qu'il convenait de changer certaines habitudes de nature à décourager les investissements.
A M. Christian Gaudin, rapporteur, qui l'avait interrogé quant à la possibilité d'une nouvelle vague de rapprochements entre pétroliers, à l'instar de celle de la fin des années 1990, les compagnies occidentales demeurant des producteurs modestes au regard de certaines entreprises nationales, M. Christophe de Margerie a répondu qu'il ne souhaitait pas un tel mouvement, mais que, si des groupes concurrents fusionnaient, Total pourrait être, à son tour, contraint de se positionner. Il a fait valoir que le « vrai sujet » résidait plutôt dans la volonté d'ouverture de l'accès à leurs réserves par les pays producteurs. Il s'est déclaré pessimiste à cet égard, observant que le mouvement actuel de fermeture risquait de se traduire par un renchérissement du coût de l'énergie et par une forte hausse des dépenses d'investissement des sociétés pétrolières.
Puis M. Christian Gaudin, rapporteur, lui ayant demandé des précisions quant à l'organisation des centres de décision de son groupe, M. Christophe de Margerie a expliqué que Total décentralisait les fonctions « support » ainsi que les fonctions relatives au développement local dans les pays où il travaillait, mais que les décisions relatives aux grands investissements étaient prises à Paris, du fait de l'importance des risques à assumer. Il a relevé que l'ensemble des états-majors des branches est situé à Paris, à l'exception de la pétrochimie, dont le siège est localisé en Belgique, héritage de l'accord de fusion entre Total et Petrofina.
s'est enfin interrogé sur l'importance stratégique des énergies alternatives pour l'avenir des groupes pétroliers. En réponse, M. Christophe de Margerie a expliqué que Total devait faire face, en premier lieu, aux demandes de ses clients en termes d'énergies fossiles, mais que les énergies propres constituaient un secteur de développement crucial, en phase avec les préoccupations de la société, observant toutefois que les opérateurs spécialisés restaient trop peu nombreux.
a souhaité obtenir quelques précisions quant aux efforts d'investissements auxquels Total devrait faire face à l'avenir, notamment au regard des aides publiques accordées par plusieurs Etats des Etats-Unis en matière d'énergie. Elle s'est demandé, de plus, si, comme l'avaient exprimé de précédents intervenants, la compétitivité ne constituait pas, pour une entreprise, une protection encore plus efficace que le cours de Bourse.
répondant en premier lieu à cette seconde question, a expliqué qu'il s'était exprimé de façon simplificatrice et que le cours de Bourse et la compétitivité étaient, bien entendu, fortement liés. Il a souligné, en outre, que la compétitivité constituait un atout majeur dans un secteur comme le pétrole, où il s'agit souvent de convaincre les pays producteurs qu'une compagnie internationale comme Total saura « faire mieux pour moins cher » qu'eux-mêmes en matière d'exploitation de leurs ressources, atténuant toutefois la portée de ce propos par le constat de l'attitude de fermeture de plusieurs pays producteurs.
Au sujet des investissements, il a de nouveau mis en exergue l'enjeu des énergies renouvelables et également évoqué le nucléaire, le « charbon propre » et la biomasse. Il a cependant expliqué que son groupe saurait se montrer prudent avant d'investir massivement sur une technologie incertaine, rappelant l'exemple coûteux du méthyl-tertiobutyl éther (MTBE), utilisé dans les carburants et finalement dénoncé comme éventuellement cancérigène et inadapté. Il a regretté, à cet égard, le manque de consensus existant dans les milieux scientifiques. Puis, sur les financements publics, il a relevé les différences de méthode entre la France, « pays de subventions » et les Etats-Unis, « pays de lobbies ».
Revenant ensuite sur la question particulière du charbon, M. Christophe de Margerie a souligné que l'enjeu principal serait l'accès aux réserves des principaux pays détenant des ressources charbonnières et a espéré un soutien diplomatique de la France et de l'Europe, comme pour l'accès aux réserves d'hydrocarbures.
Enfin, il a posé la question du financement à long terme des énergies propres, estimant que l'actuel système de certificats n'apportait qu'une solution provisoire.
a ensuite souhaité obtenir des précisions sur :
- les avantages qu'aurait un groupe comme Total à délocaliser son siège, par exemple aux Pays-Bas ;
- les conséquences en termes d'image de marque en France de la gestion de la crise de l'Erika par Total ;
- la pertinence d'un dispositif tel que les « actions spécifiques » au sein du capital d'entreprises stratégiques, notamment au vu du niveau de l'importance des réserves financières de pays tels que les Emirats Arabes Unis ;
- l'attitude de l'Arabie saoudite, dont le ministre du pétrole s'est récemment déclaré défavorable à une hausse des prix des hydrocarbures ;
- la possibilité pour les compagnies pétrolières occidentales de lever les réticences des pays producteurs vis-à-vis de l'accès à leurs ressources en exploitant l'avantage que constitue leur avance technologique.
En réponse, M. Christophe de Margerie :
- a indiqué clairement la volonté de Total de garder son siège en France, estimant adapté le régime fiscal du bénéfice mondial ;
- a reconnu que l'attitude de son groupe après le naufrage du navire pétrolier Erika avait eu un coût important en termes d'image. Soulignant qu'il ne pouvait revenir sur le passé, il a déclaré que « le message avait été reçu » ;
- a expliqué qu'il ne craignait pas une prise de contrôle par une société émiratie, notamment du fait de la clause de réciprocité de la loi relative aux OPA précitée, qu'il a jugée plus pertinente et efficace que les actions spécifiques. Il a indiqué, d'autre part, avoir lui-même proposé aux Emirats Arabes Unis de se renforcer au sein du capital de son groupe qui gagnerait, selon lui, à équilibrer le poids des nationalités de ses investisseurs ;
- a relevé que l'Arabie saoudite, tout en souhaitant des prix du pétrole relativement modérés, n'agissait pas de facto de la sorte à les baisser en ne mobilisant pas suffisamment ses réserves ;
- a déclaré que la plupart des pays producteurs accusaient, certes, un certain retard technologique par rapport aux principales compagnies occidentales, mais que cela ne modifiait pas pour autant une attitude de « repli », ce qui pourrait à terme poser un problème en termes d'équilibre entre l'offre et la demande de pétrole sur le marché mondial.
Interrogé par M. Philippe Marini, président, au sujet de l'application de la convention de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, M. Christophe de Margerie s'est félicité de l'existence de ce texte, tout en jugeant indispensable qu'il soit appliqué de façon uniforme dans l'ensemble des pays membres de l'OCDE. Il a estimé qu'en l'état, l'interprétation française semblait beaucoup plus sévère qu'ailleurs, ce qui est susceptible, selon lui, de poser un problème aux entreprises françaises en créant des distorsions de concurrence.
Puis, répondant à Mme Nicole Bricq, il n'a pas considéré comme réaliste la création d'une « OPEP du gaz » du fait des particularités, notamment physiques, du marché du gaz. Il a salué, de plus, le rôle modérateur de l'Organisation des pays producteurs de pétrole (OPEP) sur le marché du pétrole.
Enfin, en réponse à une interrogation de M. Aymeri de Montesquiou, M. Christophe de Margerie a estimé que le développement du gaz naturel liquéfié (GNL) pourrait, en partie, modifier le fonctionnement du marché mondial du gaz, tout en observant que l'avancée à court terme des principaux projets de créations d'usines de liquéfaction demeurait incertaine, pour des raisons géopolitiques ou de coût environnemental.