Le Président du Sénat a souhaité, par lettre du 15 décembre 2009, que la Délégation à la prospective réfléchisse à l'avenir du pacte social tel qu'il fonctionne à l'intérieur des entreprises et qu'elle développe ainsi une réflexion pour une nouvelle gouvernance dans l'entreprise.
Un certain nombre de champs ont été offerts à nos analyses par la lettre du Président : le partage de la valeur ajoutée et les domaines que recouvre la notion de relations sociales : la politique managériale, la politique salariale, la représentation et l'implication des salariés.
Nous avons travaillé sur ces sujets, dans l'esprit des travaux de prospective, c'est-à-dire en commençant par établir des diagnostics pour, ensuite, dessiner des futurs possibles.
Nous avons procédé à de nombreuses auditions et à une revue très considérable de littérature. Nous avons aussi sollicité les représentations extérieures de la France par un questionnaire portant sur dix pays.
Avant d'exposer nos principales conclusions, il faut mentionner quelques-unes des nombreuses difficultés que rencontre la réflexion sur le pacte social dans l'entreprise.
La première difficulté est, bien sûr, de délimiter le sujet. Il n'est pas évident de définir ce qu'est l'entreprise et d'identifier les acteurs qu'elle mobilise. Il est également difficile de circonscrire ce qui, dans notre pacte social national, relève spécifiquement du système de relations qui s'instaure dans l'entreprise.
Ce sont d'ailleurs des conclusions à nos yeux importantes du rapport que d'insister sur la complexification des entreprises, sur la diversification de leurs situations et sur leur intégration à un système économique et social englobant où leurs marges de manoeuvre, ainsi que celles d'éventuels régulateurs, sont très loin d'être absolues.
Deuxième difficulté : au-delà des observations qu'on peut réunir, l'autre élément du diagnostic, celui concernant les causes, est souvent hypothétique et incertain.
Cette difficulté invite à la modestie ; elle plaide aussi pour des politiques publiques reposant davantage sur l'expérimentation, avec cependant les problèmes que pose toute expérimentation dans le champ du social, qui implique des hommes. Par ailleurs, les positions des acteurs, si elles sont souvent conflictuelles, sont aussi souvent déconcertantes, comme en témoigne l'opposition des syndicats à une plus forte implication dans les conseils d'administration des entreprises.
J'en viens au coeur du rapport, qui s'ordonne en trois parties, la première consacrée aux diagnostics, les deux dernières aux perspectives.
Dans l'ensemble, la ligne directrice du rapport est que, sauf à s'exposer à de sérieux revers, le fonctionnement du pacte social dans l'entreprise doit être significativement amélioré dans le sens d'une meilleure reconnaissance des salariés et d'une revalorisation du travail.
Les trois parties du rapport ont une structure commune qui traite successivement des rémunérations, de la gestion du personnel, des relations sociales et du gouvernement des entreprises et des aspects juridiques.
Dans la première partie, celle qui porte sur les diagnostics, nous constatons en premier lieu que le pouvoir d'achat des salaires ne s'améliore plus que très lentement. Par ailleurs, les inégalités se renforcent, le chômage étant en permanence la toile de fond du salariat.
En ce qui concerne le ralentissement de la progression du pouvoir d'achat du salaire par tête, la responsabilité de ce phénomène est souvent recherchée, à juste titre, du côté de la décélération des gains de productivité. Mais cette explication n'épuise pas le sujet : il faut encore compter avec les conditions de partage de la valeur ajoutée.
Le ralentissement des gains de productivité est paradoxal alors même que l'objectif de maximisation de la productivité est une caractéristique dominante de l'air du temps. On peut même avancer que des composantes essentielles de la situation sociale du pays, la faible dynamique des salaires, les inégalités, le chômage, les conditions de travail... résultent de cet impératif de productivité, et que ce qui apparaît comme des « coûts sociaux » a été engagé pour améliorer la productivité du système de production français. Or, quand on réunit tous les indicateurs, on relève que le rythme des gains de productivité est plus faible qu'il n'a jamais été depuis des décennies. On ne peut s'empêcher de constater que les modifications destinées à maximiser la productivité ont entraîné des coûts sociaux mais n'ont pas exercé d'effets très favorables. Ce problème est développé dans les parties plus prospectives du rapport. Sa résolution apparaît comme un enjeu essentiel pour l'avenir et nous y reviendrons.
Mais, l'atonie du pouvoir d'achat du salaire par tête nous semble devoir s'expliquer aussi par la déformation du partage de la valeur ajoutée, qui est commune à de très nombreux pays.
Pour la France, deux rapports récents, l'un au Président de la République, l'autre au Premier Ministre, ont défendu l'idée d'une stabilité de ce partage depuis les années 1990.
Pour notre part, nous inclinons, pour des raisons techniques et conceptuelles, que nous exposons longuement dans le rapport, à nuancer la conclusion selon laquelle le partage de la valeur ajoutée entre la rémunération du travail - les salaires - et celle du capital - les profits - aurait été stable depuis vingt ans en France. En réalité, il est assez probable que la déformation très nette du partage de la valeur ajoutée intervenue dans les années 80 se soit, quoiqu'avec plus de modération, prolongée.
Mais, même en raisonnant sur les données conventionnelles utilisées dans les rapports cités, la part de la valeur ajoutée allant aux salaires est plus basse de plusieurs points de PIB par rapport à la moyenne historique sur soixante ans, et inférieure de près de 10 points de PIB par rapport au pic des années 70. En outre, on doit relever que la concentration des gains salariaux sur quelques-uns implique pour près de 80 % des salariés une réduction encore plus nette de la valeur ajoutée qui leur est attribuée.
Ainsi, les modalités de la répartition du revenu national constituent bien un frein aux salaires.
Quant aux inégalités salariales, qui sont souvent plus faibles en France qu'ailleurs, elles augmentent et restent paradoxales dans un pays où il existe, notamment avec le SMIC, des instruments de politique des revenus. Elles sont le produit de multiples facteurs où jouent notamment l'envolée des rémunérations des cadres dirigeants et la précarisation de nombreux salariés, en lien avec celle des emplois qu'ils occupent.
La part des salaires attribuée au centième des salaires les mieux payés augmente continuellement depuis la fin des années quatre-vingt-dix.
Le salariat moyen n'obtient, quant à lui, que peu de revalorisations salariales. Plus qualitativement, on observe que le régime salarial se variabilise avec la généralisation des revalorisations salariales conditionnées à la performance et un écart grandissant des situations selon l'appartenance à tel secteur économique ou à telle entreprise. Cette dernière dimension des inégalités salariales, qui se combinent avec une répartition inégale des risques de chômage ou de travail atypique, ressort comme particulièrement importante. Par ailleurs, la situation des salariés dépend négativement de leur appartenance à une entreprise sous-traitante. La pire des situations semble être celle des salariés à temps partiel des entreprises sous-traitantes, plus globalement celle des « intermittents du travail ».
Au total, plusieurs constats s'imposent. Il apparaît d'abord que la dynamique des salaires est faible. La masse salariale brute augmente moins vite que la production ; le salaire brut par tête croît moins vite que la masse salariale ; les salaires nets progressent moins que les salaires bruts.
On constate également un accroissement des inégalités devant le travail. Les inégalités de salaires augmentent ainsi que les inégalités face au chômage et face aux modalités du travail. Les travailleurs des secteurs économiquement dominés ainsi que les jeunes et les seniors sont discriminés par les mécanismes de marché.
En second lieu, le diagnostic sur le pacte social dans l'entreprise conduit à constater d'indéniables tensions sur les conditions de travail.
L'analyse des évolutions relatives au management, aux conditions et à l'organisation du travail, montre les tensions créées par l'impératif de productivité. Une véritable redéfinition des termes du rapport de travail est intervenue.
Naguère, les salariés bénéficiaient d'une certaine sécurité matérielle faite de protection des emplois, de progressivité des rémunérations et de carrières prévisibles, moyennant une liberté réduite dans le travail caractérisée par une faible autonomie. Ce modèle « fordiste », reposant largement sur un équilibre de droits et de devoirs définis dans autant de statuts, s'est considérablement affaibli depuis une trentaine d'années, au profit d'un couple « opportunités-responsabilités ».
Pour la sécurité, dans le nouveau modèle, on mise désormais sur l'« employabilité ». Mais, dans les faits, cet objectif ne comble pas toujours le vide creusé par le délitement des carrières. Malgré certaines évolutions du système de formation continue et l'acclimatation théorique d'une « gestion prévisionnelle des emplois et des compétences » dans les grandes entreprises, pour nombre de salariés, le compte n'y est pas. La perte d'emploi est un déclassement, plus ou moins durable, dont pâtit également l'économie sous forme de pertes de croissance.
Parallèlement, l'autonomie dont jouiraient désormais les salariés - en contrepartie de leur responsabilisation - paraît souvent illusoire. Sur fond d'intensification du travail, d'horaires flexibilisés et d'exigences financière de court terme, un faisceau accru de contraintes de toutes sortes enserre de plus en plus leur activité. En contraste avec un travail souvent « mythifié » par le discours managérial, de nombreux salariés se sentent « mystifiés »...
Le rapport sécurité/autonomie évolue donc défavorablement, avec d'importantes nuances selon la configuration productive. Cette dégradation de la qualité du travail peut se révéler in fine préjudiciable à la performance globale des entreprises et de l'économie nationale.
Il faut ici souligner que la précarisation du travail est subie différemment selon l'entreprise à laquelle on appartient et selon le rang occupé dans le salariat - ce qui va dans le sens d'une segmentation du salariat. Toutefois, les opérateurs relativement protégés semblent de moins en moins nombreux comme l'illustre l'apparition d'un chômage des cadres de plus en plus courant dans les années 90.
En troisième lieu, le diagnostic porte sur les relations sociales et la gouvernance.
A la segmentation du salariat répond le processus de segmentation des entreprises. Celles-ci ont beaucoup évolué ces dernières années. L'entreprise, unité de base de notre organisation économique, est l'un des principaux lieux d'élaboration et d'application du pacte social. Pour plus de 17 millions de salariés, elle constitue l'un des principaux cadres normatifs de leur vie quotidienne sans pour autant que la légitimité de l'entreprise et de son organisation soit un sujet majeur du débat public.
Ce point nous amène à la question de la gouvernance des entreprises.
S'il n'existe pas un modèle unique, on observe néanmoins quelques grandes tendances historiques. D'abord, au cours du vingtième siècle, en conséquence de la nécessité d'accumuler du capital en vue de l'industrialisation, le pouvoir est passé progressivement de l'entrepreneur familial au manager technocrate, puis aux actionnaires et investisseurs financiers. Il en a résulté une progressive dépersonnalisation des relations dans l'entreprise.
Ensuite, les salariés travaillent aujourd'hui en moyenne dans des entreprises plus grandes qu'il y a trente ans, mais au sein d'établissements plus petits ce qui accroît le sentiment de distance par rapport aux lieux de décision.
Enfin, l'émergence d'entreprises fonctionnant en réseaux a aussi modifié les relations entre parties prenantes, les relations interentreprises devenant un facteur déterminant de réalisation du pacte social.
La question que nous avons envisagée est de savoir si la gouvernance des entreprises s'est adaptée à ces évolutions.
La participation des salariés à la gestion des entreprises s'est développée, en France, grâce à des mécanismes de représentation, d'information et de consultation, plutôt que par l'association aux instances décisionnelles. Parallèlement, le contexte de la démocratie sociale a évolué dans un sens plutôt mitigé. Parmi les points négatifs, il faut mettre en évidence la baisse du taux de syndicalisation, passé d'environ 30 % à environ 8 % des salariés depuis l'après-guerre. Au regard des pays étrangers, la France apparaît comme particulièrement peu syndiquée.
Par ailleurs, alors qu'on pouvait espérer une certaine réhabilitation de l'entreprise, comme lieu de poursuite de finalités partagées, les excès du capitalisme financier ont au contraire mis l'accent sur les divergences d'intérêts des parties prenantes, divergences qui peinent à se résoudre de façon pragmatique, dans la négociation.
Les salariés semblent en effet avoir été les « oubliés » de la gouvernance, au nom de l'efficacité économique. Tandis que la cogestion apparaît comme un « serpent de mer » du débat politique, la suprématie actionnariale s'est progressivement instaurée dans les grandes entreprises tandis que, dans le tissu économique des entreprises dominées, nécessité faisait de plus en plus loi. La suprématie actionnariale est pourtant contestée tant parce qu'elle déséquilibre les relations sociales que parce qu'elle déséquilibre les décisions économiques dans un sens peu compatible avec une croissance forte et durable. Dans ce contexte, la place des salariés est résiduelle et s'inscrit davantage dans le sens d'une reconnaissance de la place de l'actionnariat salarié que dans celui d'une prise en compte des intérêts du facteur de production que constitue le travail.
En dernier lieu, le droit social du travail porte la marque de l'affirmation de l'objectif de maximisation de la productivité mais aussi des difficultés rencontrées dans la transition d'un modèle à l'autre.
L'un des principes les plus essentiels de l'édifice juridique qui constitue le droit social du travail, sa soumission à un objectif de mieux-disant social selon lequel les conventions entre partenaires sociaux ne pouvaient déroger aux dispositions plus générales que pour autant que le sort du salarié en soit amélioré, a été remis en cause. La perspective est de coller le plus possible aux réalités économiques et ainsi de favoriser l'élévation du niveau de productivité.
Dans ce même esprit, la légitimité de l'intervention de l'Etat dans le champ du social d'entreprise a été questionnée et, avec elle, la légitimité de l'Etat à définir l'intérêt général dans les domaines concernés.
Enfin, un droit international est apparu, tant au niveau mondial qu'européen, de même que de nouvelles formes de normativité dont la « soft law » représente un exemple archétype.
Mais, il faut bien reconnaître que cette diversification normative peine à remplir les mêmes fonctions que celles exercées par l'Etat dans le régime juridique traditionnel. Dans le même temps, la cohérence entre les assouplissements des principes du droit du travail et la préservation des intérêts des salariés, mais aussi des principes juridiques aussi essentiels que celui de l'égalité, peut être difficile à vérifier, notamment dans un contexte de désyndicalisation.
J'en arrive à la deuxième partie du rapport, qui dessine un scénario noir pour le pacte social dans l'entreprise, celui de son éclatement. Il est préoccupant que ce scénario corresponde à la poursuite des tendances lourdes relevées dans la première partie du rapport.
Dans ce scénario noir, les conflits de répartition continueraient à se résoudre au détriment des rémunérations salariales. Le travail « paierait » d'autant moins que le vieillissement démographique s'accompagnerait d'un prélèvement accru sur les revenus de la production distribués aux salariés. Les différentes variables à l'oeuvre pour déterminer les parts respectives de la valeur ajoutée attribuées aux salaires et aux profits sont notamment le niveau du chômage, la diversification des opportunités d'investissement du capital, la financiarisation de l'économie, la constitution d'un marché du travail mondial, la restructuration des économies développées autour de leurs avantages comparatifs, la diffusion de modèles de croissance orientés vers la compétitivité et l'attractivité à court terme. Toutes ces variables pèseraient sur les salaires tout en permettant aux propriétaires du capital de défendre efficacement leur part du revenu national.
Mais le revenu national augmenterait de plus en plus lentement. La croissance potentielle baisserait notamment sous l'effet du choc démographique. Si l'épargne restait relativement abondante, la crainte de l'avenir entraînant une augmentation de l'épargne de précaution, elle pèserait sur la consommation sans s'investir pour autant sur le territoire économique national faute de perspectives de croissance. Elle préfèrerait les placements patrimoniaux, d'où la multiplication de bulles d'actifs, ou les profits offerts par les pays émergents à forte croissance.
Face à l'attrition des revenus, les besoins sociaux résultant du vieillissement démographique et des effets des restructurations économiques augmenteraient dans des proportions telles que toutes les faibles marges de manoeuvre des Etats y seraient consacrées. L'Etat n'investirait plus et les effets attendus des biens publics (éducation, environnement, innovation...) sur la croissance ne se produiraient pas.
Le chômage structurel augmenterait par incapacité à s'adapter au nouveau contexte économique et par sédimentation d'un chômage conjoncturel qui ne se résorberait jamais.
Il n'y aurait pas d'autre choix que de flexibiliser les salaires et les emplois mais ces mesures aggraveraient le coût de transitions qui, du fait de la spirale récessive enclenchée par ces évolutions, n'en auraient que le nom. La segmentation du travail atteindrait des sommets avec une explosion des inégalités de répartition qui mineraient le contrat social dans son ensemble.
Dans ce scénario noir, le management exercerait des tensions renforcées sur le travail. Les entreprises se rabattraient, encore et toujours, sur le levier de l'organisation du travail pour soutenir tant bien que mal une productivité handicapée par un déficit cumulé de recherche et d'investissement.
Avec un niveau de qualification stagnant et un dialogue social toujours médiocre, les organisations « à flux tendus » s'approfondiraient avec un recours accru à des contrats courts pouvant aller jusqu'à la disparition du contrat de travail dans la mouvance de l'idée que chacun doit devenir un entrepreneur de lui-même.
Le reflux attendu du chômage se heurterait au socle structurel d'une population restée trop longtemps éloignée de l'emploi et de la formation. Cela fragiliserait le régime d'assurance chômage confronté à la contrainte globale du désendettement public et à la volonté de désengagement des entreprises les plus performantes, voire de certains salariés qui, copiant l'attitude de l'Etat, pourraient arguer de la stabilité de leur emploi pour se retirer du système.
La rigueur compromettrait aussi l'acclimatation de toute politique visant à améliorer vraiment l'employabilité, onéreuse en termes de formation et de logement.
Finalement, avec les contraintes multipliées d'organisations toujours plus finement calibrées en effectifs, les salariés endureraient une dégradation radicale du compromis sécurité/autonomie. On assisterait à une prolifération de troubles psychosociaux, à la généralisation des rancoeurs nées du défaut de reconnaissance, à une désincitation au travail, à la prolifération du travail clandestin et à l'amplification d'une émigration économique.
Dans ce cadre, le scénario noir est aussi un scénario conflictuel susceptible de nuire à terme aux objectifs de productivité et de compétitivité de l'entreprise et de l'économie nationale.
Le transfert de pouvoir de l'entrepreneur familial au manager technocrate puis à l'investisseur financier « dilué » se poursuivrait dans le cadre d'une mondialisation non coopérative secouée par des crises ponctuelles. La distance physique aux lieux de décisions et la poursuite d'objectifs principalement financiers continueraient de miner le pacte social. Le dialogue social national demeurerait bipolaire, se révélant de plus en plus inadapté à la résolution de problèmes de dimension mondiale. Le gouvernement des entreprises ne trouverait plus de contrepoids que dans une opinion publique influençable et, peut-être, versatile.
Dans le scénario noir, enfin, l'effritement du droit social du travail s'amplifierait. Au nom de la nécessaire souplesse sociale, la dérégulation se poursuivrait à la faveur d'un renoncement de l'Etat à préserver des « acquis » jugés contre-productifs et inégalitaires.
La normativité sociale serait de plus en plus issue des processus de négociation. Or, l'emploi devenant un bien rare et les syndicats étant perçus comme peu à même de résoudre les problèmes sociaux du travail, le rapport de forces dans la négociation serait radicalement déséquilibré, aux dépens des salariés.
Les politiques des Etats témoignant de stratégies individuelles de « cavalier seul », le moins-disant social deviendrait le point de référence d'un droit international du travail qui peinerait à émerger.
Enfin, les nouvelles normativités se développeraient de façon anarchique, sans nulle certification. La « soft law » ne serait qu'une expression parmi d'autres d'un marketing généralisé dont les grandes lignes seraient décidées, à leur profit, par les entreprises monopolistiques.
J'en viens à la troisième partie du rapport, qui s'attache à identifier les marges d'émancipation par rapport au scénario très noir décrit dans la partie précédente.
En préambule à cette réflexion, il faut souligner combien ces marges paraissent étroites. En effet, le système économique est de plus en plus englobant et les Etats de moins en moins autonomes, donc de moins en moins capables de surplomber et de piloter les phénomènes économiques et sociaux.
Cependant, si le contexte exerce de très fortes contraintes, elles ne sont pas entièrement mécanistes et il reste un espace de choix, dont témoigne une certaine différenciation des « modèles » nationaux, à la condition que les modalités de l'action publique se renouvellent.
Cet impératif de renouvellement nous paraît devoir passer par une double reconnaissance. D'une part, celle que le bon niveau d'action ne peut plus être réduit au niveau national, idée généralement admise « sur le papier » mais dont l'exemple européen montre qu'elle a du mal à trouver tous les prolongements concrets qu'il faudrait. D'autre part, celle que la complexification des structures et l'accélération des changements appellent des méthodes d'action plus décentralisées, avec une place plus grande accordée à l'expression des demandes sociales, mais sans être pour autant abandonnées à l'initiative des éléments du corps social.
Sous le bénéfice de ces observations préliminaires, il faut voir dans la promotion d'un objectif politique prioritaire de maximisation de la croissance économique reposant sur la conciliation de la créativité nécessaire au dynamisme de l'économie de marché et d'une répartition équilibrée de ses fruits, tout aussi nécessaire à ce dynamisme, la clef de voûte d'un pacte social du travail de progrès.
Ces orientations générales impliquent que les mécanismes de marché soient respectés dans toute la mesure où ils sont compatibles avec un bouclage du circuit économique allant dans le sens d'une amélioration de la croissance potentielle. De même, toutes les politiques publiques régressives de ce point de vue devraient être remises en cause.
Dans le même temps, l'Etat devrait conduire toutes les politiques nécessaires à la production des biens publics - improduits par le marché - sans lesquels la croissance potentielle ne serait pas optimisée. Parmi ces politiques, celle qui s'attache à promouvoir un statut du travail digne et rémunérateur n'est pas la moindre, non plus que celle qui corrige les inégalités excessives dans la distribution des revenus primaires.
Les obstacles majeurs à surmonter sont celui des excès de concurrence entre espaces économiques ainsi que le court-termisme d'un capital mis à même de se réallouer à tout moment. A cet égard, la concurrence fiscale entre Etats est évidemment un obstacle majeur qui explique, en partie, la dimension peu redistributive de l'imposition des revenus en France. Ces défis sont considérables et les Etats qui souhaitent promouvoir une refonte du capitalisme, qui suppose une défense de leur pacte social du travail, doivent s'entendre sur des objectifs politiques et accepter d'impliquer leurs corps sociaux dans ce projet.
Les voies d'une orientation plus sociale et humaine du management et de l'organisation du travail sont a priori plus ouvertes. Il s'agirait d'éviter que ne s'approfondisse une certaine forme de mal-être au travail avec ses effets finalement contreproductifs.
Plusieurs voies concomitantes se présentent. D'abord, une implication systématique des salariés et non un simulacre de consultation - dans toute « conduite du changement ». Ensuite, des formations au management insistant sur la considération, le respect et le soutien des collaborateurs. Enfin, un intéressement du « top management » à la « performance sociale » et non plus seulement financière.
Cette dernière démarche serait cohérente avec une responsabilisation financière des entreprises pour leurs externalités sociales négatives, notamment pour le chômage ou la maladie. Un procédé de labellisation pourrait alors informer les clients de la conformité des conditions de production à certains standards sociaux, par exemple dans le cadre de la responsabilité sociale de l'entreprise (RSE).
Ces évolutions marqueraient un reflux de la « tyrannie » plus ou moins consciente des clients sur l'organisation du travail, ces derniers pondérant le rapport qualité-prix des biens et services par la réputation sociale y compris locale des entreprises. L'émergence de labels de type « Max Havelaar » ou signalant la proscription du travail des enfants constituent ici les « signaux faibles » d'une sensibilité émergente.
La sécurisation des salariés constitue l'autre volet d'une restauration de la qualité de l'emploi et du travail. Dans un scénario volontariste, les salariés seraient placés en situation d'assumer financièrement et professionnellement les mobilités requises dans une économie ouverte, adaptable et compétitive.
A coté de l'assurance chômage et d'un accès au logement facilité, l'employabilité des personnes deviendrait l'axe majeur d'une « flexisécurité » de pointe, d'ores et déjà qualifiée, au Danemark, de « mobication », soit un condensé de mobilité et d'éducation.
Dans ce cadre, les pouvoirs publics parviendraient à rendre « pilotable » le système de formation français, en vue d'optimiser continuellement l'employabilité présente et à venir des salariés, des étudiants et des chômeurs.
Le système donnerait alors toute sa mesure pour les personnes à faible « capital humain » (sur le marché du travail !), réduisant les mobilités subies par des « outsiders » à l'employabilité souvent déclinante.
En synergie, les entreprises seraient conduites à une gestion plus responsable des emplois et des formations de leurs salariés en pratiquant une véritable gestion prévisionnelle des emplois et des compétences. La consécration d'une obligation juridique de préserver l'employabilité des salariés pourrait contribuer à ce mouvement.
A noter que dans ce scénario de l' « employabilité », le volontarisme politique devrait s'étendre à l'Europe car seule une politique de croissance coordonnée, basée sur la consommation et l'investissement, parviendrait à résorber un fort chômage « keynésien ». Sans quoi certains seront toujours moins « employables » que d'autres...
Pour le gouvernement des entreprises et du dialogue social, deux types d'inflexions pourraient être recherchés.
En premier lieu, la consolidation du rôle des partenaires sociaux franchirait des étapes décisives. Initiée par le renforcement de leur légitimité (loi du 20 août 2008), cette consolidation pourrait passer notamment par une réforme favorisant leur financement et par l'apparition d'un syndicalisme de services plus proche des préoccupations concrètes des salariés, voire par des clauses réservant les avantages négociés aux syndiqués. La question du dialogue social dans les petites et moyennes entreprises pourrait également resurgir. Enfin, la représentativité des organismes patronaux serait mieux assurée.
En second lieu, une gouvernance plus partenariale s'instaurerait. Elle comprendrait une réflexion sur la codétermination, et une protection renforcée de l'actionnariat de long terme face aux capitaux « prédateurs ». Par ailleurs, des modes alternatifs de gouvernance s'inspirant de ceux des entreprises familiales ou coopératives redeviendraient à la mode, la question se posant toutefois de leur compatibilité avec les exigences de la compétition économique.
Pour la codétermination, appliquée en Allemagne dans les entreprises de plus de 500 salariés, elle demeure fragile dans la mesure où elle doit être mise en oeuvre sans nuire à la compétitivité des entreprises et à l'attractivité du territoire. Une telle participation pourrait néanmoins avoir un intérêt pour faire émerger un consensus qui ne sera de toute façon possible que si le contexte du dialogue social est par ailleurs apaisé. Le succès de cette idée repose aussi sur une modification du mode d'évaluation de la performance des entreprises. En effet, comment la gouvernance partenariale pourrait-elle émerger si l'entreprise demeure jugée à l'aune de ses seules performances actionnariales ?
Toutes ces orientations, qui constituent autant de facteurs d'émancipation par rapport au scénario « noir », pourraient contribuer à favoriser l'inscription des stratégies d'entreprises dans le temps long, ainsi qu'une évaluation multicritères de leurs performances qui ne se décrète pas aisément.
Enfin, le droit social du travail se dirigerait vers une architecture rénovée où, sans vouloir définir à lui seul l'intérêt général, l'Etat ne renoncerait pas à intervenir quand, seul, il peut régler les problèmes dans la sphère du travail. La négociation sociale se développerait de façon plus équilibrée à la faveur d'un respect généralisé du dialogue social et d'un renforcement des légitimités syndicales.
Une atmosphère coopérative s'instaurerait entre des Etats conscients de la communauté de leurs intérêts, cette conscience étant favorisée par l'institutionnalisation de nouveaux forums de normativité internationale, transparents et participatifs, où se délibéreraient, autour d'orientations politiques communes, les normes internationales garantissant une juste rétribution du travail et de bonnes conditions d'employabilité. Ces normes seraient administrées selon des procédures consensuelles.
Les nouvelles normativités sociales se développeraient, mais elles feraient l'objet de certification et le « consumérisme social » gagnerait en maturité.
Un large débat s'est alors ouvert.
Il convient d'insister sur le poids des contraintes internationales sur le pacte social dans l'entreprise.
J'estime que l'Union européenne devrait être le cadre d'un vrai partenariat entre Etats permettant d'asseoir solidement les pactes sociaux du travail des différents pays européens.
Des actions tendant à la mise à niveau des taux de syndicalisation des salariés permettraient de renouveler le dialogue social. Un tel processus aboutirait sans doute à apaiser les relations sociales aujourd'hui trop souvent exclusivement conflictuelles.
J'observe que la faible syndicalisation provient en partie d'un problème culturel et de formation aux relations sociales dans l'entreprise.
Je regrette la faiblesse du niveau d'engagement syndical et souhaite que des mesures favorisant le syndicalisme soient prises. L'effet de ciseaux entre les salaires et les dividendes versés aux actionnaires est déplorable. J'appelle de mes voeux l'exploitation des voies de réforme sous-jacentes au scénario optimiste présenté par les rapporteurs.
J'estime qu'une partie de l'écart entre les taux de syndicalisation français et allemand vient du sous-développement des petites et moyennes entreprises en France. J'appelle l'attention sur les problèmes de comparaison des conditions du partage de la valeur ajoutée, même s'il est indéniable que la croissance de l'excédent brut d'exploitation n'a pas suffisamment profité à l'investissement productif. Par ailleurs, j'appelle les salariés à reconsidérer leur position de principe de ne pas participer au capital des entreprises.
Les auditions ont montré que les syndicats de salariés ne souhaitent pas participer à l'administration des entreprises. La même rigidité se rencontrant chez les syndicats patronaux, la situation semble bloquée. Pour remédier au très faible taux de syndicalisation des salariés français (5 %), une possibilité serait de pratiquer un syndicalisme de service, qui se rencontre dans de nombreux pays. Par ailleurs, la rémunération des salariés, c'est-à-dire du facteur travail, est primordiale car on sait, depuis Keynes, qu'elle conditionne la croissance. Il existe une « tyrannie des actionnaires », qui sont souvent des fonds de pension extérieurs ; cette observation nous ramène aux théories économiques de Galbraith, qui conduisent à dénoncer un certain type d'actionnariat.
La productivité ralentit depuis vingt ans et je m'inquiète, à cet égard, de l'impact d'une transmission des savoir-faire qui ne serait plus optimale.
A cet égard, la formation tout au long de la vie revêt un caractère primordial.
Sans doute, mais le problème est certainement plus global et l'apprentissage devrait jouer un plus grand rôle.
La baisse de la productivité enregistre essentiellement l'impact du tassement de la productivité générale des facteurs. Je rejoins Mme Lamure sur l'importance du « learning by doing ».
Le problème majeur est aujourd'hui celui de l'intensification du travail en Europe et celui résultant de la baisse générale de la part des salaires dans la valeur ajoutée. La France, malgré les 35 heures, ne décroche pas de l'Europe en raison d'une très forte productivité horaire. La politique salariale de l'Allemagne est une contrainte très forte pour ses partenaires et elle menace la pérennité de la zone euro par les déséquilibres commerciaux qu'elle contribue à alimenter.
J'observe, sur la base d'un graphique figurant dans le rapport provisoire, que la part des salaires dans la valeur ajoutée serait beaucoup plus stable en France que dans d'autres pays. Par ailleurs, il me semble que les problèmes posés aux salariés par l'accroissement de la part dévolue aux dividendes pourraient s'estomper en développant l'actionnariat salarié. Enfin, il me semble que, lorsqu'une entreprise doit passer un cap difficile, les syndicats n'orientent pas forcément leur action en conséquence.
Je précise que l'effet de ciseaux entre les revenus du capital et les salaires, sur la diapositive qui vous a été projetée, est accentué par des effets d'échelle, mais que le graphique permet de visualiser la coexistence d'une baisse de la part salariale dans la valeur ajoutée et d'une hausse des dividendes. J'abonde, par ailleurs, dans le sens de l'intérêt que peut en effet présenter l'actionnariat salarié. Je relève aussi qu'une proportion significative des salaires les plus élevés - ceux du dernier centile - pourrait ne pas être considérée comme ayant la nature de salaires, pour être largement liée aux résultats de l'entreprise. Par ailleurs, les maladies professionnelles constituent un indicateur, parmi d'autres, du « mal-être » au travail.
Il est possible que les « 35 heures » aient accru le stress au travail et la prévalence des maladies professionnelles. Pour la productivité, les charges sociales qui pèsent sur les entreprises françaises sont sensiblement plus lourdes que celles pesant sur les entreprises allemandes. Afin de soulager les entreprises nationales, peut-être faudrait-il s'orienter vers un basculement d'une partie des charges sociales sur la TVA. Par ailleurs, nos finances publiques souffrent indirectement du déséquilibre de la balance commerciale, déficitaire en France et largement excédentaire en Allemagne. Je me pose aujourd'hui la question de l'opportunité de la mise en place de fonds dédiés spécifiquement aux entreprises. En effet, l'argent des livrets transite par les banques et il me semblerait utile qu'une quotité fixe - par exemple, 20 % - des sommes collectées soient réservées aux PME.
Pour ce qui concerne les politiques économiques de la France et de l'Allemagne, une convergence est évidemment souhaitable, mais la question demeure du choix de ce vers quoi l'on converge.
J'insiste ici sur l'exceptionnelle réussite économique de l'Allemagne, qui a absorbé, lors de la réunification, 17 millions de chômeurs d'Allemagne de l'Est. Ne convient-il pas, par ailleurs, de se réjouir lorsque la part des salaires dans la valeur ajoutée se réduit, dès lors que ce mouvement traduit une automatisation et une rentabilité croissantes de la production, comme on l'observe chez Renault ? J'ajoute un élément de diagnostic sur la bonne santé de l'Allemagne : elle réside largement dans une bonne aptitude à transmettre les savoirs dans l'entreprise, notamment grâce à un apprentissage qui fonctionne. Mais en France, 75 % des jeunes veulent devenir fonctionnaires...
En suivant un raisonnement macroéconomique, on ne peut se réjouir de ce que la part des salaires décroisse en deçà d'un certain seuil, car la consommation participe largement au soutien de l'activité. Par ailleurs, si décrue des salaires il y a, au moins faudrait-il que l'investissement suive.
La délégation a alors donné un avis favorable unanime à la publication du rapport d'information sur la prospective du pacte social dans l'entreprise, de M. Joël Bourdin et Mme Patricia Schillinger, rapporteurs.
J'en arrive aux questions diverses. Je vous rappelle que le bureau de la délégation s'est réuni mercredi 12 janvier ; les différents travaux entamés ou projetés par la délégation ont été envisagés.
En premier lieu, un rapport de Mme Fabienne Keller sur les « années collège » dans les territoires urbains sensibles, qui sera précédé par un atelier de prospective. S'ensuivront le rapport de M. Jean-Pierre Sueur sur les villes du futur et de M. Yvon Collin sur la prospective alimentaire. D'autres rapports, correspondant à des demandes antérieures, sont programmés, auxquels devraient s'ajouter un rapport sur le sujet de l'aménagement du territoire en lien avec les évolutions démographiques.
Par ailleurs, le problème des moyens humains de la délégation dans la nouvelle organisation administrative a été évoqué, ainsi que celui de la perte de notre originalité pour ce qui est de notre compétence économique.
Je rappelle que la prospective est, pour le Président du Sénat, un troisième pilier de l'activité sénatoriale. Notre délégation appelle une expertise importante.
Nous avons besoin de compétence économique puisque la mission de la délégation à la prospective prévoit explicitement que celle-ci est chargée de réfléchir aux transformations de la société et de l'économie en vue d'informer le Sénat et qu'à cet effet la délégation élabore des scénarios d'évolution sur les sujets qu'elle étudie. Il faut que notre organisation respecte le sens de nos missions.