La commission examine le rapport de M. Christian Cambon, rapporteur, et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 418 (2012-2013) autorisant l'approbation de l'entente entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Québec relative à l'Office franco-québécois pour la jeunesse.
L'intensification des relations entre la France et le Québec dans les années 1960 s'est traduite en 1965 par la signature d'ententes sur un programme d'échanges et de coopération dans le domaine de l'éducation d'une part, sur la coopération culturelle, d'autre part. Elle a débouché sur la création de l'Office franco-québécois pour la jeunesse (OFQJ), par le protocole du 9 février 1968, sur le modèle de l'Office franco-allemand pour la jeunesse créé en 1963. Ce protocole a été renouvelé le 23 mai 2003. Afin d'améliorer sa gouvernance et sa gestion, une nouvelle entente a été signée le 8 décembre 2011, qui est soumise au Parlement pour approbation.
L'Office contribue au rapprochement des jeunesses française et québécoise par la mise en oeuvre de programmes de mobilité. Il conseille et soutient chaque année environ 4 000 jeunes.
La culture constitue toujours l'une des dimensions les plus fécondes de la coopération entre la France et le Québec. Les collaborations entre créateurs, organismes et entreprises se multiplient dans tous les domaines. Elle est un axe moteur pour la promotion de la diversité culturelle sur le plan international et pour le développement de la Francophonie. Mais, la relation franco-québécoise se traduit également par des actions concrètes de la société civile. Ainsi, 3 500 Français s'installent chaque année au Québec et 15 000 Français viennent y étudier, faire un stage ou travailler de façon temporaire.
La relation économique est également très vivante. La France est le 2ème investisseur étranger au Québec. Les entreprises françaises emploient environ 30 000 salariés au sein de leurs 350 filiales. Plus de 140 entreprises québécoises sont établies en France, employant environ 11 000 salariés. Les premiers ministres et les membres des gouvernements se rencontrent régulièrement et en alternance.
La mission première de l'OFQJ est de favoriser la mobilité internationale des jeunes par des programmes qui développent leur employabilité et leur capacité d'entreprendre. L'Office propose des stages dont la caractéristique est de lier le séjour dans l'autre communauté à une formation qualifiante, à l'acquisition d'une compétence professionnelle, à l'accès à un emploi ou à la création d'entreprise. Il intervient au niveau de la préparation des projets, de leur réalisation et de leur évaluation. Il peut aussi réaliser des activités de coopération avec des pays tiers ou des organisations internationales.
L'OFQJ est un organisme bi-gouvernemental régi par un conseil d'administration coprésidé par les ministres concernés. Deux secrétaires généraux constituent conjointement son exécutif et s'appuient sur deux sections autonomes, équipes pluridisciplinaires d'une vingtaine de professionnels. Les différences de contexte rendent en effet pertinente une différenciation des prestations selon les pays et les publics.
On constatera qu'au Québec, la création de l'Office a ouvert la voie à celle de trois autres Offices : l'Office Québec Wallonie Bruxelles en 1984, l'Office Québec-Amériques en 2000, puis, en 2009, l'Office Québec-Monde. En outre, le regroupement des offices en un guichet unique : « Les Offices jeunesse internationaux du Québec » (LOJIQ) est intervenu en 2007 afin de mutualiser les fonctions « supports ».
Le modèle québécois semble donc beaucoup plus intégré que le modèle français. En France, les opérateurs ont des cibles et des programmes différents les uns des autres. Ils sont nombreux du fait de l'absence de répartition des compétences. En résumant à grands traits, la compétence est éclatée entre l'Union européenne (programme Erasmus, Leonardo da Vinci, Comenius), l'Etat (OFAJ, OFQJ, dispositif « Volontaires internationaux »), les établissements d'enseignements supérieurs à travers des partenariats noués avec des établissements étrangers et enfin, les régions.
Si un travail en commun existe entre ces différentes entités, on peut légitimement se demander s'il n'y aurait pas intérêt, pour faciliter la lisibilité des démarches et réduire les coûts de structures, à envisager une clarification des compétences et le regroupement de certaines structures.
Le budget annuel consolidé de l'Office s'élève à environ 6 millions d'euros. La section française bénéficie d'un budget de plus de 3,3 millions d'euros, alimenté par la contribution du ministère chargé de la jeunesse (1,9 M€ environ soit environ 60 %) à laquelle s'ajoutent des contributions de certaines régions, et la participation demandée aux bénéficiaires. La section québécoise a un budget de 3,2 millions d'euros. Son financement est principalement budgétaire. Chacune des deux sections fait un appel croissant à la contribution des participants (28 % pour la section française, de 20 à 35 % selon les dossiers pour la section québécoise) et on observe une tendance à la diminution des coûts de structure rapportés aux coûts des programmes (62,2 % pour la section canadienne et 53,9 % pour la section française), ce qui est signe de meilleure gestion.
Les activités de l'Office se développent. Outre les 2 362 participants aux programmes en 2011, près de 8 000 jeunes Français ont été accompagnés dans leurs démarches. Les programmes proposant des stages en entreprises et des emplois temporaires continuent de prédominer. La section québécoise a soutenu 1 821 participants. Les étudiants représentent la part la plus conséquente (72 %).
La négociation d'une nouvelle entente est la conséquence de l'évolution du contexte. La création au Québec d'un guichet unique a renforcé l'autonomie de fait des sections et posé la question de l'intervention en pays tiers. Parallèlement, l'Office a évolué dans ses missions et dans sa gouvernance. L'entente signée le 8 décembre 2011 vise à répondre à ces enjeux.
Avant d'en examiner les stipulations, il convient de rappeler le cadre juridique dans lequel la province du Québec a pu conclure ce protocole avec la France. Il est en effet peu courant que la France, Etat souverain, signe une convention internationale avec une entité fédérée, membre d'un Etat souverain. Aucune disposition constitutionnelle ne l'interdit dans la mesure où ces derniers y sont habilités ou autorisés par leur Constitution fédérale selon l'avis de l'Assemblée générale du Conseil d'Etat du 7 février 1991.
En vertu de la Constitution canadienne, l'éducation relève des compétences exclusives des provinces. Le Québec assumant la compétence externe de ses attributions internes, il a donc bien compétence pour négocier et signer des accords internationaux en la matière. En outre, l'accord culturel entre la France et le Canada, signé le 17 novembre 1965, prévoit que « l'éducation et les relations culturelles (...) pourront faire l'objet d'ententes conclues avec les provinces du Canada. Dans ce cas, le Gouvernement français en informera le Gouvernement canadien.». Le Protocole établissant l'OFQJ en 1968 n'a pas été formellement approuvé par les autorités canadiennes mais a été pris sur la base de l'Entente du 27 février 1965 entre la France et le Québec, approuvée par le Gouvernement du Canada dans un échange de lettres.
Au vu de ces éléments, les autorités françaises ont donc valablement pu signer la présente Entente avec le Québec et en ont informé les autorités canadiennes. L'entente ne règle que l'objet et la gouvernance de l'Office. Elle ne modifie ni le public bénéficiaire, ni la nature des actions.
Le titre 1er concerne le statut de l'Office et n'appelle pas d'observations particulières.
Le titre 2 inscrit la relation bilatérale dans le cadre de la Francophonie, redéfinit les missions de l'Office, développe l'orientation relative à l'employabilité et à la capacité d'entreprendre des jeunes, et réaffirme la possibilité d'activités avec des pays tiers.
Le titre 3 rappelle les moyens d'action de l'Office et précise la responsabilité de chaque section en matière de budget et de mise en oeuvre des programmes. Chaque section de l'Office applique la législation en vigueur sur son territoire.
Le titre 4 précise la composition et les règles de réunions du conseil d'administration. Paradoxalement, la rédaction du protocole de 2003 n'intégrait pas les ministres comme membres du Conseil d'administration alors qu'ils le présidaient conjointement.
Le conseil est composé en outre de 4 membres représentants les « pouvoirs publics », ce qui renvoie aux ministères, mais aussi aux assemblées parlementaires car les présidents des groupes d'amitié France-Québec étaient auparavant dans le collège des personnalités qualifiées, et de 4 membres représentant la « société civile » dont la présence est renforcée. La nomination de 2 personnalités de moins de 35 ans sur les huit membres permet de rapprocher la gouvernance de l'OFQJ de son public cible.
Le titre 5 définit les pouvoirs du conseil d'administration et leur articulation avec ceux des conseils de section.
Le titre 6 porte sur les conseils de sections qui se voient confier les pouvoirs relatifs à l'adoption des programmes élaborés par les secrétaires généraux et des budgets de section. C'est la principale innovation de l'entente.
Chaque conseil de section adopte le budget de sa section, les prévisions et révisions budgétaires, ainsi que le bilan financier, et transmet ces informations au conseil d'administration qui approuve le budget et le bilan financier de l'Office. L'autonomie des sections, qui a toujours existé, est accrue et trouve ainsi une traduction en droit.
Le conseil d'administration conserve ses pouvoirs ; il veille à la cohérence des actions des deux sections et à la mise en oeuvre d'actions conjointes, mais on peut légitimement s'inquiéter d'une distanciation progressive des objectifs des sections de l'OFQJ et du rétrécissement des points d'intérêt communs.
Le titre 7 précise les missions et définit les responsabilités des secrétaires généraux.
Le titre 8 fixe les modalités de contrôle des comptes et prévoit les modalités de modification et d'entrée en vigueur de l'entente. L'harmonisation de la procédure de contrôle avec un vérificateur commun permet d'avoir une vision globale des comptes de chaque section et de l'Office dans son ensemble.
Aucun des textes concernant l'OFQJ, depuis sa création en 1968, n'a été soumis à l'approbation du Parlement. Je me suis dès lors interrogé sur la nécessité de soumettre celui-ci aux assemblées parlementaires.
Selon une jurisprudence constante du Conseil d'État, les traités et accords « qui engagent les finances de l'État au sens de l'article 53 de la Constitution sont ceux qui créent une charge financière certaine, directe et immédiate pour l'État ». « Toutefois, lorsque les charges financières impliquées par un accord n'excèdent pas, compte tenu de leur nature et de leur montant limité, les dépenses de fonctionnement courant incombant normalement à l'administration, elles ne peuvent pas être regardées comme engageant les finances de l'État au sens de l'article 53 de la Constitution ».
Les dépenses nécessaires au fonctionnement et aux missions de l'OFQJ, en ce qui concerne la section française, sont à la charge du Gouvernement français qui lui attribue des subventions lui permettant de fonctionner, de distribuer bourses et subventions, et de mettre en oeuvre des activités de coopération et d'échange. Ainsi, les charges entraînées dépassent les dépenses de fonctionnement courant. Le Conseil d'État a considéré lors du débat qui a eu lieu en Assemblée générale sur ce projet, le 31 janvier 2013, que, même si l'OFQJ existait depuis 1968, l'entente signée en 2011 était un nouvel accord et qu'il convenait de considérer les dépenses entrainées par cette Entente comme étant de nature à engager les finances de l'Etat.
En conclusion, cet accord consolide les relations avec le Québec.
En conséquence, je propose son adoption et son examen en séance publique sous forme simplifiée. J'appelle néanmoins l'attention du gouvernement sur la nécessité qu'il y aurait de s'assurer de la cohérence des objectifs des différentes politiques développées en faveur de la mobilité des jeunes Français à l'étranger comme des jeunes étrangers en France et d'envisager une rationalisation des outils et des structures mises en oeuvre.
Il m'a été indiqué qu'environ 1 200 infirmières françaises exerçaient au Québec alors que nous manquons souvent dans nos hôpitaux de personnels qualifiés et que nous sommes obligés de solliciter des infirmières espagnoles, au demeurant très compétentes, dans le Sud-Ouest.
Ce chiffre ne m'étonne pas. Présidant le groupe France-Canada, il y a trois ans, on m'avait indiqué que 1 000 infirmières exerçaient au Québec.
Le Canada a une politique d'immigration très attractive pour certaines catégories de main d'oeuvre qualifiée et les émoluments servis par les hôpitaux canadiens sont probablement plus élevés.
Existe-t-il d'autres structures avec d'autres pays à l'image de l'Office franco-québécois et une coordination de ces structures ?
Il existe l'Office franco-allemand pour la jeunesse, créé en 1963 et fruit des accords historiques de Gaulle-Adenauer dont nous avons célébré le cinquantenaire. Contrairement au Québec où les offices sont regroupés dans une structure commune, en France, les compétences sont très éclatées entre l'Union européenne, l'État, les régions et les établissements d'enseignements supérieurs avec une coordination très souple.
Les statuts auraient pu prévoir une présidence alternée du conseil d'administration plutôt qu'une coprésidence en fonction du lieu de réunion par exemple. Dans une structure avec deux secrétaires généraux et deux sections, qui assure la coordination ?
Comme je l'ai indiqué, il s'agit de fait de la juxtaposition de deux structures qui disposent chacune d'une grande autonomie dans leur mode de fonctionnement, chapeauté par un conseil d'administration commun qui s'assure une certaine cohérence des actions menées.
La constitution du Canada est une constitution fédérale, mais n'y a-t-il pas eu une crainte du gouvernement canadien à voir le Québec, qui a constamment sollicité son autonomie voire son indépendance, conclure de tels accords avec la France.
Il faut distinguer les aspects constitutionnels des aspects politiques. Dans le cadre fédéral, comme d'ailleurs dans de nombreux Etats, l'Allemagne, la Suisse par exemple, les compétences en matière éducative et culturelle sont souvent l'apanage des entités fédérées. Sur le plan politique, cette crainte a probablement été ressentie par les autorités fédérales du Canada, dans les années soixante. Les gouvernements français successifs ont su dissiper ces inquiétudes.
Suivant l'avis de son rapporteur, la commission adopte le projet de loi et propose son examen sous forme simplifiée en séance publique.
La commission auditionne M. Thomas Gomart, directeur du développement stratégique et directeur du centre Russie/NEI de l'Institut français des relations internationales (IFRI), sur la Russie.
Je vous remercie d'être venu devant notre commission pour cette audition consacrée à la politique étrangère de la Russie. Je rappelle à mes collègues que vous êtes à la fois directeur du développement stratégique et directeur du centre Russie/NEI de l'Institut français des relations internationales, et un spécialiste reconnu de la Russie, et, plus largement, de l'espace post-soviétique. Avec votre audition, nous débutons un cycle d'auditions consacré à la Russie. En effet, les relations entre l'Occident et la Russie semblent connaître actuellement certaines tensions, en particulier à propos de la Syrie. Nous pouvons notamment le constater lors des réunions de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, où la Russie est représentée et où nous avons des discussions parfois très vives, par exemple en ce qui concerne la Géorgie ou le déploiement du système de défense-antimissiles de l'OTAN. Nous serions donc intéressés de connaître votre sentiment sur l'évolution de la politique étrangère de la Russie depuis l'élection de Vladimir Poutine pour un troisième mandat présidentiel. Quels sont les grands axes de la politique étrangère russe ? L'« étranger proche », c'est-à-dire l'Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie, la Géorgie et le Caucase du Sud ou encore l'Asie centrale, est-il toujours la première priorité de la politique étrangère russe ? Qu'en est-il des relations de la Russie avec les Etats-Unis, l'OTAN et l'Union européenne ? La Russie est-elle tentée de se détourner de l'Europe pour se tourner vers l'Asie ? La Russie partage-t-elle toujours les mêmes intérêts que les nouvelles puissances émergentes, comme on a pu le voir avec le rôle des BRICSA (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) lors de l'intervention en Libye ? La Chine est-elle considérée par Moscou comme un partenaire ou une menace ? Enfin, que pensez-vous de la diplomatie française à l'égard de la Russie, à la lumière notamment du poids de l'Allemagne et du récent déplacement du Président de la République à Moscou ?
Je vous remercie pour votre invitation car c'est un très grand honneur pour moi de représenter l'IFRI pour cette audition consacrée à la politique étrangère de la Russie.
Avant de tenter de répondre à vos questions, je commencerai mon propos par trois remarques liminaires.
La première observation est d'ordre méthodologique. Dans le cadre de l'IFRI, nous étudions la place actuelle de la Russie sur la scène internationale, son évolution depuis dix ans et sa trajectoire à l'horizon 2024, c'est-à-dire à l'horizon d'une dizaine d'années. Cela nous permet de comprendre et de mesurer à quel point ce pays s'est transformé depuis dix ans et de dessiner des perspectives pour l'avenir. Je crois, en effet, qu'il est nécessaire aujourd'hui, en France comme en Europe, de modifier notre perception, de renouveler notre « logiciel d'interprétation », de la Russie, afin de mieux appréhender les mutations très profondes de ce pays et son repositionnement international.
Ma deuxième remarque liminaire porte sur la problématique générale de la Russie -qui pourrait peut-être s'appliquer aussi à la France- et qui concerne l'important décalage entre le niveau de ses ambitions et ses capacités de peser réellement sur la scène mondiale. A la différence de la France, où cet écart semble s'être élargi ces dernières années, dans le cas de la Russie, cet écart paraît aujourd'hui moins grand qu'il y a encore quelques années.
Troisième précision liminaire, lorsque l'on veut étudier la politique étrangère de la Russie, il faut essayer de dépasser les crises et les aspects conjoncturels, la recherche des différents leviers d'influence au-delà du kremlin, afin d'identifier le socle idéologique, le ressort de la politique étrangère russe, qui a été profondément renouvelé par Vladimir Poutine, qui est une réalité bien ancrée et qui fait l'objet d'un assez large consensus au sein des élites russes et qui bénéficie d'un soutien de la population.
J'en viens maintenant à mon intervention que j'articulerai en trois grandes parties :
- Tout d'abord, une présentation des principaux acteurs et de la vision du monde de la Russie ;
- Ensuite, une déclinaison de la politique étrangère russe selon les différentes zones géographiques, même si je laisserai volontairement de côté le cas de la Syrie et du Moyen-Orient, qui feront certainement l'objet de questions de votre part ;
- et, enfin, une déclinaison de la politique étrangère russe selon les grandes thématiques, en matière énergétique, militaire, mais aussi dans le domaine moins connu du numérique, où la Russie se montre très active.
Quels sont, tout d'abord, les principaux acteurs de la politique étrangère russe et la vision du monde de Moscou ?
Il ne fait pas de doutes que le maître incontesté reste Vladimir Poutine, même s'il semble actuellement en déclin. Le Président russe sait incontestablement jouer de son image, y compris sur la scène internationale, comme l'illustre la violence de sa réponse et de son attitude à une question d'un journaliste, Laurent Zechini du journal Le Monde, sur la Tchétchénie lors de la conférence de presse à l'issue du Sommet Union européenne-Russie de 2002, et le silence très gêné du Président de la Commission européenne de l'époque, M. Romano Prodi, de l'ancien Premier ministre danois, M. Anders Fogh Rasmussen, et de l'ancien Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, M. Javier Solana. Il paraît garder la haute main sur les aspects militaires et surtout la politique énergétique, qu'il maîtrise à la perfection, ce qui lui procure un avantage incontestable sur les autres dirigeants lors des réunions internationales.
Parmi les acteurs institutionnels, on trouve le ministère des affaires étrangères russes, le MID, qui a une longue tradition et dont les compétences et l'habileté sont reconnues à l'étranger. En particulier, les diplomates russes ont l'art de faire croire à toutes les capitales et notamment aux Français que la France représente pour eux un partenaire de premier plan, alors que le partenaire le plus important de la Russie en Europe est incontestablement l'Allemagne. Les militaires jouent aussi un rôle important dans la politique étrangère russe, en particulier sur les questions de défense, ainsi que les services de renseignement. On trouve aussi, parmi les autres acteurs des grands groupes, en particulier en matière de gaz et de pétrole, comme Gazprom et Rosneft, qui entretiennent des relations très étroites avec le Kremlin et qui interviennent de plus en plus dans ce domaine, ce qui entraîne certaines frictions. On trouve enfin des acteurs plus « classiques », comme les médias, la diaspora russe ou l'Eglise orthodoxe, qui peuvent aussi avoir une influence sur la politique extérieure russe.
Quelle est la vision du monde de la Russie ? On trouve un fort attachement, au sein des élites comme au sein de la population, y compris dans l'opposition, à la « spécificité russe », c'est-à-dire à l'idée selon laquelle la Russie occupe une place particulière dans le monde, qu'il existe une voie spécifique russe, qui n'est pas celle de s'aligner sur le modèle occidental. Après l'humiliation et le traumatisme ressentis au début des années 1990, avec la disparition de l'URSS et la perte de ses satellites et la grave crise économique et sociale, le redressement économique de la Russie depuis la fin des années 1990, grâce aux ressources tirées du gaz et du pétrole, a donné lieu à un sentiment de revanche sur l'occident, accentué par la récession économique de l'Europe. Un autre sentiment très fort est la crainte de l'islamisme radical et de la menace qu'il représente pour la Russie, notamment à ses frontières au Sud et sur son propre territoire.
Ce sentiment très ancré d'une « spécificité russe », d'une sorte de « troisième voie », et du rejet tant du modèle occidental que du danger islamiste peut expliquer l'attitude critique de la Russie à l'égard de la « responsabilité de protéger », mise en avant lors de l'intervention de l'OTAN en Libye et qui est pourtant un concept ancien de l'ONU, mais dont le principe même est contesté par la diplomatie russe. Aux yeux des Russes, ce concept n'a pas de fondement et la souveraineté de l'Etat lui accorde le droit de recourir à la force sur son territoire, y compris à l'encontre de sa propre population, ce qui explique notamment la position russe sur le dossier syrien.
Quelles sont, ensuite, les principales zones d'influence de la Russie ?
L'« étranger proche », c'est-à-dire les pays de l'ex-URSS, à l'exception des trois pays baltes, demeure la première priorité de la Russie. A cet égard, on peut mentionner l'Union douanière entre la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan, qui a été considérée avec scepticisme en France, mais qui semble fonctionner. En particulier, les cadres ayant négocié l'entrée de la Russie à l'OMC, s'occupent aujourd'hui de l'union douanière, ce qui témoigne de l'importance de cette union douanière aux yeux des responsables russes. La principale inconnue demeure l'Ukraine, ce pays partagé entre une attirance vers l'Union européenne, qui n'a pas de véritable politique, et une attirance vers la Russie et dont le destin semble encore très incertain mais qui joue un rôle clef pour l'avenir des relations avec la Russie. L'Ukraine est pourtant délaissée par les Etats-Unis et ne suscite qu'un faible intérêt de la part de l'Union européenne. Le Caucase, mais aussi l'Asie centrale, en particulier avec la perspective du retrait des Etats-Unis et de l'OTAN d'Afghanistan en 2014, sont une forte source d'inquiétude pour la Russie, en raison des risques de déstabilisation de la région, notamment au Tadjikistan et en Ouzbékistan, par le risque de terrorisme, mais aussi en raison du développement de tous les trafics, en particulier le trafic de drogue, la Russie n'étant plus aujourd'hui seulement un pays de transit de la drogue venue d'Afghanistan mais aussi un marché de consommation.
Concernant les relations avec les Etats-Unis, l'échec du « reset » lancé par le Président américain Barack Obama, malgré l'entrée de la Russie à l'OMC, ne semble guère inciter les responsables américains à de nouvelles avancées avec Moscou. La révolution du gaz de schiste a écarté les chances d'un véritable dialogue stratégique sur les questions énergétiques et l'anti-américanisme reste un sentiment largement répandu au sein de l'opinion russe.
Les relations entre la Russie et l'Union européenne n'ont pas non plus beaucoup progressé, comme l'illustrent les difficultés rencontrées dans les négociations sur le nouvel accord de partenariat et de coopération, ce qui témoigne d'une certaine incompétence de l'Union européenne à mettre en place des relations avec des puissances, à l'image de la Turquie.
La vraie question est de savoir quelles seront les conséquences pour la Russie du basculement vers la zone Asie-Pacifique ? La Russie va-t-elle se tourner de plus en plus vers l'Asie ou bien se « provincialiser » de plus en plus, à l'image de l'Europe ?
Structurellement la Russie regarde vers l'Europe, mais depuis 2010, la Chine est le premier fournisseur de la Russie et les relations entre la Russie et la Chine se développent considérablement. Il faut également mentionner les relations avec le Japon, malgré le contentieux des îles Kouriles, et la Corée du Sud.
Enfin, la Russie reste présente au Moyen-Orient et entretient des relations étroites avec certains pays, comme la Syrie et l'Iran, mais aussi avec la Turquie et Israël, mais sur ce point nous aurons certainement l'occasion d'y revenir dans le débat.
Comment se décline la politique étrangère russe sur les grandes thématiques ?
La première et principale priorité reste la diplomatie énergétique, avec Gazprom dans le domaine du gaz naturel, mais aussi, et de plus en plus, Rosneft, dans le domaine du pétrole. Cette diplomatie énergétique est toutefois fragilisée par des facteurs externes, comme la révolution du gaz de schiste, mais aussi internes, en raison de la raréfaction des ressources, de l'augmentation des coûts d'extraction et de la diminution des ressources, de la déperdition, et d'une absence de véritable stratégie à long terme. Le paysage énergétique russe risque donc d'être soumis à des bouleversements.
En matière de défense, on assiste à un important réarmement russe, qui suscite des inquiétudes au sein de l'OTAN, notamment au sein des pays Baltes et des anciens pays satellites comme la Pologne, mais qui fait débat au sein des élites sur le poids de la puissance militaire par rapport à d'autres secteurs, comme l'illustre le départ de l'ancien ministre des Finances Koudrine.
Enfin, le numérique fait l'objet d'un fort investissement de la diplomatie russe, de même que de la diplomatie chinoise, comme nous avons pu le voir lors de la conférence de l'Union internationale des télécommunications à Dubaï, où la Russie, inquiète du rôle joué par Internet et les médias sociaux lors des révoltes du « printemps arabe » ou lors des manifestations ayant suivi les élections législatives russes à l'automne 2011, s'est alliée avec des pays comme la Chine, l'Arabie Saoudite, le Soudan, l'Algérie ou les Emirats arabes unis pour réclamer une réforme de la gouvernance de l'Internet et une régulation de l'Internet dans le cadre de l'ONU, permettant aux Etats de retrouver leur souveraineté sur la toile.
En conclusion, nous avons assisté depuis les années 1990, où l'influence russe était à son plus bas niveau comme l'a illustré notamment l'intervention de l'OTAN dans les Balkans, à un retour assez marqué de la Russie sur la scène internationale. La Russie est plus influente aujourd'hui sur la scène internationale qu'il y a quelques années. La question reste de savoir s'il est dans l'intérêt de la Russie de maintenir l'actuelle « solitude stratégique », qui n'est d'ailleurs pas totalement étrangère pour la France, alors que son environnement est aussi varié, avec l'Union européenne, le Caucase, l'Asie centrale et l'Asie.
A l'issue de cet exposé, un débat est intervenu.
Il est toujours utile de retracer, comme vous l'avez fait, la dimension historique. On ne peut comprendre, en effet, l'attitude actuelle de la Russie sans prendre en compte le sentiment d'humiliation ressenti par la Russie dans les années 1990, avec la grave crise économique et sociale, l'élargissement de l'OTAN aux anciens pays satellites et aux pays baltes, voire la porte ouverte à l'Ukraine et à la Géorgie, ou bien encore sans prendre en compte l'importante présence musulmane, avec de l'ordre de 20 millions de personnes, en Russie, au Caucase, mais aussi au coeur même de la Russie, comme à Kazan, et la présence de nombreux pays musulmans à ses frontières. Cela explique le sentiment actuel d'une « revanche » sur l'occident et la crainte de l'islamisme radical et du terrorisme, la Russie ayant été victime à plusieurs reprises de ce fléau, à Moscou, en Tchétchénie ou au Daghestan.
La renationalisation des entreprises du secteur énergétique n'est pas non plus une singularité russe.
Il est vrai que le budget de la défense a augmenté ces dernières années, mais il ne représente que le double de celui de la France pour une armée d'un million d'hommes et il reste très inférieur à celui des Etats-Unis.
Concernant les relations de la Russie avec la Chine, il faut bien comprendre que la Russie est un peuple européen dans un pays eurasiatique et que la Chine représente à terme une menace pour la Russie, notamment en raison de la pression démographique dans l'extrême orient russe, même si la Chine représente aujourd'hui 17 % des parts de marchés en Russie, l'Allemagne 12 % et la France 8 %. Il existe environ quatre cents implantations économiques françaises en Russie, contre 3 000 allemandes.
Enfin, ce que vous appelez « solitude stratégique », n'est-ce pas ce que nous appelons en France « l'indépendance stratégique » ?
J'ai deux questions à vous poser, l'une sur la Géorgie, l'autre sur le Haut-Karabagh.
Concernant les relations entre la Russie et la Géorgie, faut-il s'attendre à une amélioration des relations avec l'arrivée du nouveau gouvernement en Géorgie ?
Quel rôle joue la Russie dans le dossier du Haut-Karabagh et quelles seraient les conséquences pour la Russie de la fermeture de la base russe de Gabala en Azerbaïdjan ?
Pensez-vous que l'on s'oriente vers un changement de la position de la Russie sur le dossier syrien et quelle est l'importance, d'après vous, de la base navale de Tartous pour la Russie ?
Considérez-vous que la situation actuelle en Géorgie est stable et faut-il craindre une reprise des tensions à l'approche des Jeux Olympiques de Sotchi de février 2014 ?
La Russie n'est pas aujourd'hui une menace pour l'Europe. Elle présente cependant un risque, en raison des fragilités du régime politique actuel. L'Europe et les Etats-Unis ont une responsabilité particulière et ont commis une faute historique dans les années 1990 en n'accordant pas suffisamment de place à la Russie ou en essayant de détacher de son orbite des pays comme l'Ukraine ou la Géorgie, où la Russie a des intérêts légitimes à défendre. Aujourd'hui encore, la renationalisation du secteur énergétique en Russie ne paraît pas en soi contestable, d'autres pays s'étant engagés dans cette voie, à commencer par le Royaume-Uni avec BP. La Russie souffre aussi d'une mauvaise image dans l'opinion, comme l'ont illustré l'affaire des « Pussy Riot » ou l'« affaire Depardieu ». Récemment encore, les mesures restrictives à l'égard des ONG prises par les autorités russes ont été présentées en Europe comme une régression démocratique et une manière pour le pouvoir de s'attaquer à des organisations de défense des droits de l'homme, voire même à des centres culturels, alors que le premier objectif des autorités russes était de mieux contrôler l'activité de certaines ONG financées par l'Arabie Saoudite et le Qatar, notamment au Caucase du Nord.
La question de la définition d'une véritable politique russe de la France comme à l'échelle de l'Union européenne se pose donc.
Cela étant, le recul en matière de droits de l'homme est réel, de même qu'en ce qui concerne le système politique, même si Vladimir Poutine continue de bénéficier d'un fort soutien au sein de l'opinion. Face au développement de la xénophobie et de l'antisémitisme, la question du modèle d'intégration de la Russie se pose.
L'abaissement du seuil de la dissuasion est une conséquence directe de l'inquiétude de la Russie devant la montée en puissance de la Chine.
Le leadership géorgien de Sakachvili a bénéficié d'un bel effet d'image mais cela s'est arrêté à partir du sommet de Bucarest. Je pense que les Géorgiens ont surestimé la garantie de sécurité dont ils pensaient bénéficier de la part des États-Unis et qu'ils ont reçu des signaux contradictoires d'une administration Bush divisée sur le sujet. La cohabitation avec le Premier ministre Ivanichvili est compliquée. La politique étrangère du Président Sakachvili a été un échec, je ne vois pas la Russie accentuer son emprise mais le message a été reçu dans toute la zone de l'Azerbaïdjan à la Turquie, selon lequel la Russie reste la puissance dominante dans le Caucase.
S'agissant de l'Azerbaïdjan, le président Aliev est dans une relation très tendue avec Poutine, notamment depuis l'affaire de la base de radar russe de Gabala et se trouve en période électorale. Il bénéficie de la rente énergétique, ce qui lui confère une certaine autonomie et mène une politique étrangère très équilibrée, bonnes relations avec les États-Unis et avec Israël, attitude prudente à l'égard de l'Iran. Il sait cependant qu'il va devoir allouer des ressources politiques à l'établissement de meilleures relations avec la Russie.
S'agissant de la Syrie, la position de la Russie en faveur du maintien du régime de Bachar El-Assad s'inscrit dans sa lecture géopolitique de la poussée sunnite depuis le début des années 2000, que les occidentaux et notamment les franco-britanniques ne veulent pas en raison de leurs relations étroites avec le Qatar. Ils considèrent aussi qu'ils ont été floués dans la guerre en Libye, non seulement par l'interprétation qu'ils contestent de la résolution des Nations unies, mais aussi parce qu'ils ont pris conscience de leur incapacité à mener une opération de telle envergure, tant sur le plan diplomatique que militaire, allant du mandat en place des Nations unies à la chute d'un régime en place. Il y a un parallèle entre leur ratage en Géorgie et le succès occidental en Libye, au moins dans la phase militaire. Enfin, il y a leur attachement à la base de Tartous, qui semble assez modeste mais qui est peut-être important dans la reconstitution en cours d'une force navale russe en Méditerranée. Il existe aussi une forte coopération militaire, avec d'ailleurs de nombreux mariages mixtes. Enfin, il y a une dimension qui est très peu évoquée, mais qui doit intervenir dans la réflexion, c'est l'évolution de la relation entre la Russie et Israël, qui devient plus structurante et qui s'explique par la présence d'une forte minorité russophone en Israël et l'existence d'une coopération importante en matière de sécurité et d'échanges d'information. Y-a-t-il un sortie de crise en gestation avec Kerry qui laisserait un peu la France hors du champ, ce n'est pas exclu ? Enfin se posera la question de quoi faire après la chute éventuelle de Bachar El-Assad.
- Présidence de M. Daniel Reiner, vice-président -
L'évolution démographique de la Russie n'est-elle pas un handicap dans son aspiration à retrouver un statut de grande puissance ?
L'absence ou la présence insuffisante de la Russie pose problème dans la résolution de certaines crises, mais l'image internationale dégradée de la Russie en raison de son fonctionnement politique interne et de la situation des droits de l'homme ne pose-t-elle pas un problème dans l'accès à la restauration de ce statut ?
Où en est l'opposition en Russie ? Le peuple russe est-il inapte à la mise en oeuvre d'un processus démocratique ?
Quelle est la place et l'influence de la Russie dans les pays d'Asie centrale ?
Thomas Gomart.- La question démographique est tout à fait centrale. La population étudiante russe est aujourd'hui de 7 millions soit 10 % de la population active. A l'horizon 2024, elle tombe à 3,5 millions. Quel modèle politico-économique met-on en place dans une telle situation. Il faut aussi tenir compte de la répartition de la population sur le territoire (70 % à l'ouest de l'Oural) et de son aspiration à vivre sur un modèle européen qui est beaucoup plus attractif, ne serait-ce que parce que les Russes, y compris dans la classe moyenne, aujourd'hui voyagent et prennent conscience des progrès de leur pays en termes économiques mais de ce qui le distingue en terme de modèle politique. Enfin, il faut observer que la Russie est devenue un pays d'immigration notamment en provenance d'Asie centrale et du Caucase. C'est le deuxième pays d'immigration au monde après les États-Unis. Elle met en place des politiques d'aide au retour de sa diaspora avec des fortunes diverses. L'une des grandes questions également en Russie, dont je le rappelle 20 % de la population est musulmane, ce sont les politiques d'intégration. Ces politiques ne sont pas affichées mais elles fonctionnent plus ou moins. Cela n'empêche pas néanmoins des poussées soudaines de xénophobie et d'antisémitisme. Enfin, l'asymétrie grandissante avec le voisin chinois est un sujet d'inquiétude. La crainte d'être aspiré par cette croissance chinoise est de plus en plus clairement formulée. La redéfinition de la doctrine nucléaire, avec un abaissement du seuil d'emploi, est un signe tangible de cette inquiétude et de la perception d'une menace.
Dans l'attitude des autorités russes vis-à-vis des ONG, ce ne sont pas tant les ONG qui reçoivent de l'argent de l'Europe ou des États-Unis, qui quantitativement sont visées, mais les ONG qui sont financées par les pays du Golfe.
Il est incontestable qu'on observe un durcissement du régime et une limitation des libertés publiques avec un retour, mais très maîtrisé, de la police politique et une certaine tolérance à l'égard des manifestations. Actuellement, les autorités sifflent la fin de la récréation. Si les autorités sont intelligentes, elles pourraient neutraliser politiquement Navalny en le condamnant à une peine avec sursis qui le rendrait inéligible sans le stigmatiser. Il faut aussi considérer que Poutine reste populaire même si son socle de popularité s'érode, parce qu'il n'y a pas d'alternative et parce qu'il contrôle les médias traditionnels et notamment la télévision. Mais ceci va disparaître très rapidement avec la montée en puissance des médias en ligne. On sous-estime le degré de maturité politique de la société russe. Le web est devenu un espace public à part entière avec un niveau de critique politique important. On reste sur un schéma d'analyse de la façon dont les forces politiques vont se structurer au Parlement mais l'enjeu n'est plus là, il est davantage dans le développement d'une contestation au niveau local qui a des répercussions au niveau national et qui crée déjà un niveau de stress politique important pour les autorités fédérales russes. D'ailleurs mais c'est un autre débat, il y a des nouvelles formes politiques qui ne passeront pas par la représentation mais qui sont en train de s'inventer sur le web. Il y a actuellement des luttes d'influence et de contre-influence sur le web. L'anticipation politique est difficile à faire. Poutine aura des difficultés à se maintenir jusqu'en 2018 sans apporter de réponse politique. Navalny est susceptible d'apparaître comme le principal opposant, parce qu'il comprend bien la Russie, peut s'adresser aux nationalistes comme aux libéraux et conserve une capacité d'entrainement forte.
La Russie dispose de quatre outils de politique étrangère : un espace informationnel important et la langue russe qui la rendent présente en Asie centrale, dans le Caucase et en Europe orientale, les deux autres sont la politique énergétique d'une part, les ventes d'armes et la coopération militaire d'autre part. L'organisation du traité de sécurité collective est encore considérée comme apportant des garanties de sécurité indirecte à des pays à régime autoritaire d'Asie centrale qui sont très perturbés par la survenance quasi-concomitante des printemps arabes et les manifestations en Russie.
L'IFRI est considéré comme l'un des 22 think tank les plus influents dans le monde. Quel est l'état des relations de la Russie avec l'Afrique. La Russie semble très sollicitée par les pays africains.
Pourriez-vous préciser vos développements sur les risques de déstabilisation des entreprises comme Gazprom ou Rosneft par l'exploitation américaine de l'huile et du gaz de schiste ? Quel est le degré de consubstantialité entre ces groupes industriels et le pouvoir ?
Nous sommes le seul think tank français à publier systématiquement en français, en anglais et en russe, ce qui nous a permis de nouer des contacts très riches avec des experts russes qui ne s'expriment pas en anglais. Par ailleurs, pour avoir une place en amont de la structuration du débat intellectuel mondial, la publication en anglais est obligatoire.
L'axe Russie-Afrique me semble encore prématuré. S'il y a un pays décisif, c'est l'Algérie, mais ce n'est pas facile depuis Paris de réaliser des études sur ce sujet. Vous avez à Alger une ambassade russe de grande importance et des accords de coopération énergétique et des ventes d'armes. La porte d'entrée reste l'Algérie et l'influence reste limitée actuellement à l'Afrique du nord.
Dans l'invitation faite à l'Afrique du sud de rejoindre les BRICS alors qu'elle n'a pas les mêmes capacités que les autres, il y a la volonté de faire se coaliser les émergents ou les ré-émergents pour trouver des positions diplomatiques intermédiaires entre les positions occidentales et des pays au ban ou en difficulté avec la communauté internationale comme l'Iran.
La Russie est dans une situation particulière mais qui a envie aujourd'hui de s'allier avec la Russie ? Sa diplomatie est bonne sur le plan tactique mais sa capacité d'entrainement est encore très limitée.
Ce que l'on observe sur le développement des pétroles de schiste aux États-Unis passe par des petits groupes agiles et mobiles capables d'inviter des modes de productions spécifiques. Or cette couche d'entreprises n'existe pas en Russie. Il y a un chaînon manquant qui va rendre cette exploitation difficile en Russie. Ce faisant l'exploitation des pétroles de schiste en Russie est perçue comme un potentiel, une seconde richesse, mais elle devra passer nécessairement par des partenariats avec des entreprises étrangères.