Nous avons le plaisir de recevoir aujourd'hui Christine Rodier, qui enseigne à l'université de Lausanne et travaille sur la pratique du halal d'un point de vue sociologique et anthropologique. Elle a publié La question halal, sociologie d'une consommation controversée, où nous apprenons que selon les cas, manger halal peut être considéré comme un rite religieux mais aussi comme un marqueur identitaire, voire un mode de vie plus sain, écologique.
Mon ouvrage, issu de ma thèse, prend racine dans un travail de master sur les pratiques alimentaires des migrants marocains, arrivés du Sud du Haut-Atlas pour travailler dans les mines de Moselle dans les années soixante-dix. Le halal n'était pas mon intérêt premier, j'étudiais l'anthropologie de l'alimentation. J'ai préféré la méthodologie de l'observation participante à celle des entretiens sociologiques : je vivais au sein de ces familles, je faisais les courses avec elles, j'ai beaucoup mangé - peut-être trop. Il est apparu rapidement que venant d'une région aride et très reculée, ces familles avaient, avant leur arrivée en France, une alimentation essentiellement végétarienne par nécessité, la viande étant réservée à des fêtes comme le sacrifice du mouton ou les mariages. La migration a tout bouleversé en rendant cette consommation banale, permettant l'émergence du halal chez les descendants dès la deuxième génération. Les migrants eux-mêmes allaient en effet directement chercher volailles ou moutons chez l'éleveur ou faisaient leurs achats dans les boucheries casher, car il n'existait pas de boucheries halal. Le halal n'avait alors aucune visibilité dans l'espace public et s'exprimait par un rapport à l'animal.
Le statut de mineur a permis le regroupement familial. Lorsque les mines ont fermé, certains leaders, parfois anciens leaders syndicaux, se sont reconvertis en entrepreneurs de morale, ouvrant des boucheries ou des épiceries halal, ce phénomène étant concomitant avec la construction de mosquées et l'essor au tournant des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix du salafisme et du wahhabisme dans certaines d'entre elles. Les descendants de migrants, Français nés en France, n'ont plus particulièrement envie de voir le sacrifice, mais veulent s'approvisionner en viande halal. Le conflit entre parents et enfants autour de la nourriture et de la religion se retrouve ailleurs. Dans ce qu'on appelle une socialisation inversée, ce sont les enfants qui socialisent leurs parents, critiquent un islam qu'ils jugent trop folklorique, trop traditionnel, et auquel ils opposent leur lecture du Coran.
Le halal a paradoxalement permis aux descendants de diversifier leur alimentation. En immersion, j'ai vu les mères de famille de première génération préparer essentiellement des tagines et du couscous, une cuisine jugée trop lourde, grasse et répétitive par les enfants. Ceux-ci veulent manger n'importe quel plat de leur culture française - hachis Parmentier, pizza, lasagnes - pourvu qu'il soit halal.
J'ai identifié plusieurs types de mangeurs - c'est bien le rapport à la nourriture, et non à la religion, qui m'intéressait - selon l'adage : dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. Le mangeur ritualiste, de la première génération, est attaché au rapport direct à l'animal et fait confiance au sacrificateur s'il est musulman. Le mangeur consommateur est celui dont je parlais à l'instant, et qui veut manger des plats diversifiés, pourvu qu'ils soient halal. Ce mangeur est critique du traitement du Ramadan dans les hypermarchés qui, à base de dromadaires et de palmiers, représentent une alimentation prétendument exotique bien éloignée de la sienne. Le mangeur revendicatif établit grâce au halal une frontière symbolique entre lui, le musulman, et l'autre, le non musulman ; c'est le cas de nombreux jeunes, garçons notamment, qui préfèrent pour cela Quick à Macdonald et les kebabs aux autres restaurants, et critiquent le mode de vie occidental tout en ayant une alimentation industrielle et mondialisée. Quoique souvent dans le déclaratif - disant plus qu'ils ne font - ils refusent de manger dans les cantines scolaires, même s'il y a un plat de substitution. Un dernier type émerge : le mangeur éthique, très critique avec les produits étiquetés halal et les autorités religieuses, et qui se soucie surtout d'hygiène de vie - comme le ferait un mangeur bio : manger sain, c'est manger halal. On le retrouve beaucoup chez les femmes, avec une affinité pour l'écologie. Il regarde tous les étiquetages et ne fait confiance qu'à certains.
Le Conseil français du culte musulman (CFCM) et les mosquées de Paris, d'Évry et de Lyon sont en mesure d'agréer des sacrificateurs. À côté de cela, des organismes de certification se sont constitués indépendamment de toute instance religieuse - je pourrai demain créer le mien, avec mon cahier des charges et ma vision du halal. Les consommateurs en sont friands car ils jouent sur les peurs, comme les discussions sur les forums le montrent. L'un d'entre eux, À votre service (AVS), s'inspirant de la cacherout, veille à la traçabilité de l'éleveur à l'assiette par des contrôles très stricts, et définit ce qui est halal ou non indépendamment d'un CFCM complètement absent. La plupart des musulmans soit ne connaissent pas ce conseil, soit critiquent ses intérêts financiers et ses liens avec le pouvoir, souhaitant qu'il soit indépendant. Cela laisse la place nette pour une surenchère entre les organismes de certification : plus le cahier des charges est strict, plus les consommateurs ont confiance.
J'ai essayé de montrer que la religion n'était pas la seule raison qui poussait les musulmans à consommer du halal, qui est le témoin d'un rapport à la société française. Il a été à la fois un vecteur d'intégration, en diversifiant l'alimentation, et de clôture communautaire en tant que marqueur séparant les musulmans des autres. Il y a des oubliés dans cette affaire : les consommateurs, qui ne savent plus à qui faire confiance, et les instances religieuses, qui n'ont aucune prise. Il n'existe aucune définition théologique du halal, qui réside largement dans l'interprétation du texte sacré et relève en cela du bricolage religieux. Les abattoirs français, qui exportent depuis les années quatre-vingt vers les pays musulmans, ont mis en place des procédures sans attendre de validation par une instance religieuse.
Le halal peut-il financer le culte musulman ? Sur cette question récurrente, je vous renvoie aux travaux de Florence Bergeaud-Blackler. Lorsqu'un animal est sacrifié par un sacrificateur musulman, il peut être orienté soit vers le circuit halal, soit vers le circuit ordinaire. Les industriels s'opposeraient farouchement à une taxe sur cette viande, car le flou actuel leur est très profitable. C'est le résultat de l'antériorité d'une pratique de l'industrie sur l'apparition des instances religieuses.
Vous semblez dire qu'il serait impossible de financer le culte, ou par exemple la formation des imams, par le halal. Ce n'est pas ce que pense Djelloul Seddiki, directeur de l'Institut de théologie de la Mosquée de Paris. Si le CFCM est absent, devrait-il être présent ? Doit-on dupliquer le modèle de la cacherout, contrôlée par des religieux, pour offrir des garanties au consommateur - même si le législateur n'a rien à voir là-dedans ? Le chiffre de 6 milliards d'euros a été évoqué concernant le halal : le confirmez-vous ?
Oui, 5,5 milliards d'euros par an, mais attention, il s'agit du chiffre d'affaires de tous les produits, et non uniquement de la viande. Le plus grand certificateur n'est autre que Nestlé...
De quels produits s'agit-il ? Il me semble que la gamme était moins large que celle des produits casher.
Tous les produits sont concernés, des saucisses de volaille au Champagne ; mais cela a moins de succès en Europe qu'en Malaisie, par exemple. En Moselle, l'un de mes interlocuteurs a été le Conseil régional du culte musulman : il y a en son sein beaucoup de conflits entre Marocains, Turcs et Algériens. Le problème est aussi qu'il est dépourvu de tout organe théologique. Est-ce à l'État de financer ou de participer au financement du culte musulman ? Beaucoup de familles s'opposent à toute ingérence des pouvoirs publics dans le CFCM. On pourrait imaginer qu'un organe de certification soit mis en place en son sein... Mais ses membres seraient-ils en mesure de se mettre d'accord, alors qu'ils n'y arrivent pas sur le voile ? Le problème du CFCM, c'est qu'il lui faut satisfaire l'État, mais aussi les différentes obédiences. Pendant très longtemps, il a été un cache-misère.
Le rituel semble simple dans le Coran en comparaison avec la description de la cacherout dans le Lévitique. Comment en sommes-nous arrivés là, à des organismes de certification déconnectés du fait religieux, à du coca-cola halal, à un halal devenu une revendication identitaire plus que religieuse ?
Si nous ne voulons pas que le culte musulman soit financé par l'étranger, nous n'avons pas d'autre choix que de le faire financer par le halal. Lorsque j'étais enfant, ma famille mangeait casher ; c'était plus cher que d'aller à la boucherie du coin, mais mes parents acceptaient de payer, sachant qu'une partie du prix finançait le consistoire et le grand rabbinat. Si ces descendants de migrants dont vous parlez veulent du halal, qu'ils le paient ! Il est vrai que la religion israélite est hiérarchisée et qu'il n'y a pas d'équivalent au grand rabbin de France dans l'islam. Cela vaut tout de même la peine d'être essayé.
Pour une fois, je suis d'accord avec Roger Karoutchi ! Merci pour vos explications sur les évolutions du rapport avec le reste de la société selon les générations. Si je suis d'accord avec vous sur les difficultés à surmonter pour arriver à une taxe sur le halal, je crois que les pouvoirs publics ont un rôle à jouer. Si nous ne voulons pas que le culte musulman soit financé par l'étranger, ni par de l'argent public, ni par l'économie parallèle, nous n'avons guère d'alternative. Maire d'une ville de Moselle dont la moitié de la population est musulmane, je n'ai pas constaté de dissensions sur le halal : l'UOIF, avec qui nous avons monté un abattoir temporaire pour les trois jours de l'Aïd, n'a fait aucun problème sur l'habilitation du sacrificateur par le CFCM, dont il ne fait pourtant pas partie. Il me semble que c'est parfois plus difficile dans la communauté israélite, même si les rabbins finissent par trancher.
Un organisme pourrait fonctionner au moins pour les circuits où tout est déclaré - le circuit informel restera en dehors... Je ne vois pas d'hostilité à ce que la puissance publique et le CFCM garantissent un halal authentique, je vois plutôt une demande en ce sens. Certaines associations peuvent voir avec méfiance une intervention de l'État dans le domaine théologique, comme dans certains pays d'origine. Malgré une extension du halal par un effet marketing, il convient de rappeler qu'il est, comme le casher, parfaitement légitime dans une République qui garantit la liberté des cultes, car il correspond à une expression du culte et pas uniquement à un mode de consommation.
Vous n'avez pas abordé la polémique sur le bien-être animal ; j'ai cru comprendre que l'étourdissement posait un problème plus important dans le Judaïsme, qui requiert que l'animal soit conscient, tandis que l'Islam se contente que l'animal soit vivant.
Il y a effectivement une demande de transparence. Mais il y a également un problème théologique : l'absence de définition claire et partagée de ce qu'est une viande halal.
Mais d'autres contestent l'étourdissement. Il faut que des théologiens en débattent.
L'organisme de certification AVS, dont l'influence est grande sur les consommateurs, est en désaccord avec la grille de lecture du CFCM. Si ce dernier met en place un organisme de certification, cela ne sera pas sans conflits.
Si les deux éthiques de vie sont comparables, il ne faut pas oublier qu'il s'agit ici d'un sacrifice religieux.
Il est nécessaire que se créent des facultés de théologie musulmane. Tant qu'elles n'existeront pas, sans élites intellectuelles, nous n'arriverons à rien. Lisez Olivier Roy sur le phénomène de déculturation. Si les premières générations étaient attachées à leur culture berbère - et non arabe - et à des pratiques spécifiques, certains descendants ont été pris dans un conflit de transition. Le halal s'ancre dans un marché mondialisé et n'est plus rattaché à une culture. La déculturation ne concerne pas toutes les familles, cependant. Lorsque la transmission se passe bien, comme dans la majorité des cas, la question de l'intégration ne se pose pas, même si la famille vient d'un monde aussi éloigné que le Sud de l'Atlas.
Quels acteurs du halal avez-vous rencontrés ? Nous connaissons le chiffre d'affaires ; mais connaissez-vous la marge de ce secteur ?
Si l'on vous croit, le halal n'existe pas, ou alors il a été transformé par le grand marché. Comment expliquer ce passage entre les générations de mineurs immigrés intégrés à des enfants déstabilisés ?
Certains organismes de certification sont-ils illicites ? Pourquoi la taxe est-elle une mauvaise piste ?
Florence Bergeaud-Blackler dispose des chiffres concernant les marges. J'ai rencontré des certificateurs, bouchers, restaurateurs, assisté à des conférences organisées par AVS, qui est une association.
AVS a un discours sur le halal au-delà de la viande : c'est une éthique de vie, la façon d'être musulman la plus saine et la plus pure. Halal, licite, s'oppose dans le Coran à haram, l'interdit. Cela donne des conflits d'interprétation très nombreux. Légiférer sur ce sujet semble compliqué. Je persiste sur la taxe : tant qu'il n'y aura pas de véritable débat théologique au sein des universités - donc tant qu'il n'y aura pas de facultés de théologie musulmane - je doute de la possibilité de la mettre en place.
Nous avons le plaisir de recevoir Monseigneur Philippe Bordeyne, recteur de l'Institut catholique de Paris (ICP). Votre institut a été le premier établissement d'enseignement supérieur à lancer, en 2008, un diplôme universitaire sur la laïcité, avec le soutien des pouvoirs publics. Ce diplôme, intitulé « Interculturalité, laïcité, religions », ne sanctionne pas la formation des imams, comme on l'entend souvent. Cependant, depuis le début de nos travaux, votre cursus a souvent été évoqué, à la fois au titre de la formation des imams, mais aussi de la formation des cadres administratifs à la laïcité, ou encore pour favoriser le dialogue interreligieux. Quel est aujourd'hui votre retour d'expérience ? Pouvez-vous tracer quelques perspectives ? Nous aimerions en particulier avoir des précisions sur le contenu de cette formation, sur son public, sur ses principaux objectifs et, s'il y en a, sur les difficultés qu'elle vous pose.
D'une façon plus générale, pensez-vous que les universités - privées comme publiques - devraient ou pourraient davantage investir le champ de la recherche et de l'enseignement en matière de religion et de laïcité ?
Merci pour votre accueil. L'ICP vient d'obtenir la qualification d'établissement d'enseignement supérieur privé d'intérêt général. Cet établissement comprend 10 000 étudiants : 5 500 en diplôme d'État, 1 500 en diplôme canonique et 3 000 dans des formations plus courtes, au sein des instituts qui dépendent directement du recteur. En outre, onze écoles supérieures autonomes sont associées à l'ICP et je suis membre de droit de leur conseil d'administration. Ainsi, j'arrive à l'instant de l'assemblée générale de l'Essec, qui est l'une de nos plus belles écoles.
Nous proposons une formation de cadres cultuels ou de responsables d'associations étrangers qui sont appelés à rester de façon durable sur notre territoire. De 170 heures, elle s'achève par un diplôme universitaire et représente 60 crédits au ECTS (European Credits Transfer System). Dans les formations existantes, c'est la plus riche en nombre d'heures. Je suis recteur depuis quatre ans et demi et j'étais le doyen de la faculté de théologie et de sciences religieuses lorsque cette formation a été créée en 2008 par mon prédécesseur, Pierre Cahné. On m'a souvent demandé comment notre faculté de théologie pouvait former des imams. D'un point de vue symbolique, il est très important que cette formation ne se déroule pas dans la faculté de théologie et c'est pourquoi les cours sont dispensés dans notre faculté de sciences sociales et économiques.
Les universités publiques ne souhaitaient pas assurer cette formation. Mon prédécesseur et moi-même l'avons accueillie en raison de l'orientation générale de l'ICP. Notre unité de recherche comporte 70 enseignants-chercheurs et s'intitule « Religion, culture et société ». Elle a été reconnue par le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche durant l'été 2014. Cette unité qui comporte des philosophes, des spécialistes du droit canonique, des théologiens, des sociologues, des juristes, des littéraires, s'intéresse particulièrement aux rapports entre les religions, les cultures et les sociétés. C'est pourquoi lorsque le diplôme « Interculturalité, laïcité, religions » a été mis en place en 2008, nous avons tenu à ce que ces trois thèmes figurent explicitement dans l'intitulé.
J'en viens au contenu, en quatre blocs. Le premier bloc regroupe trois cours : République française, institutions de la République française, politiques publiques d'intégration et de citoyenneté.
Le deuxième traite du droit, des libertés, des religions et des convictions, ainsi que de l'exercice des religions au quotidien dans l'espace public. Nos étudiants étrangers découvrent souvent avec étonnement qu'il est possible d'avoir une confession religieuse et de jouir de droits en tant que citoyen ou étranger.
Le troisième bloc, « Religion, philosophie et interculturalité », aborde la question de la laïcité d'un point de vue juridique mais aussi philosophique. Les étudiants étrangers maîtrisent souvent mal la notion de sécularisation.
Un autre cours concerne l'introduction aux religions et l'enseignement est dispensé par sept enseignants-chercheurs de notre institut de sciences et de théologie des religions. Ce cours présente l'islam contemporain, le christianisme contemporain, le judaïsme contemporain et les religions orientales contemporaines. Ainsi, les étudiants saisissent les difficultés, les questions et les marges de liberté des autres confessions en France.
Depuis quatre ans, plusieurs de nos étudiants sont des séminaristes russes orthodoxes. Nous avons en effet signé un partenariat avec le séminaire russe orthodoxe de l'Essonne. Le recteur, le père Siniakov, souhaite en effet que les futurs ministres du culte orthodoxe russe appréhendent mieux les diverses religions.
Le quatrième module a trait à la médiation et la communication. Le plus souvent, les cours les plus pratiques ont pour les étudiants le plus grand intérêt : économie, gestion du culte, médiation interculturelle. Notre institut de formation à la médiation et à la négociation forme des avocats et des médiateurs dans diverses disciplines et j'ai signé il y a deux ans une convention avec le préfet de police de Paris pour que des médiateurs puissent se rendre dans des commissariats. Ce cours de médiation intéresse beaucoup les étudiants : un ancien élève, imam du Val d'Oise, me disait récemment qu'il passait une grande partie de son temps à faire de la médiation, au sein des familles musulmanes, entre musulmans d'origines géographiques différentes, entre communautés au sein de chaque cité,... Ce cours, qui enseigne les fondamentaux du dialogue avec l'autre, est très apprécié. En outre, le dialogue s'avère fructueux entre les étudiants de la même promotion qui sont d'âges, de nationalités et de confessions différentes. Enfin, nous enseignons les techniques de base de la communication orale et surtout écrite, car les étudiants ont à préparer le mémoire qu'ils présenteront lors d'un grand oral. Ainsi, l'étudiant démontre sa capacité à construire un discours cohérent sur un sujet qu'il a choisi avec ses enseignants.
Cette formation est dirigée par Claude Roëls, philosophe, enseignant à l'ICP et à l'institut Al-Ghazali de la Grande Mosquée de Paris. Cette année, nous avons 27 étudiants mais d'autres promotions sont hélas moins nombreuses. Nous recrutons en grande partie grâce aux alumni : les anciens élèves racontent leur parcours et les bénéfices qu'ils en ont tirés.
Qui sont les formateurs ? Quel est le profil des futurs imams qui suivent cette formation ? Quels sens donnent-ils à la mission qu'ils veulent exercer ?
Il est assez paradoxal que l'ICP dispense cette formation sur la laïcité. Quel est l'impact de cette formation ?
S'agit-il d'une formation spécifique pour les imams ou de cours sur la laïcité ?
Existe-t-il des formations en France pour les imams ? Comment objectiver leur niveau de connaissance, notamment en français ? Quels pourraient être les critères de référence ? Un diplôme universitaire ? Mais alors, quelles conséquences pour les autres religions, notamment pour les prêtres et les pasteurs ?
Les formateurs sont pour la plupart des professeurs de l'ICP, des juristes, des historiens, des spécialistes des différentes religions, des philosophes. Pour les questions plus pratiques, nous avons des économistes, des médiateurs, des professeurs de lettre. Notre corps enseignant est extrêmement engagé et soudé, ce qui fait la force de ce diplôme universitaire. Certains vacataires passent ainsi beaucoup de temps auprès des étudiants.
Nos étudiants, lorsqu'ils arrivent, sont déjà acquis à l'enjeu du vivre ensemble. Il ne s'agit pas de former des imams, mais de permettre aux étudiants de comprendre l'environnement associatif et cultuel de notre pays.
Une formation peut faire évoluer un étudiant. Diplômé d'une grande école de commerce, j'avoue que ce sont les cours à la marge, comme celui d'histoire de l'art, qui m'auront finalement le plus marqué. Cette formation ciblée sur la laïcité permet à des ministres du culte de mieux comprendre notre pays. Nos étudiants sont motivés par le vivre ensemble et souvent par la souffrance d'autrui. Nous formons des aumôniers d'hôpital, de prison, de l'armée ainsi que des ministres du culte.
Pas assez. J'ai souvent demandé aux évêques africains de m'envoyer des prêtres mais cela peut apparaître comme un soupçon sur la qualité de leur formation initiale. Il faudrait sans doute mieux expliquer aux intéressés qu'il s'agit surtout de mieux connaître le pays dans lequel ils vont résider un certain temps.
Nous avons un respect profond pour les convictions religieuses de chacun, mais prendre un peu de distance peut se révéler très fécond. Cette attitude faciliterait leur existence de citoyens mais également leur spiritualité. Au XIIIème siècle, en s'éloignant de l'église, de l'hôpital et de l'école et en s'installant sur la montagne Sainte-Geneviève, l'université a pris ses distances avec le culte : l'étude a un rôle salvateur.
Cette formation est une initiation intellectuelle qui porte sur des questions précises : il ne s'agit pas d'une formation théologique d'imams. En revanche, cet enseignement pourrait donner des bases à une formation d'imams en France, de même qu'un travail universitaire prépare à l'exercice d'une fonction de ministre du culte. Aujourd'hui, 80 % d'une classe d'âge en Europe accède aux études supérieures : les prêtres doivent également être formés ainsi, et non séparément, dans un bocal. Tous les ministres du culte devraient suivre un cursus universitaire.
Merci pour votre exposé. Dans le cadre d'une autre commission, nous avions entendu Djelloul Seddiki, directeur de l'Institut Al-Ghazali de la Grande Mosquée de Paris, mais également Moulay El-Hassan El-Alaoui Talibi, aumônier national musulman des prisons, qui nous avait dit l'absolue nécessité de la formation des imams mais aussi des aumôniers. Il avait eu cette phrase extraordinaire : « Il faut expliquer le texte dans le contexte ».
Vous nous avez dit que vos élèves étaient étrangers : est-ce le cas de tous les musulmans qui suivent votre formation ?
La crise des vocations n'est-elle pas due à l'absence de statuts ? Ne faudrait-il pas commencer par définir un statut avant de parler de formation ? Payer un aumônier 200 ou 300 euros, c'est une misère. Et sans aumôniers formés, la radicalisation dans les prisons s'amplifiera. Avec des imams incultes qui ne parlent pas français, les dérapages se multiplieront.
Votre institut ne pourrait-il proposer une formation au Coran ? On me dit que la religion musulmane n'autorise aucune interprétation de l'écrit : comment dès lors appréhender les sourates qui prêchent la violence la plus absolue ?
On ne peut sans doute pas dire que le Coran ne tolère aucune interprétation. Certaines traditions musulmanes l'admettent.
Autant nous sommes devenus légitimes pour une grande partie des musulmans et des orthodoxes avec notre diplôme, autant nous ne le serions pas si nous voulions assurer leur formation théologique !
Il existe des formations comparables à celles que nous dispensons à Strasbourg et à Lyon. A Paris, deux autres ont vu le jour cette année. Cette pluralité est une bonne chose car elle permet aux étudiants de choisir.
Une partie de nos étudiants suivent notre formation parce qu'elle débouche sur le statut d'aumônier des hôpitaux, des prisons et de l'armée. Améliorer la situation financière des aumôniers de prison ferait sans doute naître de nouvelles vocations, d'autant plus que cette fonction est devenue extrêmement difficile pour un musulman. Un ancien étudiant devenu aumônier dans une prison de Seine-Saint-Denis m'a dit la violence qu'il subit au quotidien. Les anciens étudiants ont besoin de soutien et sont d'ailleurs en train de créer une association. L'aide de l'État serait bienvenue.
Pour moi, la question n'est pas forcément celle du texte dans le contexte. Si le rapport au texte est au coeur de nos enseignements, il faut présenter la diversité du rapport au texte, y compris dans les traditions religieuses. Au sein du catholicisme, le statut accordé à la Bible varie beaucoup selon les sensibilités spirituelles. L'interprétation spirituelle des textes fondateurs d'une religion est une question transverse, même si elle risque plus de heurter les musulmans. Parfois, nos étudiants étrangers s'interrogent et le doute s'installe, souvent pour des raisons culturelles. La question fondamentale n'est pas selon moi celle du rapport du texte au contexte, mais celle du rapport des croyances au contexte. Il y a le texte, mais aussi les façons de vivre, le rapport au culte, à la nourriture, à la tradition familiale qu'il ne faut surtout pas sous-estimer.
Oui, des Français d'origine musulmane suivent cette formation. Je pense à un Français musulman né en 1981, dirigeant d'une petite entreprise, président d'une association qui tisse du lien social. Un autre, né en 1983, est informaticien et il oeuvre dans une commune de l'Île-de-France contre la radicalisation. Lors de la dernière remise des diplômes, le conseiller pour les cultes de Bernard Cazeneuve a dit toute l'estime de la nation française pour leur engagement. Ce diplôme doit être le levain dans la pâte. Par l'aisance que leur a donné cette formation, ces personnes sont les ferments du vivre ensemble. La dimension religieuse de la citoyenneté est une des nouvelles dimensions de notre société.
Il est de 1 500 euros.
Notre convocation indiquait que vous nous parleriez de « la formation des imams ». Or il ne s'agit pas de cela... Autre remarque, peut-être notre mission devrait-elle insister sur la valorisation du statut des aumôniers de prison.
Pour moi qui suis athée, grâce à Dieu, vous nous avez présenté un beau mélange des religions. Pourquoi ne pas refaire 1905 avec toutes ces religions ?
Plusieurs types d'interprétation du Coran sont possibles, y compris des interprétations ésotériques, sans même parler de la dichotomie entre chiisme et sunnisme. En outre, le Coran est-il vraiment plus violent que la Bible ?
L'islam de France reconnaît-il les étudiants que vous formez ? Vos formations sont-elles concurrencées en France ou à l'étranger, comme au Caire par l'université al-Azhar ?
Le parcours éducatif d'un prêtre, d'un pasteur, d'un rabbin ou d'un imam peut-il être comparé à un cursus universitaire ?
Le parcours des prêtres correspond à Bac + 5 et parfois un peu plus. La licence canonique comporte deux années philosophiques puis trois années de théologie. Les séminaires régionaux proposent des équivalences pour l'obtention d'un baccalauréat canoniste. La situation est sensiblement identique pour les pasteurs. Pour les rabbins, je ne saurais vous dire. En tout état de cause, une formation universitaire offre l'occasion de se confronter à diverses disciplines, ce qui est essentiel. Je suis en train de signer une convention avec l'université al-Azhar, mais qui ne porte pas sur la théologie : nous ne sommes pas en concurrence, car notre formation n'est pas de nature théologique.
Dans leur récente déclaration à La Havane, le pape François et le patriarche Cyrille ont insisté sur la nécessaire prise en compte des autres traditions religieuses en Europe. L'ICP ne sera jamais qualifié pour assurer la formation des imams, même s'il y est associé. En revanche, l'État et les religions doivent collaborer et proposer de participer à la formation des ministres du culte. C'est une mission d'intérêt général.
Merci, monseigneur, pour votre présentation et vos réflexions.
La réunion est levée à 17 h 15