La réunion est ouverte à 11 h 15.
Nous sommes réunis pour auditionner M. Antoine Petit, candidat désigné par le Président de la République pour assurer les fonctions de président du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), en application des dispositions des deux lois - une loi organique et une loi simple - du 23 juillet 2010 relatives à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution.
Conformément à cet article, les commissions compétentes des deux assemblées sont appelées à formuler un avis sur cette nomination.
Aux termes de l'article 19 bis du Règlement du Sénat, cet avis est précédé d'une audition publique. À son issue, nous nous prononcerons par un vote à bulletin secret, sans délégation de vote.
La commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale a entendu M. Petit hier après-midi et a procédé au vote. Nous procéderons donc au dépouillement simultané des deux scrutins à l'issue de notre propre vote.
Le Président de la République ne pourrait procéder à la nomination envisagée si l'addition des votes négatifs de chaque commission représentait au moins trois cinquième des suffrages exprimés.
Je vous rappelle que le CNRS, établissement public à caractère scientifique et technologique placé sous la tutelle du ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, est le plus grand organisme de recherche français. Avec plus de 31 600 salariés dont 11 000 chercheurs titulaires, un budget de 3,2 milliards d'euros, une implantation sur l'ensemble du territoire national, le CNRS exerce son activité dans tous les champs de la connaissance, en s'appuyant sur plus de 1 100 unités de recherche et de service.
Je vais demander à M. Antoine Petit de se présenter et de nous exposer les projets qui seraient les siens en tant que président du CNRS. Je lui propose d'intervenir environ 20 minutes, après quoi les membres de la commission qui le souhaitent pourront lui poser leurs questions, en commençant par Laure Darcos, rapporteur de notre commission pour les crédits de la recherche.
Je vais vous présenter rapidement mon parcours, avant de vous exposer plus longuement mes intentions pour le CNRS.
J'ai tout d'abord eu pendant une vingtaine d'années une carrière classique d'enseignant-chercheur. Je suis aujourd'hui professeur des universités à l'ENS Paris - Saclay.
En 2002, ma carrière a évolué vers des activités de définition et de mise en oeuvre de politiques scientifiques. J'ai rejoint la direction de la recherche du ministère de la recherche, en tant que directeur-adjoint en charge du secteur Maths-STIC (Sciences et technologies de l'information et de la communication). En 2004, j'ai intégré le CNRS comme directeur du département STIC puis directeur inter-régional pour le Sud-Ouest.
En 2006, je suis devenu directeur du centre de recherche de l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (INRIA) de Paris, avant de devenir directeur général adjoint de l'INRIA en 2010, puis président-directeur général (PDG) en octobre 2014. En tant que PDG, je mets en oeuvre une stratégie se résumant dans la devise « excellence scientifique au service du transfert technologique et de la société ». Cette excellence scientifique est la base de tout. Elle se traduit notamment par une forte attractivité à l'international : plus de la moitié des chercheurs recrutés chaque année sont étrangers et près de 100 nationalités sont représentées dans nos équipes-projets. Elle se traduit aussi dans nos résultats exceptionnels à l'European Research Council (ERC).
Nous nous sommes appuyés sur cette excellence scientifique pour développer de nouveaux partenariats stratégiques avec de grands groupes, notamment Facebook, Fujitsu, Samsung, ou encore Orange et Safran. Nous avons doublé le nombre de startups créées chaque année, issues des équipes projets INRIA. Nous avons également beaucoup investi dans des actions vers la société et dans nos missions de conseils et d'expertise. Je pense en particulier à l'opération Software Héritage, à la bibliothèque d'Alexandrie du logiciel qui a déjà récupéré plus de trois milliards de fichiers logiciels, ou encore à la plateforme TransAlgo sur la transparence des algorithmes. J'ai aussi à coeur de consacrer du temps et de l'énergie à la vie interne de l'INRIA.
Ce parcours m'a donné une bonne connaissance des milieux académique, industriel, institutionnel et international dans lesquels le CNRS évolue, ainsi qu'une expérience très enrichissante de la gestion administrative et scientifique d'un grand organisme de recherche.
J'en arrive à mes propositions pour le CNRS.
Le CNRS évolue dans le paysage complexe de l'enseignement supérieur et de la recherche français, l'expression « mikado institutionnel » la résumant assez bien. Nous n'avons pas d'autre choix que de faire avec, même si des simplifications sont souhaitables et possibles. L'enjeu se situe à un autre niveau. La question est de savoir quel rang la France veut occuper sur la scène internationale, à une époque où la science doit être ou devrait être le moteur d'une société de progrès.
Notre très forte tradition scientifique fait que notre pays a tous les atouts pour occuper une position clé. Le rôle du CNRS est à cet égard essentiel. Sa vision globale et son spectre disciplinaire en font un acteur unique. Le CNRS est le vaisseau amiral de la recherche française. Il doit conforter cette place en développant des partenariats encore plus forts avec l'ensemble des acteurs, en veillant à chaque fois à sa valeur ajoutée.
Ma candidature s'appuie sur ces convictions fortes. Elle s'inscrit dans la continuité du travail réalisé par Alain Fuchs et ses équipes pendant huit ans. Mais cette volonté de continuité s'accompagne d'une volonté tout aussi forte de conduire les évolutions nécessaires pour prendre en compte les nouveaux contextes, nationaux, européens et internationaux, dans lesquels le CNRS s'inscrit aujourd'hui, et les nouvelles attentes dont il est l'objet.
Le CNRS doit agir en organisme national à travers une politique globale et pas comme une fédération d'instituts plus ou moins autonomes travaillant en silos. Pour autant, il doit aussi tenir compte des spécificités des grands champs disciplinaires. Cette politique globale ne se déclinera pas nécessairement de manière uniforme selon les instituts.
Dans ce cadre général, je propose que le CNRS mette en oeuvre six grandes priorités. Elles sont décrites en détail dans la lettre d'intentions que j'ai rédigée pour ma candidature.
La première priorité est de soutenir dans tous les domaines une recherche fondamentale au meilleur niveau mondial. Comme leur nom l'indique, les recherches fondamentales forment le socle sur lequel reposent les avancées scientifiques bien sûr, mais également la capacité à conduire une politique de transfert et de relations industrielles, ou encore à éclairer la société et les décideurs. Ainsi, le CNRS doit mener des recherches fondamentales dans tous les domaines qu'il a l'ambition de couvrir.
Ces recherches fondamentales doivent être à risque et à fort impact potentiel. La bonne science doit en effet toujours se préoccuper de son impact, qu'il soit social, industriel ou économique. Cet impact n'est pour autant pas toujours, et même rarement, immédiat, la science s'inscrivant le plus souvent dans le temps long.
Le CNRS doit être sélectif et ambitieux dans le choix de ses sujets de recherche, en veillant à chaque fois à se positionner au meilleur niveau international. Il convient en particulier d'être vigilant sur le renouvellement de ses sujets ce qui, dans une période de stabilité générale ou a fortiori de réduction des effectifs, demande une attention particulière.
Deuxième priorité : il convient de promouvoir la pluridisciplinarité, en particulier autour des grands problèmes de société. Le CNRS est le seul organisme de recherche qui abrite en son sein des équipes de tous les grands champs disciplinaires. Il devrait donc être le champion de l'interdisciplinarité et de la pluridisciplinarité. Ce n'est pas vraiment le cas aujourd'hui, même si la mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires, créée en 2010 par Alain Fuchs, a permis de très nettes avancées.
Le développement de la pluridisciplinarité passera aussi par la définition d'actions communes avec les autres organismes de recherche, et impliquant universités et écoles. Et je crois aussi, et même davantage, à des équipes pluridisciplinaires regroupant pour une durée déterminée des chercheurs d'unité mixte de recherche (UMR) relevant d'instituts différents, sans les couper de leurs racines disciplinaires.
Troisième priorité : il faut travailler en lien avec les acteurs industriels et économiques sur les innovations de rupture. Le temps, pas si lointain, où l'on opposait recherche fondamentale et transfert est fort heureusement révolu. La recherche fondamentale donne régulièrement lieu à des innovations de rupture. En retour, les problématiques industrielles sont souvent l'occasion d'identifier de nouveaux verrous scientifiques. Il me semble essentiel de réaffirmer l'importance de cette mission de transfert pour le CNRS. Elle est indispensable pour notre pays si nous voulons que nos inventions se transforment en innovations et soient ainsi à l'origine de la création d'emplois et de valeurs. Le CNRS doit travailler encore plus et mieux avec les acteurs industriels, startups, PME, ETI et grands groupes en ouvrant davantage ses laboratoires.
Quatrième priorité : jouer un rôle moteur dans la présence de la recherche française au niveau international, notamment dans les grands programmes et infrastructures. La France doit avoir à coeur d'être plus influente sur la scène scientifique internationale. Par exemple, notre pays est notoirement moins présent que d'autres dans la préparation en amont des programmes-cadres de la Commission européenne. Dans beaucoup de domaines, le CNRS est l'établissement naturel pour coordonner, en appui de l'action politique de notre ministère de tutelle, le nécessaire travail de lobbying - n'ayons pas peur du mot - pour que la voix de la France soit mieux prise en compte au moment de concevoir les futurs programmes.
Je considère en particulier comme essentiel que le CNRS, et la France, soutiennent fortement l'ERC. Il s'agit d'un programme d'une grande rigueur scientifique donnant aux lauréats une importante liberté pour conduire des recherches très originales.
Enfin, le CNRS a une très forte politique de coopération avec les meilleures institutions à travers le monde. Il faut évidemment poursuivre cette politique en proposant aux universités et écoles volontaires d'y être associées.
Cinquième priorité : refonder les partenariats avec des universités autonomes. La France a besoin d'universités et d'organismes de recherche forts, travaillant ensemble dans un esprit de complémentarité, et ne se perdant pas dans des querelles franco-françaises autant dérisoires au regard des enjeux réels pour notre pays que coûteuses en temps et en énergie.
Le CNRS doit pouvoir travailler sur tous les sites, en construisant à chaque fois des partenariats adaptés. S'il peut y avoir de l'excellence partout, il faut avoir l'honnêteté de dire que tout n'est pas excellent partout. Le CNRS doit faire des choix, en les explicitant clairement. Le CNRS doit apporter sur chaque site où il est présent sa vision nationale, internationale et pluridisciplinaire.
De manière générale, ces partenariats refondés avec l'université doivent se construire autour de projets concrets ; c'est ce qui fait leur intérêt et leur qualité.
J'en arrive à ma dernière priorité. Le CNRS doit apporter une culture et une expertise scientifique aux décideurs et à la société. Si vous me permettez un petit aparté, j'ai été une nouvelle fois étonné de constater qu'aucune commission permanente de l'Assemblée nationale ou du Sénat n'a inclus les mots science, recherche ou innovation dans son intitulé. Au XXIe siècle, c'est pour le moins surprenant.
Le CNRS doit apporter aux décideurs et aussi au grand public son expertise et son savoir-faire. Il leur permettra ainsi de mieux appréhender des questions aussi diverses que le réchauffement climatique, le développement durable, les énergies renouvelables, la mobilité, les smart territoires - qu'il s'agisse des villes, des campagnes ou des usines -, l'intelligence artificielle, l'alimentation ou encore la médecine personnalisée, les vaccins, le travail, les mutations, les radicalisations..., autant de sujets variés qui nécessitent tous des approches pluridisciplinaires.
Le CNRS pourra ainsi jouer un rôle de conseil et d'aide à la définition des politiques de recherche, à son ministère de tutelle bien sûr, mais également aux autres ministères et aux principales collectivités territoriales.
Une bonne intégration de la science dans la société passe aussi par la capacité à traiter les questions d'éthique et d'intégrité scientifique. Le CNRS a été précurseur en créant dès 1994 son comité d'éthique (COMETS).
Ces six grandes priorités ayant été définies, je voudrais insister sur deux sujets transverses et reliés, essentiels à leur mise en oeuvre : les ressources humaines et financières et les partenariats.
Il n'est jamais inutile de rappeler que les personnels scientifiques, mais aussi les personnels d'appui à la recherche, sont la première force d'un organisme de recherche.
À cet égard, le CNRS doit résoudre une équation complexe : recruter chaque année de nouveaux chercheuses et chercheurs permanents sur l'ensemble des champs qu'il a l'ambition de couvrir, en veillant à éviter les désastreux effets montagnes russes, tout en stabilisant les personnels permanents d'appui à la recherche. Je tiens à souligner que ces derniers sont indispensables pour accompagner les scientifiques, même si l'équilibre entre scientifiques, personnels de soutien et personnels de support peut varier d'un champ disciplinaire à un autre.
Il faut aussi que le CNRS se donne les moyens de recruter régulièrement des personnels scientifiques non permanents, doctorants, post-doctorants, ingénieurs, afin d'initier et de soutenir de nouvelles directions de recherche.
Évidemment, la solution de cette équation complexe dépend du budget dont bénéficiera le CNRS, mais aussi d'un certain nombre d'actions que j'initierai ou poursuivrai dans une perspective pluriannuelle.
Il conviendra donc d'affiner les prévisions de départ à la retraite, par types d'emploi ; d'identifier avec chaque institut les principaux besoins en personnels, permanents ou non, scientifiques ou d'appui ; de travailler sur les mobilités avec les universités et écoles, en utilisant les délégations d'enseignants-chercheurs, et aussi des systèmes de doubles positions ; de favoriser les échanges avec le monde économique et associatif, là encore en favorisant les doubles positions, si fréquentes dans plusieurs pays, au moins dans certains domaines, et encore si rares en France, et en développant des systèmes de chaires.
De manière générale, le CNRS - et la France - doivent se donner les moyens de recruter et de garder les tout meilleurs dans une compétition de plus en plus féroce au niveau international.
Concernant les ressources financières, il est indispensable de retrouver des marges de manoeuvre. En interne, les pistes de réflexion sont limitées mais elles existent. Je sais que c'est un sujet politiquement délicat mais je ne crois pas que la force du CNRS se mesure à son nombre d'employés. En revanche, il doit donner à l'ensemble de ses chercheuses et chercheurs les moyens de travailler dans des conditions correctes.
Les avis sur le fonds de roulement sont assez divers. Je demanderai un audit. Il ne semble pas impossible de dégager pendant quelques années quelques dizaines de millions d'euros, en attendant des départs à la retraite plus importants.
En externe, les possibilités sont sans doute un peu plus nombreuses et s'inscrivent naturellement dans des logiques de partenariat. Le CNRS doit mieux travailler en amont avec les agences de financement européennes - j'en ai déjà parlé - et françaises, en particulier l'Agence nationale de la recherche (ANR), pour faire en sorte qu'il y ait une cohérence entre les priorités de ces agences et celles du CNRS.
Je ne reviens pas sur les partenariats industriels qui peuvent être augmentés, en tenant compte des spécificités des grands champs disciplinaires.
Des partenariats doivent aussi être recherchés avec d'autres ministères que le ministère de tutelle. Ceux en charge de la santé, de l'environnement, de la justice, de la défense, de l'agriculture, du sport - en fait tous ou presque - ont aujourd'hui des problématiques pour lesquelles ils ont besoin de la recherche publique. Ces problématiques sont le plus souvent pluridisciplinaires et nationales. Le CNRS est donc un interlocuteur naturel pour construire des partenariats fructueux, servant l'ensemble des acteurs de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Enfin, le CNRS doit redéfinir ses relations de travail avec les collectivités territoriales, en particulier les régions. Il doit, là encore, offrir à ces collectivités une vision nationale et internationale.
J'en viens à ma conclusion : je suis convaincu que notre pays se doit d'avoir un CNRS fort. Je l'ai déjà dit, mais j'insiste : il n'y aura pas d'universités fortes sans un CNRS fort, et réciproquement.
Je propose que le CNRS mette en oeuvre les six grandes priorités que je viens de présenter rapidement. Un CNRS fort sera aussi un CNRS qui augmente son agilité et sa réactivité. Et, aussi, peut-être surtout, un CNRS qui sache faire des choix en se posant pour chacune de ses actions la question de sa valeur ajoutée.
Guider le CNRS dans ces directions nécessitera un soutien fort de l'État. Cette ambition et ces grandes orientations devront également être partagées avec l'ensemble des personnels, et en particulier par les membres du comité de direction.
Voilà un résumé rapide du CNRS dont je pense que la France a besoin. Avec ses partenaires, ce CNRS mettra au coeur de son action l'avancée des connaissances pour le rayonnement de la France, pour une société de progrès et pour des innovations de rupture. Le CNRS sera ainsi utile à la France. Et la France pourra être fière de son CNRS.
Les évolutions nécessaires demanderont souvent du temps, de l'écoute, de la pédagogie, de la force de conviction et un travail collectif important. J'en suis pleinement conscient.
J'ai apprécié nos échanges précédents, monsieur Petit, notamment lorsque nous vous avions reçu à l'occasion de la préparation de la loi de finances pour 2018. Vos six priorités me conviennent parfaitement.
Au moment de son départ, M. Fuchs avait regretté que la recherche ne soit plus une priorité nationale, quel que soit le Gouvernement, surtout comparé à la situation en Allemagne. Quelles seraient les éventuelles marges de manoeuvre que vous avez évoquées dans votre exposé liminaire ?
Selon vous, le CNRS est le vaisseau amiral de la recherche, mais avec des salaires peu attractifs et un statut précaire pour les chercheurs, comment comptez-vous redonner de l'attractivité à cet organisme ?
En matière financière, le rôle d'un président d'organisme est double : il doit tout faire pour obtenir plus de crédits de la part de son ministère de tutelle puis en faire la meilleure utilisation possible. La comparaison internationale s'impose. À première vue, le budget du CNRS est important : 2,6 milliards d'euros et même 3,2 milliards avec ses ressources propres. Mais on ne peut avoir l'ambition de jouer un rôle important sur la scène internationale sans se donner les moyens de conduire cette recherche, véritable investissement au profit de notre pays. Le budget du CNRS doit augmenter, mais à condition qu'il dise comment il entend utiliser ses crédits et qu'il définisse ses priorités.
La subvention pour charge de service public s'élève à 2,6 milliards d'euros tandis que les ressources propres du CNRS se montent à 600 millions. Pour augmenter ces dernières, j'ai évoqué diverses pistes dans mon exposé. Enfin, il faudrait que le CNRS ait beaucoup plus recours à l'argent venant des fondations, du public, comme cela se fait dans d'autres pays. Je souhaiterais organiser un marathon des sciences pour que nos concitoyens contribuent au financement d'opérations de recherche. Tout cela revient à poser une question simple : quelle place entend-on donner à la science dans notre pays ?
Les ressources financières et humaines sont très liées : un chargé de recherche qui entre au CNRS a le plus souvent un niveau Bac + 10, voire Bac + 12, et il perçoit moins de 2 500 euros bruts par mois. Il faut avoir la foi, surtout si un pays voisin lui propose 4 000 euros. La rémunération des jeunes chercheurs pose véritablement problème. Certes, le CNRS a décidé d'octroyer la prime d'encadrement doctoral et de recherche (PEDR) à l'ensemble des jeunes chercheurs, mais ce n'est pas suffisant.
Je crois beaucoup au système de double position, même s'il n'est pas possible de le généraliser dans tous les secteurs de la recherche. Ainsi, Yann Le Cun, professeur français, est devenu le patron du laboratoire Facebook en intelligence artificielle mais il est aussi professeur à l'université de New York. Aux États-Unis, beaucoup de chercheurs occupent ces doubles positions à l'université et dans les entreprises. C'est une excellente manière de développer les relations entre ces deux mondes, même si cela peut poser parfois des problèmes de propriété intellectuelle. Mais si les Américains y arrivent, il n'y a pas de raison pour que nous n'y parvenions pas. Des chercheurs à l'université pourraient être des CNRS-fellows. Alain Fuchs a ainsi créé un statut de professeur attaché. La solution miracle n'existe bien évidemment pas, mais nous devons explorer diverses pistes.
Vous êtes certainement au courant de ce qui se passe sur le plateau de Saclay. La société du Grand Paris semble remettre en cause l'arrivée de la ligne 18 qui devait traverser l'ensemble du plateau. J'espère que vous serez à nos côtés dans le combat qui s'annonce.
Avant de répondre à votre question, n'oublions quand même pas que nous continuons d'attirer les chercheurs du monde entier, car le salaire n'est qu'une des composantes de l'attractivité du métier de chercheur. L'environnement scientifique dans lequel il évolue est également important. Mais il ne faut pas non plus négliger l'environnement logistique : à l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), des centaines d'étudiants travaillent de jour comme de nuit et, à 23 heures, tous les commerces sont ouverts. Sur le plateau de Saclay, il n'y a plus personne à partir de 19 heures, car il n'y existe aucun lieu de vie.
Si vous me permettez, c'était déjà en devenir lorsque j'étais étudiant, et cela ne date pas d'hier... Quand les chercheurs étrangers arrivent à Saclay, ils déchantent : prendre le RER B relève du parcours du combattant. La ligne 18 est donc cruciale pour l'avenir du plateau de Saclay. Je ne suis pas sûr que les décideurs actuels mesurent l'impact de leur décision.
L'enseignement supérieur et la recherche reposent sur quatre piliers : des universités puissantes et autonomes, des organismes de recherche, des projets dynamiques et des laboratoires privés. Quelles sont les relations du CNRS avec les trois autres piliers ?
S'il faut accueillir des chercheurs étrangers, il importe aussi de retenir nos propres chercheurs. Je regrette ainsi le départ aux États-Unis de Jean Tirole.
Enfin, j'aimerais avoir votre avis sur l'algorithme Parcoursup qui remplace APB.
Merci d'être venu parmi nous, cher collègue : le CNRS mène à tout, même au Sénat...
Le budget du CNRS est composé à plus de 80 % par sa masse salariale : les problèmes du personnel sont donc tout à fait essentiels. Or, le CNRS est confronté à la précarité et l'INRIA a le plus fort taux de CDD. En outre, les titularisations sont de plus en plus tardives : 37 ans en moyenne en sciences humaines. En moins de 20 ans, la situation des jeunes chercheurs s'est considérablement dégradée : ils arrivent au CNRS en étant payé 1,2 smic. Est-ce décent ?
Vous n'avez pas évoqué la place des femmes. Le CNRS recrute majoritairement des femmes et plus on monte dans la hiérarchie, moins il y en a. Qu'allez-vous faire pour briser ce plafond de verre ?
Le français comme langue scientifique est en train de mourir. La recherche internationale impose un seul vecteur linguistique, l'anglais. Est-ce admissible ? Une langue n'est pas seulement un vecteur mais aussi un mode de pensée. La biodiversité linguistique doit rester une exigence démocratique.
Pourriez-vous nous dire comment vous entendez engager et développer les partenariats du CNRS avec les régions ?
Comment allez-vous susciter des vocations de chercheurs au lycée et à l'université, afin que le CNRS ne se referme pas sur lui-même ?
Quelle place allez-vous donner à la recherche sur l'intelligence artificielle ? Quelles conséquences cette discipline peut-elle avoir sur notre société ?
Lors de travaux précédents, nous avons eu l'occasion d'auditionner M. Petit qui nous avait dit que la France était championne en matière de production de rapports sur l'intelligence artificielle, mais qu'elle n'investissait pas suffisamment dans la recherche. Comment allez-vous convaincre les décideurs de passer à l'action ? Comment développer les startups qui portent toutes les innovations en ce domaine ?
La recherche est une production intellectuelle : l'accompagnement humain est donc essentiel. Vous avez évoqué une coopération renforcée avec l'université et avec les ministères. Vous prônez aussi le renforcement des partenariats. Mais chacune des institutions a sa propre logique en matière de gestion de ses personnels qui parfois compromet la coopération entre équipes. Des décisions prises en interne peuvent remettre en cause des collaborations avec des structures externes. Comment faire pour que les partenariats du CNRS aboutissent à des décisions collégiales ?
Je vais commencer par répondre aux questions sur les personnels. On ne peut espérer recruter des chercheurs étrangers si on n'accepte pas le départ de certains des nôtres. On peut regretter le départ de Jean Tirole, mais cela fait partie du mercato international.
À l'INRIA, les deux tiers des personnels scientifiques sont recrutés en CDD. Pour autant, je refuse le terme de précarité, car les chercheurs qui sortent de chez nous reçoivent entre dix et vingt offres d'emplois dans des laboratoires privés. L'avenir des chercheurs que nous recrutons n'est pas systématiquement dans la recherche publique. Plus il y aura de docteurs qui intégreront l'entreprise, mieux ce sera pour notre pays. À l'inverse, il ne faut pas recruter en CDD des chercheurs pour lesquels il n'y a pas de perspectives d'avenir.
Je ne suis pas sûr que le CNRS recrute majoritairement des femmes. Cela dit, j'ai créé à l'INRIA une mission « parité-égalité » pour améliorer la situation au quotidien. Ainsi, dans tout jury de recrutement, nous nommons un référent parité qui vérifie qu'à chaque étape de sélection, ce principe est respecté. Les chercheuses sont souvent les plus virulentes pour demander le recrutement des meilleurs, sans distinction de sexe. Et elles ont raison. Nous faisons également attention au vocabulaire employé pour ne pas privilégier des termes qui pourraient être perçus comme machistes. Nous essayons aussi d'intéresser plus de jeunes - et donc de jeunes femmes - aux métiers de la science. Enfin, nous devons briser les plafonds de verre, s'il en demeure. Mais attention aux effets pervers : à l'INRIA, avec un peu moins de 20 % de chercheuses, si vous instaurez une stricte parité dans les commissions, cela signifie qu'elles auront moins de temps pour mener leurs travaux que les hommes. Il faut donc trouver le bon équilibre pour assurer aux femmes des carrières normales.
Je crains de ne pas être d'accord avec vous sur la question de l'anglais. Les chercheurs du monde entier doivent pouvoir utiliser une même langue, d'où le recours à ce qui n'est d'ailleurs pas vraiment de l'anglais. Je crois que le combat est perdu. Dans certains petits pays, les chercheurs parlent entre eux en anglais. En France, nous en sommes encore très loin. Mais le recours à une seule langue est le prix à payer pour avoir une science universelle.
J'ai effectivement parlé de mikado institutionnel. En Allemagne, la situation n'est pas plus simple. Mais lorsqu'on parle du plateau de Saclay à Stanford, la subtilité de la situation française leur échappe. Nous avons construit des systèmes complexes mais il est de la responsabilité des patrons de ces différentes structures de travailler ensemble. Le ministère doit également faire attention à ne pas développer des indicateurs de performance qui mettent les organismes en concurrence, tels par exemple que prendre uniquement comme indicateur de performance les ressources gérées par un institut de recherche. En cas de collaboration entre diverses structures, la perspective d'un gros contrat attise la concurrence entre elles pour savoir qui le gèrera puisque celle qui en héritera verra son indicateur de performance s'améliorer. Évitons ces concurrences inutiles.
L'Agence de mutualisation des universités et établissements d'enseignement supérieur ou de recherche et de support à l'enseignement supérieur ou à la recherche (Amue) devrait travailler à simplifier et harmoniser les services des relations humaines dans chaque structure. À une époque, des délégations de gestion avaient été envisagées au niveau des UMR mais peut-être faudrait-il plutôt envisager de tels rapprochements au niveau des équipes. Lorsque nous signons des contrats avec des partenaires industriels, nous n'avons aucune gestion intelligente des risques. Il ne sert à rien de se disputer sur les questions de propriété intellectuelle si, en définitive, le gain est plus que limité. Le bon indicateur de performance n'est pas le montant des recettes du CNRS, mais la richesse créée pour notre pays.
Lorsque je travaillais au CNRS il y a treize ans, j'ai été directeur inter-régional pour le Sud-Ouest. Cette fonction n'existe plus, mais elle avait été créée par le directeur général de l'époque, Bernard Larrouturou dans le but d'accroître la présence du CNRS dans les régions. Aujourd'hui, ces dernières disposent, pour la plupart, de plusieurs pôles universitaires et le CNRS peut leur apporter beaucoup. Nous devrons travailler sur la représentativité du CNRS en région, grâce à la présence de directeurs scientifiques référents qui devront construire des relations partenariales.
Parcoursup est un bon exemple de la nécessaire transparence des algorithmes et, en même temps, de la relative inculture générale. L'algorithme APB n'était ni juste, ni injuste : il ne faisait que traduire des choix politiques. Les informaticiens écrivent l'algorithme qui est décidé par les politiques. Cette question rejoint celle de l'intelligence artificielle : fondamentalement, un algorithme fait ce qu'on lui dit de faire. Il est important que celui utilisé pour Parcoursup soit transparent, une fois les critères débattus puis définis. Cela dit, ce n'est pas parce que le code source aura été révélé que l'on y verra plus clair en raison de son extrême technicité.
Si je suis nommé à la tête du CNRS, mon but ne sera pas de promouvoir mes propres disciplines, j'espère que mon honnêteté ne me poussera pas à les pénaliser. La numérisation du monde touche aussi la sphère scientifique. Aujourd'hui, toutes les grandes disciplines scientifiques, y compris les sciences humaines et sociales, sont impactées par le numérique. Nous devons partager les enjeux qui relèvent de choix de société. Ainsi, il est possible aujourd'hui de poser des implants cochléaires qui permettent à des personnes sourdes de naissance d'entendre. Demain, il en ira de même pour la vue. Nous ne pouvons qu'approuver cette évolution qui permet de réparer l'homme, mais la marge est étroite avec l'homme augmenté. Ces questions d'éthique ne peuvent être résolues par les seuls scientifiques et les réponses ne seront pas les mêmes en Asie, aux États-Unis et en Europe. Toutes ces questions devront être débattues au niveau de l'État et de la société. Il faudra aussi que les adolescents, citoyens de demain, disposent d'une culture minimum au numérique. Nous devons leur donner les clés pour comprendre l'évolution du monde actuel.
Enfin, pour répondre à M. Antiste, nous devons faire rêver les jeunes et nous adapter à leur mode de communication. Ainsi, la thèse en 180 secondes permet aux doctorants de présenter leur travail en trois minutes : les jeunes apprécient beaucoup ce concours. Il faut aussi aller dans les lycées et présenter les carrières en disant que, certes, elles ne sont pas très bien payées mais qu'elles sont intellectuellement extraordinaires.
Je voudrais vous rassurer, monsieur Petit, sur l'intérêt que porte le Sénat à la science et à l'innovation : nous avons l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques et l'intitulé de notre commission qui comporte le mot culture doit être pris dans tous les sens du terme, y compris la culture scientifique et technique.
Je tiens à vous remercier en tant que président de l'INRIA d'avoir toujours répondu à nos questions de façon exhaustive et rapide.
Si vous êtes nommés, nous nous reverrons souvent.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La commission procède au vote sur la proposition de nomination de M. Antoine Petit aux fonctions de président du Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
Nous allons procéder au dépouillement du scrutin, simultanément avec la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale. J'invite les deux membres présents les plus jeunes - Laure Darcos et Stéphane Piednoir - à décompter les résultats.
Les résultats du vote à bulletin secret sont les suivants :
- nombre de votants : 25
- nombre de suffrages exprimés : 16
- pour : 16.
La réunion est close à 12 h 30.