Nous sommes ravis d'accueillir M. Jean-Luc Videlaine, Préfet du Var, qui a été Directeur des stages de l'ENA de 2005 à 2009 et reçoit régulièrement dans ses actuelles fonctions des stagiaires de l'ENA. Par votre position, M. Videlaine, vous mesurez ce qu'ont été les mutations de la Haute Fonction Publique, ce qui est précisément le sujet de notre Commission d'enquête.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Luc Videlaine prête serment.
Comme monsieur le Président vient de le rappeler, j'ai mené une carrière presque exclusivement dans le corps préfectoral et dans des fonctions territoriales depuis 1982, la seule exception réelle consistant en ce passage à l'ENA, expérience qui me vaut d'être sollicité par votre Commission. Le poste de Directeur des stages de l'ENA, que j'ai occupé entre 2005 et 2009, est occupé par un préfet de manière presque systématique. Cette dominante est due au poids du stage dit territoires, lors duquel la majorité des stagiaires était alors orientée vers les préfectures. À l'époque, la Direction des stages gérait le suivi de trois stages, à savoir un stage international ou stage Europe, un stage territoires et un stage entreprises. Ce dernier avait existé jadis, par exemple pour ma génération, puis avait été supprimé. Il a été réintroduit au moment où j'occupais le poste de Directeur des stages. Les élèves effectuaient donc un stage en entreprises, bien qu'il soit plus faiblement pondéré que les deux autres stages. Je tiens d'ailleurs à votre disposition le mode d'emploi du stage d'entreprise de l'époque. Nous étions alors très précautionneux, comme le montre ce document.
Nous entendons maintenant M. Roland Peylet, président de la commission de déontologie de la fonction publique. Monsieur le Président, vous êtes conseiller d'État honoraire et vous avez été renouvelé en février dernier à la présidence de la commission de déontologie de la fonction publique, présidence que vous exercez depuis 2015. Les pouvoirs de la commission ont été récemment renforcés avec notamment la mise en place d'une saisine obligatoire pour les départs des agents des trois fonctions publiques vers le privé.
Rappelons quelques chiffres. S'agissant de la fonction publique d'État, la commission rend entre 1 000 et 1 200 avis par an. Elle rend un avis négatif dans environ 2 % des cas. La commission a aussi la possibilité d'assortir un avis de réserves.
Vous avez eu déjà l'occasion d'expliquer à nos collègues députés le fonctionnement de la commission. Pour notre part nous avons entendu des personnes auditionnées qu'elle manque de moyens et qu'une fusion avec la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) serait souhaitable. Plusieurs ont aussi regretté que les réserves émises par la commission ne fassent pas l'objet d'un contrôle et que les retours ne soient pas contrôlés en tant que tels.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Roland Peylet prête serment.
La commission que j'ai l'honneur de présider est ancienne puisqu'elle fut créée en 1993 sous la forme de trois commissions, une par fonction publique. Issue de leur fusion en 2007, la commission actuelle a vu ses pouvoirs renforcés par la loi d'avril 2016, qui a également renommé l'ensemble de ses membres à compter de début 2017.
Sa compétence ne se limite pas aux départs des agents publics dans le privé. Elle émet notamment un avis sur le cumul de certaines activités privées avec la fonction publique. La loi de 2007, plus libérale que le régime précédent, autorise en effet les fonctionnaires à exercer une autre activité dans une limite de deux ans, à condition qu'il y ait création d'entreprise ; mais le régime de l'autoentreprise facilite aussi grandement ce choix. La loi de 2016 impose un temps partiel.
Cette activité occupe la moitié de notre temps. Les agents de la fonction publique, surtout des catégories C et B, comme les infirmières, sont nombreux à trouver ainsi un moyen d'arrondir leurs fins de mois.
Troisième compétence, attribuée par la loi Allègre, le contrôle des chercheurs souhaitant contribuer avec des entreprises sous contrat de licence avec leur laboratoire ou leur université pour développer les produits de leur recherche. C'est une compétence très importante au service du développement de la recherche dans notre pays.
À titre personnel, ni la tentation ni l'occasion de travailler dans le secteur privé ne se sont jamais présentées. Le risque devient d'autant plus faible avec l'âge.
Par ailleurs, je ne suis pas en mesure de fournir des statistiques sur le second point que vous évoquez. Intuitivement, j'ai le sentiment que les passages dans le secteur privé des membres du corps préfectoral sont effectivement rares. Il a pu arriver autrefois que des préfets soient mis en posture de diriger des fédérations professionnelles. Cependant, cette pratique me semble appartenir au passé. Il arrive également que certains préfets ou sous-préfets en retraite créent des cabinets de conseil à leur compte. Au vu de ces différents éléments, le phénomène d'aller-retour avec le secteur privé me paraît infinitésimal au sein du corps préfectoral.
Si les préfets ou sous-préfets ont à l'évidence des liens avec les entreprises de leur circonscription, ces rapports ne sont pas empreints de la technicité que peuvent posséder d'autres corps de l'État et qui est susceptible d'apporter une plus-value à ces entreprises. Les allers-retours existants au sein du corps préfectoral concernent en réalité les collectivités territoriales.
J'aimerais que nous évoquions plus en détail le fonctionnement des stages à l'ENA. La note de stage revêt notamment une importance particulière puisqu'elle atteint, si j'ai bien compris, 30 % de la note finale. Par conséquent, je m'interroge sur les critères de notation. Si nous comparons l'origine sociale des étudiants à l'entrée de l'ENA et à la sortie de la botte, nous constatons une évolution sensible. Le recrutement initial de l'ENA ne diffère pas de la majorité des grandes écoles. Toutefois, les enfants de paysans ou d'ouvriers, qui sont déjà en nombre réduit à l'entrée de l'ENA, se trouvent en quantité encore plus faible dans la botte. Ce constat semble paradoxal dans la mesure où l'ENA vise à créer un corps issu de différentes catégories sociales. Or il semblerait que cet écart constaté à la sortie soit principalement dû à la note de stage.
Nous donnons un avis sur le départ de tel chercheur vers telle entreprise qui se propose d'être licenciée pour développer un produit breveté par le laboratoire public dont il fait partie. Nous avons une approche déontologique, mais aussi économique : nous devons aussi préserver les intérêts financiers du service public de la recherche. Il ne faudrait pas brader le produit de la recherche publique.
Le départ des fonctionnaires dans le privé représente une petite moitié de notre activité, dont une petite moitié pour l'État. Pour mémoire, il y a 5 millions d'agents publics en France.
Durant la période que j'ai connue, les stages étaient effectivement fortement pondérés. La note n'était pas attribuée par l'administration de l'ENA, mais par un jury qui entendait tous les élèves. Ce jury était alors composé du Directeur des stages et d'une personnalité extérieure. Le dispositif propre aux stages en entreprises obéissait toutefois à des règles différentes et moins perfectionnées.
Le jury des stages internationaux et territoires se fonde sur différents critères. L'un d'entre eux concerne l'appréciation du maître de stage, qui remplit un formulaire détaillé et propose une évaluation du stagiaire. Un autre critère porte sur la visite de stage. En effet, le Directeur des stages ou l'un des deux Directeurs adjoints des stages se rend sur le lieu de stage et conduit des entretiens avec une demi-douzaine d'interlocuteurs proches du stagiaire. Ces entretiens sont l'occasion d'évoquer les missions du stagiaire ainsi que ses résultats et ses qualités relationnelles. Ils permettent de jauger son engagement et son succès. Le troisième élément d'appréciation, à savoir le rapport de stage, revêt une moindre importance. Il ne s'agit pas d'un travail d'approfondissement, mais d'un bref rapport factuel portant sur l'expérience de stage. Le quatrième critère consistait alors en un oral devant le jury.
L'évaluation de stage jaugeant l'intégration talentueuse d'un élève dans un milieu professionnel, nous pouvons imaginer que le fait de connaître les codes du milieu en question aide certainement. Cette dimension me paraît indéniable. Il existe bien entendu des exceptions brillantes, mais je comprends qu'elles n'emporteront pas votre conviction.
Pour rappel, les élèves de l'ENA sont issus de trois concours différents : le concours interne, le concours externe et le troisième concours. L'aisance prêtée aux élèves dits du premier concours pourrait être un facteur de réussite supplémentaire dans les classements. Je note également que les expériences professionnelles des élèves des deuxième et troisième concours représentent un facteur favorable d'adaptation au milieu professionnel. Le système des stages en lui-même ne favorise donc pas systématiquement les étudiants les plus jeunes. Néanmoins, le stage peut effectivement avoir l'effet que vous mentionniez.
Je suis impressionné par votre capacité de travail. Il semblerait que vous ayez également été nommé président de la mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques (MIQCP) - ce qui est plus en lien avec votre ancien métier. Comment vous faites pour faire face à une telle quantité de travail ?
De façon plus générale, avez-vous l'impression que le phénomène de « pantouflage » des hauts fonctionnaires, à savoir un départ vers le privé éventuellement suivi d'un retour, s'est accéléré ? Identifiez-vous un problème autour de l'absence de contrôle de la Commission de déontologie ? En outre, que conviendrait-il de modifier afin d'éviter certaines dérives largement relatées ?
Je suis également membre du Conseil d'administration de la RATP. Mes prédécesseurs à la présidence de la commission étaient des conseillers d'État de plein exercice, presque tous étant présidents de section. Pour ma part, je suis au moins libéré de mes obligations au Conseil d'État. Mes fonctions ne représentent pas un temps plein et ne sont pas exécutives.
Il m'est difficile de corroborer ou d'infirmer le phénomène d'accélération ou d'amplification que vous mentionnez sur la base de mes connaissances. À titre personnel, le fait que des plans de carrière de fonctionnaires aboutissent à quitter la fonction publique pour d'autres secteurs ne me choque pas d'un point de vue moral. En outre, je ne suis pas certain que le service de l'État ait à pâtir de ces expériences en cas de retour vers la fonction publique. Il s'agit en effet d'un contact important avec les réalités économiques du pays.
En revanche, il me paraît nécessaire que ces allers-retours soient contrôlés. J'ai pu lire certains témoignages dans les comptes rendus de vos auditions précédentes. Toutefois, n'ayant aucune expérience directe du sujet, je ne saurais compléter les interrogations qui ont été formulées.
Il y a très peu de recalés. C'est certainement que ceux qui présentent un dossier sont sûrs qu'ils seront acceptés. Il y a cependant des exceptions... M. Kohler, par exemple, a été recalé une première fois mais il s'est présenté l'année suivante, et a été accepté... L'examen des dossiers n'est-il pas un peu léger ? Est-ce lié à la définition de votre mission ?
Soyez sûrs que je consacre le temps nécessaire à ma mission. Il ne faut pas considérer le faible taux de refus comme le résultat d'un laxisme. Les agents publics connaissent les règles. Les avis négatifs concernent souvent des cas qu'il n'est pas évident de trancher. Nous n'avons pas d'objectif à remplir en termes de nombre de recalés. Il ne s'agit pas d'un régime d'interdiction générale pour les fonctionnaires de quitter leurs fonctions pour exercer des activités privées, assorti de quelques dérogations ; dans ce cas nous serions plus durs. Nous ne pouvons faire des objections à leur départ que lorsque nous avons de bonnes raisons de le faire. Nous ne formulons pas d'appréciations en opportunité
Il s'agit d'une question difficile à trancher. Les élèves de l'ENA ont un excellent niveau. Il était d'ailleurs impressionnant d'observer leur faculté d'adaptation et de production sur les lieux de stage. La tâche du Directeur des stages consiste donc à tenter de les distinguer et à étendre l'éventail des notes. En outre, des stages notés de manière fortement péjorative n'existent presque pas.
La commission n'est pas armée pour faire ces contrôles et ce n'est pas sa mission.
Un tel sujet mériterait selon moi une étude scientifique dédiée. Le corpus existe d'ailleurs à cet effet.
C'est cela.
Il est vrai que ce phénomène existe, de manière toutefois moins patente qu'auparavant.
En tant que Directeur des stages, j'ai eu l'occasion de discuter fréquemment avec les élèves dans un esprit de grande sincérité. Il est arrivé que des élèves issus du deuxième concours se montrent satisfaits d'avoir intégré l'ENA sans manifester pour autant de forte volonté compétitive. Leur âge et leur expérience expliquent sans doute ce facteur. Le passage à l'ENA représente tantôt le début d'une carrière, tantôt un succès en soi, tantôt une réorientation drastique.
L'administration est là pour cela. Lorsqu'un agent est en faute, il revient à son administration de le surveiller et, le cas échéant, de prononcer des mesures disciplinaires, voire de signaler le cas au procureur. Nous ne disposons pas de moyens de police, quand bien même un texte nous en donnerait le pouvoir.
J'aimerais citer le cas d'une jeune fille sortie parmi les quatre meilleurs élèves de l'ENA. Sa fiche biographique mentionnait que ses deux parents percevaient le RMI.
L'une des réserves les plus ordinaires est la nécessité de ne pas avoir d'activités privées en relation avec le service d'origine. Le fonctionnaire qui se met en contradiction avec ces réserves prend le risque d'être dénoncé par n'importe quel agent du dit service d'origine. Dans le domaine administratif, il y a beaucoup d'autorisations conditionnelles qui fonctionnent de cette façon. Le permis de construire, par exemple, est accordé mais sa mise en oeuvre n'est pas contrôlée...
J'aimerais souligner que les élèves de l'ENA gardent fréquemment un souvenir favorable des stages qu'ils ont effectués pendant leur cursus alors qu'ils expriment une vision péjorative du reste de leur scolarité dans cette école. Tous les élèves avec qui j'ai discuté affirmaient une nette préférence pour les éléments de leur scolarité se trouvant davantage en prise avec le réel.
Selon moi, les stages permettent l'ouverture que vous évoquez. Des stagiaires sont envoyés dans le milieu international alors que seulement une infime partie d'entre eux se destine au Ministère des Affaires étrangères. Le stage territorial occupe une place de choix bien que le Ministère de l'Intérieur ne recrute annuellement que quelques sous-préfets directement parmi les anciens élèves de l'ENA. Par conséquent, les stages ne sont pas faits pour préparer techniquement les élèves à leur métier, puisqu'ils choisiront en réalité d'autres voies professionnelles. Il s'agit précisément de stages d'ouverture. Ainsi, la part des anciens élèves de l'ENA reste faible au sein du corps préfectoral, puisqu'ils représentent environ la moitié des préfets et une minorité des sous-préfets.
Oui, l'exemple est sans doute mal choisi.
Nous auditionnerons ultérieurement une ancienne élève de l'ENA qui affirme que l'ENA n'apprend ni à penser ni à acquérir des techniques de gestion ou des connaissances. Nous en venons donc à nous interroger sur les visées réelles de l'ENA. Comment pouvons-nous justifier son existence ? Les élèves qui sortent dans la botte exerceront rapidement de nouvelles responsabilités sans avoir d'expérience. Il me semble que le mode de fonctionnement de l'ENA pourrait être aligné sur celui de l'École de Guerre, à savoir que le cursus est réalisé après une certaine expérience professionnelle.
Concernant la validité de la scolarité de l'ENA, qui a dû être réformée depuis que j'y exerçais, je ne me sens légitime à m'exprimer que sur la question des stages. Mon souvenir en tant qu'ancien élève est d'ailleurs trop lointain. Je reste convaincu que les élèves acquièrent des connaissances et des compétences durant les stages. Cette expérience sur le terrain leur apporte beaucoup. J'ai rarement entendu des commentaires d'anciens élèves qui se montraient péjoratifs sur ce point, alors qu'ils peuvent l'être sur d'autres sujets relatifs à leur scolarité à l'ENA. En outre, les élèves ayant suivi d'autres études au préalable comparent volontiers les différentes structures dans lesquelles ils ont étudié, comme l'École Polytechnique ou l'École Normale Supérieure, bien souvent au détriment de l'ENA.
Par ailleurs, le passage à l'École de Guerre, qui implique de poursuivre une carrière et de passer un concours difficile autour de 45 ans, s'avère favorisant en vue d'évoluer vers certains grades militaires. À supposer que le concept de haut fonctionnaire ait un sens, il est nécessaire que des jeunes puissent y accéder. Nous entendons fréquemment le type de questionnement suivant : pourquoi les élèves intégrant les grands corps, à savoir l'Inspection des finances, le Conseil d'État et la Cour des comptes, sont-ils parfois si jeunes ? À ma connaissance, ces jeunes hauts fonctionnaires sont indispensables au fonctionnement de ces corps prestigieux et considérés comme influents. Les auditeurs ou les inspecteurs adjoints contribuent de manière importante à la réalisation des missions de ces instances. De plus, ces juridictions et inspections ont besoin, autant que les autres segments de l'administration, d'agents dynamiques et motivés pour produire. Des dispositifs alternatifs existent, mais l'apport de ces jeunes élèves de l'ENA, qui font souvent preuve d'ambition, reste essentiel.
Les avis sans réserves sont presque l'exception. Nous n'avons pas de retour sur nos dossiers. Rien n'impose que nous en ayons. Peut-être pourrions-nous demander aux administrations de faire un rapport. Sur ce sujet, il y a certainement beaucoup des progrès à faire. Je l'ai vu à de nombreux exemples ponctuels dont j'ai eu connaissance.
La pénétration de la déontologie au sein de la fonction publique n'est pas si ancienne. Ce n'est que depuis le printemps 2016 que ses principes figurent dans le statut de la fonction publique et qu'il a été fait obligation à tous les chefs de services de s'assurer de leur respect.
Cependant, nous observons que ces jeunes quittent justement ce type de poste de plus en plus rapidement. Ils sont alors remplacés par des contractuels par la voie de concours annexes. Ainsi, j'étais surpris d'apprendre qu'il existait un concours annexe du Conseil d'État, de l'Inspection des finances ou de la sous-préfecture.
Il existe en effet de tels concours pour la sous-préfecture.
La commission n'examine aucun retour.
Par conséquent, il est pertinent de s'interroger sur l'utilité de l'ENA. Nous pourrions prévoir un système de recrutement au sein duquel le travail qu'effectuent les jeunes pourrait constituer une première échelle. Certains anciens élèves de l'ENA expriment une forme de lassitude ou un manque de perspective vers 40 ans, ce qui les incite à quitter l'administration.
L'idée d'une école et l'idée du concours ne se superposent pas. Le concours permet d'intégrer une école. En revanche, il est possible d'imaginer un concours sans école. Dans ce cas-là, il s'agit de concours spécialisés. J'aimerais d'ailleurs souligner les défauts que comportaient les concours précédant l'ENA. Une importante littérature fait état de l'aspect prééminent des cooptations qui existaient alors, par exemple. Ce type de système me paraît plus choquant que les imperfections de l'ENA.
Elle pourrait faire, je le concède.
Vous avez raison. Toutefois, le fait d'être un ancien colonel de la Légion étrangère favorisera également une reconversion dans les services de sécurité d'un grand groupe. Il me semble normal de faire état de ses expériences précédentes en cas de recherche d'emploi sur le marché du travail. En revanche, le concept de « carnet d'adresses », qui consiste à régler les problèmes grâce à ses contacts, peut s'avérer choquant. Mais le savoir-faire acquis dans une juridiction administrative, qu'elle soit de premier, de deuxième ou de troisième niveau, représente un atout sur le marché du travail.
Un fonctionnaire qui revient dans la fonction publique devrait s'abstenir d'exercer tout type de contrôle sur l'entreprise dont il vient.
Vous avez cité un cas tout à l'heure. Aux termes de l'article 432-13 du code pénal, un fonctionnaire ne peut pas travailler dans une entreprise sur laquelle il a exercé une forme de contrôle ou avec laquelle il a passé un contrat. Mais nous avons des exemples à tous les niveaux : un fonctionnaire travaillant au service du permis de construire souhaitait être recruté par un promoteur immobilier. J'ai même vu le maire venir le défendre !
Je comprends la critique du concept de « carnet d'adresses ». Nous l'avons d'ailleurs déjà entendue. Qu'il me soit donc permis de mentionner le point suivant : l'idée qu'il existe par essence une solidarité entre les anciens élèves de l'ENA, et par conséquent des vecteurs de communication favorable, est un mythe complet. D'autres écoles génèrent un esprit de corps, à l'image de l'École Polytechnique et d'autres écoles d'ingénieur, qui fait que tout ancien élève conserve un accès privilégié aux autres anciens élèves. Rien de tel n'existe à l'ENA, ni de près, ni de loin.
Il ne faut pas croire cela, notamment en matière de marchés publics. Nous avons considéré qu'il ne fallait interdire le départ du fonctionnaire ayant participé à l'instruction de l'appel d'offres que vers l'entreprise ayant été retenue, et non vers toutes celles y ayant participé. Je ne sais pas si nous sommes trop indulgents.
Pour l'État, nous avons des difficultés avec des autorités administratives indépendantes (AAI) comme l'Agence du médicament ou l'Agence de sécurité sanitaire. Lorsqu'un agent a fait partie d'une chaine de contrôle, il n'est pas toujours évident d'établir quel a été le niveau de ses responsabilités. Nous nous sommes faits plus rigoureux dans ce domaine ces derniers temps, au grand dam des agents desdites agences.
Tant les sous-préfets que les préfets connaissent des parcours extrêmement variés. L'ENA n'y a aucune hégémonie. Juridiquement, le poste de préfet ne prévoit aucune restriction et se trouve entièrement à la décision du gouvernement. Les seules contraintes concernent la nationalité française et l'absence de casier judiciaire, sans d'ailleurs que ces points ne soient stipulés explicitement. En outre, concernant les sous-préfets, l'ENA ne représente qu'une voie de recrutement parmi de nombreuses autres. La part de fonctionnaires détachés d'autres administrations est importante, tout comme celle des agents promus depuis le corps des attachés et celle des anciens officiers des armées au titre de la loi 70.2. Le corps préfectoral présente donc une variété de recrutements qui s'avère supérieure à d'autres corporations telles que les cadres du Ministère des Affaires étrangères.
Il me semble que les carrières ont tendance à s'allonger. Or, lorsqu'un élève de l'ENA sort dans les premiers rangs, il peut rapidement avoir le sentiment d'être parvenu en fin de carrière. Il convient donc de créer des perspectives attrayantes afin de conserver ces compétences dans la fonction publique.
Merci, Monsieur le Préfet, d'avoir répondu à nos questions.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
- Présidence de M. Pascal Allizard, président -
La question du soupçon peut se poser. Mais nous ne pouvons pas nous y arrêter. Le texte parle de responsabilités effectivement exercées. On ne peut pas inclure un agent ayant participé à l'élaboration de principes généraux. Il faut qu'une entreprise soit concernée spécifiquement.
Audition de M. Roland Peylet, président de la commission de déontologie de la fonction publique
Ne trouvez-vous pas que c'est un peu court ? Après être parvenu à obtenir une législation favorable pour tel ou tel secteur d'activité, devrait-on être autorisé à être nommé à la tête du syndicat dudit secteur ?
Nous entendons maintenant M. Roland Peylet, président de la commission de déontologie de la fonction publique. Monsieur le Président, vous êtes conseiller d'État honoraire et vous avez été renouvelé en février dernier à la présidence de la commission de déontologie de la fonction publique, présidence que vous exercez depuis 2015. Les pouvoirs de la commission ont été récemment renforcés avec notamment la mise en place d'une saisine obligatoire pour les départs des agents des trois fonctions publiques vers le privé.
Rappelons quelques chiffres. S'agissant de la fonction publique d'État, la commission rend entre 1 000 et 1 200 avis par an. Elle rend un avis négatif dans environ 2 % des cas. La commission a aussi la possibilité d'assortir un avis de réserves.
Vous avez eu déjà l'occasion d'expliquer à nos collègues députés le fonctionnement de la commission. Pour notre part nous avons entendu des personnes auditionnées qu'elle manque de moyens et qu'une fusion avec la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) serait souhaitable. Plusieurs ont aussi regretté que les réserves émises par la commission ne fassent pas l'objet d'un contrôle et que les retours ne soient pas contrôlés en tant que tels.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Roland Peylet prête serment.
On peut en discuter sur le fond. Nous nous appliquons le droit. Nous n'avons pas à émettre un avis défavorable à de tels parcours.
La commission que j'ai l'honneur de présider est ancienne puisqu'elle fut créée en 1993 sous la forme de trois commissions, une par fonction publique. Issue de leur fusion en 2007, la commission actuelle a vu ses pouvoirs renforcés par la loi d'avril 2016, qui a également renommé l'ensemble de ses membres à compter de début 2017.
Sa compétence ne se limite pas aux départs des agents publics dans le privé. Elle émet notamment un avis sur le cumul de certaines activités privées avec la fonction publique. La loi de 2007, plus libérale que le régime précédent, autorise en effet les fonctionnaires à exercer une autre activité dans une limite de deux ans, à condition qu'il y ait création d'entreprise ; mais le régime de l'autoentreprise facilite aussi grandement ce choix. La loi de 2016 impose un temps partiel.
Cette activité occupe la moitié de notre temps. Les agents de la fonction publique, surtout des catégories C et B, comme les infirmières, sont nombreux à trouver ainsi un moyen d'arrondir leurs fins de mois.
Troisième compétence, attribuée par la loi Allègre, le contrôle des chercheurs souhaitant contribuer avec des entreprises sous contrat de licence avec leur laboratoire ou leur université pour développer les produits de leur recherche. C'est une compétence très importante au service du développement de la recherche dans notre pays.
Je ne demande pas mieux. La loi nous y autorise, mais pourquoi publier tel avis plutôt que tel autre ? La loi ne dit rien sur ce point. Actuellement nous n'en publions pas. Il serait plus simple que la loi nous impose de les publier tous. Ils sont néanmoins communicables, et nous les communiquons lorsqu'on nous le demande.
Nous donnons un avis sur le départ de tel chercheur vers telle entreprise qui se propose d'être licenciée pour développer un produit breveté par le laboratoire public dont il fait partie. Nous avons une approche déontologique, mais aussi économique : nous devons aussi préserver les intérêts financiers du service public de la recherche. Il ne faudrait pas brader le produit de la recherche publique.
Le départ des fonctionnaires dans le privé représente une petite moitié de notre activité, dont une petite moitié pour l'État. Pour mémoire, il y a 5 millions d'agents publics en France.
Cela doit être une mission difficile, notamment lorsqu'un fonctionnaire fait un aller-et-retour avec une entreprise et que cela a une incidence sur les orientations prises par l'administration.
Je suis impressionné par votre capacité de travail. Il semblerait que vous ayez également été nommé président de la mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques (MIQCP) - ce qui est plus en lien avec votre ancien métier. Comment vous faites pour faire face à une telle quantité de travail ?
Je suis d'accord avec l'idée que le retour d'un fonctionnaire puisse poser problème. Peut-être faudrait-il s'y intéresser. Mais pour se prononcer valablement, il faudrait connaitre son affectation exacte, ce qui n'est pas toujours le cas à l'avance. Mais ce n'est pas parce que la commission de déontologie ne dit rien que les agents sont dispensés de respecter les principes déontologiques.
Nous ne contrôlons pas, par exemple, les activités accessoires. Mais il va de soi que les agents publics, dans ces activités, doivent se plier aux règles déontologiques, et sont sous le coup de sanctions disciplinaires, voire pénales s'ils ne le font pas, avec l'article 432-12 du code pénal qui réprime la prise d'intérêts de fonctionnaires en poste. Je n'ai jamais caché que les moyens de la commission n'étaient pas suffisants. La direction générale de la fonction publique nous a toutefois généreusement dotés d'un emploi supplémentaire au début de cette année.
Je suis également membre du Conseil d'administration de la RATP. Mes prédécesseurs à la présidence de la commission étaient des conseillers d'État de plein exercice, presque tous étant présidents de section. Pour ma part, je suis au moins libéré de mes obligations au Conseil d'État. Mes fonctions ne représentent pas un temps plein et ne sont pas exécutives.
C'est toujours un plaisir d'entendre un fonctionnaire parler de l'administration. Mais je suis un élu local, choisi par des élus locaux pour les défendre. Nous sommes l'objet de toutes les attentions : nous devons remplir des déclarations de patrimoine, des déclarations d'intérêts, demander l'avis du déontologue à chaque occasion... Finalement, il vaut mieux être fonctionnaire qu'élu dans ce pays, on est plus libre ! J'espère qu'à l'avenir on ira vers plus d'équilibre entre ces deux mondes. Il y a des choses surprenantes, voire choquantes dans ce que nous découvrons.
Il y a très peu de recalés. C'est certainement que ceux qui présentent un dossier sont sûrs qu'ils seront acceptés. Il y a cependant des exceptions... M. Kohler, par exemple, a été recalé une première fois mais il s'est présenté l'année suivante, et a été accepté... L'examen des dossiers n'est-il pas un peu léger ? Est-ce lié à la définition de votre mission ?
Nous ne sommes pas là pour opposer deux mondes, même si en tant qu'élus, nous vivons tous la même chose. Il semble que certains veuillent fusionner votre commission avec la HATVP. Nous partageons désormais avec beaucoup de hauts fonctionnaires nos obligations auprès de cette dernière. Les magistrats, par exemple, doivent s'y mettre. J'étais dernièrement en immersion à la Cour d'appel de Caen, je peux vous dire qu'ils ne s'y attendaient pas ! Que pensez-vous d'une fusion de ces deux institutions partageant des fonctions proches l'une de l'autre ?
Soyez sûrs que je consacre le temps nécessaire à ma mission. Il ne faut pas considérer le faible taux de refus comme le résultat d'un laxisme. Les agents publics connaissent les règles. Les avis négatifs concernent souvent des cas qu'il n'est pas évident de trancher. Nous n'avons pas d'objectif à remplir en termes de nombre de recalés. Il ne s'agit pas d'un régime d'interdiction générale pour les fonctionnaires de quitter leurs fonctions pour exercer des activités privées, assorti de quelques dérogations ; dans ce cas nous serions plus durs. Nous ne pouvons faire des objections à leur départ que lorsque nous avons de bonnes raisons de le faire. Nous ne formulons pas d'appréciations en opportunité
Est-ce pertinent, cela apporte-t-il quelque chose ou non ? Faites-vous le même travail que la HATVP ? Cela pourrait justifier que vous constituiez une sous-commission de la HATPV.
La moitié de vos décisions positives sont assorties de réserves. Contrôlez-vous l'application de celles-ci ?
Je considère que nous ne faisons pas le même travail. Moi-même, en ma qualité de membre d'autres institutions qui sont des AAI, j'ai eu à faire des déclarations de patrimoine. La loi de 2016 a touché une bonne part de la fonction publique. Nous sommes à égalité, je peux vous l'assurer ! Une fusion absorption avec la HATVP est actuellement proposée. C'est au législateur d'en décider. Ce que je peux dire, c'est que nous n'exerçons pas les mêmes fonctions. La Haute Autorité veille à la transparence, c'est-à-dire à ce qu'il n'y ait rien de caché sous le tapis dans la manière d'agir des élus, mais aussi des hauts fonctionnaires. La commission de déontologie intervient, quant à elle, dans la gestion ordinaire de la carrière des agents publics, lorsque des questions se posent lors d'une mise en disponibilité, d'une démission, d'un cumul, ou parfois d'un détachement. Nous le faisons à tous les niveaux, de la catégorie C à la catégorie A+, en essayant de mettre en oeuvre des principes identiques pour tous.
Cela n'empêche pas un transfert à la Haute Autorité, qui est une AAI... Nous ne sommes pas une AAI, et je ne souhaite pas que nous le devenions. Je me sens indépendant, ne subissant jamais de pression du ministère de la Fonction publique, qui assure notre secrétariat, ni d'autres ministères. Je n'ai pas l'ombre d'un reproche à faire au ministre. Les membres de la commission sont des magistrats de la Cour de cassation, de la Cour des comptes, de la haute administration - en l'occurrence de l'IGF - et aucun ne se sent dépendant de quoi que ce soit. Admettons que pour les apparences, il faudrait bénéficier d'un statut d'AAI. Nous traitons beaucoup de dossiers - s'ils étaient 3 000 par an jusqu'à peu, ils ont dépassé les 4 000 en 2016 et devraient dépasser les 5 000 en 2017. Dans cette masse, heureusement, il y a des cas extrêmement simples, pour lesquels je signe des avis sans passer par la commission. Un transfert ne changerait rien pour eux. Restent les cas voyants, ceux des membres de cabinets, desquels la presse est prompte à se saisir. En l'absence de traces matérielles, il n'est pas évident pour nous de savoir s'ils ont eu ou non des activités de contrôle. Tout repose sur la loyauté affichée des intéressés. J'ai tendance à penser qu'un transfert ne changerait pas grand-chose. La Haute Autorité n'est pas plus que nous en situation de contrôler le respect effectif des réserves...
Une formule possible serait de séparer la fonction publique en deux : la haute serait soumise à la Haute Autorité, la moins haute resterait contrôlée par nous. Philosophiquement, je ne crois pas qu'il soit satisfaisant de diviser ainsi la fonction publique.
La commission n'est pas armée pour faire ces contrôles et ce n'est pas sa mission.
J'ai moi aussi des réserves sur la fusion. Sans moyens supplémentaires, je ne vois pas ce que cela changerait. Ce n'est pas la même chose d'examiner le dossier d'un instituteur qui ouvre une pizzeria que celui du directeur du Trésor qui passerait à un fond d'investissement chinois. Cela justifierait, sinon une scission, du moins que l'on s'attarde au sein de la commission sur les réalités des activités passées et futures du second et qu'en cas de réserves, que l'on se préoccupe de leur respect effectif.
Certes, il ne faut pas faire de la discrimination, mais ce n'est pas le même problème. C'est commode de tout confondre ! Des gens ont pris des décisions de pouvoir politique. Leur cas mériterait un examen approfondi que vous ne pouvez pas faire, vu le flux que vous avez à gérer.
Nous ne faisons pas la même chose pour tout le monde. L'instituteur qui ouvre une pizzeria reste à mon niveau : je signe tout seul l'avis favorable. L'examen en commission peut se faire différemment, avec présence ou non de la personne. Peut-être la Haute Autorité approfondirait-elle davantage cet examen ?
C'est cela.
Parmi les membres de la commission, il y a essentiellement des juristes.
Pas seulement, il y a un inspecteur général des finances.
L'administration est là pour cela. Lorsqu'un agent est en faute, il revient à son administration de le surveiller et, le cas échéant, de prononcer des mesures disciplinaires, voire de signaler le cas au procureur. Nous ne disposons pas de moyens de police, quand bien même un texte nous en donnerait le pouvoir.
Aucun spécialiste des trafics divers ? Il existe une agence de prévention de la corruption. Parmi les personnalités qualifiées, cela vous scandaliserait-il qu'il y ait un représentant de cette agence, par exemple ?
Cela fait beaucoup, la moitié. Cela veut dire quelque chose. Si personne ne vérifie jamais qu'elles sont respectées...
Je ne peux me prononcer sur le choix des personnalités qualifiées. Nous ne soupçonnons pas les fonctionnaires d'avoir eu un comportement illicite. Il y en a, mais qui sont passibles d'un autre genre de traitement. Nous ne sommes pas des juges.
L'une des réserves les plus ordinaires est la nécessité de ne pas avoir d'activités privées en relation avec le service d'origine. Le fonctionnaire qui se met en contradiction avec ces réserves prend le risque d'être dénoncé par n'importe quel agent du dit service d'origine. Dans le domaine administratif, il y a beaucoup d'autorisations conditionnelles qui fonctionnent de cette façon. Le permis de construire, par exemple, est accordé mais sa mise en oeuvre n'est pas contrôlée...
C'est la beauté des conflits d'intérêts. Il n'a pas d'existence dans le code pénal !
Il est effectivement différent de la prise illégale d'intérêts.
Oui, l'exemple est sans doute mal choisi.
Il semblerait qu'il y ait des études produites par des universités, qui servent à justifier la mise sur le marché de tel médicament ou de tel autre produit, et qui pèsent lourd sur la décision prise par l'autorité compétente. Est-ce du fantasme ?
Concrètement, l'administration assure-t-elle le suivi de la mise en oeuvre ?
Nous ne sommes pas du tout compétents sur la commercialisation de telle ou telle substance, mais uniquement sur le droit d'exploiter commercialement un brevet déposé par un organisme public.
Les avis sans réserves sont presque l'exception. Nous n'avons pas de retour sur nos dossiers. Rien n'impose que nous en ayons. Peut-être pourrions-nous demander aux administrations de faire un rapport. Sur ce sujet, il y a certainement beaucoup des progrès à faire. Je l'ai vu à de nombreux exemples ponctuels dont j'ai eu connaissance.
La pénétration de la déontologie au sein de la fonction publique n'est pas si ancienne. Ce n'est que depuis le printemps 2016 que ses principes figurent dans le statut de la fonction publique et qu'il a été fait obligation à tous les chefs de services de s'assurer de leur respect.
Je vous parle d'un conflit d'intérêts plus évanescent. Il s'agit d'une recherche désintéressée... qui, finalement, conforte la position d'un acteur économique.
La commission n'examine aucun retour.
Exactement ; nous sommes intégrés à la gestion de la carrière des agents publics.
Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
- Présidence de M. Vincent Delahaye, président -
Elle pourrait faire, je le concède.
Un fonctionnaire qui revient dans la fonction publique devrait s'abstenir d'exercer tout type de contrôle sur l'entreprise dont il vient.
Vous avez cité un cas tout à l'heure. Aux termes de l'article 432-13 du code pénal, un fonctionnaire ne peut pas travailler dans une entreprise sur laquelle il a exercé une forme de contrôle ou avec laquelle il a passé un contrat. Mais nous avons des exemples à tous les niveaux : un fonctionnaire travaillant au service du permis de construire souhaitait être recruté par un promoteur immobilier. J'ai même vu le maire venir le défendre !
Et pour l'État ? Dans la fonction publique territoriale, ce sont de petits délits, simples à traiter.
Il ne faut pas croire cela, notamment en matière de marchés publics. Nous avons considéré qu'il ne fallait interdire le départ du fonctionnaire ayant participé à l'instruction de l'appel d'offres que vers l'entreprise ayant été retenue, et non vers toutes celles y ayant participé. Je ne sais pas si nous sommes trop indulgents.
Pour l'État, nous avons des difficultés avec des autorités administratives indépendantes (AAI) comme l'Agence du médicament ou l'Agence de sécurité sanitaire. Lorsqu'un agent a fait partie d'une chaine de contrôle, il n'est pas toujours évident d'établir quel a été le niveau de ses responsabilités. Nous nous sommes faits plus rigoureux dans ce domaine ces derniers temps, au grand dam des agents desdites agences.
Et quitter les services fiscaux pour entrer dans un cabinet ayant des activités de conseil dans le domaine des placements exotiques, ce ne serait pas un motif suffisant ?
La question du soupçon peut se poser. Mais nous ne pouvons pas nous y arrêter. Le texte parle de responsabilités effectivement exercées. On ne peut pas inclure un agent ayant participé à l'élaboration de principes généraux. Il faut qu'une entreprise soit concernée spécifiquement.
Ne trouvez-vous pas que c'est un peu court ? Après être parvenu à obtenir une législation favorable pour tel ou tel secteur d'activité, devrait-on être autorisé à être nommé à la tête du syndicat dudit secteur ?
On peut en discuter sur le fond. Nous nous appliquons le droit. Nous n'avons pas à émettre un avis défavorable à de tels parcours.
Je ne demande pas mieux. La loi nous y autorise, mais pourquoi publier tel avis plutôt que tel autre ? La loi ne dit rien sur ce point. Actuellement nous n'en publions pas. Il serait plus simple que la loi nous impose de les publier tous. Ils sont néanmoins communicables, et nous les communiquons lorsqu'on nous le demande.
Cela doit être une mission difficile, notamment lorsqu'un fonctionnaire fait un aller-et-retour avec une entreprise et que cela a une incidence sur les orientations prises par l'administration.
Je suis d'accord avec l'idée que le retour d'un fonctionnaire puisse poser problème. Peut-être faudrait-il s'y intéresser. Mais pour se prononcer valablement, il faudrait connaitre son affectation exacte, ce qui n'est pas toujours le cas à l'avance. Mais ce n'est pas parce que la commission de déontologie ne dit rien que les agents sont dispensés de respecter les principes déontologiques.
Nous ne contrôlons pas, par exemple, les activités accessoires. Mais il va de soi que les agents publics, dans ces activités, doivent se plier aux règles déontologiques, et sont sous le coup de sanctions disciplinaires, voire pénales s'ils ne le font pas, avec l'article 432-12 du code pénal qui réprime la prise d'intérêts de fonctionnaires en poste. Je n'ai jamais caché que les moyens de la commission n'étaient pas suffisants. La direction générale de la fonction publique nous a toutefois généreusement dotés d'un emploi supplémentaire au début de cette année.
C'est toujours un plaisir d'entendre un fonctionnaire parler de l'administration. Mais je suis un élu local, choisi par des élus locaux pour les défendre. Nous sommes l'objet de toutes les attentions : nous devons remplir des déclarations de patrimoine, des déclarations d'intérêts, demander l'avis du déontologue à chaque occasion... Finalement, il vaut mieux être fonctionnaire qu'élu dans ce pays, on est plus libre ! J'espère qu'à l'avenir on ira vers plus d'équilibre entre ces deux mondes. Il y a des choses surprenantes, voire choquantes dans ce que nous découvrons.
Nous ne sommes pas là pour opposer deux mondes, même si en tant qu'élus, nous vivons tous la même chose. Il semble que certains veuillent fusionner votre commission avec la HATVP. Nous partageons désormais avec beaucoup de hauts fonctionnaires nos obligations auprès de cette dernière. Les magistrats, par exemple, doivent s'y mettre. J'étais dernièrement en immersion à la Cour d'appel de Caen, je peux vous dire qu'ils ne s'y attendaient pas ! Que pensez-vous d'une fusion de ces deux institutions partageant des fonctions proches l'une de l'autre ?
Est-ce pertinent, cela apporte-t-il quelque chose ou non ? Faites-vous le même travail que la HATVP ? Cela pourrait justifier que vous constituiez une sous-commission de la HATPV.
Je considère que nous ne faisons pas le même travail. Moi-même, en ma qualité de membre d'autres institutions qui sont des AAI, j'ai eu à faire des déclarations de patrimoine. La loi de 2016 a touché une bonne part de la fonction publique. Nous sommes à égalité, je peux vous l'assurer ! Une fusion absorption avec la HATVP est actuellement proposée. C'est au législateur d'en décider. Ce que je peux dire, c'est que nous n'exerçons pas les mêmes fonctions. La Haute Autorité veille à la transparence, c'est-à-dire à ce qu'il n'y ait rien de caché sous le tapis dans la manière d'agir des élus, mais aussi des hauts fonctionnaires. La commission de déontologie intervient, quant à elle, dans la gestion ordinaire de la carrière des agents publics, lorsque des questions se posent lors d'une mise en disponibilité, d'une démission, d'un cumul, ou parfois d'un détachement. Nous le faisons à tous les niveaux, de la catégorie C à la catégorie A+, en essayant de mettre en oeuvre des principes identiques pour tous.
Cela n'empêche pas un transfert à la Haute Autorité, qui est une AAI... Nous ne sommes pas une AAI, et je ne souhaite pas que nous le devenions. Je me sens indépendant, ne subissant jamais de pression du ministère de la Fonction publique, qui assure notre secrétariat, ni d'autres ministères. Je n'ai pas l'ombre d'un reproche à faire au ministre. Les membres de la commission sont des magistrats de la Cour de cassation, de la Cour des comptes, de la haute administration - en l'occurrence de l'IGF - et aucun ne se sent dépendant de quoi que ce soit. Admettons que pour les apparences, il faudrait bénéficier d'un statut d'AAI. Nous traitons beaucoup de dossiers - s'ils étaient 3 000 par an jusqu'à peu, ils ont dépassé les 4 000 en 2016 et devraient dépasser les 5 000 en 2017. Dans cette masse, heureusement, il y a des cas extrêmement simples, pour lesquels je signe des avis sans passer par la commission. Un transfert ne changerait rien pour eux. Restent les cas voyants, ceux des membres de cabinets, desquels la presse est prompte à se saisir. En l'absence de traces matérielles, il n'est pas évident pour nous de savoir s'ils ont eu ou non des activités de contrôle. Tout repose sur la loyauté affichée des intéressés. J'ai tendance à penser qu'un transfert ne changerait pas grand-chose. La Haute Autorité n'est pas plus que nous en situation de contrôler le respect effectif des réserves...
Une formule possible serait de séparer la fonction publique en deux : la haute serait soumise à la Haute Autorité, la moins haute resterait contrôlée par nous. Philosophiquement, je ne crois pas qu'il soit satisfaisant de diviser ainsi la fonction publique.
J'ai moi aussi des réserves sur la fusion. Sans moyens supplémentaires, je ne vois pas ce que cela changerait. Ce n'est pas la même chose d'examiner le dossier d'un instituteur qui ouvre une pizzeria que celui du directeur du Trésor qui passerait à un fond d'investissement chinois. Cela justifierait, sinon une scission, du moins que l'on s'attarde au sein de la commission sur les réalités des activités passées et futures du second et qu'en cas de réserves, que l'on se préoccupe de leur respect effectif.
Certes, il ne faut pas faire de la discrimination, mais ce n'est pas le même problème. C'est commode de tout confondre ! Des gens ont pris des décisions de pouvoir politique. Leur cas mériterait un examen approfondi que vous ne pouvez pas faire, vu le flux que vous avez à gérer.
Nous ne faisons pas la même chose pour tout le monde. L'instituteur qui ouvre une pizzeria reste à mon niveau : je signe tout seul l'avis favorable. L'examen en commission peut se faire différemment, avec présence ou non de la personne. Peut-être la Haute Autorité approfondirait-elle davantage cet examen ?
Parmi les membres de la commission, il y a essentiellement des juristes.
Pas seulement, il y a un inspecteur général des finances.
Aucun spécialiste des trafics divers ? Il existe une agence de prévention de la corruption. Parmi les personnalités qualifiées, cela vous scandaliserait-il qu'il y ait un représentant de cette agence, par exemple ?
Je ne peux me prononcer sur le choix des personnalités qualifiées. Nous ne soupçonnons pas les fonctionnaires d'avoir eu un comportement illicite. Il y en a, mais qui sont passibles d'un autre genre de traitement. Nous ne sommes pas des juges.
C'est la beauté des conflits d'intérêts. Il n'a pas d'existence dans le code pénal !
Il est effectivement différent de la prise illégale d'intérêts.
Il semblerait qu'il y ait des études produites par des universités, qui servent à justifier la mise sur le marché de tel médicament ou de tel autre produit, et qui pèsent lourd sur la décision prise par l'autorité compétente. Est-ce du fantasme ?
Nous ne sommes pas du tout compétents sur la commercialisation de telle ou telle substance, mais uniquement sur le droit d'exploiter commercialement un brevet déposé par un organisme public.
Je vous parle d'un conflit d'intérêts plus évanescent. Il s'agit d'une recherche désintéressée... qui, finalement, conforte la position d'un acteur économique.
Exactement ; nous sommes intégrés à la gestion de la carrière des agents publics.
Je vous remercie.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
- Présidence de M. Vincent Delahaye, président -
Nous avons le plaisir d'accueillir M. Daniel Keller, Président de l'Association des anciens élèves de l'ENA. Il s'agit de la vingt-neuvième audition dans le cadre de notre Commission d'enquête sur les mutations de la Haute Fonction Publique et leur incidence sur le fonctionnement des institutions. Il est évident que l'ENA est concernée de près par un tel sujet. Nous nous interrogeons donc sur son fonctionnement et sur le recrutement des grands corps, au sein desquels la question du « pantouflage » se pose. Je rappelle néanmoins que 78 % des énarques n'exercent jamais dans le secteur privé.
Vos fonctions de Président de l'Association des anciens élèves de l'ENA et votre parcours personnel influent certainement sur votre vision des mutations de la Haute Fonction Publique. Par conséquent, votre analyse sur le passage entre le public et le privé nous intéresse particulièrement.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Daniel Keller prête serment.
Merci de me recevoir dans le cadre des travaux que vous conduisez. J'aimerais commencer par fournir quelques chiffres afin de quantifier le débat qui nous occupe. La Haute Fonction Publique compte 12 000 agents sur 2,5 millions de fonctionnaires d'État. Parmi eux, il existe 4 000 énarques, soit environ 100 énarques par promotion pour 40 annuités. Vous venez de rappeler que moins de 20 % des anciens élèves de l'ENA connaissent une expérience dans le secteur privé. Parmi eux, moins de 10 % quittent définitivement l'administration, ce qui mérite d'être souligné.
En outre, les anciens élèves de l'ENA sont au nombre de 6 000, soit 2 000 retraités en plus des 4 000 actifs mentionnés. Nous y ajoutons 3 500 anciens élèves étrangers, puisque chaque promotion de l'ENA comprend des élèves internationaux. Nous fédérons donc à ce jour 43 associations d'anciens élèves et venons d'adouber récemment l'Association des anciens élèves de Tunisie. Notre Association se préoccupe de nombreux sujets. Nous nous montrons ainsi vigilants sur le respect des règles de déontologie, qui doivent s'appliquer à tous les anciens élèves. Celles-ci sont particulièrement sensibles pour ceux qui souhaitent s'orienter vers le secteur privé. Ces règles ont d'ailleurs largement évolué au fil du temps. Les anciens élèves s'y sont toujours conformés, quoiqu'il ait pu être écrit dans certains ouvrages, à de très rares exceptions. Nous constatons par ailleurs que les règles reflètent une sensibilité générale en pleine évolution, ce qui semble légitime.
Pour notre Association, il est clair que l'ENA représente une pierre essentielle de l'édifice républicain. Je rappelais récemment lors de l'Assemblée annuelle des anciens élèves les termes de l'ordonnance du 9 octobre 1945, qui doivent rester présents à notre esprit, car la contribution de l'ENA au rétablissement de l'État et à la renaissance de la République s'est avérée essentielle. L'ENA continue de jouer ce rôle, même si la société affronte aujourd'hui des défis différents de ceux datant de la reconstruction d'après-guerre.
L'ENA fait régulièrement l'objet de critiques ou de commentaires sarcastiques. Nous en sommes conscients. Toutefois, nous affirmons notre attachement aux principes méritocratiques sur lesquels elle repose. Il serait inapproprié d'attribuer à l'ENA la responsabilité des défauts du système éducatif français. En effet, l'ENA prépare chaque année une centaine d'hommes et de femmes destinés à devenir les cadres dirigeants de l'État. Je me réjouis par exemple de constater qu'aucun enfant d'énarque ne figure dans la promotion de cette année et que 30 % d'entre eux ont été boursiers durant leur parcours scolaire. Ces éléments doivent être mis en avant afin de souligner la diversité sociologique qui montre que l'ENA n'est pas simplement une école de la reproduction sociale, comme cela a parfois été affirmé.
Pour rappel, trois concours permettent d'intégrer l'ENA : le concours externe, le concours interne et le troisième concours, auquel nous sommes très attachés. Il est vrai que nous regrettons trop souvent une gestion de court terme liée à des questions d'adéquation budgétaire. Le nombre de places mises au concours de l'ENA subit ainsi des variations erratiques qui s'avèrent préjudiciables à la bonne gouvernance de l'administration publique dont nous avons besoin. Il semble donc nécessaire d'adopter une gestion prévisionnelle des emplois en vue de construire la Haute Fonction Publique de demain et d'anticiper en conséquence quels seront les besoins de la société à l'avenir. Les compétences évoluent et l'ENA réalise des efforts conséquents afin de transformer, de rénover et d'adapter ses formations. Mais la politique de recrutement reste la pierre angulaire de tout l'édifice.
En outre, les hommes et les femmes qui font le choix de s'orienter vers l'ENA s'engagent pour une carrière longue durant laquelle il est légitime qu'ils bénéficient d'une visibilité sur le devenir de leur vie professionnelle. Malheureusement, force est de constater que cette carrière se fragilise de manière croissante. Si la période prémobilité est largement reconnue comme propice, nous observons ensuite que certains hauts fonctionnaires ne bénéficient pas toujours des perspectives de carrière que les savoirs qu'ils ont accumulés mériteraient, indépendamment de leurs compétences et de leur talent. Ce point représente une réelle préoccupation à nos yeux, en particulier lorsque nous entendons parler de plan de dégagement des cadres de la Haute Fonction Publique ou de la possibilité d'ouvrir ces postes à des candidats venant du privé. Il convient donc de concilier l'ensemble de ces éléments en vue d'une meilleure gestion des carrières. A l'heure actuelle, les très hauts postes de la Haute Fonction Publique, à savoir les postes qui sont à la décision du gouvernement, représentent 500 personnes. Ce périmètre risque d'être élargi à 3 200 agents selon les dernières estimations.
L'ENA ne redoute pas la mise en concurrence. D'ailleurs, les cadres venus du privé dans la fonction publique restent une exception. Mais de telles évolutions envoient un curieux signal concernant le déroulement des carrières à venir. En effet, si les postes de la Haute Fonction Publique sont davantage ouverts aux cadres du privé, il convient de concilier cette mesure avec le fait d'encadrer plus strictement la possibilité pour certains hauts fonctionnaires d'exercer dans le privé. Nous risquons d'assister à un phénomène d'embouteillage qui peut s'avérer préjudiciable à terme.
De surcroît, des règles claires sont nécessaires pour encadrer le « pantouflage », sans toutefois en venir à des procès d'intention. Ces règles ont d'ailleurs évolué. Le système actuel permet à un haut fonctionnaire d'exercer dans le secteur privé durant les dix premières années, qui incluent l'obligation décennale, pour une période de quatre ans maximum après avoir déjà passé quatre ans dans la fonction publique. J'ignore si ces règles sont les meilleures. D'autres systèmes pourraient être imaginés, qui obligeraient les hauts fonctionnaires à choisir de manière définitive entre le public et le privé, de manière à éviter les questionnements qui peuvent exister sur le phénomène d'allers-retours et sur certaines facilités qui ne sont plus comprises de nos jours.
Ces questions doivent s'intégrer dans une vision globale des besoins que l'État et l'administration publique auront en termes de cadres dirigeants. Nous espérons que cette évolution respectera le rôle de colonne vertébrale que joue l'ENA puisqu'elle incarne les valeurs de la République et du service public.
J'exerce dans le domaine de l'économie sociale et solidaire au sein du groupe de protection sociale Humanis.
Ce groupe intervient dans le secteur du paritarisme, à savoir qu'une association sommitale le gouverne, qui est composée paritairement de représentants des salariés et de représentants des employeurs. Par conséquent, elle ne comprend pas de Conseil d'administration rémunéré, contrairement à une société d'assurance. Cette gouvernance paritaire s'applique aux deux branches du groupe. D'un côté, nous sommes délégataires de service public pour la liquidation des retraites complémentaires versées par l'Agirc-Arrco. De l'autre, nous exerçons un métier d'assurance de personnes auprès des entreprises à travers les accords collectifs négociés par les branches. Il ne s'agit donc pas d'un secteur capitalistique.
Je remarque toutefois que des biographies en ligne vous présentent comme un chef d'entreprise. Par conséquent, je me demande si l'avenir de l'ENA consiste à former des chefs d'entreprise. L'idée visant à opérer un brassage entre le public et le privé nous interroge d'ailleurs sur ce point.
J'ai effectivement été Directeur général d'une entreprise de taille intermédiaire, qui était un groupe de concessions automobiles situé dans le département de la Seine-Saint-Denis. J'ai eu cette chance d'être dirigeant d'une entreprise familiale. Il s'agit d'une expérience humainement très enrichissante.
Pour répondre à votre question, je ne crois pas que le rôle de l'ENA soit de former des chefs d'entreprise. Comme je l'ai rappelé, plus de 90 % des anciens élèves de l'ENA effectuent leur carrière dans le public et y restent. Les quelque 8 % qui démissionnent de la fonction publique sont minoritaires.
Cependant, un nombre croissant d'énarques pratique ce type d'aller-retour entre le public et le privé, en particulier au sein de quelques grands corps. Précisément, alors que la France s'est toujours distinguée par la qualité de sa haute administration, le rôle de l'ENA doit-il être de former des agents qui, in fine, quitteront la fonction publique ?
Seuls 20 % des élèves de l'ENA effectuent de tels allers-retours. L'immense majorité d'entre eux reste dans la fonction publique. Néanmoins, il est vrai que la régulation pourrait s'avérer plus drastique concernant les cas que vous évoquez. Lorsque certains décident de quitter la fonction publique pour s'orienter vers le secteur privé, il serait imaginable de réduire la durée de la mise à disposition, par exemple. Il convient en effet de lever toute source d'ambiguïté.
S'agissant de la vocation de l'ENA, une telle question n'aurait pas pu être posée en 1981, lorsque la France a décidé de nationaliser une grande partie de ses activités économiques. À cette époque, de nombreux énarques se sont retrouvés à la tête du secteur public du monde bancaire et de l'industrie.
Il s'est considérablement accru durant cette période. Certains ont d'ailleurs parlé d'un âge d'or de l'ENA. Selon moi, l'ENA a vocation à dispenser les valeurs du service public que l'immense majorité des anciens élèves servent dans leur fonction. Certains d'entre nous peuvent être amenés à faire des allers-retours vers le privé. Je crois que ces derniers doivent être mieux encadrés afin de lever les ambiguïtés que vous évoquez.
Nous nous apercevons que ces départs vers le privé entraînent symétriquement une augmentation des personnels intérimaires et des recrutements par concours annexe au sein de la fonction publique, de manière à assurer le bon fonctionnement des administrations. Cette situation semble paradoxale. Les Conseillers d'État, par exemple, travaillent pour un tiers au sein du Conseil d'État, tandis qu'un autre tiers est réparti dans les cabinets et les hautes autorités et que le dernier tiers exerce dans le secteur privé, notamment en cabinet d'avocat. Par conséquent, nous nous demandons où se trouve la colonne vertébrale de la République. Ce contexte fragilise le système, alors même que nous estimons qu'il serait regrettable de se dispenser d'un établissement tel que l'ENA.
Je partage votre analyse. Au moment de la création de l'ENA, il existait un quatrième grand corps, à savoir le corps des administrateurs civils. Aujourd'hui, ces administrateurs civils doivent faire l'objet de toutes nos attentions. En effet, il paraît indispensable que ce corps soit piloté avec davantage de rigueur, et ce pour différentes raisons. D'une part, les membres de ce corps peuvent avoir le sentiment d'avoir été abandonnés. D'autre part, ce corps est concurrencé par un ensemble de systèmes de tours extérieurs. Or il fournit plus de la moitié des hauts fonctionnaires chaque année. À l'origine, ce corps interministériel était censé incarner la garde prétorienne de la République. Par conséquent, il doit être revalorisé et revitalisé. Pour l'heure, de nombreuses voies de contournement existent et il reste difficile de faire appliquer les textes en vigueur, à savoir que 50 % des chefs de service ou sous-directeurs devraient être des administrateurs civils. Cependant, certaines administrations n'atteignent pas ce pourcentage ou demandent à le faire diminuer jusqu'à 30 %.
Auriez-vous des idées de réformes ou de propositions qui permettraient de répondre à ce défi ?
Il me semble qu'un état des lieux du paysage des administrateurs civils de l'ENA serait nécessaire afin de les remettre au coeur du système. Il paraîtrait également utile de formuler une juste appréciation des besoins que nous aurons de ces administrateurs de manière à anticiper les recrutements à dix, quinze ou vingt ans. L'année dernière, la décision interministérielle a été prise de ramener les recrutements de l'ENA de 90 à 80 places, sans estimation réelle en termes de besoins en ressources humaines. Il s'agissait d'un simple critère budgétaire. Pourtant, l'ENA ne reste pas figée. Elle a ainsi ouvert un nouveau concours à des docteurs en sciences afin de s'enrichir de compétences dans le domaine du numérique ou du climat. Toutefois, ces recrutements ne doivent pas se faire au détriment du concours externe, d'autant plus qu'il existe déjà des docteurs parmi les élèves de l'ENA.
Vous avez évoqué la période de prémobilité, qui semble poser un réel problème. Si j'ai bien compris, la carrière des élèves sortants de l'ENA commence à des postes élevés alors que leur progression stagne ensuite et qu'ils manquent de perspective. Cette situation peut entraîner la démobilisation de certains agents et les inciter à se tourner vers le secteur privé. N'y aurait-il donc pas intérêt à revoir les plans de carrière des hauts fonctionnaires ? Ce point me semble crucial.
En effet. La période de prémobilité tend à mettre les agents en situation de responsabilité, ce qui les valorise. Ils restent toutefois encadrés par leurs pairs et leurs aînés durant cette phase. Ensuite, il arrive que certains agents ne trouvent pas d'affectation pour leur période de mobilité. Le système du sous-directorat a d'ailleurs évolué. Il s'agit désormais d'emplois fonctionnels, c'est-à-dire qu'il est seulement possible d'occuper un poste de sous-directeur à deux ou trois reprises. Notre association, qui comporte un service carrières, reçoit des anciens élèves ayant 12 ou 15 ans d'ancienneté et qui nous font part de leur démotivation. Ils s'interrogent sur leur devenir. Par conséquent, il existe bien un problème de gestion des carrières. Si la pyramide des postes est très large au départ, elle devient ensuite plus sélective.
Estimez-vous qu'il devrait exister un poste de DRH spécifique à destination des 12 000 hauts fonctionnaires que vous évoquiez ? Si oui, quelle forme ce poste devrait-il prendre ?
Il est vrai qu'un service de gestion des ressources humaines de plus grande ampleur serait souhaitable. Actuellement, un service placé auprès du Premier Ministre gère les 500 postes à très haut potentiel qui sont à la décision du gouvernement. Le passage de 500 carrières à 12 000 pourrait s'avérer ambitieux. Cependant, une revendication portée notamment par notre association porte sur la catégorie A+. Dans l'administration, 50 % des personnels sont des cadres de catégorie A. L'idée d'identifier une catégorie A+ pour les hauts fonctionnaires parait donc légitime. En outre, une réelle gestion interministérielle des carrières devrait s'étendre au-delà des périmètres de chaque ministère.
Ayant fait une partie de ma carrière chez Renault, j'ai pu constater que les très hauts cadres dirigeants dans les entreprises bénéficient de nombreux avantages. En effet, les entreprises investissent sur eux afin qu'ils deviennent les leaders de demain. Les cadres de l'État devraient faire l'objet d'autant d'attention de façon à donner le meilleur d'eux-mêmes.
J'aimerais tout d'abord vous dire que j'ai apprécié la clarté de vos propos. Comme vous l'avez rappelé, l'ENA est née dans la dynamique du Conseil national de la résistance alors que la France se reconstruisait après la Seconde Guerre mondiale. La personne la plus influente de ce Conseil était le Général de Gaulle. Plus tard, en 1958, la Constitution de la Vème République faisait état d'un souhait que le pays se fonde d'une part sur le pouvoir politique et d'autre part sur le pouvoir administratif représenté par la haute administration. Il me semble que les pères fondateurs avaient l'intention de créer un équilibre entre ces deux sphères. Or cet équilibre n'a pas duré bien longtemps. Au fil du temps, le pouvoir réglementaire a pris le pas sur le pouvoir politique parlementaire. Le pouvoir réglementaire s'inscrit dans la durée alors que le pouvoir politique reste temporaire. Par conséquent, je crains de constater la progression d'une posture hostile à la haute administration dans l'opinion publique, de la même manière qu'il existe un antiparlementarisme.
Il est vrai que la technostructure a pris un poids significatif. Cependant, la complexité de la matière administrative engendre une administration qui est extrêmement spécialisée. Lorsque je travaillais au sein de l'administration fiscale, chacun avait ainsi ses propres spécialités par impôt. Or cette complexité n'a cessé de se renforcer.
Une telle augmentation de la complexité administrative est-elle commune à tous les pays occidentaux ?
Je le pense. La Roumanie présidera prochainement l'Union européenne. Dans ce cadre, le gouvernement roumain a sollicité l'ENA, qui lui apportera sa compétence administrative et managériale en vue de préparer la période de présidence.
En outre, des évolutions sont en cours aussi bien dans la sphère politique que dans la sphère administrative. Des personnalités de la teneur de Pierre Mendès-France ou Pierre Mauroy n'existent plus aujourd'hui. La société actuelle doit donc inventer ses figures illustres, même si la Haute Fonction Publique a tendance à investir davantage le monde politique depuis 40 ans.
Que pensez-vous d'une spécialisation des élèves à l'ENA ? Vous évoquez la complexité de l'administration actuelle. Par conséquent, il pourrait être pertinent d'orienter les élèves dès leurs études vers certains domaines spécifiques.
La scolarité de l'ENA évolue régulièrement, mais son objectif reste de préparer les élèves à occuper des responsabilités d'encadrement et non de former des spécialistes. Elle prépare des administrateurs qui seront en situation d'encadrement. Lorsque j'ai intégré l'administration fiscale, par exemple, je n'avais jamais ouvert le Code des impôts. Lorsque j'ai pris mes premières fonctions, j'étais donc en situation d'apprendre en même temps que j'encadrais, ce qui me semble vertueux. Le savoir-être, en conséquence, constitue une composante essentielle de cet enseignement. Les administrateurs de l'État doivent avoir la capacité de s'adapter et d'évoluer en permanence. Selon moi, il serait donc impossible que l'ENA prépare aux différentes spécialités administratives, notamment pour des raisons de temps.
L'opinion associe la notion de technostructure à l'ENA. Or certaines auditions nous ont montré que l'ENA ne représente pas l'ensemble de l'administration. Par ailleurs, d'autres auditions nous ont donné le sentiment que la haute administration fonctionne quelque peu en milieu fermé. Il est vrai que le pouvoir politique a perdu des responsabilités. Je souhaiterais donc savoir de quelle manière les nominations sont effectuées au sein de la haute administration.
Comme vous l'avez dit, les énarques ne représentent pas l'ensemble de l'administration. Certains hauts fonctionnaires proviennent notamment du monde de l'ingénierie. Le chiffre de 12 000 hauts fonctionnaires ne comprend qu'un tiers d'énarques.
Concernant la question des nominations, je rappelle tout d'abord que les élèves sortants de l'ENA choisissent leur affectation en fonction de leur rang de sortie. Ce principe est consubstantiel au système méritocratique de l'ENA. Bien que certains le remettent en cause, aucun meilleur système n'a été proposé jusqu'à maintenant. Ensuite, les règles statutaires de chaque administration prévalent. Certains accélérateurs de carrière existent, tels que les cabinets ministériels. Ces fonctions s'avérant particulièrement intensives, il ne me paraît pas choquant qu'elles permettent une meilleure avancée de carrière. Même si des iniquités peuvent être constatées au sein de ce système, les règles de progression dans l'administration n'ont rien à envier au secteur privé.
Nous semblons tous conscients qu'il existe un problème d'organisation de l'administration. J'identifie deux voies entre les hauts fonctionnaires qui serviront la République durant toute leur carrière, qui sont les plus nombreux, et une élite qui se soucie principalement de quitter le plus rapidement possible la fonction publique. Or, grâce au système de classement, cette élite peut continuer à contourner les règles au détriment des hauts fonctionnaires qui font fonctionner l'administration au quotidien. Nous percevons donc un malaise et une forme de tabou liés à cette cohabitation entre deux intentions distinctes.
Je comprends votre sentiment. La réponse à ces interrogations repose sur notre capacité à redéfinir les règles, ce qui me paraît nécessaire. Ainsi, les règles qui régissent la disponibilité, les doubles activités et la possibilité de détachement demandent à être améliorées en correspondant à l'esprit que nous souhaitons faire prévaloir. Cela contribuerait à atténuer l'impression que les hauts fonctionnaires qui quittent la fonction publique prématurément auraient manqué à leur serment.
Je vous remercie pour votre intervention.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
- Présidence de M. Vincent Delahaye, président, puis de Mme Christine Lavarde, présidente -
Pour cette trentième audition, nous accueillons Mme Adeline Baldacchino. Vous êtes l'auteure de La Ferme des énarques, paru en 2015. Parallèlement à votre carrière de Conseillère référendaire de la Cour des comptes, vous menez une activité d'écrivain et d'essayiste. À ce titre, vous avez réfléchi à la formation des hauts fonctionnaires et à l'évolution du rôle de l'État. Il nous est donc apparu intéressant de vous entendre dans le cadre de notre Commission d'enquête sur les mutations de la Haute Fonction Publique et leur incidence sur le fonctionnement des institutions.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Adeline Baldacchino prête serment.
Merci beaucoup pour votre invitation. Comme vous l'avez dit, j'interviens ici en mon nom propre et non en ma fonction de Conseillère référendaire à la Cour des comptes. J'ai lu l'exposé des motifs qui a présidé à la création de votre Commission d'enquête, et je l'ai trouvé passionnant. Je me suis également intéressée aux verbatim des différentes interventions qui ont été faites devant votre Commission. Si j'avais un message principal à faire passer, ce serait celui qui m'a poussé à écrire le livre que vous avez mentionné, à savoir le contenu de la scolarité de l'ENA. En effet, cette question me semble trop rarement évoquée, contrairement à l'image de l'ENA ou à ses procédures d'entrée et de sortie. Par conséquent, je souhaitais décaler les termes du débat en écrivant ce livre. Je l'ai commencé cinq ans après être sortie de l'ENA, ce qui m'a permis de prendre un certain recul par rapport à ma scolarité.
La question que je me suis posée alors est la suivante : comment est-il possible que l'état du pays soit questionné de manière si forte aujourd'hui, ce dont témoigne la montée de l'extrême droite ? En outre, comment est-il possible que les hauts fonctionnaires soient incapables de répondre aux attentes et aux interrogations légitimes de leurs concitoyens et qu'ils aient atteint un tel stade de décrédibilisation dans l'opinion publique ? Ces questions m'ont amené à m'interroger sur l'utilité de l'ENA. En consultant les textes, j'ai trouvé cette citation de Michel Debré : « L'ENA a été créée pour insuffler le sentiment des hauts devoirs que la fonction publique entraîne et donner les moyens de les bien remplir. » Je me suis donc demandé si l'ENA avait effectivement rempli cet office à mon égard. En réalité, loin d'atteindre cet objectif, l'ENA sert davantage d'accélérateur de carrière, parfois même de manière assumée. Sa visée porte donc plus sur des objectifs stratégiques individuels et sur la communication publique que sur un idéal collectif. Aujourd'hui, la communication publique remplace d'ailleurs bien trop fréquemment l'action publique. J'identifie là le noeud du problème.
Le texte que j'ai écrit se veut moins un témoignage qu'une analyse. J'y constatais trois lacunes de l'ENA. En premier lieu, il y manque une dimension de réflexion critique et humaniste. En effet, comme l'un des intervenants au sein de cette Commission l'a souligné, les sphères du pouvoir et du savoir sont aujourd'hui fortement déconnectées. Étant issue d'une formation philosophique, j'espérais trouver à l'ENA un espace où les problématiques de l'action publique et celles de la recherche en sciences humaines se croiseraient. Mais cela n'a pas été le cas.
En second lieu, un aspect technique manque à l'ENA, au sens des connaissances dures que les élèves pourraient acquérir dans un certain nombre de domaines. La maquette même de l'ENA est organisée autour d'épreuves de classement sans que les élèves ne sachent durant leurs deux années de scolarité dans quel secteur spécifique ils seront affectés ensuite. Au final, la scolarité de l'ENA ne permet qu'un survol très large de domaines qui ont été abordés préalablement, notamment à Sciences Po. Or les élèves sont parachutés de manière brutale au lendemain du classement qui n'intervient que le dernier jour de la formation.
En troisième lieu, j'estime qu'il manque dans le parcours de l'ENA une dimension humaine ou managériale. Nous entendons fréquemment que l'ENA est une école d'application. Certes, des stages existent et ils représentent la période la plus intéressante et la plus constructive aux yeux des anciens élèves. Pour autant, ils sont conçus comme des stages d'accompagnement au plus haut niveau d'un ambassadeur ou d'un préfet. Ces expériences sont instructives, mais elles varient notablement en fonction de la personnalité des maîtres de stage. En outre, elles installent d'emblée les stagiaires à une certaine distance du terrain. Je plaidais donc dans mon livre pour proposer des stages de type ouvrier de la fonction publique.
J'avais également formulé un certain nombre de propositions, qui n'ont été que peu relayées ou discutées. En effet, si mon livre a provoqué quelques réactions médiatiques, il n'en a suscité aucune de la part de l'École. L'un des arguments de défense de l'ENA consiste à affirmer que ce système est « le moins pire à l'exception de tous les autres. » En réalité, des pistes alternatives peuvent être imaginées, y compris des mesures simples effectuées à moyens constants. Ainsi les notes d'entrée et les notes de stages pourraient être regroupées, d'autant plus que les stages ont désormais lieu durant la première année. À l'issue cette première année, un premier classement pourrait être établi. Même si la logique de classement ne me paraît pas optimale, elle reste préférable selon moi aux phénomènes de cooptation qui demeurent prégnants. Ensuite, la seconde année de scolarité pourrait fonctionner par filière et permettre de développer un vrai projet pédagogique. Cette seconde année serait donc consacrée à l'apprentissage d'un métier au sein d'une filière économique, juridique, diplomatique ou territoriale. Ces socles garantiraient l'apprentissage solide de certaines compétences, ainsi que la constitution d'un corps professoral qui n'existe pas aujourd'hui. Comme vous le savez, à l'exception des cours de langue, les interventions sont assurées par des fonctionnaires en poste qui n'ont pas nécessairement de vocation pédagogique. Leur témoignage est intéressant, mais ne s'avère pas suffisant. Cette seconde année pourrait également inclure des stages au plus près du terrain.
Par ailleurs, j'aimerais insister sur le fait qu'il est indispensable de briser une forme de langue de bois qui conduit à cet adage qui se transmet entre les énarques : « Pas de vagues, mon vieux, pas de vagues. » Cette rhétorique traduit une forme d'impuissance publique et conduit chacun à envisager son parcours en vertu d'un individualisme puissant. Elle permet de s'éviter d'avoir à annoncer au décideur politique que les options proposées peuvent avoir des conséquences compliquées qui ne relèvent pas seulement de quelques éléments de langage à l'intention des médias. Selon moi, il est impossible de bien comprendre le phénomène d'allers-retours avec le secteur privé sans prendre en compte ces différents aspects. La vocation croissante de l'ENA à se positionner comme une business school contribue également fortement à encourager ce type d'allers-retours. Il est à signaler que l'ENA a d'ailleurs adopté le langage de ces écoles, avec une certaine réussite, puisqu'elle s'intéresse désormais aux enjeux du numérique et à une série de mantras de l'innovation publique qui associent la vision de l'État à celle d'une start-up. Or il s'agit là de logiques de communication et non d'action publique.
Merci Madame. Vos propos me paraissent réconfortants et témoignent que l'ENA ne neutralise pas totalement tout esprit critique. Selon vous, quels éléments de la formation reçue à l'ENA ainsi qu'à Sciences Po Paris incitent-ils des étudiants probablement enthousiastes au début de leur formation à se dispenser de réfléchir ?
Cette question concerne des problématiques plus larges que celles de l'ENA. Elle touche au monde de l'éducation en général. Il me semble tout d'abord que nous assistons à une tendance sociétale, voire civilisationnelle, qui prône l'utilitarisme, notamment au sujet des études. Cette logique incite les étudiants à suivre des voies qui paraissent garantir la réussite à un concours, par exemple. En outre, l'originalité n'est nullement valorisée bien que les rapports de jury de l'ENA des dernières années affichent une volonté de recruter des candidats qui se distinguent et qui affirment leurs convictions.
Or selon moi, il est illusoire de croire à la neutralité du service public. Il existe évidemment une politisation de la Haute Fonction Publique, qui s'observe dans les parcours de carrière et notamment lors des passages en cabinet ministériel. Il serait plus honnête selon moi d'assumer le fait que les options de la vie publique comportent une dimension politique. S'il n'appartient pas aux fonctionnaires de la trancher, ces derniers doivent cependant être en mesure de proposer aux politiques l'éventail des possibilités qui se trouvent à leur disposition. Mais in fine, nous constatons une forme de facilité à adopter un discours ambiant du juste milieu qui correspond à une idéologie fonctionnelle datant des années 1990. Intellectuellement, cette idéologie relève de la « troisième voie » édictée par Tony Blair et permet de faire cohabiter des personnalités aux sensibilités politiques différentes. Il est ensuite possible d'atteindre un consensus habillé de références à des figures philosophiques telles qu'Habermas ou Ricoeur. Je perçois dans cette posture une forme de renoncement à arbitrer.
Si j'ai bien compris, l'ENA n'apprend ni à penser, ni à gérer, ni à améliorer ses connaissances. Je me demande donc ce que font les élèves durant ces deux années.
C'est une excellente question. La période des stages s'avère instructive. Nous traitons des sujets qui se trouvent à l'interface du politique et de l'administratif par le biais de missions ponctuelles confiées par le maître de stage. Par imprégnation et par observation, nous y apprenons l'essentiel de notre formation à l'ENA, à savoir le fonctionnement concret de l'État. En outre, durant l'année de cours, la majorité des élèves conviendra qu'il s'agit d'écouter, parfois avec une certaine lassitude, des cours sur des sujets qu'ils connaissent déjà par coeur. Pendant cette deuxième année, les élèves attendent le classement. Par conséquent, il est très compliqué de se projeter dans une vie future. À titre individuel, cette période peut être agréable. J'en garde d'ailleurs un bon souvenir. Mais je suis convaincue que ce temps pourrait être mieux utilisé. Sans payer des experts internationaux à prix d'or, l'organisation de tables rondes et de rencontres avec des experts en sciences humaines ou en politiques publiques permettrait de progresser de façon plus concrète.
Avant d'entrer à l'ENA, j'imaginais l'ENA sous une forme rêvée. Je m'intéressais notamment aux questions de philosophie politique et de justice internationale. Naïvement, j'attendais que des interventions nous aident à nous interroger sur la meilleure manière de mettre en place un minima social, par exemple. En outre, nous avons la chance de partager notre scolarité avec une trentaine d'élèves du cycle international long. Pourtant, leurs expériences et leur regard n'étaient pas valorisés. Ils n'étaient pas amenés à faire des présentations sur lesquelles nous aurions pu débattre. En somme, l'ENA ne s'est pas organisée en tant qu'école, mais en tant que machine à classer.
Pourriez-vous nous expliquer pour quelle raison les énarques sortis de la botte sont si prisés ?
Encore une fois, il s'agit d'un imaginaire, d'un mythe. Cette question m'interroge autant que vous. Dès l'entrée à l'ENA, les élèves se voient étiquetés comme énarques, avec les avantages inhérents à ce statut, mais aussi les sarcasmes fort répandus. Ceux qui ont la chance de sortir dans un grand corps reçoivent une deuxième étiquette, encore plus prestigieuse. Le fait que ces derniers soient si prisés relève de la sociologie administrative et de phénomènes classiques de corporatisme. En réalité, l'ENA divise plus qu'elle ne rassemble et l'esprit de solidarité apparaît davantage à l'intérieur des différents corps qu'en son sein.
L'existence de ces grands corps ne fausse-t-elle donc pas le jeu ? Nous avons d'un côté environ 80 % des énarques qui resteront dans la fonction publique, en voyant parfois leur carrière entravée par le fait que les principaux postes sont captés par des hauts fonctionnaires qui souhaitent quitter la fonction publique. Par conséquent, les uns se trouvent découragés, tandis que la collectivité ne tire aucun bénéfice de la présence des autres.
Appartenant à l'un de ces grands corps, je ne suis sans doute pas la mieux placée pour défendre et accabler ce système. Si ces grands corps ne recrutent pas en partie à la sortie de l'ENA, le phénomène de cooptation et d'endogamie que nous souhaitons circonscrire ne risque-t-il pas de ressurgir ? N'ayant personnellement aucune attache dans ces grands corps, je me demande par exemple si j'aurais pu y parvenir dans d'autres conditions. Par conséquent, et ce constat peut être le fruit d'un biais personnel, je ne suis pas sûre que l'on détruirait les phénomènes de cooptation en supprimant le recrutement des grands corps en sortie d'ENA.
La question relève davantage selon moi du poids de ces grands corps au sein de la sociologie administrative française. Pour ma part, j'ai choisi la Cour des comptes, car elle me permettait de garder le plus d'indépendance, cela étant inscrit dans sa mission même. J'avoue croire également dans le principe d'un contrôle de l'État qui est garant de la bonne application de l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dans lequel la société a le droit de « demander compte à tout agent public de son administration. » Dans mon métier, j'estime que nous contribuons à l'intérêt général et au bien commun.
Dès lors que nous remplissons une haute mission dans l'État, les compétences nécessaires au quotidien n'ont que peu de liens avec les études que nous avons suivies. Par exemple, les compétences managériales nous sont mal enseignées. En outre, les cours dont je me souviens le mieux n'étaient pas les plus utiles, mais ceux qui proposaient une ouverture d'esprit sur des sujets variés. Comme vous, je pense que les stages restent les périodes durant lesquelles nous apprenons le plus. Dans le corps auquel j'appartiens, nous suivions à l'époque un stage d'un an en entreprise privée. Ce stage a été supprimé depuis, ce que je trouve regrettable dans la mesure où il nous permettait d'affiner nos souhaits sur ce que nous voulions, ou non, faire à l'avenir.
Selon moi, l'école ne s'adapte pas suffisamment aux évolutions du monde actuel, même si les élèves d'aujourd'hui semblent plus adaptables et agiles grâce aux nouveaux moyens de communication. Cependant, des compétences managériales ou une formation à la prise du premier poste me sembleraient utiles à développer, notamment pour les énarques qui se retrouvent en situation de diriger de nombreuses personnes lors de leur premier poste.
J'ai coutume de dire que nous sommes parfois moins « dangereux » dans des fonctions d'inspection ou de contrôle quand nous sortons de l'ENA que lorsque nous sommes amenés immédiatement à diriger des équipes ou à effectuer des choix de politique publique très lourds. En effet, il existe un écart significatif entre ce que nous apprenons à l'ENA, qui vise à développer une agilité d'esprit et à acquérir un mélange de bon sens et de pratique rédactionnelle, et les compétences nécessaires à notre première affectation, qui sont bien souvent des compétences techniques. Il me paraît donc regrettable que le temps de notre scolarité ne soit pas consacré à l'apprentissage de ces dernières. La deuxième année de scolarité de l'ENA n'apporte donc selon moi aucune valeur ajoutée par rapport à l'année de stage.
Notre Commission d'enquête porte sur les mutations de la Haute Fonction Publique et sur les éléments qui peuvent interférer sur les missions que les uns et les autres ont à accomplir. J'ai ainsi découvert que, sur les 12 000 hauts fonctionnaires de la fonction publique, seuls 4 000 émanent de l'ENA. Par conséquent, 8 000 d'entre eux ont d'autres origines.
J'ai eu l'occasion récemment de rencontrer un jeune énarque, qui m'a tenu le discours suivant : « Quand nous entrons à l'ENA, on nous dit que nous sommes les meilleurs et que nous avons toujours raison. » Or, notre collègue Benoît Huré a rappelé précédemment que la démocratie fonctionne par complémentarité entre ce qui est décidé par les élus et ce qui est appliqué par l'administration. Pour ma part, j'ai le sentiment que le pouvoir politique a perdu énormément de terrain au bénéfice de l'aspect réglementaire et de la haute administration.
Il me paraît important d'envisager ces questions au regard de l'évolution du système politique dans un sens plus général. En effet, il existe une accélération du temps médiatique et du temps de l'action, qui implique que les politiques ont cédé du terrain aux fonctionnaires. Les politiques y ont d'ailleurs une part de responsabilité. Pour cette raison, il est indispensable de s'intéresser au type de formation intellectuelle des fonctionnaires. L'exemple de l'ENA s'avère ainsi paradigmatique d'un état d'esprit qui prédomine. C'est parce que les politiques ont cédé le terrain aux fonctionnaires et que les fonctionnaires sont formés selon un certain moule que nous parvenons aux interrogations actuelles sur les orientations à faire prendre à notre pays. Plutôt que de présenter une direction unique aux décideurs, les fonctionnaires ont le devoir de fournir un panel d'options aux ministres et aux politiques.
Certains affirment d'ailleurs, à l'instar de Pierre Birnbaum, qu'il n'est pas si grave d'importer les logiques du management au sein de l'État puisque les fonctionnaires restent les gardiens de l'intérêt public. Or il y a une collusion intellectuelle extrêmement forte ente les logiques du privé et celles du public dans une convergence de vues qui exclut toute autre vision du monde, et notamment des conceptions keynésiennes et non austéritaires. Ce mélange des genres conduit les politiques à s'appuyer de manière croissante sur les fonctionnaires, qui se présentent sous les atours d'une neutralité selon moi illusoire.
Vous avez évoqué le parcours de deuxième année à l'ENA et suggéré une amélioration possible par filières. Cet enseignement par filières ne pourrait-il pas représenter une forme d'enfermement ? Je serais plus favorable à un système qui comprendrait un socle généraliste accompagné de tables rondes et de conférences.
Malgré tout, cette deuxième et dernière année de formation intervient généralement tard dans la scolarité de tous les élèves. D'une part, les élèves internes ont reçu une formation conséquente. D'autre part, les élèves externes en sont au minimum à leur septième année d'études. Par conséquent, tous ont eu le temps de se construire auparavant. Mais il serait bénéfique de leur rappeler précisément à ce moment-là qu'ils ne savent pas tout, contrairement à ce qu'on leur répète. Ils pourraient ainsi le reconnaître et constater qu'il existe des experts dans leur domaine dont ils n'ont jamais entendu parler. Par conséquent, une organisation par filières leur permettrait d'approfondir leur champ de compétences avec humilité et efficacité. Il y a toujours matière à lire plus et à apprendre plus.
Par ailleurs, comme je l'ai évoqué dans mon propos liminaire, il semblerait opportun de compléter cette deuxième année par un stage ouvrier de terrain. Si un élève se destine aux affaires sociales, par exemple, il pourrait passer quelques semaines ou quelques mois dans un EHPAD. Nous créerions ainsi un espace vital et enrichissant de confrontation au réel.
L'idée d'aligner l'ENA sur le fonctionnement de l'École de Guerre, où les élèves arrivent par concours après avoir expérimenté la pratique du métier sur le terrain, vous paraît-elle intéressante ?
Je suis partagée sur ce point. D'abord, de nombreux pays n'ont pas d'école équivalente à l'ENA et pourtant ils fonctionnent très bien. En outre, rien ne nous oblige à perpétuer un tel système ad vitam aeternam. Selon les formes proposées ici ou là, l'École de Guerre représente la dernière pierre d'une carrière patiemment construite. Dans l'absolu, je ne suis pas hostile à un tel fonctionnement. Cependant, d'un point de vue pratique, il serait difficile d'obtenir des garanties visant à s'assurer que l'admission ne soit pas liée à des formes de compromission ou de lâcheté administrative.
En quoi cette option serait-elle pire que celle qui existe actuellement ?
Je n'ai pas nourri de réflexion particulièrement aboutie sur le sujet. Toutefois, la question des critères d'entrée se pose dans ce cas. S'il s'agit d'un tour extérieur qui viendrait récompenser des services rendus, je doute de sa pertinence.
Il convient alors de préciser la nature de ces preuves. Le système devrait s'avérer solide et ne pas être construit exclusivement pour les grands corps. Dans ce cas, nous perdons tout de même un élément fondateur de l'ENA, à savoir que le recrutement n'intervient ni par corporatisme ni par cooptation. Une série de garde-fous importants serait donc nécessaire en vue du recrutement à l'entrée de chacun des corps. Bien sûr, nous ne devons pas nous interdire d'envisager cette solution, qui risque néanmoins d'engendrer des problèmes plus compliqués à résoudre que dans le cas d'une voie plus modeste.
Chacun reconnaît aujourd'hui que la situation de notre pays est loin d'être brillante à bien des égards. La dérive que nous soulignions plus tôt entre le pouvoir politique et l'administration ne pourrait-elle pas justement expliquer cette situation ?
En effet, cette question mérite d'être posée. Plutôt que d'adopter une vision « complotiste » répandue dans l'opinion publique, il ne faudrait pas hésiter à admettre l'impuissance publique et même parfois l'incompétence publique. Lorsque des dysfonctionnements surviennent dans le service public, l'explication la plus facile doit être envisagée, à savoir que ces dysfonctionnements sont consécutifs à une part d'incompétence qui vient notamment de la manière de penser que nous avons pu acquérir si nous sommes persuadés de tout savoir et incapables de nous adresser aux interlocuteurs ayant l'expérience ou l'expertise nécessaire. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'aime mon travail à la Cour des comptes, qui me permet d'être au contact de la base et de faire remonter des propositions émanant du terrain.
J'entends vos arguments. Cependant, certaines personnes se retrouvent gagnantes dans ce système et défendent âprement leurs avantages. Il suffit de se souvenir de la manière dont les réformes proposées par Mme Lebranchu ont échoué alors qu'elles étaient pourtant prudentes
En effet, les constats communs et consensuels concernant l'ENA n'aboutissent jamais à des actions, et ce pour des raisons d'intérêt personnel et de confort, tout simplement. Certes, la société évolue et ne supportera peut-être plus ce type de système à l'avenir. Mais vous avez raison de vous pencher sur cette question.
Dans La Ferme des énarques, comme dans La Ferme des animaux, certains sont-ils plus égaux que d'autres ?
À l'évidence. L'objectif des élèves de l'ENA est tout d'abord d'être classé, même s'il est difficile de généraliser cet état de fait. Certains préfèrent se servir plutôt que de servir l'État, comme le dit la formule. Par conséquent, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique ou une Commission d'enquête telle que la vôtre me paraissent fondamentales. La prise de conscience constitue un premier pas, qui doit être suivi d'actions.
Nous vous remercions pour votre intervention.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 55.
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