Devant la persistance d'une crise du logement - malgré les nombreux textes votés au cours des dix dernières années - le Gouvernement a déposé un projet de loi destiné à adapter le logement aux besoins actuels et à libérer les contraintes pesant sur le secteur de la construction. Composé initialement de 66 articles, avant que l'Assemblée nationale n'en ajoute près de 120, il est organisé en quatre titres, ayant respectivement pour objet de construire plus, mieux et moins cher selon une logique de « choc d'offre » - on peut bien sûr s'interroger sur la compatibilité entre ces trois objectifs ; d'accompagner les évolutions du secteur du logement social ; de répondre aux besoins de chacun et de favoriser la mixité sociale ; et d'améliorer le cadre de vie.
Un certain nombre des dispositions sont susceptibles d'avoir un impact sur la qualité architecturale, l'exercice de la profession d'architecte et la préservation du patrimoine. C'est pourquoi notre commission s'est saisie pour avis de onze articles ou parties d'articles (car certains sont très longs) : l'article 1er bis, le V de l'article 3, l'article 3 bis, le III de l'article 5, l'article 5 septies, l'article 15, l'article 18 A, l'article 20, les V et VI de l'article 28, l'article 34 et l'article 54 bis A.
La simplification des normes occupe une place importante dans la stratégie proposée par le Gouvernement pour créer un choc d'offre. Les deux premiers titres du projet de loi comportent ainsi plusieurs dispositions qui visent à simplifier les normes et les procédures d'urbanisme pour donner aux entreprises et aux acteurs la capacité d'inventer des solutions nouvelles, de réduire les délais de production de logements et de construire et rénover davantage et d'accélérer les délais.
Le projet de loi modifie ou assouplit plusieurs dispositions destinées à favoriser la création architecturale et la protection du patrimoine, y compris certaines sur lesquelles le Parlement s'est prononcé il y a moins de deux ans, dans la loi relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine (LCAP), sur la base d'un accord en commission mixte paritaire et après deux lectures dans chaque assemblée.
Certaines de ces modifications ne posent pas vraiment problème, car elles s'inscrivent plutôt dans la continuité de la LCAP : je songe au « permis d'innover » à l'article 3 bis. D'autres, en revanche, entrent davantage en contradiction avec notre récent vote : changements apportés aux règles d'élaboration du projet architectural, paysager en environnemental (PAPE) d'un lotissement par l'article 1er bis ; inversion de la valeur à accorder au silence du préfet dans le cadre d'un recours contre de l'avis de l'Architecte des bâtiments de France (ABF), dérogations à l'obligation de recourir à un architecte pour un projet architectural soumis à permis de construire, dispense de concours d'architecture pour les bailleurs sociaux.
Plus grave encore, le texte instaure de multiples dérogations à des principes fondamentaux de notre législation en matière d'architecture et de patrimoine. La loi relative à la maîtrise d'ouvrage publique (MOP) fixe depuis 1985 les principales règles de droit de la construction publique. Des exceptions et dérogations sont ici prévues : dans le périmètre des opérations d'intérêt national (OIN) et des grandes opérations d'urbanisme (GOU) ; en faveur des concessionnaires d'une opération d'aménagement ; au bénéfice des bailleurs sociaux ; ou encore pour faciliter le recours aux marchés de conception-réalisation. Lorsque l'autorisation reste circonscrite à la construction des ouvrages pour les Jeux olympiques et paralympiques (JOP), elle est plus acceptable, mais je regrette qu'elle soit présentée moins de six mois après le projet de loi sur les JOP !
En ce qui concerne le patrimoine, la principale difficulté réside dans les dérogations à l'avis conforme de l'ABF, sur les demandes d'autorisations d'urbanisme dans les espaces protégés au titre du code du patrimoine. L'article 15 autorise le passage à l'avis simple s'agissant de l'implantation d'antennes de téléphonie mobile et de la lutte contre l'habitat indigne, insalubre et en péril. Les personnes entendues craignent des conséquences graves sur la qualité de l'habitat et sur le patrimoine.
Car la législation existante avait été élaborée pour mettre un terme aux errements de l'après-guerre. La loi du 3 janvier 1977 sur l'architecture et la loi MOP de 1985 ont rompu avec la logique de reconstruction dans l'urgence (nous payons encore le prix de la piètre qualité des constructions). La loi Malraux de 1962 a mis en place des mécanismes pour protéger les centres anciens dégradés que les aménageurs, pressés par l'urgence, avaient systématiquement tendance à raser. Ces législations ont joué, depuis leur entrée en vigueur, un rôle remarquable dans la protection et la qualité du cadre de vie dans notre pays. La résurrection du Marais, la mise en valeur de Sarlat ou la restauration du vieux Lyon n'auraient pas été possibles sans la loi Malraux ; la qualité de nos constructions actuelles tient beaucoup à la garantie de qualité architecturale offerte par la loi de 1977 sur l'architecture et aux procédures de la loi MOP applicables aux maîtres d'ouvrage publics et aux prestataires privés. Abandonner ces principes serait une régression considérable, surtout si se mettent à proliférer des bâtiments au rabais, standardisés. Souvenons-nous des craintes exprimées autour de la « France moche » lorsque nous examinions la loi LCAP.
Le projet de loi fait primer l'objectif de construction de logement sur toute autre considération d'intérêt général afin de libérer les acteurs de la construction et du logement du carcan des normes. La lecture de l'étude d'impact ne laisse aucun doute à cet égard !
La préservation du patrimoine est une action qui s'inscrit dans la durée et qui s'accommode mal d'un cadre juridique mouvant. Quant à la remise en cause des règles de la loi MOP, elle pourrait affecter les collectivités territoriales et susciter leur frilosité pour la mise en oeuvre de projets d'urbanisme, face à l'irruption d'un cadre moins rassurant.
Les arbitrages opérés par le projet de loi au détriment de l'architecture et du patrimoine paraissent d'autant plus surprenants que, dans le même temps, la qualité urbaine et l'urgence de la rénovation urbaine sont des enjeux identifiés comme prioritaires, face à la nette dégradation des constructions réalisées dans l'après-guerre. C'est l'un des thèmes du rapport remis récemment par Jean-Louis Borloo au ministre chargé de la cohésion des territoires.
Sans doute le manque de concertation sur ce texte, en dépit de l'organisation de la conférence de consensus demandé par notre assemblée, est-il à l'origine de positions aussi tranchées. L'ordre des architectes s'est étonné de ne pas avoir été véritablement consulté, en dépit de modifications notables apportées tant à la loi de 1977 qu'à celle de 1985.
Je me suis fixé plusieurs lignes directrices pour améliorer le texte. S'agissant de l'architecture, j'ai essayé de m'inscrire dans le cadre tracé par la loi LCAP et de limiter les dérogations à la législation actuelle au strict nécessaire pour tenir compte de l'évolution des besoins du secteur depuis trente ans.
Sur le patrimoine, j'ai poursuivi le travail que nous avions amorcé il y a quelques semaines en examinant la proposition de loi portant Pacte national de revitalisation des centres-villes et centres-bourgs. Je suis donc allé dans le sens d'un renforcement du dialogue entre l'ABF et les élus locaux et d'une amélioration des possibilités de recours, tout en supprimant des dérogations à l'avis conforme de l'ABF qui menacent la protection de notre patrimoine, et qui ont des conséquences irréversibles.
Sous réserve de l'adoption de ces amendements, je vous proposerai de donner un avis favorable à l'adoption des dispositions de ce projet de loi qui intéressent notre commission.
Merci au rapporteur pour la qualité de son rapport : je n'ai rien à y ajouter, je suis en phase avec ce qui a été dit. Plus largement, cette manière de légiférer en négligeant l'apport des corps intermédiaires, comme l'ordre des architectes, et en se passant du Parlement m'inquiète. Comment se limiter à une relation directe entre l'État et les constructeurs ? Cela n'a rien de démocratique et relève plus de décrets-lois que du travail législatif. On est renvoyé à une autre culture, à un régime tout césariste. La stratégie que propose le rapporteur a déjà très bien fonctionné concernant la rénovation des centres-bourgs, au prix peut-être d'une formulation complexe, mais complète. Je la soutiens !
Nous suivrons le rapporteur. Il a remis l'église au centre du village, a écarté du texte les dispositions relatives aux bâtiments agricoles, qui n'ont rien à y faire, et restauré le rôle de l'architecte dans les grosses opérations d'aménagement. Appliquer les principes de la loi MOP est indispensable. Notre rapporteur a aussi refusé de généraliser les opérations de conception-réalisation, qui remettent en cause le principe de la séparation entre le maître d'oeuvre et l'entreprise. Certaines sont vertueuses, mais pas toutes ! La qualité des bâtiments pourrait en souffrir, or un immeuble de logement social est respecté s'il est beau, on le sait. L'assouplissement de la loi MOP que nous propose M. Leleux pour les bailleurs sociaux me convient : l'architecte est indispensable, mais tous ne sont pas performants dans le suivi de l'exécution. Les bailleurs pourront s'exonérer de la mission complète inscrite dans la loi MOP. Enfin, restaurer l'avis conforme de l'ABF me semble nécessaire.
Je partage les propos du rapporteur sur l'architecture et le patrimoine. Construire plus, moins cher, plus vite, soit : mais il importe aussi de construire mieux et la loi de 1977 apportait toutes les garanties pour cela. Nous nous étonnons de trouver dans le texte une dérogation aussi profonde à la loi MOP, avec la suppression, pour les logements sociaux, du concours d'architecture, qui a pourtant une dimension à la fois symbolique (et propice à l'innovation) et politique. L'absence de concertation avec les professionnels nous dérange également. La dérogation aux lois Malraux, MOP et à la loi de 1977 aurait des conséquences désastreuses, dans la durée, pour la qualité de l'environnement et de l'architecture. La conception-réalisation telle qu'elle est dessinée dans le projet de loi serait néfaste également pour l'activité des TPE et PME. Sur ces sujets, nous refuserons les dispositions inscrites dans le projet de loi, et serons fidèles à notre histoire, aux principes que nous avons toujours défendus.
Merci à M. Leleux, notamment pour son analyse de l'article 15 dont la rédaction remet en cause les ABF et leur mission, qui est de veiller à la qualité de l'habitat aux abords des monuments historiques. Les exceptions introduites dans le texte pourraient être étendues, voire aboutir à la suppression pure et simple des avis conformes. Le silence du préfet vaudrait désormais acceptation du recours contre un avis de l'ABF, et non plus refus : c'est un grave recul. Je rappelle du reste que sur 400 000 dossiers d'autorisation de travaux instruits chaque année, 200 000 seulement sont soumis aux ABF ; environ 6,6 % font l'objet d'un avis défavorable, pourcentage qui tombe à 0,1 % après discussion entre les services de l'État et les élus. Il n'y a pas de conflit permanent avec des ABF qui seraient fermés à tout !
Je regrette la démarche quantitative, et non qualitative, qui prévaut dans le projet de loi. Dans les sites protégés, l'article 24 limite drastiquement la possibilité, pour les associations de préservation du patrimoine, de contester les procédures d'urbanisme. Quel recul ! Nous suivrons le rapporteur, comme nous l'avons fait s'agissant des centres-bourgs. Et nous présenterons des amendements allant dans le même sens que les siens, en séance.
Les clivages ici ne sont pas politiques mais culturels... Nous aurons du mal à nous faire entendre, mais nous y parviendrons si nous sommes mobilisés : l'enjeu est de taille, car les effets de certaines dispositions se manifesteront sur au moins vingt ans.
Je maintiens l'avis conforme des ABF. Nous avions réussi à inscrire dans la proposition de loi sur la revitalisation des centres-bourgs une rédaction qui faisait consensus entre nous. Il sera plus difficile cette fois de faire prévaloir notre conviction, mais il faut tout tenter car le débat agite le monde de la construction, du patrimoine, les élus, la société entière, et il serait étrange de ne pas le prendre en considération au Parlement. Nous voulons contribuer à l'amélioration de la co-construction de l'avis de l'ABF. Quelques amendements ont été adoptés à l'Assemblée nationale, nous ajoutons des éléments qui les prolongent. Nous supprimons la transformation de l'avis conforme de l'ABF en avis simple. Mais nous soutenons la proposition des députés de permettre aux maires de proposer à l'ABF un tracé pour le périmètre intelligent, des abords de monuments historiques. Nous souscrivons également à celle qui permet au maire, lorsque l'ABF doit donner un avis, desoumettre à celui-ci un projet d'avis conforme qu'il aura rédigé, pour ouvrir un dialogue. Enfin, nous souhaitons que figure dans l'avis de l'ABF une mention informant de la faculté de recours des autorités compétentes, car les maires des petites communes ne savent pas toujours qu'ils ont cette possibilité d'action. En outre, il faut cesser de modifier continuellement le sens du silence du préfet, car cela induit une confusion regrettable. Nous proposons plutôt que l'avis du préfet soit formel. Je ne suis pas un ayatollah de la défense des ABF. Mais les expériences parfois déplorables que nous avons connues les uns et les autres ne doivent pas conduire à supprimer totalement leur intervention !
Les élus sont parfois bien contents de compter sur l'aide des ABF dans certains projets de rénovation urbaine, face aux pressions de la population ou de certains lobbies... Les exemples positifs sont plus nombreux que les exemples négatifs.
L'avis conforme de l'ABF existe dans deux cas seulement : en site patrimonial remarquable, soumis à un plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV) ou un plan de valorisation de l'architecture et du patrimoine (PVAP) ; et aux abords des monuments historiques. Dans les deux cas, le maire, le président de l'EPCI, le conseil municipal ou communautaire, interviennent. Ils connaissent donc en amont les périmètres concernés par l'avis conforme. S'ils veulent des assouplissements, c'est au moment de l'élaboration de ces documents qu'ils doivent engager une discussion avec l'ABF. Il faut arriver à travailler plus en amont.
L'intention sous-jacente, ne nous y trompons pas, est de supprimer la profession d'ABF : c'est pourquoi je veux rester ferme sur le maintien de l'avis conforme.
EXAMEN DES ARTICLES
Nous approuvons le rapport pour avis mais nous ne prendrons pas part aux votes ce matin, puisque nous n'avons pas eu connaissance des amendements avant cette réunion.
À titre personnel, j'incline vers la position du rapporteur. Le patrimoine appartient à la communauté nationale. Mais je ne veux pas engager l'ensemble de mon groupe, car nous avons encore quelques points à discuter entre nous. Beaucoup d'élus sont excédés par des expériences passées avec les ABF et ils voient la suppression de l'avis conforme comme une nouvelle liberté, un amoindrissement de la pression des normes. Il est certain que le dialogue doit s'instaurer beaucoup plus tôt. Il est certain également qu'un recours existe, mais bien peu de maires le savent dans les petites communes.
Le travail de notre rapporteur est excellent mais je ne partage pas du tout sa position sur les ABF : je voterai contre ses amendements à l'article 15. Car je représente les élus de mon département et ils sont très critiques à l'égard de ceux qu'ils considèrent comme des empêcheurs de tourner en rond. Les maires, les conseils municipaux ne songent pas à dénaturer les sites remarquables ! Je suis favorable à un avis simple. J'ajoute qu'un élu a plus de légitimité qu'un fonctionnaire pour décider ce qui doit être fait ou non.
Je ne peux laisser dire cela, car je suis sénateur aujourd'hui, mais fus longtemps fonctionnaire ; et j'ai pendant trente ans défendu le patrimoine. Il y eut des scandales retentissants dans les années cinquante et soixante. Une partie du port de Marseille datant de 600 avant Jésus-Christ a été détruite par un maire « éclairé »... Sans législation sur le patrimoine, sur l'archéologie, nous n'aurions plus rien aujourd'hui de ce qui fait l'attrait touristique de la France.
On a construit hors de toutes normes dans les années soixante-dix : quel patrimoine en reste-t-il ? Des HLM érigées à toute vitesse... Avec une telle loi, jamais nous ne constituerons un patrimoine du XXIe siècle.
Je vais essayer de rester calme et modéré. Je suivrai le rapporteur, dans le même esprit que M. Retailleau. Mais comment peut-on réclamer plus de liberté et la refuser quand on nous l'offre ? La décentralisation, la confiance dans les élus, c'est aussi ne plus s'abriter derrière des fonctionnaires d'État, d'autant que la fonction publique territoriale est tout aussi digne ! Du reste, les scandales dont vous avez parlé datent d'avant le transfert de compétence aux collectivités. C'est sous l'égide de l'État que les plus grandes destructions de patrimoine se sont produites. Certains maires ont commis des erreurs, oui, mais les préfets plus encore. Si l'on avait imposé à Paris une vision figée du patrimoine, sans pouvoir rien détruire, on n'y aurait rien construit depuis le Moyen-Âge. Je fais confiance aux élus, ils ne commettent plus aujourd'hui les erreurs des années soixante.
Cette préoccupation a été traduite dans la LCAP, lorsque nous avons décidé de confier désormais la présidence de la Commission nationale de l'architecture et du patrimoine à un élu - comme dans les commissions régionales.
Je soutiens le rapporteur, il faut construire plus mais surtout, mieux. L'aménagement crée le comportement. Les élus sont capables de décider, oui, mais ils passent, et le patrimoine reste.
Le débat est passionné, je le perçois aux décibels... C'est que tout maire a forcément croisé le fer avec un ABF. Si je me rallie à la démarche du rapporteur, c'est qu'elle est intelligente, conciliante. Il me semble important surtout qu'une même doctrine s'applique sur tout le territoire. Que les avis diffèrent d'un département à l'autre selon la personnalité de l'ABF, cela hérisse à bon droit les élus !
Je partage l'avis de M. Guillaume sur les ABF. Il y a du reste une hypocrisie de la part de l'État, qui charge ses agents d'empêcher les destructions, mais refuse de classer des bâtiments comme monuments historiques pour ne pas avoir à financer leur entretien. Ce serait pourtant la meilleure protection !
À ce jour, seule l'Italie a ratifié la convention de Faro, qui consacre le patrimoine culturel d'hier et d'aujourd'hui, usines et rues comprises. La France devrait suivre cet exemple.
Je ne comprends pas pourquoi ce débat, qui vise à trouver le bon équilibre entre respect de la liberté des élus et permanence des règles, suscite une telle passion. L'impératif de préservation s'inscrit dans la durée, quelle que soit la légitimité des élus du moment, qui changent : heureusement qu'il existe des règles s'imposant à tous ! Les dérégulations aujourd'hui sont initiées par des rapports de force où dominent les intérêts marchands. Sans un corpus de règles, et sans les fonctionnaires qui les font respecter, les ravages se manifesteraient à très court terme. Évitons la démagogie, nous savons bien que les règles protègent les élus contre des volontés pas toujours avouables, des pressions de l'entourage. Il est précieux de pouvoir s'appuyer sur un socle de règles...
Nous nous sommes émus que le présent projet facilite le construire plus mais non le construire mieux. Les architectes, les ABF, les conseils d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement sont utiles. Bien sûr, certains ABF ne sortaient jamais de leur bureau : ils ont senti le vent du boulet lors de la discussion de la proposition de loi Pointereau, ils se sont rendus compte de certains abus, aussi. Quoi qu'il en soit je partage l'avis du rapporteur : tous les élus ne sont pas historiens de l'art, et il ne faut pas passer d'un extrême à l'autre.
Article 1er bis
L'amendement COM-1 prévoit l'obligation du recours au paysagiste-concepteur, si le projet le justifie, mais en association avec l'architecte et non à sa place, car un paysagiste ne peut mener un projet architectural.
Article 5
L'amendement COM-2 supprime la dérogation à la loi MOP prévue au profit des concessionnaires d'une opération d'aménagement. Cette nouvelle exclusion paraît en effet excessive : un aménageur public intervenant dans un contrat de concession ne serait plus soumis aux règles de la maîtrise d'ouvrage publique, quelles que soient la zone et les circonstances. Les garanties de qualité, sur des bâtiments tels que des crèches, des écoles, des gymnases ou des logements seraient amoindries.
L'amendement COM-2 est adopté.
Article 15
L'amendement COM-3 infléchit la disposition introduite à l'Assemblée nationale pour faciliter le dialogue et la concertation entre les élus et les ABF. J'ai voulu lever une ambiguïté sur le projet d'avis rédigé par le maire pour délimiter les abords d'un monument historique. Ce projet de délimitation doit être soumis à l'ABF non pour avis mais pour accord.
L'amendement COM-3 est adopté.
L'amendement COM-4 est fondamental, il supprime les dérogations inscrites à l'article 15 au principe d'avis conforme de l'ABF. Le passage à l'avis simple pourrait se révéler très dangereux pour la préservation du patrimoine. Certes, il faut assurer la couverture du territoire par la téléphonie mobile, mais cela ne justifie pas d'installer des relais n'importe où ! Les contentieux avec l'ABF, sur ces cas, sont extrêmement rares !
Nous nous abstiendrons, faute pour notre groupe d'avoir pu se prononcer globalement.
L'amendement COM-4 est adopté.
Le maire, dans la rédaction des députés, peut rédiger un projet d'avis. L'ABF peut demander des modifications. Mais que se passe-t-il ensuite ? L'amendement COM-5 précise que l'ABF peut apporter lui-même des corrections. Il ne faudrait pas, en effet, jouer la montre pour atteindre le délai de deux mois...
L'amendement COM-5 est adopté.
L'amendement COM-6 vise à mieux faire connaître les possibilités de recours à l'encontre des avis des ABF.
C'est une question de transparence. Les avis conformes y contribuent, ils créent une jurisprudence, au contraire des avis simples.
L'amendement COM-6 est adopté.
Un avis formel et public du préfet, dans le cadre des recours contre l'avis de l'ABF, va également dans le sens d'une doctrine unifiée sur l'ensemble du territoire. Tel est l'objet de l'amendement COM-7.
L'amendement COM-7 est adopté.
Article 18 A
Je vous propose, avec l'amendement COM-8, de supprimer l'article 18 A. Il dispense les coopératives de matériel agricole (CUMA), qui n'ont pas une mission directement agricole, du recours à un architecte pour leurs constructions inférieures à 800 mètres carrés. Cette dérogation pourrait induire d'importantes atteintes au paysage. Un décret du 28 décembre 2015 a autorisé les CUMA à construire dans les zones agricoles ou naturelles et forestières des bâtiments nécessaires à l'exploitation agricole. Leur insertion harmonieuse dans l'environnement est une des missions des architectes.
Le recours à un architecte souffre aujourd'hui des dérogations : pour les particuliers, notamment, en-deçà de 150 mètres carrés. Les CUMA demandent une dérogation elles aussi, mais elles n'ont pas de vocation agricole directe.
Elles ont bien une mission en rapport avec l'exploitation agricole : je m'abstiendrai.
Avec une telle dérogation, les hangars pourraient défigurer le paysage. Nous n'interdisons pas ces constructions, mais nous maintenons l'intervention d'un architecte.
Le projet de loi traite du logement, pas de l'agriculture, et cet article n'a pas sa place ici.
L'amendement COM-8 est adopté.
Article 20
L'amendement COM-9 rétablit la prolongation de la dérogation autorisant les bailleurs sociaux à recourir à la conception-réalisation jusqu'au 31 décembre 2021, disposition qui figurait dans le projet de loi initial. Il ajoute une évaluation, quantitative et qualitative, par un organisme indépendant avant le terme de la dérogation, de manière à éclairer le législateur.
Les députés souhaitent une pérennisation de la procédure de conception-réalisation pour les bailleurs sociaux. Mais aucune évaluation de cette dérogation n'a plus été réalisée depuis le rapport du Conseil général de l'environnement et du développement durable de mars 2013. Et aucune condition à son emploi n'a été fixée. Mieux vaut prolonger la dérogation jusqu'en 2021, et l'analyser alors.
L'amendement COM-9 est adopté.
L'amendement COM-10 supprime un paragraphe ajouté par les députés qui a pour effet d'étendre à la construction neuve la conception-réalisation, par dérogation aux règles de la loi MOP.
Offrir la possibilité aux maîtres d'ouvrage soumis à la loi MOP de recourir aux marchés de conception-réalisation (au motif de respecter la réglementation thermique en vigueur) reviendrait à généraliser cette procédure, pourtant en contradiction avec le principe de libre accès à la commande publique et la règle de l'allotissement. Les jeunes architectes, mais aussi le tissu économique local - artisans, TPE et PME - en souffriraient. Seules les entreprises du bâtiment dotées d'une grande surface financière pourraient y accéder.
L'amendement COM-10 est adopté.
Article 28
L'amendement COM-11 revient sur la sortie des bailleurs sociaux du titre II de la loi MOP, tout en prévoyant un décret en Conseil d'État pour fixer le contenu d'une « mission adaptée de l'architecte », car les bailleurs sociaux ne sont pas des maîtres d'ouvrage comme les autres. Cette mission sera moins contraignante que la mission complète, mais les architectes continueront à s'assurer de la qualité des bâtiments.
L'amendement COM-11 est adopté.
Article 54 bis A
L'amendement COM-12 supprime l'article. Notre commission a été à l'origine de la dernière réforme de législation applicable aux pré-enseignes, qui par leur prolifération anarchique le long des routes causent de fortes nuisances, et qui, par leur positionnement, échappent au contrôle des maires. Nous avions alors décidé d'en restreindre le champ.
Cette disposition a été subrepticement introduite à l'Assemblée nationale, qui va à l'encontre des dispositions votées par le Sénat dans la foulée du rapport d'Ambroise Dupont.
Si l'article refait son apparition, c'est que le mieux est l'ennemi du bien, et que la suppression de toute pré-signalisation à l'entrée des villages s'est révélée préjudiciable à l'activité économique : il n'est plus possible d'informer les touristes qu'un restaurant est ouvert ! Je voterai contre l'amendement, il faut assouplir la règle.
Au risque de voir refleurir les publicités pour des chaînes de hamburgers ?
Dans les petites communes, cette réglementation, appliquée très strictement par l'administration, est très pénalisante. Je voterai moi aussi contre l'amendement.
Il n'y a pas d'interdiction. Un arrêté de 2008 a ménagé des possibilités pour guider les usagers de la route par le biais des signalisations d'information locale.
L'amendement COM-12 n'est pas adopté.
Je vous propose comme c'est l'usage d'autoriser notre rapporteur à apporter d'éventuels ajustements lors de la réunion des affaires économiques la semaine prochaine ; et à redéposer si nécessaire en séance les amendements que nous venons d'adopter.
Il en est ainsi décidé.
Pourquoi notre rapporteur ne nous a-t-il pas présenté d'amendements pour revenir aux dispositions que nous avions votées il y a deux ans dans la LCAP relativement au concours d'architecte ?
Je déplore dans mon rapport ce signal négatif consistant à revenir sur une obligation votée il n'y a pas deux ans. Le concours n'est pas une dépense considérable : 2 % du prix total. Il rallonge certes les délais mais c'est un vecteur d'innovation et de création, et j'y suis favorable.
Cependant le fonctionnement actuel du concours n'est pas pleinement satisfaisant : les modalités doivent être revues pour éviter la sur-représentation des grands cabinets. Les bailleurs sociaux, je le précise, conservent la possibilité d'organiser un concours. Le Gouvernement avait clairement annoncé lors de la discussion de la LCAP qu'il reviendrait sur l'obligation dans le décret d'application. Plus largement, sur ce texte, le débat est légitime, entre des positions motivées toutes deux par l'intérêt public... Il ne s'achèvera pas en 2018.
La défense du patrimoine n'empêche pas de répondre aux besoins de logements : les deux motifs d'intérêt public ne sont pas forcément opposés.
Au terme d'un travail de plus d'un an sur les enjeux de la formation à l'heure du numérique, je souhaiterais vous faire part de mes principales observations. D'abord, je rappellerai les éléments de contexte qui m'ont poussée à lancer cette mission : à l'occasion des assises du numérique de 2016, j'avais été choquée que le document ayant servi de base de réflexion sur la capacité de la France à se donner les moyens d'être une grande puissance numérique soit une étude réalisée par le cabinet Roland Berger et Google. Ne revenait-il pas plutôt au Parlement de dresser un tel état des lieux et de proposer des pistes de réflexion en matière d'éducation et de formation afin d'assurer l'avenir de la France dans un monde numérique ?
C'est la raison pour laquelle j'ai engagé ce travail de fond sur la formation à l'heure du numérique : inquiète de voir que nous déléguons de plus en plus aux marchés le soin de décider de notre avenir numérique, il m'est apparu indispensable que le politique se réapproprie ce processus réflexif et arrête le modèle de société et la place de l'Homme qu'il souhaite défendre à l'heure du numérique. À l'issue d'un an de travail qui m'a conduit à entendre près de 80 personnes et à me déplacer en région et en Ile-de-France, une éducation et une formation rénovées me paraissent plus que jamais constituer les conditions de réussite pour permettre à la nation de faire face aux enjeux de la digitalisation du monde.
Depuis quarante ans, le numérique a enclenché un bouleversement sans précédent dans l'histoire de l'humanité, modifiant notre manière de travailler, d'apprendre, de consommer, et même de penser, en raison de la caisse de résonance jouée par les réseaux sociaux et le développement de l'économie de l'attention.
La révolution numérique s'accompagne de formidables opportunités. En matière de santé, le développement de la télémédecine et de la santé prédictive laissent espérer une meilleure prise en charge des patients et une plus grande efficacité des traitements. Le numérique peut également être un puissant levier d'optimisation de nos systèmes énergétiques, alimentaires ou encore de mobilité.
La révolution numérique pose néanmoins de nombreux défis, défis que j'avais déjà eu l'occasion d'identifier à l'occasion de la mission d'information sur la gouvernance de l'Internet que j'avais conduite en 2013/2014.
Les défis sont d'abord économiques, liés à la désintermédiation-réintermédiation et à la « servicialisation » de l'économie qui profitent aux plateformes Internet au détriment des entreprises traditionnelles. En outre, les entreprises doivent impérativement assurer leur digitalisation si elles veulent rester compétitives, ce qui implique un investissement financier non négligeable, mais surtout une modification en profondeur de leur organisation managériale et l'adaptation des compétences des salariés aux nouvelles exigences du numérique et à l'évolution des métiers. Afin de relever le défi industriel du numérique, quatre secteurs doivent faire l'objet d'investissements massifs et coordonnés au niveau européen : la mobilité, la santé, l'énergie et l'environnement.
La révolution numérique pose également la question de l'adaptation massive des compétences à réaliser sous le double effet de l'automatisation et de la numérisation. De nombreuses voix s'élèvent également pour dénoncer le risque « d'ubérisation » du travail et d'une précarisation des travailleurs.
Parallèlement, la pénurie de compétences dans le domaine des technologies de l'information et de l'électronique est évaluée à 80 000 emplois d'ici 2020 !
Les défis stratégiques sont liés à l'instauration d'un quasi-monopole technique et économique des multinationales américaines et asiatiques. Cette dépendance fait courir un risque évident d'instrumentalisation du numérique à des fins politiques et de sécurité, mais également économiques et commerciales.
La marchandisation des données soulève également de nombreuses questions éthiques, à la fois sur la manière dont elles sont traitées, mais également sur l'acceptation par l'usager de cette surveillance systématique, encore accentuée par l'essor de l'Internet des objets.
L'apparition d'oligopoles du web affaiblit considérablement la transparence et la diversité des informations, deux qualités essentielles pour le bon fonctionnement de la démocratie.
Les soupçons d'ingérence du gouvernement russe dans la dernière campagne présidentielle américaine, le « scandale Cambridge Analytica », l'essor des « fake news » - sur lesquelles nous allons devoir bientôt nous positionner - témoignent des dangers qu'une utilisation mal intentionnée des nouvelles technologies fait peser sur la démocratie et l'avenir du monde.
L'influence majeure du numérique sur l'humanité conduit également à s'interroger sur la société qu'il dessine et sur notre capacité à rester maître de notre destinée humaine.
Les inégalités liées aux usages ont tendance à s'accroître, accélérant la distinction entre ceux qui sont cantonnés dans un rôle de consommateur passif et ceux qui savent tirer profit des possibilités et services offertes par les technologies pour mener leurs propres projets et imposer leurs intérêts.
Par ailleurs, la promesse d'émancipation portée par le numérique à ses débuts est remplacée subrepticement par une soumission croissante aux outils numériques qui apportent à l'usager des solutions « clés en main », censées lui simplifier la vie et optimiser ses choix, mais sur lesquelles il n'a pas toujours de prise et sans garantie que les outils numériques agissent conformément à ses normes sociales et à ses valeurs.
Le numérique pose même la question de l'utilité de l'homme et de sa réduction à la simple activité de consommateur : non seulement l'intelligence artificielle tend à rendre les machines plus performantes que les humains, mais sous prétexte de nous aider, ces dernières nous déshabituent à solliciter un nombre croissant de nos capacités cognitives.
Il serait donc fatal de céder à l'ébriété technologique ambiante et de renoncer à s'interroger sur le monde dans lequel nous souhaitons vivre. Dans ce contexte, l'éducation et la formation ont plus que jamais un rôle fondamental à jouer. Trois axes d'action doivent être privilégiés : mettre le numérique au service de la réussite scolaire ; réussir la digitalisation des entreprises ; former l'ensemble des citoyens à la fois pour assurer leur insertion professionnelle durable dans un monde en pleine mutation, mais également pour leur permettre d'avoir un regard distancié et critique sur les nouvelles technologies et leur impact sur notre société.
Le plan numérique pour l'éducation lancé en mai 2015 s'inscrit dans une préoccupation récurrente depuis un demi-siècle d'intégrer le numérique à l'École. Il vise trois objectifs : développer des méthodes d'apprentissages innovantes pour favoriser la réussite scolaire et développer l'autonomie ; former des citoyens responsables et autonomes à l'ère du numérique ; préparer les élèves aux emplois digitaux de demain.
Le plan numérique pour l'éducation a permis des avancées incontestables. En 2017, 3 072 collèges, soit 52 % des collèges publics, et 3 770 écoles ont été équipés, soit près de 600 000 élèves concernés. Ce plan massif d'équipement cofinancé par l'État et les collectivités territoriales a permis d'engendrer une réelle dynamique dans les territoires concernés.
Par ailleurs, l'enseignement au numérique est désormais abordé dans ses trois dimensions - éduquer aux médias et à l'information, apprendre aux élèves à se servir des outils numériques, former aux sciences du numérique - qui sont intégrées dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture.
Néanmoins, le bilan du plan numérique pour l'éducation reste jusqu'à présent en-deçà des attentes.
En ce qui concerne la formation au numérique comme outil, au moment où la loi sur la refondation de l'École de 2013 en rappelait l'importance, le brevet informatique et Internet a été officieusement supprimé, alors que la plateforme d'autoévaluation des compétences numériques PIX censée le remplacer tarde à être mise en oeuvre.
Par ailleurs, aussi bien l'enseignement de la « littératie numérique » que l'éducation aux médias et à l'information ne relèvent pas d'une matière spécifique, mais ont vocation à être enseignés de manière transversale. Se pose donc la question de la place réelle conférée à ces enseignements - qui dépendent du bon vouloir des enseignants - et de leur évaluation.
L'enseignement des langages informatiques est désormais obligatoire au primaire et au collège même s'il ne fait pas l'objet d'une discipline spécifique. Au lycée, un enseignement facultatif est proposé à toutes les classes de la seconde à la terminale, même si son succès auprès des élèves reste pour l'instant limité. L'initiation obligatoire à l'informatique instaurée à l'école primaire et au collège devrait inciter davantage de lycéens à choisir cette option. Dans le cas contraire, une réflexion devra être menée sur l'introduction d'un enseignement obligatoire de l'informatique au lycée.
Une autre limite du plan numérique pour l'éducation est liée au fait que la grande majorité des enseignants n'a pas modifié ses méthodes d'enseignement en dépit de l'introduction du numérique dans leur collège. L'essor attendu de pratiques innovantes mettant en valeur des pédagogies reposant sur la coopération et l'entraide entre les pairs, le désir d'apprendre et le souci d'« apprendre à apprendre » plus qu'à transmettre des savoirs n'a pas eu lieu et l'utilisation du numérique reste cantonnée à la préparation des cours ou à une utilisation exclusive par l'enseignant pendant le cours.
L'inadaptation de la formation initiale des enseignants constitue le principal frein à l'usage du numérique à des fins pédagogiques.
La loi sur la refondation de l'Ecole a chargé les écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ) de la formation des futurs enseignants au numérique. Toutefois, l'enseignement du numérique reste sous-dimensionné (20 heures en master 1 sur 300 à 500 heures au total, 15 heures en master 2 sur 250 à 300 heures !) et trop théorique.
Telle qu'elle est organisée actuellement, la formation continue ne permet pas non plus de répondre aux enjeux de l'intégration du numérique à l'Ecole. Obligatoire seulement pour les enseignants du premier degré, elle apparaît souvent éloignée des besoins des enseignants, aussi bien au niveau de son contenu que de son format et de ses modalités.
Pour assurer l'efficacité de l'intégration du numérique à l'École, quatre conditions doivent être réunies.
D'abord, la pédagogie doit être placée au coeur du projet numérique. En effet, le numérique n'est pas une finalité en soi, il constitue un vecteur au service des apprentissages qui permet de démultiplier les potentialités d'une pédagogie innovante.
Ensuite, la formation initiale des futurs enseignants doit être revue en profondeur. Max Brisson et Françoise Laborde rendront prochainement leurs conclusions sur le métier d'enseignant. Sans préjuger des recommandations qu'ils feront, trois pistes de réflexion me paraissent importantes : la pré professionnalisation des trois années de licence, une revalorisation de l'enseignement des usages numériques pédagogiques dispensé par les ÉSPÉ et une réforme du statut des formateurs afin de garantir la présence de praticiens qui continent à être en contact avec des élèves. Par ailleurs, la formation continue doit devenir systématique et l'accompagnement au quotidien des enseignants renforcé.
La priorité donnée à l'équipement individuel mérite d'être réexaminée à l'aune du taux d'équipement des élèves du collège en outils numériques : 86 % des 12-17 ans possèdent un smartphone !
Enfin, et notamment au regard de l'efficacité mitigée du numérique pour améliorer la réussite scolaire constatée par plusieurs études de l'OCDE, il apparaît indispensable d'appuyer les choix réalisés en matière d'éducation sur les résultats de la recherche scientifique pour améliorer leur efficacité, ce qui passe par un investissement massif dans la recherche sur les conditions d'apprentissages et l'impact des nouvelles technologies.
Au cours de ma mission, j'ai également été conduite à réfléchir aux conditions de réussite de la digitalisation des entreprises, et notamment des PME et, par conséquent, à la nécessité de réformer le système de formation afin de prendre en compte l'évolution des compétences imposée par le numérique.
La formation initiale doit répondre à deux objectifs :
- donner aux apprenants une culture numérique en rapport avec les besoins des entreprises. La formation doit permettre l'acquisition de compétences techniques (maîtrise des outils numériques pour un usage professionnel), mais également de compétences socio-cognitives telles que l'agilité, la capacité à gérer la complexité et à collaborer, la créativité ;
- la formation initiale doit également assurer un vivier de compétences suffisant pour les métiers liés au numérique. Cet objectif passe par une meilleure information au moment de l'orientation des jeunes afin d'en attirer un plus grand nombre vers les carrières numériques. Il convient également d'assurer une plus grande diversité dans les cursus de formation et les profils des apprenants à travers le développement de l'apprentissage, la mise en place d'une filière professionnelle numérique, la pérennisation et le renforcement des actions menées dans le cadre de la grande école du numérique et une mobilisation nationale pour s'attaquer à la trop faible mixité dans le secteur du numérique.
En ce qui concerne la formation continue, elle doit faire l'objet d'une double évolution apparemment contradictoire : la massification puisque 50 % des métiers ont vocation à voir leur contenu évoluer profondément, mais également une plus grande individualisation afin de mieux tenir compte des besoins de chaque salarié. Dans ce contexte, la formation continue doit gagner en flexibilité - avec le développement des formations sur le lieu de travail et l'utilisation du numérique pour diversifier les modalités de formation - et faire évoluer ses contenus, en favorisant l'acquisition de blocs de compétences transférables d'une filière à l'autre. Cette réforme est en cours. Il faut l'accompagner et l'accélérer.
Enfin, il faut impérativement s'attaquer à la formation de l'ensemble des citoyens.
À l'heure actuelle, les inégalités d'accès se sont réduites, mais elles n'ont pas complètement disparu. Ainsi, 15 % des Français ne disposent pas d'Internet, 19 % ne possèdent pas d'ordinateur à domicile et 27 % d'entre eux n'ont pas de smartphone.
En réalité, la fracture numérique est multidimensionnelle. L'âge constitue le facteur discriminant le plus élevé. L'inégalité géographique d'accès aux réseaux contribue également à la fracture numérique. À l'heure actuelle, 51,2 % seulement du territoire français bénéficie du haut débit tandis que 541 communes réparties dans six régions différentes ne disposent d'aucun accès à Internet. La fracture numérique est également une fracture sociale et culturelle.
Or, les risques d'exclusion des non-utilisateurs se renforcent face à l'injonction de plus en plus généralisée de connexion permanente aux services en ligne dans tous les domaines de la vie en société.
La montée en compétence de tous les citoyens doit reposer sur une stratégie qui s'appuie sur trois axes :
- une promotion de l'accès au numérique, à travers un renforcement de l'accessibilité au matériel informatique et une accélération du plan France très haut débit ;
- une politique d'accompagnement de proximité à l'usage du numérique dans tous les territoires. Les personnes âgées et les publics les plus fragiles doivent faire l'objet d'une attention particulière dans le cadre de cette politique d'inclusion numérique ;
- une sensibilisation généralisée de l'ensemble de la population aux enjeux du numérique, à la fois pour assurer l'insertion professionnelle durable de tous dans un monde en pleine mutation, mais également pour permettre aux citoyens d'avoir un regard distancié et critique sur les nouvelles technologies et leur impact sur notre société.
Ce constat m'a amené à formuler trente-six recommandations pour reprendre en main notre destin numérique. À défaut de pouvoir les détailler toutes, je vais vous présenter les neufs axes d'action qui les structurent.
Le premier vise à mettre en place une stratégie nationale pour le numérique, à travers notamment la sensibilisation des responsables politiques, éducatifs, culturels et économiques aux enjeux du numérique, notamment pour effectuer les bons choix technologiques. Lors de l'examen de la loi pour une République numérique, nous avions souhaité la création d'un commissariat au numérique chargé de la stratégie et de la coordination interministérielle sur ces questions. Ce n'est en effet pas un secrétariat d'État au numérique, certes rattaché au premier ministre, mais sans moyen ni autorité sur les autres ministères qui peut imposer une vision stratégique et coordonnée en matière de numérique. J'en veux pour preuve les récentes chartes conclues entre le ministère de l'éducation nationale et les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) que j'ai dénoncées encore récemment dans le cadre des questions au gouvernement et qui n'auraient peut-être pas été signées si le ministère de l'éducation nationale avait été davantage sensibilisé sur les enjeux du numérique. La commission nationale informatique et libertés (CNIL) avait proposé de faire de l'éducation au numérique la grande cause nationale de 2014, suggestion qui n'avait malheureusement pas été retenue. Je plaide donc pour que la montée en compétence numérique de l'ensemble des citoyens soit déclarée grande cause nationale de 2019.
Le deuxième axe d'action vise à encourager la montée en compétence numérique de tous, que ce soit à l'École, dans les entreprises, mais également dans les territoires à travers la mise en oeuvre de stratégies d'inclusion numérique.
Le troisième axe d'action concerne la formation des formateurs pris au sens large, qu'il s'agisse des formateurs en ÉSPÉ ou des futurs enseignants.
Le quatrième axe d'action est dédié aux politiques à mettre en oeuvre pour favoriser l'orientation vers les métiers du numérique, avec un effort particulier à faire en matière de féminisation des métiers du numérique.
Le cinquième axe d'action porte sur les conditions de réussite de la digitalisation des entreprises et propose une adaptation de la formation initiale et continue, mais également un meilleur accompagnement des PME dans leur transition numérique. Il nous faut également investir massivement dans quatre secteurs clés : la mobilité, la santé, l'énergie et l'environnement ainsi que dans les questions de cybersécurité.
Le sixième axe d'action doit permettre aux citoyens de mieux comprendre les enjeux éthiques, démocratiques et sociétaux du numérique. Dans ce but, l'éducation aux médias et à l'information doit occuper une place centrale dans le cursus scolaire et disposer de moyens supplémentaires : je rappelle que six personnes seulement travaillent au centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information (CLEMI)! Il faut également lancer une politique de sensibilisation de l'ensemble des citoyens, avec le soutien de la CNIL, de la haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI) et de l'audiovisuel public. À cet égard, je regrette l'insuffisante coordination des missions de la HADOPI avec le ministère de l'éducation nationale : lors de son audition la semaine dernière, Denis Rapone nous a rappelé que la convention négociée depuis plusieurs mois entre la HADOPI et le ministère de l'éducation nationale n'avait toujours pas été signée par ce dernier.
Le septième axe d'action insiste sur la nécessité d'apprendre à se servir des écrans et d'apprendre à s'en passer. Au cours de mes auditions, j'ai pu constater les dégâts qu'entraîne une exposition précoce aux écrans sur le développement des jeunes enfants, notamment ceux de moins de trois ans. J'ai auditionné de nombreux pédiatres, orthophonistes, psychologues ainsi que le psychiatre Serge Tisseron. Il me paraît donc indispensable d'obliger les fabricants d'outils numériques à vocation pédagogique à indiquer sur l'emballage que l'exposition aux outils numériques peut nuire au développement de l'enfant de moins de trois ans. La mise en place d'une signalétique comparable à celle utilisée pour la classification des films pourrait être envisagée. Il convient également de relancer une campagne de sensibilisation sur les recommandations en matière d'exposition aux écrans à la fois auprès des parents, mais également de tous les acteurs de la petite enfance. Dans mon rapport, je me suis également longuement penchée sur les questions de cybercriminalité, de cyberharcèlement ou encore de cyberpornographie.
Le huitième axe d'action vise à renforcer l'utilisation du numérique au service de l'égalité, que ce soit en matière d'apprentissage pour les élèves à besoins particuliers -un certain nombre de handicaps peuvent être surmontés grâce aux outils numériques - mais également pour assurer l'accès réel aux droits culturels.
Enfin, le neuvième axe d'action porte sur la défense de notre souveraineté numérique en matière d'éducation et de formation à la fois face aux géants du numérique, mais également face à la domination croissante du modèle anglo-saxon. Cela passe notamment par le développement d'une véritable filière du numérique éducatif associant tous les acteurs publics et privés et soutenue financièrement par les pouvoirs publics.
Je tiens à féliciter la présidente pour son excellent rapport. Il me semble qu'il faut insister sur la dimension européenne, notamment en ce qui concerne la souveraineté fiscale. L'actuelle commissaire européenne à la concurrence, Mme Margrethe Vestager est beaucoup plus engagée que ses prédécesseurs sur ces questions et n'hésite pas à mener des actions contre les GAFAM et à les condamner à des amendes lourdes pour des violations flagrantes des règles de la concurrence. On assiste en effet à un pillage de l'Europe de la part de ces entreprises et les solutions sont à trouver au niveau européen. C'est également à l'échelle de l'Europe que doit être pilotée la recherche sur les nouvelles technologies, qu'il s'agisse de l'ordinateur quantique ou de l'intelligence artificielle. Enfin, je vous remercie de ne pas avoir proposé d'annexer à la constitution une charte du numérique !
Je me permets de commenter cette dernière remarque. L'Assemblée nationale a lancé une réflexion sur l'introduction du numérique dans la constitution. Un groupe de travail a été créé qui a fait des propositions. J'estime qu'il n'est pas raisonnable, compte tenu du temps qu'il nous est imparti, de se lancer dans l'élaboration d'une charte. J'ai consulté la présidente de la CNIL qui m'a confirmé qu'un tel projet nécessiterait plusieurs mois de travail. Une alternative serait de modifier l'article 34 de la constitution afin de prendre en compte cette réalité numérique. La commission des lois devra se prononcer sur cette proposition. J'y suis personnellement favorable.
Je tiens également à vous féliciter pour cette mission d'information. Il y a une meilleure prise de conscience des enjeux du numérique depuis quelques années, mais elle reste insuffisante. Je souhaiterais revenir sur le plan numérique pour l'éducation. Il y a eu un équipement massif dans de nombreuses écoles. En revanche, la formation des enseignants a été négligée, elle est trop théorique et sous-dimensionnée tandis que la formation continue mériterait d'être renforcée. Il me semble qu'il n'y a pas de professeurs d'informatique et que le numérique est considéré plus comme un outil que comme une discipline à part entière.
Je m'associe aux félicitations de mes collègues. Il faudra des années pour mettre en oeuvre vos trente-six propositions ! Nous devons être très attentifs aux problèmes éthiques soulevés par le numérique, qui, si nous n'y prenons pas garde, peut renforcer non seulement les inégalités entre les territoires, mais également les inégalités sociales. Je suis en train de mener une mission d'information avec notre collègue Max Brisson sur le métier des enseignants, qui nous conduit à nous interroger sur leur formation. En ce qui concerne l'utilisation des téléphones et des tablettes, il nous faut être vigilant afin de s'assurer qu'ils sont utilisés dans un cadre pédagogique. J'ai par ailleurs assisté hier à une audition avec notre collègue Stéphane Piednoir au cours de laquelle a été de nouveau pointé l'impact de l'exposition aux écrans sur le développement de la myopie.
Merci pour ce rapport très complet. L'enseignant que je fus fait partie de ces générations qui ont eu beaucoup de mal à s'adapter au numérique. Les formations dans les ÉSPÉ permettent de prendre conscience des enjeux, mais non de s'y adapter. C'est la raison pour laquelle il faut renforcer la formation initiale et continue. Dans nos territoires éloignés, les disparités sont encore plus grandes car dans des villages amérindiens comme Antecume-Pata dans lesquels il n'y a ni eau courante ni électricité, et donc encore moins Internet, c'est un vrai sacerdoce d'être enseignant. Il faut donc que les propositions de ce rapport soient suivies d'effet car, le numérique, c'est comme l'électricité au 19ème siècle : on ne reviendra pas en arrière !
Je tiens à vous féliciter également. Il me semble qu'il existe un hiatus entre la volonté du gouvernement d'interdire le smartphone à l'école et la nécessité de développer son usage dans un cadre pédagogique. Cela me rappelle le débat sur les machines à calculer : lorsqu'elles sont apparues, certains enseignants se sont demandés s'il fallait interdire ou pas leur utilisation à l'école. Depuis, elles sont devenues un outil banal et quotidien des élèves. Le ministre de l'éducation nationale devra donc clarifier sa position. Il y a deux façons d'aborder l'essor des nouvelles technologies : une façon empirique qui consiste à interdire leur usage sans s'intéresser aux conséquences négatives de cette interdiction, et une façon progressiste, qui vise à tenir compte des évolutions technologiques et à profiter des opportunités qu'elles offrent en matière d'apprentissage.
Je souhaite également vous féliciter pour cette étude et faire deux commentaires. D'abord, le numérique n'est pas seulement un outil supplémentaire, il influe sur notre manière de penser. Par conséquent, en tant qu'enseignant, il n'est pas possible d'utiliser la pédagogie développée à l'époque où le numérique n'existait auprès des enfants ayant accès au numérique. Par ailleurs, je profite de votre recommandation 34 visant à affirmer notre souveraineté en matière d'éducation et de formation face aux géants du numérique pour dénoncer le scandale qui entoure les conditions de publication numérique des travaux scientifiques. Le contribuable paie quatre fois : il paie le fonctionnaire qui effectue la recherche, puis ce dernier paie le droit de pouvoir publier, son abonnement et enfin l'accès à son article. Ce système est entièrement contrôlé par trois ou quatre grandes entreprises qui ne sont pas les GAFAM mais qui sont beaucoup plus efficaces, grâce au mécanisme du facteur d'impact qui attribue des points aux chercheurs en fonction des revues dans lesquelles ils publient. Les conséquences sont les suivantes dans les sciences dures : non seulement il n'y a plus de revue française ni de publication en français, mais le système encourage une rente monopolistique : ces entreprises ont une rentabilité à deux chiffres ! Il nous faut donc besoin de sortir de ce système pour réaffirmer la place du français, mais également notre capacité de maîtriser les publications de nos chercheurs payés sur les deniers publics. Néanmoins, c'est un énorme chantier qui doit être mené à l'échelle de la planète.
Moi aussi je tiens à vous féliciter pour votre rapport. L'aménagement du territoire reste un enjeu majeur : ce n'est qu'en assurant la couverture numérique de l'ensemble du territoire que l'accès de tous au numérique pourra être garanti. Par ailleurs, la question du prix du numérique mérite également d'être posée. Je rappelle que notre collègue Jean-François Longeot avait rédigé un rapport très instructif dans lequel il dénonçait l'obsolescence programmée des outils numériques dans le cadre de la mission d'information sur l'inventaire et le devenir des matériaux et composants des téléphones mobiles. Il est inquiétant qu'aujourd'hui, le prix du numérique soit aux mains de quelques très grandes entreprises.
Je m'associe aux félicitations de mes collègues. Votre étude n'a pas vocation à traiter de tous les sujets liés au numérique, mais ne faudrait-il pas préciser l'apport du numérique pour la ville (la smart city) et pour les constructions à travers le développement des techniques du BIM (Building Information Modeling) ? Ce sont des enjeux majeurs pour l'aménagement du territoire.
Bravo pour votre rapport ! Je me concentrerai sur les enjeux de formation initiale au numérique. En ce qui concerne le développement du numérique à l'école, il faut sortir de la logique de l'équipement qui a dominé pendant quarante ans pour entrer dans une logique de la pédagogie. Trop d'enseignants sont instrumentalisés sans s'en rendre compte par les équipementiers : les chefs d'établissement sont alors mis sous pression pour acheter tel ou tel équipement et cette pression est répercutée sur les collectivités territoriales qui les financent. Il faut que l'éducation nationale précise ce qu'elle attend de la pédagogie numérique, d'autant qu'une mauvaise utilisation du numérique conduit souvent à une pédagogie encore plus frontale que la pédagogie traditionnelle et favorisant encore moins l'autonomie! En ce qui concerne la formation initiale, il ne faut pas faire une nouvelle réforme des ÉSPÉ, mais plutôt repenser le cadre de la formation initiale des professeurs, notamment en les sensibilisant sur l'importance d'apprendre à apprendre, ce qui signifie sortir d'une logique très descendante et très disciplinaire, repenser le pré-recrutement, la place du concours, ainsi que le rôle des praticiens pour former les enseignants. Ce sont ces recommandations très complémentaires aux vôtres que nous ferons avec Françoise Laborde dans notre rapport. Quant à la formation continue, on ne peut pas reprocher aux enseignants une maîtrise insuffisante des outils numériques quand on sait que la formation continue a toujours été la variable d'ajustement des budgets de l'éducation nationale ! Comme vous, nous préconiserons une formation obligatoire des enseignants dans le secondaire.
Je tiens également à vous féliciter pour cet immense travail. Le débat sur la place du numérique à l'école rappelle les débats d'il y a une quinzaine d'années entre enseignants sur l'opportunité de laisser les élèves avoir accès à Internet. Désormais, l'utilisation d'Internet dans le cadre scolaire a été banalisée et cette question ne se pose plus. En revanche, je m'inscris en faux par rapport à ce qui a été dit sur la formation des enseignants. D'abord, l'informatique est enseignée dans les collèges et les lycées, souvent par des professeurs de mathématiques et cet enseignement porte essentiellement sur l'algorithmique. Ensuite, je suis persuadé que les compétences numériques des enseignants augmentent : les enseignants qui arrivent dans les ESPE ne sont pas encore nés avec le numérique mais ces outils leurs sont extrêmement familiers. Désormais, on trouve des spécialistes dans presque tous les établissements, qui deviennent des référents numériques auxquels les autres enseignants peuvent s'adresser. En ce qui concerne les outils numériques à l'école, le débat a été lancé pour savoir s'il faut ou non réglementer. Je ferai remarquer que cette question dépasse le simple smartphone ou la tablette. Ainsi, les montres connectées permettent également d'avoir accès à Internet. Je souhaiterais également apporter une précision. Dans le projet de loi que la commission examinera la semaine prochaine, il n'est plus question d'interdiction mais d'encadrement. En réalité, la question se pose dans les termes suivants : faut-il s'adapter aux nouvelles technologies ou réglementer par des textes qui ont l'inconvénient d'être rigides ?
Je vous félicite pour ce travail très complet et très transversal. Je rappelle que dans mon rapport d'information de 2008, j'examinais déjà l'un des aspects que vous abordez aujourd'hui, à savoir la question des jeunes face aux nouveaux médias et au numérique. Je souhaite rapporter une anecdote assez symptomatique de la difficulté de l'Etat à s'adapter à l'évolution des technologies : lors de l'audition du ministre de l'éducation nationale de l'époque, j'avais fait remarquer l'obsolescence du parc informatique des établissements scolaires. Il m'avait alors rétorqué que compte tenu du temps qu'il avait fallu pour équiper l'ensemble des établissements - plus de dix ans -, il était impensable de jeter ce matériel, même s'il était obsolète. Alors que ce matériel aurait dû être renouvelé tous les deux ans par une politique de leasing, la procédure choisie pour équiper les écoles empêchait une utilisation efficace du numérique. À cet égard, il serait intéressant de savoir si l'éducation nationale a modifié sa stratégie d'équipement.
Sinon, je souhaiterais faire deux remarques par rapport à ce qui a été dit jusqu'à présent. D'abord, c'est la première fois que le pédagogue, qu'il s'agisse des enseignants, mais également des parents, est en retard par rapport à celui à qui il est censé enseigner. C'est ainsi souvent l'enfant qui apprend aux parents comment on charge une application. C'est un changement de paradigme dont on mesure mal les conséquences. Par ailleurs, on confond deux choses quand on parle de numérique : on parle d'éducation par ce que produit le numérique, c'est-à-dire les usages, mais le codage, la fabrication des algorithmes restent réservés à quelques spécialistes. On ne maîtrise pas l'outil qui permet de diffuser le message et de la fabriquer. Or, pour maîtriser le langage, on apprend d'abord l'alphabet : il faudrait donc renforcer l'enseignement du langage informatique. C'est ainsi qu'on pourra réduire l'écart entre l'offre et la demande de compétences numériques sur le marché du travail. Uniquement en région parisienne, 50 000 emplois seraient ainsi non pourvus. Cela signifie concrètement l'instauration d'un enseignement obligatoire de l'informatique et une modification des programmes. Je terminerai sur les questions de santé publique : il existe un consensus sur les effets nocifs des écrans pour les enfants de moins de trois ans, comme le rappelait notamment Françoise Laborde à propos du développement de la myopie constaté chez les jeunes Chinois.
Parmi les propositions que vous défendez, deux me paraissent essentielles : faire précéder l'interdiction du portable dans les établissements scolaires d'un débat avec les enseignants, les parents et les élèves sur les enjeux de cette mesure et rendre l'usage du numérique systématique pour faciliter l'apprentissage et la scolarité des élèves à besoins particuliers. Je rappellerai qu'avant d'être sénateur, je faisais partie d'un groupe de chercheurs qui travaillaient sur la pédagogie et s'intéressaient en particulier à l'échec scolaire. Nous étions arrivés à la conclusion que ce dernier s'explique par une inadaptation de l'école à la vie, et ce phénomène s'est encore accéléré avec le développement du numérique. Par exemple, peut-on continuer à utiliser une pédagogie très livresque, quand l'élève peut accéder chez lui à toutes sortes d'informations sur différents supports grâce à Internet ? Ce constat m'a valu de nombreuses disputes avec des enseignants, qui portaient un jugement très négatif sur leurs élèves. Je leur faisais remarquer qu'ils étaient en train de juger leur pédagogie. Plutôt que d'interdire des outils technologiques complètement banalisés dans la vie courante, il faut s'interroger, en tant que pédagogue, comment les mettre au service des apprentissages.
Votre rapport lance une réflexion quasi philosophique sur la société dans laquelle nous souhaitons vivre demain. Je suis particulièrement sensible à vos propositions concernant la nécessité d'apprendre à se servir des outils numériques et d'apprendre à s'en passer. Le numérique soulève des enjeux d'égalité : à Paris, il y a en moyenne sept écrans par famille. Parallèlement vous avez rappelé que 15 % des citoyens n'ont pas accès à Internet. Il faut donc garantir à tous les citoyens l'accès au numérique, mais il faut également l'encadrer et le limiter. Je rappelle les propos que tenait un mathématicien récompensé de la médaille Fields la semaine dernière sur l'embrigadement de la société en raison de l'oligopole des grandes sociétés du numérique. Cette crainte est d'autant plus vraie que le numérique n'est plus un outil, mais est un élément constitutif de notre vie, comme en témoigne la panique qui saisit la plupart d'entre nous lorsque nous croyons l'avoir perdu ou oublié !
Je souhaite bien entendu vous féliciter et revenir sur votre proposition visant à réaffirmer les missions de l'audiovisuel public en matière d'information, de divertissement et d'éducation et à s'assurer de la compatibilité du modèle économique retenu avec l'exercice de ces missions dans la perspective d'une réforme de l'audiovisuel public. Ces recommandations ne pourront aboutir que si l'audiovisuel public dispose des moyens suffisants pour exercer les missions mentionnées précédemment et imposer son modèle dans un contexte de compétition mondiale.
Je m'associe aux félicitations de mes collègues. Je rejoins notre collègue David Assouline lorsqu'il constate que nos enfants nous dépassent en matière de numérique, et notamment dans la maîtrise du codage. À cet égard, il me paraitrait opportun de faire évoluer les disciplines. Je pense par exemple à l'opportunité de transformer les cours de technologie en cours d'informatique, d'autant que les professeurs de technologie sont souvent également professeurs d'informatique. Pour illustrer les pénuries en compétences numériques, je rappellerai la stratégie de nombreuses entreprises spécialisées dans la cybersécurité qui prennent désormais systématiquement des jeunes en alternance afin de disposer d'une main d'oeuvre adaptée à leurs besoins. J'insiste également sur les compétences très variables des enseignants en matière de numérique : certains sont des quasi professionnels, alors que d'autres ne savent pas utiliser les fonctionnalités des tableaux blancs interactifs ! Il y a donc un manque cruel de formation. Je regrette également que les responsabilités entre l'État et les collectivités territoriales en matière de maintenance restent opaques, ce qui conduit souvent à faire assumer la maintenance des équipements par des professeurs, souvent de technologie. Enfin, je tiens à attirer votre attention sur le danger du « tout gratuit » : certains professeurs mettent en ligne les ressources pédagogiques qu'ils développent, sans qu'elles soient toujours adaptées aux programmes officiels. Je rappelle le rôle fondamental des éditeurs privés payants. Ces derniers ont adapté leurs produits afin de tenir compte de l'évolution des technologies. Néanmoins, le numérique ne remplacera jamais complètement le papier et il faut encourager les usages complémentaires. Enfin, au-delà des questions de myopie liées à l'exposition aux écrans, de nombreux pédiatres insistent sur les dangers du numérique pour le développement des jeunes enfants. Ainsi, l'utilisation de tablettes par des enfants de six à huit mois va certes leur apprendre à bouger des objets sur un écran, mais ces enfants ne sauront pas tenir un objet. De même, l'apprentissage de la lecture ne se fait pas de la même manière sur un écran et sur un livre. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si de très nombreux responsables de grandes entreprises américaines du numérique envoient leurs enfants dans des écoles qui proscrivent l'utilisation des outils numériques !
J'espère que tous ces compliments et la chaleur ambiante ne vont pas faire trop gonfler vos chevilles !
Pour répondre à la remarque de Bruno Retailleau sur la dimension européenne du numérique, je rappelle que ce rapport s'inscrit dans la continuité de deux rapports réalisés à l'époque où j'étais à la commission des affaires européennes et qui portaient sur la gouvernance d'Internet, les questions industrielles et la fiscalité liées au numérique. Le présent rapport constate le retard que nous avons accumulé en matière de formation au numérique, que ce soit à l'école, à l'université, mais également dans les petites et moyennes entreprises, alors que tous les métiers se digitalisent. Par ailleurs, nous ne pouvons pas continuer à être dépendants d'un système composé de quelques entreprises oligopolistiques qui nous imposent leurs valeurs. Il nous faut donc développer une véritable stratégie au niveau de l'État et du gouvernement et mettre un terme à cette porosité dangereuse entre l'administration centrale et les grandes entreprises numériques américaines.
En ce qui concerne l'interdiction du téléphone portable à l'école, elle est complétée par la possibilité d'utiliser le téléphone portable dans le cadre d'un usage pédagogique afin de profiter des opportunités du numérique en matière d'apprentissage. Toutefois, l'enseignant doit garder la maîtrise sur ces exceptions pédagogiques. Ma recommandation sur la nécessité de faire précéder l'interdiction du portable dans les établissements scolaires d'un débat avec les enseignants, les parents et les élèves sur les enjeux de cette mesure est inspirée de mes échanges avec Serge Tisseron, psychiatre et spécialiste de ces questions. En effet, la portée pédagogique de cette mesure ne pourra être atteinte que si l'ensemble des parties prenantes comprennent les risques et les opportunités du portable. Colette Mélot faisait remarquer que les établissements scolaires étaient de plus en plus équipés : c'est grâce aux collectivités territoriales qui ont fortement investis dans l'équipement informatique des écoles et des collèges. Toutefois, ces mêmes collectivités territoriales constatent un absence de retour d'information sur les usages suscités par les équipements qu'elles ont financés. C'est la raison pour laquelle j'ai insisté sur la mise en place d'une véritable instance de pilotage entre l'État et les collectivités territoriales pour assurer l'efficacité du plan numérique pour l'éducation. Par ailleurs, comme l'a rappelé Max Brisson, il faut inverser la logique et réfléchir aux usages avant d'imposer des équipements. En ce qui concerne les effets néfastes des écrans sur le développement des jeunes enfants et l'apparition de troubles de type autistiques, je déposerai prochainement une proposition de loi qui obligera les constructeurs d'outils numériques à vocation pédagogique pour les très jeunes enfants à indiquer que l'utilisation des outils numériques peut nuire au développement des enfants de moins de trois ans.
Attention de ne pas faire d'amalgame entre les troubles de comportement et les troubles autistiques !
Je connais suffisamment bien la question du handicap pour ne pas souhaiter faire d'amalgame. Quand je parle de comportement type autistique, je fais référence à des comportements de renfermement de l'enfant sur lui-même et des difficultés dans sa relation au monde. La proposition de loi que je souhaite déposer prochainement ne signifie pas que je suis opposée aux nouvelles technologies, mais elle vise à garantir que ces dernières ne nuisent pas au développement de l'enfant.
Enfin, Jean-Raymond Hugonet m'a demandé si je ne devais pas parler de la formation de ceux qui auront à construire les villes intelligentes de demain. En fait, j'en parle indirectement, lorsque je parle de la nécessité d'investir dans des secteurs clés tels que les transports, l'énergie et l'environnement. Ils sont au coeur de la problématique des villes du futur. Je n'ai pas pu détailler tous les métiers qui doivent s'adapter à la digitalisation, je vous renvoie à mont rapport qui insiste sur la façon dont tous les métiers sont impactés par le numérique, et c'est à cette transformation qu'il faut préparer les élèves.
En ce qui concerne le codage, pour répondre à David Assouline, il est désormais obligatoire à l'école primaire et au collège. En revanche, je propose d'émanciper l'informatique des mathématiques ou de la technologie et d'en faire une discipline autonome, Enfin, je voudrais tempérer l'affirmation de Stéphane Piednoir sur la supposée compétence des jeunes enseignants. Des études officielles montrent qu'ils peuvent rencontrer les mêmes difficultés que leurs collègues plus anciens. S'ils maîtrisent les outils numériques pour leur usage personnel, ils ne savent pas tous les manipuler d'un point du vue pédagogique.
La commission autorise la publication du rapport d'information.
Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux de la matinée par l'audition de Maxime Saada, président du directoire du groupe Canal Plus.
C'est la première fois que vous vous exprimez devant la Représentation nationale depuis le 29 mai dernier et l'annonce de la perte des droits de la Ligue 1 à partir de 2020 au profit d'un nouvel acteur en France, le groupe espagnol Mediapro.
Le groupe Canal Plus avait une relation particulière avec le championnat de Ligue 1 depuis son lancement en 1984. La retransmission des matchs a ainsi été un élément clé de son succès avec le cinéma et les émissions en clair. Vous nous direz, dans ces conditions, si ce n'est pas le modèle même de Canal Plus qui est aujourd'hui menacé et quelles réponses vous entendez apporter à cette situation.
Avant de lancer le débat, je vous propose de nous présenter en quelques minutes la situation du groupe Canal Plus en insistant plus précisément sur les conséquences prévisibles de la perte des droits de Ligue 1 à l'horizon 2020 que ce soit en termes de pertes d'abonnés, de chiffre d'affaires et de financement du cinéma.
Je rappelle en effet que Canal Plus a l'obligation, depuis le décret du 9 mai 1995, de consacrer au moins 20 % de ses ressources totales, hors taxes, à l'acquisition de droits de diffusion d'oeuvres cinématographiques. Elle a, par ailleurs, une obligation de 12,5 % d'investissements dans le cinéma européen, et 9,5 % dans des films d'expression originale française, ou de 3,62 euros par abonné selon les termes d'un accord signé en 2015 applicable jusqu'en 2019. Il est donc tout à fait essentiel pour le Parlement d'avoir une idée claire des risques qui pèsent sur le financement du cinéma français et sur l'avenir de cet accord au-delà de 2019.
Je tiens à rappeler, à titre liminaire, que le Groupe Mediapro est détenu à 54 % par des fonds chinois, ce qui n'est pas sans poser des questions de souveraineté.
Vivendi et Canal Plus entendent devenir les champions de notre exception culturelle dans le monde. L'hégémonie culturelle américaine n'a jamais été aussi forte, alors que les studios sont absorbés par des opérateurs de télécommunication ou les géants du Web - Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft (GAFAM) - et que se renforcent les plateformes de diffusion de vidéos à la demande. L'hégémonie culturelle américaine cible, à travers ses films de super-héros, les adolescents et les pré-adolescents à l'échelle mondiale. Neuf films américains sont parmi les dix premiers du box-office chinois ; un tel succès illustre l'apport de ces plateformes de diffusion au renforcement du soft power culturel américain. Nos abonnés sont ravis de voir ces films américains et Canal Plus a passé des accords avec les majors hollywoodiennes. Néanmoins, une alternative doit être proposée aux adultes demandeurs de produits culturels à valeur ajoutée, en s'appuyant sur la richesse culturelle des pays européens et d'Afrique francophone. La culture asiatique, très forte localement, ne parvient pas à s'imposer en dehors, à l'exception du cinéma coréen au succès marginal. L'histoire, la culture et les lieux, l'attractivité et les talents d'écriture, de jeu et de réalisation présents en Europe sont autant de facteurs qui doivent favoriser le succès de cette alternative. Vivendi, au travers de Studiocanal, Universal Music et Dailymotion, est le seul acteur réellement capable de porter cette ambition au plan mondial.
La base d'abonnés de Canal Plus fournit également les investissements nécessaires à l'amélioration des contenus. Durant ces trois dernières années, Canal Plus s'est réformé et l'abonnement à ses programmes, grâce au partenariat avec Orange, est devenu plus accessible. Le 11 août prochain, les jeunes de moins de 26 ans pourront bénéficier d'un abonnement sur internet à un tarif inférieur à 10 euros ! Aujourd'hui, la télévision IP génère la croissance du marché et le développement de Canal Plus dans ce secteur résulte de notre partenariat avec ces différents fournisseurs d'accès, au premier rang desquels Free et Bouygues.
Tous les principes historiques de Canal Plus, comme celui de l'engagement annuel, ont été remis en cause ; on peut désormais s'abonner pour une durée allant d'un mois à deux ans. Le prix et la distribution - par la vente en gros pour certaines offres via des fournisseurs d'accès - ont également été modifiés. Nos coûts ont été drastiquement réduits conformément à un plan d'économie triennal. Canal Plus a ainsi réalisé 460 millions d'euros d'économie en trois ans, soit 25 % de sa base de coûts, sans remettre en cause ses investissements dans la création. Fort de cet effort, le groupe peut affronter le séisme représenté par la perte des droits de diffusion du football.
Avec 6 000 titres, dont plusieurs dizaines sont en restauration, Studiocanal dispose du plus beau catalogue mondial de films français, européens et américains. Studiocanal est également producteur de films de cinéma et de séries. Nous avons également investi dans sept sociétés de production en Scandinavie, en Espagne ou au Royaume-Uni. Enfin, en investissant 300 millions d'euros en faveur des films ayant vocation à s'exporter, comme Paddington, qui représente son plus gros succès, Studio canal réalise 80 % de ses résultats à l'international.
A ce dispositif s'ajoutent les activités de télévision à l'international dirigées par Jacques du Puy, en particulier en Afrique où Canal Plus compte désormais 3,5 millions d'abonnés. Canal Plus International devrait y bénéficier de la croissance démographique de la population francophone dans les trente prochaines années. Notre groupe est également bien implanté en Pologne, avec 2,5 millions d'abonnés ; au Vietnam, avec 800 000 abonnés, et vient de débuter son activité au Myanmar. Le nombre d'abonnés, tant en France qu'à l'international, a augmenté de près de quatre millions depuis l'arrivée de notre actionnaire de référence. Avec 15,5 millions d'abonnés, Canal Plus demeure bien évidemment en-deçà de Netflix qui en totalise 125 millions.
Canal Plus investit 3,2 milliards d'euros dans la création et les contenus, c'est-à-dire dans le sport, le cinéma ou les séries. Ce montant est certes deux fois moins important que celui investi par Netflix, mais Canal Plus n'est présent que dans 30 pays.
Notre groupe dispose de la quasi-totalité des leviers pour porter son ambition internationale. Cependant, l'environnement économique et réglementaire ne nous a guère été clément. Le résultat net du groupe Canal Plus - France, International et Studio Canal - s'élève à 377 millions d'euros, qu'il faut comparer aux prélèvements de 150 millions d'euros de TVA et d'impositions diverses ajoutés depuis 2012. Ces charges nouvelles défavorisent la compétitivité de Canal Plus par rapport aux acteurs mondiaux, comme les GAFAM, qui échappent à l'impôt. Netflix, qui possède 3,5 millions d'abonnés en France et en recrute, chaque mois, 100 000 nouveaux, ne paiera que 3 millions d'euros d'impôts ! Nous avons donc des boulets aux pieds pour concourir contre des acteurs mondiaux aux moyens colossaux et pour lesquels l'activité média peut s'avérer annexe. Jeff Bezos expliquait en ce sens qu'un Golden Globe permettait avant tout à Amazon d'écouler davantage de chaussures et de papiers-toilettes ; les contenus vidéo n'étant considérés que comme des produits d'appel pour la vente d'autres marchandises.
L'environnement fiscal nous été particulièrement hostile durant ces dernières années. Le taux réduit de la TVA à 5,5 % était la contrepartie du pacte scellé en 1984 entre les Pouvoirs publics et Canal Plus qui devait consacrer 12,5 % de son chiffre d'affaires au pré-achat de films français et européens et au financement de petits films contribuant à la diversité. Le niveau de cette obligation demeure sans équivalent en France. Canal Plus consacre aujourd'hui entre 170 et 200 millions d'euros au pré-achat d'une centaine de films, dont beaucoup d'oeuvres de jeunes réalisateurs.
Les décrets audiovisuels doivent être modifiés. La situation actuelle est ubuesque et très pénalisante : investir dans une fiction ne confère aucun droit patrimonial, au-delà de la possibilité de la diffuser durant trois ans et demi. Il nous faut détenir les droits pour porter l'ambition de la francophonie à l'international. Si le lancement de notre chaîne Studiocanal aux États-Unis, via l'opérateur direct-Tv reçu par 23 millions de foyers, permet d'exploiter notre catalogue de films, la diffusion des récentes fictions à succès, comme Baron noir ou Versailles, nous est impossible, faute d'en détenir les droits patrimoniaux. Une réforme urgente s'impose pour donner la possibilité aux financeurs de la création de développer leur patrimoine afin de l'exporter.
Le Conseil supérieur de l'audiovisuel nous a quasi-systématiquement pénalisé. Certains présentateurs, comme Cyril Hanouna, ont pu être excessifs, mais l'annonce de dix-huit millions d'euros infligée m'apparaît clairement disproportionnée pour des blagues à l'antenne. D'ailleurs, l'une de ces décisions vient d'être annulée par le Conseil d'État. En outre, suite à l'acquisition de TPS, Canal Plus a fait l'objet d'une soixantaine d'injonctions et d'engagements délivrés par l'Autorité de la Concurrence. Tandis que Netflix et Amazon arrivaient en France, notre service de vidéos à la demande, Canal-Play, ne pouvait plus bénéficier d'exclusivité de diffusion. Cette injonction, qui vient d'être levée, lui a été fatale, puisqu'il est passé, entretemps, de 800 000 à 200 000 abonnés. La rapidité de ce marché doit être mieux prise en compte par les pouvoirs publics. Si rien n'est fait, dans deux ans, la fiction française n'existera plus à l'étranger ! Notre marché national est le seul à fonctionner de la sorte ! Même avec les fictions françaises, Netflix n'a pas à observer les règles qui nous sont imposées.
Notre commission, qui partage votre constat d'un environnement défavorable, a produit, dès 2013, un rapport sur la fiscalisation des GAFAM. Lors du dernier débat préalable au prochain conseil européen, j'ai également demandé à la ministre des affaires européennes pourquoi elle ne relayait pas les propositions faites sur la fiscalité et les abus de position dominante mentionnés par la proposition de résolution européenne du Sénat. Depuis la condamnation de Google à verser 2,43 milliards d'euros d'amende intervenue il y a tout juste un an, le 27 juin 2017, aucune décision structurelle n'a été prise pour résoudre les problèmes que vous venez de nous exposer.
Le piratage représente également un autre sujet d'importance !
Notre commission a conduit des travaux sur l'ensemble de ces questions. Je passe à présent la parole à mon collègue Jean-Pierre Leleux, rapporteur des crédits de l'audiovisuel.
Concernant le modèle de Canal Plus et ses relations avec le cinéma, depuis deux ans vous évoquez une remise en cause de l'accord de 2015 afin d'établir un plafond au financement du cinéma - le chiffre de 280 millions d'euros et de 120 films a circulé - et un plancher de l'ordre de 200 millions d'euros et de 100 films.
Les négociations sur la chronologie des médias envisageaient plutôt une reconduction de l'accord de 2015 comme contrepartie aux avantages que pourrait obtenir Canal Plus. Quelles sont vos intentions alors que l'accord arrivera à son terme en 2019 et que les négociations sur la chronologie des médias se poursuivent ?
Nous n'avons jamais contesté l'accord de 2015. Canal Plus était prêt à reconduire ses engagements en l'état, à la condition toutefois que sa fréquence TNT soit confirmée. Fin 2020, il nous faudra candidater pour la réattribution de notre fréquence TNT qui représente, avec près de 600 000 abonnés, un élément structurant de notre économie. L'année dernière, nous avons même investi 15 millions d'euros supplémentaires par rapport à nos obligations, suite à la baisse de notre chiffre d'affaires sur lequel notre contribution au cinéma est indexée.
La chronologie des médias actuellement proposée est défavorable à Canal Plus. Elle prévoit, notamment, d'accompagner l'avancement de notre fenêtre, de dix à huit mois d'un dégel de la vidéo à la demande sur la fenêtre de Canal Plus et d'une réduction de notre fenêtre d'exploitation de douze à neuf mois. Dans ce contexte également marqué par la dernière attribution des droits au football, nous sommes prêts à signer un nouvel accord sur la chronologie des médias, à condition qu'il soit vertueux. Le cinéma français demeure un axe à la fois de différenciation essentiel et de développement supplémentaire pour Canal Plus. Nous sommes donc prêts à maintenir notre contribution, à la condition que le contexte actuel de nos activités soit bien pris en compte.
Concernant les droits du football, Canal Plus a perdu successivement la Champions League, la Premiere League anglaise et la Ligue 1 au profit d'acteurs qui souhaitent distribuer leurs propres chaînes. Pouvez-vous nous dire exactement où vous en êtes sur cette question du football ? Avez-vous l'intention de contester l'attribution des droits de la ligue 1 ; si oui, pour quel motif ? Dans le cas contraire quels sont les différentes options à votre disposition ? Envisagez-vous de baisser fortement le prix de l'abonnement à Canal Plus à partir de 2020 quand vous n'aurez plus les droits de la ligue 1 ?
Nous examinons toutes les options et comptons tirer les enseignements de ce dernier appel d'offres. On mise en effet sans savoir ce qu'on achète et certains aspects de ce dispositif nous paraissent abusifs, avec notamment un acteur en position monopolistique. La cession de la quasi-totalité des droits n'a pas bénéficié à un acteur domestique, ce qui pose une question de souveraineté. Comment encadrer ces autorités qui bénéficient d'une délégation de service public ?
Il est prématuré d'évaluer les conséquences tarifaires de cette décision. Nous disposons des droits de diffusion de la ligue 1 et de ses trois premières affiches encore pendant deux ans. L'abonnement à 25 euros mensuels pour la nouvelle chaîne de Mediapro sera plus élevé que celui de Canal Plus durant cette période ! Suite à l'autorisation de la sous-licence concédée dans l'appel d'offres, un second marché devrait émerger. Je ne vois pas comment Mediapro sera en mesure de rentabiliser son investissement, sans avoir à ses côtés les acteurs de la distribution. D'ailleurs, nos ventes sont très positives grâce à la Coupe du Monde, dont nous n'avons pourtant pas les droits ! Notre modèle hybride d'éditeur de chaînes et de distributeur nous permet soit d'acheter des droits et de les proposer directement sur les chaînes, soit de distribuer des chaînes pour en faire bénéficier nos abonnés.
Le succès de Mediapro met en évidence l'échec de l'internationalisation de Canal Plus. Cette société espagnole à capitaux chinois s'est développée en Espagne avant de partir à la conquête des marchés italiens et français. Est-ce à dire que l'actionnaire chinois de Mediapro est plus efficace et plus puissant que l'actionnaire de référence du groupe Vivendi ? Comment analysez-vous l'affaiblissement de Canal Plus sur la scène internationale et la France est-elle condamnée à ne pas disposer de groupe de médias de taille européenne ?
J'apprécie votre franchise, mais l'échec que vous évoquez me paraît plutôt un succès. La non-attribution des droits n'a pas mis en péril le groupe lui-même. TPS, Orange ou encore BeIn Sport et SFR ont tous essuyé des pertes substantielles après avoir acquis des droits sportifs. Remporter ces droits, pour un coût que nous estimons prohibitif, compte tenu de notre expérience depuis 1984, nous aurait inéluctablement conduits à la faillite. Canal Plus a fait le choix de la survie ! Comment allons-nous adopter notre modèle économique et notre stratégie de long terme pour affronter ce nouveau contexte dans deux ans ? Au-delà du sport, il faut réfléchir aux moyens de nous renforcer, comme de renforcer la lutte contre le piratage. N'oublions pas qu'une baisse du piratage induirait un gain de 500 000 abonnés et génèrerait 40 millions d'euros supplémentaires de chiffre d'affaires permettant de soutenir le cinéma français et renforcerait notre capacité à acheter de nouveaux droits sportifs. Notre modèle généraliste, qui porte à la fois sur le cinéma et le sport, est désormais le seul au monde. Cette caractéristique est certes coûteuse, mais elle procure une plus grande adaptabilité.
L'arrivée d'un nouvel acteur important dans le sport sur la scène française comme l'émergence de Netflix comme un acteur dominant des séries a pour conséquence de modifier sensiblement les équilibres du marché des médias. Canal Plus qui a longtemps été un acteur de la consolidation - avec le rachat de TPS et des chaînes du groupe Bolloré - était limité dans ses initiatives comme l'a montré le rapprochement a minima avec BeIn Sport. Vous ne pourrez pas nous dire ce matin si vous avez l'intention de vous rapprocher d'un de vos concurrents mais pouvez-vous nous dire si un tel rapprochement est redevenu possible dans le nouveau contexte concurrentiel au regard de la jurisprudence de l'Autorité de la concurrence ?
Oui, sans aucune ambiguïté. Mais n'est-ce pas trop tard ? Nous avons été affaiblis. BeIn a subi comme nous la perte de la Ligue des champions et les conséquences du nouvel accord sur la Ligue 1, tout comme l'arrivée sur le marché de SFR Altice et de Mediapro. C'est la raison pour laquelle il faut être extrêmement réactif.
Canal Plus entend-il attaquer en justice la décision d'attribution des droits à Mediapro, à l'instar de ce qui s'est produit en Italie ? La perte de ces droits de diffusion peut-elle remettre en cause la base de vos abonnés ? Le montant attribué au cinéma va-t-il diminuer, suite à la baisse de votre chiffre d'affaires ? En outre, le rapprochement de Canal Plus avec BeIn est-il toujours d'actualité ? Canal est enfin un acteur important de la retransmission d'autres activités sportives. Canal compte-t-il diminuer sa diffusion du sport ou se diversifier sur des marchés, dont les droits télévisés sont moins élevés, afin de toucher un public plus large ?
Votre groupe a-t-il été approché au moment de la création de Salto ? Pourquoi ne créez-vous pas une alternative à Netflix ? Enfin, le football représente une entreprise de spectacle. Canal Plus a donné ses lettres de noblesse de football dans notre pays ! Les montants des droits pour la ligue 1 sont devenus exorbitants et ne pourront être tenus dans le temps !
Votre soutien à la diversité a fait votre succès. Comment s'articule, en France, cette distorsion de concurrence avec un acteur étranger comme Netflix ?
Canal Plus n'a-t-il pas perdu son âme historique, en proposant moins de football et d'humour ? Au-delà de vos offres destinées à de nouveaux publics, que faîtes-vous pour vos abonnés historiques ?
L'appel d'offre et la caution solidaire de la maison mère ont été les mêmes en France et en Italie. Mediapro, qui a remporté les droits pour 800 millions d'euros, n'aura rien à verser pendant deux ans ! À quel moment s'effectueront les versements ? C'est là un risque pour l'ensemble du système. Si rien n'est fait dans le football dans les deux ans, nous perdrons des abonnés sur le football et notre soutien au cinéma baissera en proportion de notre chiffre d'affaires. Toutefois, un montant plancher par abonné garantit une certaine protection. Malgré leur baisse récente, nos investissements atteignent 165 millions d'euros, tandis que France Télévisions ne mobilise que 30 millions d'euros. Canal Plus demeure le premier financeur du cinéma français et la valeur absolue de ses investissements a son importance !
Il est désormais trop tard pour nous allier avec BeIn.
Les investissements vont être maintenus dans le sport. Canal Plus détient l'exclusivité des droits de diffusion du Top 14 et le rugby est devenu un élément important de notre stratégie. La diffusion de la Formule 1 a connu, sur deux ans, une augmentation de 60 %. Le golf représente désormais un élément clef et la boxe a été relancée. En acquérant la totalité des droits de diffusion de la Division 1, Canal Plus a investi dans le football féminin et s'est associé à TF1 pour la diffusion de l'intégralité de la prochaine coupe du monde de football féminin qui se déroulera en France.
Canal Plus, qui n'est pas une plateforme, mais un éditeur et un distributeur, n'a pas été sollicité pour la création de Salto. Bien que l'on puisse s'étonner que des chaînes gratuites deviennent payantes, je salue cette initiative de rapprochement des acteurs français. Mais Salto n'a pas vocation à devenir le concurrent de Netflix.
En revanche, Canal Play représentait une alternative à Netflix. Est-il possible de le relancer et ainsi de mobiliser des milliards d'euros pour aborder le marché mondial ? Canal Plus dispose des actifs et a des idées, mais il lui faut être plus fort en France pour y parvenir.
Le football est un spectacle. Les coûts de production de la chaîne de Mediapro pour 20 millions d'euros, qui devra diffuser une dizaine de matches hebdomadaires, sont moins élevés que ceux engendrés par la diffusion de nos trois matches ! Ce chiffre me paraît totalement infondé.
Au sein de ses investissements en faveur de la création cinématographique, Canal Plus doit en consacrer 60 % aux films européens, dont 40 % pour les films français, tandis que les autres plateformes sont soustraites à toute forme de quotas. Comment concilier, par ailleurs, la nouvelle directive SMA avec notre régime de quotas ?
La situation de Canal Plus était précaire, avec 400 millions d'euros de pertes. Il nous fallait être pragmatiques. Certaines de nos émissions populaires ne contribuaient pas à l'augmentation des abonnements. Or Canal Plus, qui n'est pas un service public, doit avant tout satisfaire ses abonnés. Certaines pages ont dû être tournées et notre modèle a été redéfini. Notre groupe doit s'adapter à ce nouvel environnement et mobiliser les talents de demain.
Les abonnés historiques bénéficient d'un programme exclusif - Canal Premier rang - et peuvent disposer d'un nouveau décodeur satellite, aux prestations technologiques reconnues comme les plus performantes au monde.
Comment voyez-vous l'avenir de vos relations avec les différentes autorités de régulation ?
Nous avons pu récemment dialoguer, de manière sereine et féconde, avec les représentants de cette autorité. Si les injonctions de 2012 nous ont pénalisés, les membres du nouveau collège semblent avoir compris les problèmes de notre groupe.
Merci d'avoir répondu avec précision à nos questions. Canal Plus, premier financeur du cinéma français, représente pour nous un enjeu majeur, comme nous l'avions souligné lors du dernier Festival de Cannes. Souhaitant faire évoluer la régulation, initialement conçue pour le monde hertzien, notre commission entend jouer un rôle important dans la future réforme de l'audiovisuel public qui aura des conséquences sur vos activités.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 40.