Monsieur le Président, Monsieur le rapporteur, Madame la sénatrice, quelques propos introductifs pour essayer d'aborder une partie des différents sujets qui figurent dans le questionnaire transmis par votre commission.
La Direction nationale d'enquêtes fiscales (DNEF) est une direction à compétence nationale de la direction générale des finances publiques (DGFiP). Elle est basée à Pantin et comprend environ 400 agents. Elle intervient en matière de recherche et de collecte du renseignement fiscal, et effectue des enquêtes pour détecter les fraudes les plus importantes.
Son objet principal est d'alimenter, à partir de ses recherches et enquêtes, les autres services de la DGFiP en propositions de vérifications ou de contrôles, qu'il s'agisse des directions nationales, comme la Direction des vérifications nationales et internationales (DVNI) et la Direction nationale de vérification des situations fiscales (DNVSF), mais également les Directions interrégionales de contrôle fiscal ou les brigades départementales de contrôle.
C'est le seul service de la DGFiP habilité à mettre en oeuvre des procédures de visite domiciliaire et de saisie, conformément à l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales, sur autorisation du juge judiciaire.
La DNEF n'effectue elle-même qu'un nombre limité de vérifications de comptabilités d'entreprises, essentiellement pour lutter contre la fraude internationale en matière de TVA - « carrousels TVA » - ou fraude à la TVA sur les moyens de transport et les véhicules d'occasion notamment. Elle est dans ce domaine la correspondante pour la France du réseau Eurofisc, qui échange entre pays membres de l'Union européenne des données relatives à la TVA. Elle procède à un certain nombre de demandes d'assistance administrative auprès d'autres Etats et répond aux demandes d'assistance administrative provenant de ces Etats.
Trois sources de programmation se combinent :
- Nous développons beaucoup l'analyse « risque », qui repose sur le croisement de bases de données ou d'informations issues de l'assistance administrative internationale et vise à identifier, par des requêtes informatiques, des incohérences et des ruptures de comportement.
- La seconde source concerne la recherche de renseignements, qui repose sur la mobilisation et la fiscalisation d'informations externes, en provenance d'autres services en charge de la lutte contre la fraude -police, gendarmerie, justice, affaires sociales, TRACFIN, Etats étrangers- ou de sources complètement extérieures -aviseurs.
- Enfin, la mobilisation des informations existantes repose sur l'exploitation des faits constatés ou d'informations transmises par les services gestionnaires ou vérificateurs.
La DNEF est placée sous l'autorité du service du contrôle fiscal de la DGFiP, qui assure une mission de pilotage et de coordination des différents services de recherche et de contrôle, en particulier de l'activité des trois directions nationales.
Pour répondre par avance à l'une des questions qui m'ont été adressées par votre commission, je précise que la DNEF n'a aucun contact direct avec le ministre ou son cabinet, sauf si le ministre nous fait l'honneur de sa visite à Pantin, comme il l'a fait en juin dernier. Elle rend compte de son action à sa direction générale.
Sur les sujets en lien avec la commission d'enquête, la DNEF a engagé plusieurs actions spécifiques ces dernières années pour identifier des avoirs détenus à l'étranger auprès d'établissements financiers.
Nous avons lancé une opération de droit de communication auprès des banques et établissements financiers, en application de l'article L. 96 A du livre des procédures fiscales.
Ce droit de communication est intervenu en deux vagues, tout d'abord en novembre 2010 auprès de 449 banques pour leur demander de nous indiquer les transferts de capitaux d'un montant supérieur à 15 000 €, effectués sur certaines périodes, à destination d'une quinzaine de pays non coopératifs ou pratiquant le secret bancaire.
Nous avons identifié 8 000 contribuables, dont 1 200 ayant réalisé un virement sur un compte à l'étranger présumé leur appartenir. Ils ont fait l'objet d'un contrôle sur pièces de leur dossier fiscal et, pour certains, de contrôles plus lourds, actuellement en cours d'achèvement.
La deuxième vague a eu lieu en février 2012, auprès de 775 banques, en vue de compléter les informations reçues précédemment et de couvrir une période plus récente, sur des informations relatives aux années 2009 à 2011, en modifiant légèrement les seuils de virement et les pays ciblés. Cela a permis d'identifier un peu plus de 1 100 personnes physiques, résidant en France et présumées avoir réalisé des virements sur un compte à l'étranger leur appartenant, ce qui n'est pas en soi interdit mais qui, dans certains cas, peut permettre de déceler des comptes non déclarés.
La DNEF s'est par ailleurs mobilisée sur plusieurs affaires, d'ampleurs différentes, qui ont conduit à l'identification de comptes non déclarés à l'étranger.
La plus importante est l'affaire HSBC. Vous avez auditionné récemment M. Falciani à ce sujet.
Ce dossier a mobilisé sur une très longue période une part importante des moyens de la DNEF. M. Eckert, rapporteur général de la commission des finances de l'Assemblée nationale, a fait un point précis et actualisé sur le traitement de ce dossier par les services de Bercy en juillet dernier. Ce rapport a été établi à partir de l'ensemble des données auxquelles M. Eckert a pu avoir accès conformément à son pouvoir de contrôle sur pièces et sur place. Je suis à votre disposition pour répondre à vos éventuelles questions.
La DNEF a reçu l'ensemble de données informatiques réparties dans de multiples fichiers transmis par M. Falciani et a travaillé en partie en liaison avec lui sur le décryptage de cette masse de données qui, contrairement à ce qui a été souvent présenté, n'était pas une liste achevée de contribuables, à l'origine, mais des données qu'il a fallu retraiter de manière assez complexe pour identifier les résidents français détenant des comptes à l'étranger.
La DNEF a fait un nombre important de propositions en matière de vérifications de contrôles, qui ont été traitées par les directions nationales de contrôle dont vous avez auditionné les responsables.
Des informations relatives à des comptes à l'étranger ont été fournies par d'autres Etats, comme dans l'affaire dite du Lichtenstein. Fin 2007 et début 2008, les autorités britanniques, puis les autorités allemandes, ont transmis à la France des documents contenant une liste de 200 noms, regroupés en 64 groupes familiaux. Ces dossiers ont fait l'objet de procédures de contrôles. Les autorités allemandes et britanniques nous transmettent régulièrement des informations nominatives sur des détentions de compte à l'étranger.
L'autre affaire célèbre est celle de l'Union des banques suisses (UBS). Une instruction judiciaire est en cours pour démarchage bancaire et financier illicite et blanchiment de fraude fiscale en bande organisée. Le secret de l'instruction ne me permet pas d'être plus disert sur notre activité. L'administration fiscale s'est constituée partie civile, et collabore régulièrement avec la justice dans cette affaire. Elle tirera les conséquences fiscales qui s'imposent si l'instance établit que des contribuables français ont ouvert et détiennent des comptes non déclarés à l'étranger.
Le dernier élément récent qui nous amène à procéder à des investigations est la publication par un consortium international de journalistes d'investigation de bases de données, plus de 2,5 millions de documents divers concernant 120 000 sociétés offshore -l'affaire « Offshore Leaks ».
L'enjeu est pour nous d'avoir connaissance des liens avec des personnes domiciliées en France. Il ne semblerait pas y en avoir énormément en première analyse. Cette base de données est très intéressante car elle indique les liens entre des personnes et des structures situées dans des pays à fiscalité privilégiée, mais elle ne donne pas de références sur les comptes bancaires ou les montants financiers. C'est important pour corroborer les informations ou nous mettre sur certaines pistes, mais cela ne permettra pas d'avoir l'équivalent des informations fournies par M. Falciani, par exemple.
Suite à ces différentes opérations, et notamment l'affaire HSBC, la DNEF a mis en place en 2010, après avis de la Commission nationale informatique et liberté (CNIL), un fichier EVAFISC qui a pour objectif de recenser les informations laissant présumer la détention de comptes bancaires hors de France par des personnes physiques ou morales. Ce fichier a vocation à collecter toutes les informations dont nous pouvons disposer à l'occasion des différents contrôles. Il est à la disposition des autres services de la DGFiP et est également consulté par les services de police, de gendarmerie ou parfois les douanes. Ce fichier contenait, au 30 juin 2013, environ 9 000 noms de personnes physiques. Il s'agit de présomption de détention comptes bancaires à l'étranger et non pas toujours d'éléments certifiés.
Pour conclure, ces propos introductifs, je voudrais mentionner deux points.
Grâce à l'action du législateur -et le projet de loi de lutte contre la fraude en est une nouvelle démonstration- l'administration dispose de moyens juridiques renforcés vis-à-vis des acteurs établis sur le sol national, et en particulier vis-à-vis des banques. Notre action est par nature beaucoup plus limitée vis-à-vis d'organismes situés à l'étranger. Un dispositif généralisé d'échanges spontanés ou automatiques d'information est seul en mesure de lever une partie importante de ces contraintes.
Il convient de bien distinguer l'action de l'administration fiscale de celle des autorités judiciaires, même si notre action est de plus en plus coordonnée. Notre action vise avant tout à appréhender des sommes qui ont échappé à l'impôt. Celle du juge a un spectre plus large.
L'administration a bien entendu la possibilité de proposer des poursuites pénales, ce qu'elle fait pour les fraudes les plus graves, y compris en amont de tout contrôle, en recourant à la police fiscale.
Nous utilisons le plus possible la notion de complicité de fraude fiscale, afin que le juge puisse poursuivre toutes les personnes qui aident ou assistent le contribuable dans la commission de l'infraction elle-même, mais l'établissement d'éventuelles complicités nécessite de réaliser des investigations judiciaires lourdes pour établir leur rôle de facilitateur de la fraude fiscale. Lorsque nous saisissons le juge, nous prenons le soin de viser l'auteur présumé des infractions et ses complices. Nous appelons systématiquement l'attention des parquets sur ce sujet au moment du dépôt de plaintes pour fraude fiscale et, en qualité de partie civile, au cours de la procédure judiciaire.
Par ailleurs, en matière d'escroquerie, nous sommes amenés à porter plainte fréquemment, notamment en matière de lutte contre les carrousels de TVA, et en matière de blanchiment, à informer les autorités judiciaires ou TRACFIN.
Quels sont les critères de programmation de vos contrôles au sein de la DNEF ? Quel outil d'analyse experte utilisez-vous ?
Les méthodes de programmation reposent sur trois sources. L'analyse risque monte en puissance depuis quelques années. Elle consiste à détecter le plus tôt possible les comportements de nature à laisser présumer des fraudes.
Cela repose par exemple sur l'analyse de l'évolution d'une société. Une société qui change souvent de forme sociale ou brusquement d'activité peut ainsi donner des indices laissant présumer sa participation à certains types de fraudes. Historiquement, pour la DNEF, l'enjeu financier le plus important concerne la TVA. Cela a été le point de départ de la mise en place de ces outils d'analyse risque. L'analyse risque est de plus en plus importante, quand la CNIL nous en donne l'autorisation. Nous n'avons en effet, à ce jour, pas encore reçu celle de croiser les données relatives à l'impôt sur le revenu avec celles relatives aux impôts professionnels.
La seconde source de programmation réside dans les contacts avec d'autres services de l'Etat, notre partenaire privilégié étant les douanes, avec lesquelles nous avons des conventions, des échanges d'agents et des transmissions d'informations régulières. TRACFIN est également un partenaire quotidien. La justice est une source d'alimentation importante des dossiers. Des agents de la DNEF sont en poste au sein du Palais de justice de Paris, afin d'essayer de regarder dans les dossiers judiciaires ce qui peut nous intéresser, en plus des transmissions effectuées par les magistrats. Nous sommes aussi en contact régulier avec les services de police et de gendarmerie.
La troisième source de programmation, ce sont les informations purement fiscales, à partir de celles qui nous remontent des services gestionnaires, qui identifient des éléments anormaux dans le comportement fiscal du contribuable, qu'il soit personne physique ou morale.
Nous utilisons un outil qui s'appelle SAS, qui permet de faire de l'analyse de données, ainsi que différents logiciels plus pointus pour essayer d'écrire des environnements fiscaux, établir les liens entre différentes personnes ou structures par des schémas.
Vous êtes amenés à avoir des contacts avec les pays étrangers. Comment se passent les relations avec les banques suisses ou luxembourgeoises ?
Mon service a des relations avec les administrations fiscales étrangères, mais nous n'avons pas de relations directes avec les banques étrangères.
En cas de demande d'assistance administrative, l'administration centrale effectue la démarche ; le pays y répond plus ou moins bien, et plus ou moins vite.
Depuis 2011, grâce à Eurofisc, les pays membres s'échangent spontanément un nombre important d'informations sur les sociétés, dont elles cotent le risque, en confrontant leur expérience et leurs données.
A quel moment la DNEF a-elle été saisie officiellement de l'affaire HSBC ?
Vous faites référence à une période à laquelle je n'étais pas en fonction. L'autorité judiciaire a transmis officiellement les informations à la DGFiP en juillet 2009, ce qui a constitué la base de nos travaux.
M. Eckert explique très bien les différentes étapes : M. Falciani a antérieurement pris contact avec la DNEF. C'est à la suite des perquisitions faites sur commission rogatoire suisse que les données ont pu être utilisées officiellement et servir de base aux procédures fiscales.
Le Parisien, dans son édition du 8 septembre, faisait état d'une hausse assez spectaculaire des saisies de liquide par les douanes. Avez-vous été informés de ces éléments ? Quel est votre commentaire à ce sujet ?
La Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) nous a informés de ces éléments. Nous sommes en contact afin d'exploiter au mieux ces informations, qui concernent à la fois les mouvements de fonds déclarés et ceux non déclarés de la France vers l'étranger et de l'étranger vers la France.
Nous avons eu une réunion de concertation la semaine dernière pour étudier la nature de l'information dont disposaient les douanes, et la manière dont elle pourrait être exploitée fiscalement.
Quel est le niveau des enjeux fiscaux impliqués en général dans les affaires que vous avez évoquées ?
C'est assez difficile à dire. Les affaires sont très différentes les unes des autres. Dans l'affaire HSBC, le montant des droits et pénalités issus des redressements atteignait, en juin, 186 millions d'euros. Il a dû progresser depuis. Ce sont des sommes conséquentes. Dans d'autres affaires, le montant peut être plus réduit. Il n'y a pas de règle générale. Cela dépend de la qualité de l'information, du caractère récent ou non de celle-ci. Nous avons parfois des listes, mais avec des éléments incomplets, des noms sans les adresses, des comptes sans les noms. C'est un travail minutieux, sans avoir toujours la garantie de pouvoir exploiter toutes les informations.
La DNEF a-t-elle collaboré avec M. Falciani pour exploiter les données HSBC ?
La DNEF a été en contact téléphoniquement avec M. Falciani en 2009. Il nous a beaucoup aidés à décrypter et à mettre en relation les différentes données d'un fichier qui était d'une taille volumineuse, avec des tables de correspondance entre des séries de chiffres et de codes. C'est grâce à son intervention que nous avons pu exploiter une partie des informations et extraire une liste des contribuables.
Nous avons été également en contact avec lui à son retour d'Espagne. Il nous a à nouveau informés de modalités de traitement complémentaires qui pourraient être appliquées aux informations qu'il nous avait fournies.
Nous avons été en contact au mois de juillet, et devons avoir d'autres contacts, s'il le veut bien...
Tout un débat a eu lieu sur la façon, dont ces documents sont sortis de Suisse. Avez-vous été associés aux démarches qui ont permis à ces documents de quitter ce pays ?
Je ne vois pas à quoi vous faites allusion. M. Falciani a amené ces documents en France. Le juge nous les a ensuite transmis officiellement. Nous ne sommes bien entendu pas allés les chercher en Suisse.
L'origine des documents constitue un sujet qui peut freiner notre action, si le juge considère que l'origine des documents annule la procédure fiscale.
Un arrêt de la Cour de cassation a invalidé une procédure de saisie fiscale au motif de l'illégalité de l'origine des informations, quand bien même elles auraient été transmises par le juge, d'où l'intérêt de la disposition figurant dans le projet de loi de lutte contre la fraude, qui permet d'utiliser officiellement des informations transmises par le juge, l'assistance administrative ou un droit de communication.
Indépendamment des auditions que nous organisons, nous adressons des questionnaires à des entreprises, notamment à des banques, au sujet de comptes non déclarés. L'une d'elles -une banque suisse en l'occurrence- nous a retourné ledit document, en nous répondant qu'elle a déjà signalé à TRACFIN des transactions effectuées par des personnes politiquement ou médiatiquement exposées, en précisant : « Depuis 2007, notre établissement a effectué trois signalements à TRACFIN relatifs à des personnes politiquement exposées ». Trois dates sont citées : mars 2011, juillet 2012, et avril 2013. Disposez-vous d'éléments qui corroborent ces informations ?
TRACFIN nous transmet régulièrement des signalements qui transitent par l'administration centrale de la DGFiP. Nous en avons reçu 165 en 2012. Je ne puis dire de manière abrupte si l'un d'eux correspond à ceux que vous a signalés la banque.
Par nature, certains signalements peuvent concerner des personnalités sensibles et exposées. Il faudrait que nous puissions voir avec vous, dans un cadre bilatéral, à partir des faits constatés, si l'on retrouve ces éléments, le secret fiscal ne me permettant pas, en tout état de cause, de parler de dossiers nominatifs devant votre commission en formation plénière.
Les banques sont-elles toujours exemptes de critiques dans les transferts de fonds que vous jugez douteux ?
Du point de vue fiscal, je n'ai pas à porter d'appréciations sur l'attitude générale des banques, que je ne veux pas stigmatiser. Nous avons, vis-à-vis des banques situées en France, des moyens d'investigation et de vérification très élaborés, et je ne peux vous signaler de comportement particulièrement anormal. En revanche, parmi les établissements bancaires étrangers, il peut y avoir tous les cas de figure, mais cela relève des instructions judiciaires en cours pour savoir si ceux-ci sont complices de fraudes, s'ils ont démarché leurs clients pour les inciter à faire de la fraude fiscale. L'administration fiscale ne dispose pas de tous les éléments d'information, d'analyse ou d'investigations qui lui permettent de rentrer sur le terrain de la recherche de complicité pour l'accomplissement de la fraude fiscale.
Nous regardons concrètement si nous parvenons à appréhender des sommes qui ont échappé à l'impôt et à faire payer les contribuables. S'il apparaissait qu'un établissement bancaire lui-même fraude l'impôt, il ferait bien entendu l'objet d'une vérification. La DVNI vérifie régulièrement les banques et réalise des redressements pour irrégularité au regard de la gestion fiscale, mais nous n'avons pas directement d'éléments pour apprécier l'honorabilité générale des établissements bancaires étrangers.
Votre réponse est parfaitement claire au regard des banques françaises.
J'aimerais que vous donniez quelques détails sur le service fiscal du palais de justice. J'ai été avocat durant une quinzaine d'années. Il existait alors un service fiscal à qui l'on payait un timbre pour enregistrer les affaires. S'agit-il de celui-ci ?
Par ailleurs, vous avez évoqué de la CNIL et sa réticence à vouloir croiser des fichiers, ce que l'on comprend très bien. Le Gouvernement, le Parlement et le Sénat ayant toutefois fait de la fraude et de la lutte contre les réseaux un vrai sujet, quelles seraient vos préconisations pour que la CNIL, sous certaines conditions, puisse vous autoriser à croiser ces fichiers ?
D'autre part, recevez-vous des dénonciations ? Si c'est le cas, dans quelle quantité ?
Enfin, faut-il mettre au crédit de la coopération internationale le blocage d'une somme supérieure à un million d'euros, relative à un transfert de fonds de Bernard Tapie, du Danemark en direction d'un autre pays, sujet dont la presse s'est fait récemment l'écho ? Ce serait là le signe que les administrations et les institutions judiciaires fonctionnent bien au niveau européen. Ce serait là une bonne nouvelle...
Sur la dernière question, j'avoue ma totale incompétence sur l'affaire Tapie. Je ne connais pas les éléments que vous évoquez.
S'agissant du premier point, il existe un bureau de liaison de la DNEF au sein du tribunal de grande instance de Paris et du tribunal de commerce. Les agents de la DNEF gèrent les liaisons entre la DNEF et ces tribunaux. Il s'agit d'un rôle administratif et d'un rôle d'analyse. Les magistrats sont très ouverts et nous avons accès aux dossiers. Nous pouvons donc, grâce aux agents en poste au palais de justice, obtenir un certain nombre d'informations utiles du point de vue fiscal. C'est un bureau de liaison qui facilite les relations entre l'autorité judiciaire et l'administration fiscale. Il nous arrive de demander à un juge d'avoir accès à des instructions en cours, ou à des procès-verbaux, en application des textes législatifs.
En ce qui concerne la CNIL, je n'ai pas fait état de réticence de sa part, mais la CNIL se livre à un examen technique approfondi des demandes, dans un souci légitime de protection des données. Ce sont des dossiers dont l'examen nécessite un certain temps. Au fur à mesure que nous progressons dans les sujets d'analyse risque, de croisements de données, la CNIL pose un certain nombre de questions auxquelles nous répondons. Je n'identifie pas de blocage de la part de cette autorité administrative indépendante. Nous sommes toutefois dans un univers très juridique. Toutes nos procédures répondent à des conditions très strictes, sous le contrôle du juge et chaque acteur vérifie scrupuleusement les possibilités techniques et juridiques d'utilisation des différentes données.
S'agissant des informations extérieures, un certain nombre de personnes viennent nous voir pour nous livrer des informations de nature fiscale, sur des motivations diverses, mais non financières puisque nous ne rémunérons par les aviseurs, contrairement à d'autres services de l'Etat. Dans le meilleur des cas, cela peut être par esprit civique, dans le pire avec des motivations que vous pouvez imaginer... Nous prenons le plus grand soin de nous assurer de la fiabilité des informations qui nous sont transmises et vérifions que nous ne sommes pas instrumentalisés par la personne qui nous contacte. Nous effectuons un travail de fiabilisation de la source, comme dans le cadre de l'affaire HSBC, afin de déterminer dans quelle mesure les informations sont utiles et exploitables.
Je ne puis quantifier, par rapport à l'ensemble des propositions de contrôles que nous faisons, la part relative à ces informations. Elles ne suffisent pas toujours à elles seules, et il nous faut les recouper par d'autres éléments. Nous ne déclenchons pas des opérations lourdes de contrôle à chaque lettre de dénonciation signée que nous recevons. Nous essayons de recouper les informations, de mesurer les enjeux et d'en vérifier la pertinence.
Certaines sources peuvent être importantes, comme dans l'affaire HSBC, avec les risques inhérents à ce genre d'informations, qui peuvent parfois être motivées par de la malveillance ou par une certaine volonté de nuire.
Comment s'effectue la coordination avec votre direction des enquêtes déclenchées par les douanes, TRACFIN ou autres ?
Par ailleurs, quels sont les taux de poursuites pénales pour fraude fiscale dans la masse des affaires traitées par votre direction ?
La coordination avec les autres organismes se fait selon un cadre juridique spécifique pour chacun d'eux.
Il existe un protocole entre la DNEF et la DNRED, qui prévoit des échanges d'informations spontanés, des réunions sur des dossiers particuliers, afin de coordonner notre action. L'analyse des mouvements des fonds nous occupe conjointement. Deux agents de la DNEF sont détachés au sein de la DNRED. Ils aident celle-ci à réaliser des extractions de nos applications informatiques sur des personnes. Un agent de la DNRED est en poste au sein de la DNEF, afin de nous aider dans nos travaux.
La coopération avec la DNRED est ancienne et solide, et se fortifie par la transmission régulière de bulletins d'informations entre les deux services.
Le partenariat de TRACFIN avec la DGFiP fonctionne depuis 2009 en matière fiscale. La branche de la DGFiP ayant une activité bancaire réalise quant à elle depuis longtemps des déclarations de soupçon auprès de TRACFIN. TRACFIN nous envoie de son côté des fiches de signalement. Nous en avons reçu plus de 500 depuis 2009, et 165 en 2012. Nous essayons de notre côté d'établir des notes d'information pour aider TRACFIN dans l'exercice de ses missions. Les informations de TRACFIN sont très précieuses et donnent lieu à un nombre important de vérifications et de contrôles.
Les relations avec l'autorité judiciaire sont bien encadrées par les textes. Les juges sont très sensibles à l'aspect fiscal, et nous transmettent bien volontiers, et spontanément, un nombre important d'informations de qualité.
J'ai eu l'occasion, en juillet, d'avoir une réunion avec des magistrats pour coordonner l'action contre la fraude à la TVA sur les véhicules d'occasion. Les réflexes sont bien ancrés -magistrats, douanes, DGFiP- pour coordonner les actions de vérification d'entreprises identifiées, afin que les services ne se gênent pas entre eux, une perquisition fiscale pouvant par exemple alerter les personnes ciblées judiciairement. Les relations sont donc excellentes avec toutes ces entités.
Les relations avec la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF) sont différentes ; nous faisons des propositions de dossiers, qui transitent par notre administration centrale, celle-ci saisissant le procureur pour confier lesdits dossiers à la BNRDF. Nous n'avons donc pas de relations quotidiennes.
Quant aux taux de poursuite pénale, la DNEF effectue directement très peu de vérifications de comptabilités -une centaine par an, sur un secteur très ciblé, celui de la lutte contre la fraude à la TVA en matière internationale. Ces dossiers sont fortement « correctionnalisés ». Nous faisons soit des propositions de poursuites correctionnelles, soit nous portons plainte pour escroquerie. En combinant les deux, en 2012 -de mémoire- nous avons saisi le juge de 38 dossiers.
C'est un taux de poursuites pénales très important, mais la vérification elle-même n'est pas notre activité principale. Ce sont plutôt la DNVSF ou la DVNI qui effectuent les procédures sur les gros dossiers.
Les outils de suivi statistiques ne nous permettent pas d'identifier, à partir des propositions que nous faisons, le taux de poursuites correctionnelles sur l'ensemble des propositions. Au niveau national, on arrive à environ 1 100 propositions de poursuites correctionnelles par an.
La DNEF connaît-elle le nombre de comptes de particuliers et d'entreprises détenus à l'étranger ?
Il faut distinguer la situation des entreprises et celle des particuliers. Pour les entreprises, il n'y a pas d'obligation de déclaration des comptes à l'étranger. Nous ne les connaissons donc pas. Les particuliers ont une obligation déclarative spécifique. En 2011, environ 108 000 foyers fiscaux ont déclaré détenir un compte à l'étranger, étant précisé qu'un foyer peut détenir plusieurs comptes.
Par définition, nous ne connaissons pas le nombre de comptes non déclarés. Néanmoins, le fichier EVAFISC contient des informations concernant environ 9 000 personnes. C'est sans doute un chiffre très éloigné de la réalité !
Lorsqu'un individu est intercepté à nos frontières avec des centaines de milliers d'euros en liquide, la DNEF est-elle systématiquement amenée à enquêter sur la situation de cet individu ?
Les douanes nous transmettent de manière détaillée leurs constatations en matière de transfert de capitaux. Si l'enjeu est important, nous sommes systématiquement amenés à étudier l'environnement fiscal de la personne à l'origine de ces transferts de fonds, notamment le fait de savoir si elle est résidente fiscale en France ou non. Si elle ne l'est pas, cela limite nos possibilités d'action.
Lors d'une audition, M. Bernard Salvat nous a dit : « La DNEF ne prend pas les dossiers des personnalités, uniquement si la Direction générale le lui demande ». Comment expliquer cet assujettissement à l'échelon supérieur ? Existe-t-il des cas où des dossiers sont retenus par la Direction générale ? Si la DNEF n'enquête pas sur ces dossiers, d'autres services peuvent-ils le faire ?
Les déclarations de Bernard Salvat, directeur de la DNEF jusqu'en mai dernier, ont été faites dans le cadre d'une autre commission d'enquête, portant sur un événement particulier ayant conduit à la démission d'un membre du Gouvernement. Elles s'inscrivent dans un contexte différent. Vous comprendrez qu'il ne m'appartient pas de les commenter.
J'ai été nommé à la DNEF en mai 2013, et ne peux vous parler que de ce que je connais. Une part importante de l'activité de la DNEF concerne les entreprises, dont les enjeux de fraudes sont souvent majeurs mais, depuis quelques années, la DNEF a développé une activité en direction des personnes physiques, face à un nombre de plus en plus important de sujets patrimoniaux.
Sur ce point, la DNEF dispose d'une entière autonomie dans le choix de ses thèmes d'enquête, et ne demande pas d'autorisation pour s'intéresser à telle ou telle personne physique ou morale. Dans les faits, et en fonction de l'actualité, il arrive que l'administration centrale dispose d'informations qu'elle nous transmet pour enquête, comme par exemple dans le cas des informations de TRACFIN, qui transitent par elle et nous arrivent ensuite.
Pour être tout à fait clair, lorsque la DNEF enquête sur un dossier susceptible d'avoir un retentissement médiatique, elle en informe naturellement son administration centrale, afin que celle-ci puisse, à son tour, en informer le ministre. C'est une pratique ancienne, de bon sens, qui a été rappelée par la « circulaire Baroin » du 2 novembre 2010. Le ministre écrivait : « Vous me tiendrez informé des dossiers susceptibles d'avoir un retentissement médiatique ». L'administration centrale, par ailleurs, est parfois en mesure d'apporter un soutien technique aux directions de contrôle, sur des questions de méthode ou de procédure, l'environnement étant sur ces points très complexe, avec des cas souvent inédits. La DNEF en discute par conséquent avec l'administration centrale, qui exerce un rôle général d'animation et de pilotage afin de bien coordonner l'action des services.
Depuis mon entrée en fonction, seule période sur laquelle je puisse apporter un témoignage direct, il ne m'a jamais été demandé de renoncer à des investigations sur des dossiers de personnalités. Il m'est arrivé de prendre l'initiative de telles recherches. Les pratiques de l'administration sont claires et transparentes, même si elles alimentent souvent beaucoup de questions à l'extérieur.
Je n'ai jamais eu, dans mes fonctions ou dans des fonctions antérieures, en matière de contrôle fiscal, d'instructions me demandant de ne pas traiter tel ou tel dossier, ou de traiter expressément une personne sans motif valable.
La DNEF a-t-elle été amenée à travailler sur le dossier concernant l'ancien ministre du budget, qui a été amené à démissionner ?
Les éléments concernant le rôle de la DNEF dans cette affaire ont été expliqués de manière très détaillée dans le cadre de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale. Je n'ai pas d'éléments particuliers à ce sujet.
Un point pouvait concerner la DNEF, sur des faits remontant à 2001 dans une brigade située à Bordeaux, mais ces éléments n'ont eu, sur le fond, aucune influence sur les faits reprochés récemment à l'ancien ministre du budget.
S'agissant des entreprises bancaires ou financières, la DNEF a-t-elle eu l'occasion de constater des cas de blanchiment ou de fraudes fiscales réalisées pour compte propre, des cas de complicité de fraude fiscale, ou des cas d'évasion des capitaux pouvant laisser supposer une préparation en vue d'éventuelles fraudes ?
Certaines notions relèvent davantage selon moi du monde judiciaire, comme le blanchiment de fraude fiscale, qui constitue une construction prétorienne, suite à un arrêt de la Cour de cassation de 2008, voire les notions de complicité. D'après nos éléments, l'ampleur de certains procédés peut laisser supposer que la banque n'est pas complètement étrangère à quelques mécanismes. L'administration fiscale ne recherche toutefois pas d'éléments intentionnels qui caractérisent des infractions pénales autres que fiscales, mais des sommes soustraites à l'impôt. Nous nous attaquons donc en priorité aux contribuables, que ce soit la personne physique qui détient le compte, ou la banque elle-même si la banque fraude vis-à-vis de ses obligations fiscales.
Pourriez-vous décrire ces mécanismes ? Quel constat avez-vous été amené à dresser, à travers les enquêtes que vous menez sur les dossiers que vous venez d'évoquer ?
Les données transmises concernant la banque HSBC étaient assez complètes -identification des comptes, montants- et comportaient une traçabilité des échanges entre la banque et ses clients. Ces éléments sont maintenant portés à l'appréciation des juges d'instruction qui mènent les enquêtes, pour voir s'il existe des notions de complicité dans différents domaines.
Je suppose qu'il est pour vous important de comprendre comment ces comptes non déclarés sont alimentés...
Dans l'affaire HSBC, pour une grande partie des cas, il s'agissait de comptes assez anciens. Différentes étapes, dans notre histoire récente, ont suscité des phénomènes d'ouvertures de comptes à l'étranger. Beaucoup de comptes étaient d'origine familiale, hérités au fil des générations, et d'autres alimentés plus récemment par d'autres sources, mais que nous ne sommes pas toujours en mesure d'identifier de manière précise, sauf si nous avons des renseignements extérieurs de la part d'informateurs.
Le juge judiciaire mène des investigations poussées pour établir la réalisation ou non d'infractions visées par le code pénal. Nous ne sommes pas, quant à nous, dans un rôle de juge d'instruction. Nous essayons d'appréhender des sommes qui ont échappé à l'impôt.
Votre direction peut-elle consulter directement TRACFIN pour s'assurer de l'existence ou de l'absence de signalement ?
Par ailleurs, lorsqu'une enquête établit qu'un signalement aurait dû être effectué par TRACFIN, ce constat emporte-t-il des suites ?
Les relations avec TRACFIN sont définies de manière précise par les textes. Les dispositions du code monétaire et financier ne prévoient pas la possibilité, pour la DGFiP, de solliciter TRACFIN pour s'assurer de l'existence ou de l'absence d'un signalement. Le système repose sur l'envoi par TRACFIN, de sa propre initiative, des informations, soit à la DGFiP, soit à l'autorité judiciaire.
Par ailleurs, si une banque n'a pas émis de signalement auprès de TRACFIN alors qu'elle aurait dû le faire, et si cela constitue une infraction, nous saisissons le procureur de la République, en application de l'article 40 du code de procédure pénale. Je ne sais si, à l'occasion d'une vérification de comptabilité d'entreprise, le vérificateur est en mesure de vérifier que, sur une transaction particulière, une déclaration de signalement n'a pas été effectuée auprès de TRACFIN. Cela pourrait, si le cas se présente, faire l'objet d'une note d'information de la DGFiP en direction de TRAFCIN, afin de lui signaler le cas.
Etes-vous parfois confronté à des obstacles et, si oui, de quelle nature ? Je pense à des obstacles liés à l'opacité de certaines structures, à des trusts implantés dans certains territoires -fiducie, fondations...
Tous les mécanismes aboutissant à opacifier les circuits financiers constituent pour nous des obstacles. Le trust est le montage juridico-économique typique qui nous met en difficulté, puisqu'il y a une sorte de dissociation entre la propriété juridique et la propriété économique. Or, nous ne pouvons taxer que la personne disposant de fonds.
Nous y parvenons grâce au renforcement des obligations déclaratives. L'arsenal législatif prend de plus en plus en compte la situation des trusts. Le législateur français a eu la sagesse de ne pas appliquer la fiducie aux opérations à transmission à titre gratuit. Mais cela repose sur des éléments déclaratifs. Nous retombons là sur les sujets de territorialité de notre action. Nous ne pouvons bien entendu pas aller sur place vérifier la nature de ces entités, qui sont très souples -c'est tout leur intérêt, dans le monde anglo-saxon notamment - et cachent des intérêts difficiles à déceler.
Etes-vous amenés à solliciter l'intervention d'avocats fiscalistes ? Les professions du chiffre collaborent-elles bien ?
Il ne s'agit pas exactement d'une relation de collaboration. Nous avons, en interne, des agents formés de manière pointue sur les différents sujets juridiques et fiscaux.
La DGFiP s'intéresse à l'actualité, participe à différents colloques ou séminaires. La DNEF ne demande pas de consultations ponctuelles à des professionnels du droit ou de la fiscalité qui, d'ailleurs risqueraient de nous opposer leur secret professionnel et ne souhaiteraient sans doute pas trahir l'intérêt des clients qu'ils défendent. La déontologie de la profession d'avocat les mettrait je pense quelque peu en porte-à-faux.
J'imagine que la commercialisation de fiducie par des banques, depuis le Luxembourg ou la Suisse, vous complique la tâche en matière d'investigations...
La plus grande banque française pratique-t-elle à votre connaissance ce genre de commercialisation ?
Je ne peux répondre à cette question. Cette banque ne peut instituer de fiducie sur le territoire national destinée à effectuer des transmissions à titre gratuit, car cela n'est pas autorisé par la loi. Quant à la pratique des banques hors de nos frontières, mes connaissances sont limitées.
Vos enquêtes donnent-elles lieu à publication d'un rapport, qui pourrait nous intéresser ?
Comme toute structure administrative, nous rendons compte de notre activité annuelle, mais ces rapports ne sont pas nominatifs. Nous sommes en effet tenus à des règles assez strictes en matière de secret professionnel.
Nous disposons d'éléments quantitatifs sur le nombre de procédures que nous engageons au titre de telle ou disposition législative, sur les montants des droits redressés ou des pénalités, mais nous n'avons pas de bilan annuel qui indique de manière nominative les entreprises ou particuliers ayant fait l'objet de travaux de notre part.
Un questionnaire en retour d'une banque suisse fait le bilan des déclarations de soupçons effectuées depuis 2004.
En avril 2011, par exemple, cette banque précise que, pour manque de cohérence dans l'opération envisagée, pour un montant de 3 120 880 500 euros, il n'a pas été donné suite à l'ouverture de compte.
Juin 2011 : doute sur une transaction immobilière.
Juillet 2011 : suite à réquisition judiciaire, incohérence dans l'identification du client.
Février 2012 : comportement douteux du client ; 7 800 000 euros ; compte mis sous surveillance accrue.
Juillet 2012 : activité atypique sur le compte ; déclaration globale non liée à une opération particulière ; compte mis sous surveillance accrue.
Mai 2013 -date à laquelle vous êtes arrivé à la DNEF : soupçon de fraude fiscale pour un montant de 30 000 000 euros ; compte mis sous surveillance accrue.
Sans trahir le secret fiscal, cela corrobore-t-il l'information que vous avez. Ce dossier est-il passé entre vos mains ?
Je vois mal comment je pourrais répondre sans trahir le secret fiscal. Par nature, ce sont des informations susceptibles de nous parvenir. Je ne peux vous répondre précisément sur les cas évoqués. Je n'ai pas en mémoire tous les cas qui nous sont soumis. Si vous souhaitez, de manière directe, que nous puissions nous rencontrer ou échanger sur ces questions, en application des pouvoirs que vous donne la commission d'enquête, je suis tout à fait disposé à effectuer les recherches correspondant aux cas que vous évoquez.
Nous continuons nos travaux avec l'audition de M. Jérôme Haas, président de l'Autorité des normes comptables (ANC).
Monsieur le Président, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».
J'ai pensé, ayant à l'esprit les questions que vous m'avez transmises, aborder trois sujets d'inégale importance.
Le premier porte sur des aspects systémiques du rapport entre la comptabilité et les questions financières. C'est le plus lourd. Le second sujet porte sur des aspects techniques du rapport entre la comptabilité et d'autres angles de représentation de l'entreprise, notamment bancaires, fiscaux, prudentiels et autres. Dans un troisième temps, vous m'avez posé des questions sur les commissaires aux comptes, sujet sur lequel je ne suis pas directement compétent, mais dont je puis vous dire cependant quelques mots.
S'agissant des aspects systémiques de la crise financière et de l'ensemble des dysfonctionnements auxquels nous avons assisté, qui ont conduit à la crise, les règles elles-mêmes ont participé au dysfonctionnement : elles ont dysfonctionné !
Cela ne va pas de soi : normalement, les règles permettent le bon fonctionnement du système ; or, voilà qu'elles sont la cause du dysfonctionnement ! Une part importante de notre travail a consisté à comprendre pourquoi...
Il faut remonter à la décision prise par l'Union européenne, en 2002, d'adopter pour les comptes consolidés des entreprises cotées des règles internationales, produites par un organisme privé, basé à Londres, l'International counting standard board (IASB). Ces règles étaient différentes des règles comptables dont nous avions l'habitude, et que nous utilisions depuis des siècles.
Il y a beaucoup de causes à l'émergence de ces autres normes comptables ; il serait trop long de s'y attarder, mais l'important est d'en caractériser la différence. Nous utilisions des normes qui consistaient à mesurer la différence entre ce que l'on dépensait et ce que l'on gagnait chaque année, le « résultat ». Nous le reportions de façon sincère, faisions une photographie en fin d'année dans un bilan, ainsi qu'en fin de l'année suivante et à celle d'après. On appelait généralement cela un patrimoine. De fait, les entreprises étaient souvent transmises à la génération suivante dans cet état, avec une perspective de long terme et le souci de la prudence.
L'approche alternative que nous avions adoptée sans le savoir tout à fait consiste à voir l'entreprise comme une chose qui s'achète et se vend, l'important étant de valoriser de façon instantanée l'ensemble des actifs et des passifs. Pour ce faire, il faut prendre en compte le passé, qui est sûr, le présent, mais surtout l'avenir. Le souci d'exhaustivité de ces normes, qui ne viennent pas du continent européen, a ouvert la porte à quelque chose de contraire à nos principes : la prise en compte du futur, l'inscription en résultats de bénéfices non réalisés.
Vous évoquez nos principes : parlez-vous là de la comptabilité française européenne traditionnelle ?
Oui. Elle-même fille du code civil, comme dans tous les pays d'Europe et du monde qui sont dans le même système ! C'est la comptabilité telle qu'elle a été inventée à la Renaissance. A partir du code civil, les choses ont divergé et, dans un autre pays européen s'est développé une autre façon de faire des affaires, une autre manière de pratiquer l'économie, avec une vision plus marchande que l'approche productrice qui est la nôtre. La comptabilité, dans chacune des deux zones, a accompagné ces mouvements.
Nous avons, en Europe continentale, une comptabilité de producteurs. On est prudent, on est sur le long terme, on mesure les flux et on accumule à la fin. Les autres ont plutôt une approche de marchands : ils échangent, vendent, achètent. Ce qui est intéressant, c'est le prix. Demain est un autre jour !
Je n'en dirai pas plus...
Les règles qui nous régissent et qui nous différencient sont celles du code civil. Ce sont les règles qui nous disent que n'est comptabilisable que ce qui est sûr. Ce qui n'est pas sûr est très intéressant -et nous sommes d'ailleurs favorables à ce qu'on en informe tout le monde, mais donner de l'information, ce n'est pas la même chose que de produire un résultat ! Or, aujourd'hui, tout le monde demande à la comptabilité un résultat. En bourse, c'est le seul chiffre qui intéresse. Immédiatement. Après en avoir pris connaissance, tous les partenaires de l'entreprise -spéculateurs, investisseurs de tout genre- prennent leurs décisions, jusqu'à l'entreprise elle-même, en fonction de ce chiffre sacré, clé, essentiel, fondamental, qu'est le résultat !
Pour nous, le résultat, c'est la différence entre deux flux, ce que l'on dépense et ce que l'on gagne. C'est simple et sûr. Selon la comptabilité internationale, le résultat réside dans la différence entre deux bilans, dans lesquels peuvent se trouver des choses non réalisées. On n'est plus dans un monde où les chiffres sont sûrs, mais dans un monde où ils doivent tout dire. Or, en disant tout, ils disent également des choses fausses. Ce qui n'est pas vrai, c'est ce qui porte sur l'avenir, la seule chose que l'on sache de l'avenir étant qu'on n'en sait rien ! Si on comptabilise l'avenir, on comptabilise des hypothèses. Plus il y a d'hypothèses, moins ce que l'on dit est crédible, et tous ceux qui doivent prendre des décisions sur cette base risquent de se tromper !
Cette différence entre le réalisé et le non réalisé est un sujet très important. J'ai mis un certain temps avant de trouver que c'est ce qui nous sépare vraiment. Nos amis affirment que ce qui n'est pas réalisé est très important -engagements, créances, etc. Ils n'ont pas tout à fait tort de vouloir tout dire, mais dire est une chose, le comptabiliser comme un résultat en est une autre. Il faut, selon nous, comptabiliser que ce qui est effectivement dénoué. C'est le code civil qui le dit. On fait bien la distinction entre ce qui est sûr et ce qui est potentiel.
On en a vu les conséquences directes lors de la crise. Avant la crise, la mesure dans les comptes des banques d'un certain nombre de produits qui n'avaient pas de valeur de marché, en dehors d'hypothèses sur le futur, était une valorisation théorique, elle-même liée à des mouvements de marché obligatoirement changeants. Les comptes bougent donc comme les marchés financiers, et vice-versa. Du fait de cet effet de miroir, plus personne ne voit la différence entre la véritable performance d'une banque et la valeur exacte de ses produits. Les valeurs de référence sont des valeurs de marché. Le marché évolue d'une façon qui est répercutée dans les comptes. Ceux-ci n'ont plus de spécificité, ne veulent plus rien dire.
Lorsqu'on arrive dans le mur, le choc est d'autant plus fort que toutes les valeurs chutent d'un coup, l'ensemble de l'édifice reposant sur des hypothèses qui se sont avérées fausses.
C'est ce que le G 20 a appelé la procyclicité, c'est-à-dire la tendance des comptes à renforcer la cyclicité naturelle du marché, elle-même bien plus élevée que les cycles économiques véritables, fondamentaux, de l'économie.
Où en sommes-nous ? S'agissant des grands principes fondamentaux de définition et de mesure des instruments financiers, les propositions de l'IASB, qui sont sur la table depuis 2009, n'ont toujours pas été adoptées par l'Union européenne, n'étant pas totalement satisfaisantes. Elles n'apportent en effet pas véritablement de réponses aux questions que je viens de soulever, notamment en matière de procyclicité.
La recherche de solutions se complique d'un autre phénomène. Le G 20 a souhaité que nous cherchions à l'ensemble des problèmes et des sous-problèmes techniques des solutions qui conviennent à tous, et en particulier à l'IASB. Il a également voulu que le Financial accounting standards board (FASB) -mon homologue américain- adopte les mêmes règles, ce qui est plein de bon sens, toutes les problématiques auxquelles nous avons eu affaire ayant eu pour origine les règles appliquées en premier lieu par les grandes banques d'investissement anglaises et américaines.
Les choses sont cependant complexes, et on est face à tout un éventail de situations. Il existe des cas dans lesquels on n'arrive pas à se mettre d'accord. Une des questions les plus connues réside dans le fait de savoir si l'on inscrit au bilan en brut ou en net les positions en termes de produits dérivés. Cela n'a pas le même effet. En brut, les montants sont considérables des deux côtés du bilan ; en net, on affiche un chiffre bien plus limité.
Je crois que Christian Noyer vous a parlé de la mesure de l'effet de levier dans les banques, qui n'est pas la même suivant que l'on adopte l'un ou l'autre des standards comptables. C'est de cela qu'il voulait parler...
Faut-il accepter de ne pas être d'accord avec ce type d'effet fâcheux, qui fait que l'on ne sait plus très bien mesurer la situation respective des banques de part et d'autre de l'océan, ou au contraire vouloir à tout prix se mettre d'accord, quitte à ne pas y arriver ? C'est le cas à propos d'un autre sujet fondamental, qui consiste à demander aux banques d'augmenter le montant de leurs provisions en haut de cycle, lorsque tout va bien, afin de pouvoir faire face, en bas de cycle, à des situations dans lesquelles elles ne doivent pas pouvoir dire qu'elles n'ont pas suffisamment de capital pour prêter à l'économie.
C'est ce que les banquiers et la plupart des acteurs français réclament depuis très longtemps. C'est une disposition de bon sens. Reste à savoir comment la calculer. L'IASB et le FASB n'y parviennent pas. Cela fait des années que cela dure. On rencontre là des enjeux de compétitivité considérables, analogues à ceux que j'ai cités à propos de la question du net ou du brut des produits dérivés.
Il existe un autre cas de figure, dans lequel on se met d'accord sur une solution médiocre. Nous avons vécu cela avec les seules normes émanant de l'IASB adoptées depuis la crise par l'Union européenne ; ces normes portent sur la façon de comptabiliser et de consolider les véhicules spéciaux (SPV) utilisés par les banques, particulièrement aux Etats-Unis, pour y loger un certain nombre d'opérations qui échappaient à la vigilance et aux règles propres au secteur bancaire.
Les Américains ont beaucoup amélioré leurs règles, mais à un niveau et suivant des modalités qui ne sont pas exactement celles de l'IASB. Celui-ci pensons-nous, a quelque peu abaissé sa garde. Les règles internationales, qui étaient relativement robustes et avaient permis que nous ne nous trouvions pas dans la même situation de ce côté-ci de l'océan en termes d'entités spécialisées déconsolidées, ont été légèrement relâchées pour aller à la rencontre des Américains. La France s'est d'ailleurs abstenue, à Bruxelles, lors du vote de cette norme.
Nous sommes donc face à la nécessité de gérer une problématique mondiale. Nous essayons de le faire le mieux possible. Cela signifie que nous devons livrer un débat conceptuel afin de déterminer les meilleures règles de représentation de l'entreprise, face à un univers américain qui ne dispose pas du code civil, mais d'un texte fondamental, pierre de touche de leur système comptable, appelé cadre conceptuel. Selon moi, le code civil est bien plus simple. Ce cadre conceptuel, qui n'est d'ailleurs voté par personne, permet aux Américains de se fixer leurs propres métarègles, à partir desquelles ils établissent leurs règles comptables.
Nous avons demandé ce débat dès 2008. Il vient de s'ouvrir. Nous avons produit une première contribution et avons eu un véritable échange pour tenter de revenir à des principes fondamentaux, dont le plus emblématique, même s'il se traduit de façon complexe en termes de technique comptable, demeure le principe de prudence. A Londres même, ce souhait rencontre un très fort écho, car il y existe une prise de conscience de l'ensemble des enjeux.
Il faut aussi négocier norme par norme. C'est ce que nous faisons. Par ailleurs, dans la grande problématique de la convergence entre normes internationales et américaines, il faut sélectionner ses priorités et choisir où se placer. Enfin, il faut aussi faire en sorte -et nous nous y employons- que les institutions internationales et européennes, qui décident de ces questions comptables, soient renforcées. Le commissaire Barnier vient de confier une mission à M. Maystadt, ancien ministre des finances belge, afin de renforcer la gouvernance européenne en matière de prises de position à l'égard des normes internationales. Il faut décider si on les incorpore dans le droit européen, notamment à l'aune des principes fondamentaux, dont celui de prudence.
Votre propos nous intéresse beaucoup. C'est la première fois que l'on aborde ce point très intéressant et très technique. Le rapporteur doit mûrir un certain nombre de réflexions, voire de propositions, et votre sujet est pour nous quelque peu novateur.
Poursuivez...
J'ai mis l'accent sur les questions strictement comptables, mais je suis à votre disposition pour faire le lien avec toutes les autres dimensions de la crise financière. Tout est lié. Le commissaire Barnier a produit un Livre vert sur la question de l'investissement à long terme. Nous y avons répondu, en essayant d'expliquer qu'un des effets de ces normes comptables était de mesurer le monde à court terme. Il y a donc une contradiction nécessaire entre une approche de ce genre et ce que nous recherchons pour la croissance. Il ne faut pas le taire ; cela ira beaucoup mieux une fois qu'on l'aura dit, et l'on pourra en tirer un certain nombre de conséquences, dans l'esprit même de tout ce qui a été fait pour trouver des solutions à la crise financière...
Le second point que je voulais aborder est celui du rôle que joue la comptabilité à l'égard des autres angles suivant lesquels on regarde l'entreprise et les banques.
A l'origine était une harmonie très forte entre la comptabilité, socle de toute mesure de l'activité des entreprises, et les autres branches du droit qui, progressivement, s'y sont ajoutées. La fiscalité s'appuie sur la comptabilité, et rien n'est plus satisfaisant pour la fiscalité que de pouvoir être sûre des chiffres qu'on lui donne. Pouvoir s'affranchir du travail qui consiste à compter les stocks, inventorier les dépenses et les recettes et étudier les principales caractéristiques de l'entreprise représente un enjeu considérable pour les fiscalistes.
Au fur à mesure, d'autres branches sont venues se greffer à celles-ci ; les plus parlantes, en matière bancaire, sont les règles prudentielles. Pouvoir travailler sur les comptes constitue une sécurité fantastique, et un gain de temps évident. Toutefois, cette connexion se détend, et je ne puis dire que ce soit réversible, ni même injustifié.
Toutes choses égales par ailleurs, les objectifs propres à la fiscalité et à la comptabilité prudentielle se sont développés avec leur autonomie. Ainsi, ce qui intéresse le comptable, c'est de dire de manière sûre combien l'entreprise a gagné cette année et quelle est sa situation nette. C'est déjà très difficile... Ce n'est pas le problème de la fiscalité qui, sur la base des impôts définis par le Parlement, saisit la matière fiscale, et utilise toutes les informations qu'elle trouve dans les comptes, dans un but tout à fait différent : générer des recettes fiscales.
Ce qui a précipité les choses, c'est le fait que nous ne travaillons plus que dans un univers international. Or, nous sommes pratiquement les seuls à avoir gardé cette connexion, à ce degré et aussi longtemps. Dans beaucoup d'autres pays pourtant de même tradition juridique, les choses ne sont pas allées aussi loin. Or, il y a dans cette connexion toute une organisation administrative, un rapport entre administration fiscale et entreprises. Il ne s'agit pas simplement de droit, mais de la réalité.
La plupart des pays n'ont donc plus grand-chose qui ressemble à notre système. Par ailleurs, au fur et à mesure que l'on développe des normes internationales, elles constituent des couches entières de textes qui viennent s'insérer dans notre droit. Or, elles n'ont jamais été conçues pour offrir une quelconque continuité avec les autres branches de notre droit, suivant nos conceptions.
J'ai déjà expliqué que les normes comptables internationales étaient différentes de celles qu'on avait auparavant ; elles ont en partie coloré la langue comptable française. Du coup, on a commencé à assister à une difficulté d'emboîtement avec les autres branches du droit.
Il en va de même des normes prudentielles ; au fur et à mesure que les normes comptables internationales venaient ajouter de l'imprudence, les normes prudentielles étaient obligées de rajouter leur propre prudence, mais dans un langage qui est le leur. Vous voyez donc à quel point les systèmes s'emboîtent mal.
S'ajoutent à cela d'autres étages, purement réglementaires. Par exemple, les normes figurant dans la loi bancaire concernant les activités localisées dans certains centres ne constituent pas un véritable sujet comptable. Ce n'est pas non plus un sujet prudentiel, mais un sujet réglementaire propre, très spécifique. Il vient s'ajouter aux autres couches...
Autre exemple : la publication d'informations utiles sur les bonus constituent un élément très important, mais qui ne changent rien au résultat de la banque ou à son patrimoine. Ce ne sont pas non plus des éléments prudentiels. Ils sont donc traités à part. Ils ont par ailleurs une dimension comptable, parce que les bonus versés sont généralement indexés sur des résultats futurs, que ne reconnaissent que les normes comptables internationales ou les normes américaines...
Demain, le domaine de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) aura été intégré à ces éléments. Aujourd'hui, beaucoup de gens pensent que les entreprises doivent fournir tout un tas d'autres chiffres, qui ne vont pas du tout s'emboîter avec les autres.
Il existe donc des dynamiques propres à chaque angle de représentation de l'entreprise ou de la banque, qui ont de bonnes raisons de se développer dans un univers international, parce qu'ils ont des logiques propres, avec des instruments, des institutions, dans des branches du droit différents. Tout se désarticule quelque peu, bien que nous essayions de faire tout ce que l'on peut pour garder le plus de cohérence possible, sans toutefois avoir l'ambition de revenir à une économie simple, où n'existeraient que la comptabilité et la fiscalité, avec des entreprises ne travaillant qu'à l'intérieur de l'hexagone. Il s'agit probablement là d'une époque révolue. Comment vivre avec cette fragmentation que l'on observe dans tous les domaines ? C'est véritablement un enjeu auquel nous faisons face...
Pour conclure, il faut s'assurer que la comptabilité continue de rendre compte de ce qui a eu lieu. Ce n'est pas une chose facile. Nous avons aujourd'hui des débats interminables avec l'IASB sur la manière de comptabiliser les impôts payés, une taxe construite en droit français n'étant pas forcément comprise par les producteurs de normes internationales. La conservation d'un minimum de cohérence est donc un exercice complexe. C'est là le message que je voulais vous livrer.
Je m'associe pleinement à l'appréciation formulée par le président au sujet de votre propos introductif, qui apporte à notre réflexion. Cela permet d'envisager un certain nombre d'aspects d'une autre manière.
Vous avez évoqué un cadre conceptuel pour la comptabilité anglo-saxonne. Qui l'a conçu ? Qu'y a-t-il dedans ? A quoi correspond-il historiquement ? Cela me semble un point essentiel, voire fondamental...
Le cadre conceptuel a émergé à la fin des années 1970, aux Etats-Unis. Il est intéressant de noter qu'après la crise de 1929 et les lois de 1933, 1934 et 1935, qui ont créé la Securities and exchange commission (SEC) -à laquelle ressemble beaucoup notre ancienne Commission des opérations de bourses (COB) et notre actuelle Autorité des marchés financiers (AMF)- s'est écoulée une période d'une soixantaine d'années de stabilité financière.
Puis, à la fin du XXème siècle, un certain nombre de phénomènes se sont produit, qui ont formé ce qu'il est convenu d'appeler la financiarisation. Un certain nombre de critiques ont alors été adressées à toutes les normes comptables et à toutes les réglementations nées de cette époque de stabilité, durant laquelle il fallait en finir avec la spéculation qui avait débouché sur la crise de 1929.
Ces normes très stables ne convenaient plus à ce que l'économie était en train de devenir. Celle-ci se fluidifiait, se déterritorialisait, se financiarisait. Les normes -à commencer par les normes comptables- n'étaient pas faites pour cela. Elles ont donc changé progressivement...
Pour ce faire, il a fallu tracer la voie. Cela a consisté, pour le normalisateur comptable américain, à rédiger un cadre conceptuel. Il est toujours en vigueur et sert de référence aux normes comptables américaines.
L'IASB, qui a travaillé dans les années 1980-1990, et dont les normes ont été adoptées par l'Europe en 2002, a copié la démarche américaine, et a décidé d'écrire son propos cadre conceptuel, qui ressemble beaucoup au cadre américain.
Il a été adopté uniquement par l'IASB, et ne l'a pas été par l'Union européenne, qui n'en a pas l'intention, ne serait-ce que parce qu'il n'est pas écrit de manière juridique. Nous ne pourrions l'inscrire dans notre droit européen : ce sont des considérations, des idées, des discussions...
Nous ne voulions pas lui accorder trop d'importance, du fait de son contenu et de sa forme, mais il fallait bien chercher la cause des défauts de ces normes. Nous avons obtenu d'ouvrir le débat à ce propos. Nous ne comptons pas aboutir à une excessive rigidification du texte, compte tenu de l'état du débat, dont je ne sais quelle sera l'issue, mais nous essayons de mettre le doigt sur les problèmes clés, que le nouveau projet a pour effet d'accentuer encore au lieu de les résoudre, et d'avoir un débat si possible public sur les enjeux de ces concepts.
On n'arrivera probablement pas à changer la manière de penser de personnes qui ne possèdent pas de code civil ; en revanche, nous voulons un débat sur le fait de savoir si l'on met dans les comptes ce qui est réalisé ou non. Si l'on met autre chose, on rend possible la procyclicité !
La crise engagée en 2008 -dont nous ne sommes toujours pas sortis à ma connaissance- a-t-elle amené une remise en question de la part de la finance anglo-saxonne ?
Beaucoup de mesures très fortes ont été indubitablement prises. Bâle III représente tout de même quelque chose de très conséquent et a été très rapidement mis en oeuvre. L'European market infrastructure regulation (EMIR) et tout ce qui consiste à rendre transparent la compensation des dérivés à l'échelle mondiale est à mes yeux le résultat le plus monumental qui ait été atteint à l'issue de la crise.
D'autres progrès ont été réalisés aux Etats-Unis, où existaient des « trous à combler ». Toute une série de mesures très importantes sont intervenues. Il subsiste aujourd'hui des zones de vulnérabilité dans le contexte macroéconomique, dans le système de supervision. Il en existe indubitablement toujours dans le domaine des normes comptables, les modifications attendues n'ayant pas encore eu lieu. De ce point de vue, il reste encore du travail à réaliser. Nous sommes maintenant, quoi que nous fassions, dans un débat mondial.
Je le crois. Manifestement, mes interlocuteurs les plus fréquents ne sont pas disposés à dire explicitement qu'il faut changer les choses. En revanche, il existe un mélange ou une coexistence de mouvements dans les deux sens. La persistance des anciennes conceptions accroît encore les risques mais, en même temps, on assiste à de timides tentatives pour aller dans le bon sens.
Il existe ainsi une idée étrange en matière de normalisation comptable, qui consiste à couper la poire en deux. Pour ce faire, on a inventé une rubrique, à laquelle on a donné le nom un peu barbare d' « autre revenu global », qui ne veut rien dire -sans doute à dessein. Logée dans le bilan, elle affecte néanmoins les capitaux propres. Pour un établissement financier, ce n'est pas tout à fait anodin... C'est un compromis, pas très bon, mais meilleur qu'une véritable mauvaise solution. J'y vois là la manifestation que certains comprennent qu'il faut bouger.
Cet exemple va être au coeur de la nouvelle norme, débattue en ce moment pour le secteur des assurances. Cela fait plus de dix ans que l'IASB tourne autour de ces questions, sans parvenir à un résultat. Si vous êtes pessimiste, vous constatez la persistance de tendances anciennes ; si vous êtes optimiste, vous observez la tentative de trouver un certain nombre de compromis, qui débouchent parfois sur de bonnes solutions, comme en matière de provisions bancaires. Notre engagement est de dire aussi clairement que possible ce que nous croyons indispensable, notamment en termes de principes, de concepts, mais également en négociant norme par norme, et en essayant de faire bouger les choses.
Il existe un site facilement accessible appelé « SFM offshore », qui propose une série de juridictions à travers le monde. SFM offshore crée une société, et l'implante où vous le souhaitez -îles vierges britanniques, par exemple. Capital à verser : 0. Comptabilité : non. Impôts : 0. Délais de formation : 2 à 3 jours. Voilà une véritable zone de totale opacité, où les normes ne s'appliquent même pas ! Comment l'appréhendez-vous ?
Toute une série d'efforts ont été réalisés pour essayer de faire en sorte que l'ensemble des territoires, quels qu'ils soient, adhèrent à un minimum de standards internationaux, parmi lesquels les normes comptables. C'est le travail du Conseil de stabilité financière, à l'échelle internationale, sous l'égide du G 20, que d'étendre le champ couvert par ces standards internationaux, et de dresser la liste des Etats qui ne les appliquent pas ou qui ne les mettent pas en oeuvre correctement.
La réponse pratique, depuis maintenant un assez grand nombre d'années, est celle-ci. On peut estimer qu'elle est plus ou moins efficace, mais elle est en tout cas en marche.
Je n'ai rien à en dire, du point de vue technique, si une entité est localisée là-bas et n'a pas de lien particulier avec une entreprise située en France ou en Europe. Si elle est détenue par une entité qui applique les règles en vigueur, en France ou en Europe, elle doit être consolidée. Elle est alors prise dans l'ensemble des comptes produits par la maison mère.
Les multinationales, et même les banques, sont très souvent présentes dans ces juridictions. Vous semblent-elles publier suffisamment d'informations sur la réalité et la répartition géographique de leurs opérations économiques et financières ?
C'est ce que j'ai développé tout à l'heure : ce qui compte pour les comptables, c'est de pouvoir dire aux actionnaires de la maison mère ce qu'ils ont gagné. Le degré de détails ne constitue pas la question fondamentale. L'important, c'est d'être sûr de n'avoir rien oublié, et que l'ensemble des éléments qui font la richesse ou la pauvreté de la maison mère sont effectivement comptabilisés.
Cela n'empêche pas de souhaiter par ailleurs que les maisons mères en disent plus, mais cela ne résulte pas d'une motivation comptable. C'est pourquoi le législateur a fait obligation aux sociétés de dire, de manière détaillée, ce qu'elles font dans tel ou tel pays. Il peut exister d'autres points de vue, comme celui qui a fait l'objet de discussions internationales, et qui se traduit par une directive européenne. Ce dernier résulte essentiellement des demandes d'organisations non gouvernementales, qui souhaitaient connaître les versements effectués, pays par pays, à tous les Etats dans lesquels sont implantées les grandes entreprises. Cette obligation s'est écrite d'une autre façon, mais n'est pas fondamentalement de nature comptable. C'est là le champ du législateur, ou du Gouvernement.
Cette audition, qui aurait pu débuter le cycle de nos réunions, va finalement le conclure...
J'aimerais que vous nous parliez de l'Autorité des normes comptables. Combien de personnes travaillent avec vous ? A qui rapportez-vous et comment établissez-vous les comptes rendus de vos travaux ?
L'ANC est le successeur du Conseil national de la comptabilité, qui rassemblait tous les professionnels français et produisait des avis, et du Comité de réglementation comptable, présidé par le ministre qui, recevait l'avis de ce Conseil national, et le transformait ou non en texte réglementaire. Les deux ont été fusionnés pour produire l'ANC, à une époque où tous les grands organismes français de régulation se sont transformé en autorités, ce que je trouve fort bienvenu !
Le mode de fonctionnement de l'ANC va vous en rappeler beaucoup d'autres comparables. Celle-ci recourt à un collège composé de personnalités du secteur privé, mais aussi de représentants de grands organismes, du Conseil d'Etat à la Cour de cassation, ou issues de la régulation. L'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et l'AMF siègent également au collège, et je fais moi-même partie de leur collège. Nous avons donc, en France, le système le plus intégré. Je le trouve efficace et raisonnable de ce point de vue.
Ce collège travaille avec des commissions constituées par ses membres, mais aussi par des experts qui le rejoignent. Des groupes de travail permettent de « labourer le terrain » pour produire les règlements qu'il s'agit d'établir en matière de normes françaises. C'est dans ce même schéma, et suivant ces mêmes procédures, que l'on élabore nos positions écrites à l'égard des autorités européennes ou du normalisateur international.
Il s'agit en l'occurrence de l'ANC, qui a le droit de prendre des règlements, sous réserve d'homologation par le ministre des finances et par celui de la justice. L'ANC est constituée d'un peu moins de 30 personnes. L'équipe professionnelle est encore plus réduite, puisqu'elle compte une dizaine de membres. Il s'agit d'un petit organisme, qui n'a pas de personnalité morale.
Cet organisme est en fait à la taille de ses homologues européens. Malgré ou à cause des désaccords, et afin d'essayer de les dépasser, je travaille de plus en plus avec les Anglais, les Allemands, les Italiens. Nous sommes à peu près tous comparables, aux détails de structure près.
Nous rendons compte dans des rapports annuels, mais aussi grâce à beaucoup de documents qui figurent sur notre site internet. Nous avons commencé par un plan stratégique, puis un autre a suivi. En plus de la production de normes françaises pour les comptes individuels de toutes les sociétés françaises et pour les comptes consolidés de celles qui ne sont pas cotées, et en plus des débats sur des normes internationales, nous avons un troisième axe de travail qui consiste à encourager la recherche, afin de tirer le meilleur de ce que nous avons dans le monde universitaire français et le projeter à l'extérieur. Nous organisons chaque année une grande manifestation à Paris. Nous y faisons venir les étrangers et allons aussi beaucoup chez eux, pour que la France soit un contributeur important, écouté et entendu dans ce débat international sur les normes comptables, d'où nous avons largement disparu après l'adoption des normes comptables internationales.
L'élévation du niveau européen au niveau international, qui a souvent eu lieu dans ces matières, nous a finalement plutôt servis. Nous trouvons souvent un écho dans le débat international, car il existe, à travers le monde, des Etats qui se situent dans les deux camps. Notre troisième bras -la recherche- est donc tout aussi fondamental que les autres.
Quel est votre avis sur l'ACPR ? Lorsque nous avons entendu son président, j'ai eu le sentiment que son rôle était très limité. Nous avons, par ailleurs, eu une audition extrêmement médiatisée de Dominique Strauss-Kahn, qui nous a expliqué, concernant le secteur bancaire, que les normes étaient très loin de refléter la réalité, notamment en matière de refinancement lors de la crise...
Je suis convaincu que le principal facteur qui différencie la santé du secteur bancaire réside dans la qualité de la supervision, quelles que soient les normes.
Il existe énormément de questions techniques et normatives, mais la question fondamentale est celle de la qualité et de l'intensité de la supervision. De ce point de vue, j'ai toujours été persuadé que le travail réalisé en France en direction du secteur des banques et des assurances, s'il est probablement perfectible, figure cependant, sur une échelle relative mondiale, dans la catégorie des meilleurs. Il n'y a aucune espèce de doute là-dessus. Ceci est dû à toute une série de facteurs qualitatifs, et au fait qu'on y attache une grande importance. Cela ne va pas de soi : d'autres Etats, avant la crise, affirmaient que la supervision n'était pas importante, celle-ci étant décrite comme devant être « légère ».
Nous avons par ailleurs des hommes de qualité pour mener cette supervision. Ce n'est pas une mince affaire : il s'agit d'un corps de spécialistes, qui ont derrière eux une longue carrière dans ce domaine.
En troisième lieu, je pense que la régulation est placée au bon endroit et qu'elle est bien intégrée dans les institutions. N'oublions pas que d'autres Etats, qui ont opéré, avant la crise, des choix d'organisation radicalement différents, reviennent aujourd'hui vers notre modèle. Il me semble que les résultats que l'on peut constater dans le secteur financier français témoignent globalement de la qualité de la supervision. Je le dis de manière aussi humaine que possible, en m'écartant pour une fois de la technique.
C'est un organisme qui n'a pas de personnalité morale, qui constitue en fait une partie du ministère des finances. L'ANC a été créée par une loi, qui a défini la composition du collège, son mode d'organisation, son travail, sa mission. C'est une entité légère, ce que je considère comme une vertu. C'est l'aboutissement d'une série de modifications, qui ont eu lieu dans les années récentes. Je crois, après y avoir beaucoup réfléchi, que c'est la solution la plus économe des deniers publics, et que cela ne nous prive d'aucune efficacité pratique -au contraire !
Je crois que c'est à l'origine une fondation. Il s'agit d'un système très anglo-américain. La fondation reçoit des fonds ; elle est dirigée par des « trustees », je suppose constitués sous forme de trusts. C'est un conseil qui gère cette fondation. Son comité de nomination est choisi par cooptation ; il détermine les trustees, qui désignent les membres de l'IASB. C'est le garant de leur indépendance, qui est définie de façon stricte et jalouse. En réalité, celle-ci existe surtout dans les textes constitutifs de l'IASB lui-même. On dit souvent que l'IASB est conçu d'une manière qui pourrait rendre jaloux le président de la Banque centrale européenne (BCE), qui n'a pas une telle indépendance, alors que c'est l'exemple qui avait été choisi par l'IASB pour refuser toute interférence politique.
Il est à Londres. J'ai un doute sur le lieu où siège la fondation. Je crois qu'il est également situé à Londres. Il faut que je vérifie...
Quels moyens avez-vous de vérifier que la consolidation des sociétés multinationales est exhaustive ?
Par ailleurs, avez-vous connaissance des principaux arbitrages comptables au coeur des contestations entre l'administration fiscale et les contribuables, en particulier les banques ?
Nous avons pour seule responsabilité d'établir les normes. Nous ne sommes pas directement parties prenantes à la mise en oeuvre de ces normes, ni à leur contrôle.
Nous avons besoin de nous assurer que nos définitions sont suffisamment robustes. Tout ceci tourne autour de la question du contrôle. Qu'est-ce que le contrôle ? L'histoire de cette notion est celle du passage d'une définition juridique très stricte -la majorité des voix- à la recherche d'un contrôle plus économique, jusqu'à des notions qui, dans les normes internationales d'information financière (IFRS), vont extraordinairement loin, et ont leur intérêt. Elles ont permis d'encadrer la constitution de véhicules spéciaux, comme je le disais. Au-delà, la question du contrôle nous échappe.
Nous n'avons pas connaissance des discussions sur le terrain que vous mentionnez. C'est également le cas dans le monde prudentiel. Les logiques sont différentes, même si elles sont parfois nécessairement parallèles.
Avez-vous connaissance des principaux arbitrages fiscaux entre l'administration et les banques ?
Non. Il n'y a pas, à ma connaissance, de position comptable de l'administration fiscale. Il peut y avoir une autre lecture de la norme comptable. Les relations sont telles que, s'il existe une question de principe, l'administration a l'habitude de revenir vers nous et de nous poser des questions.
Quelles sont les règles comptables de la Chine, du Brésil, de l'Inde ? Si j'ai bien compris, ce sont les règles et l'ingénierie financière anglo-saxonne qui nous gouvernent aujourd'hui...
Il y a indubitablement une cohérence dans l'ensemble des règles utilisées par la finance, qui sont produites et mises en oeuvre au même endroit.
Pour autant, dès lors que l'on prend au sérieux la mondialisation des règles comptables et que l'on enclenche le débat mondial, on s'aperçoit que celui-ci existe.
L'IASB a tout fait pour que les Etats-Unis adoptent les normes qu'il produit. Pour l'instant, les Américains ont fait savoir qu'ils s'en inspireraient fortement, travailleraient de concert, mais ne les adopteraient pas, bien qu'il existe aujourd'hui une certaine harmonie de vue, avec des différences, entre la comptabilité des Etats-Unis et celle de l'IASB.
Au Japon, un mouvement s'est initié pour se diriger vers les normes internationales. Il existe dans ce pays un foyer très important de résistance à ce mouvement, notamment de la part de l'industrie, qui compte beaucoup dans ce pays, et qui a construit le miracle japonais sur un système prudent, consistant à cumuler lentement les bénéfices, à les réinvestir, à ne voir qu'à long terme, sans distribuer trop vite les dividendes aux actionnaires qui profitent des valorisations à court terme. C'est ce qui a fait le succès du Japon. Les Japonais sont donc très inquiets à l'idée de s'en départir.
Le grand économiste Galbraith aurait été mandaté par le général Mac Arthur, après la guerre, pour mettre en place la comptabilité au Japon ; il se serait très largement inspiré du plan comptable général français. Si c'est vrai, c'est intéressant et peut expliquer certaines choses...
L'ensemble des autres pays se positionnent de manière très différente. Certains prétendent adopter les normes, mais il s'agit en réalité de pays émergents qui, dans la pratique, ne les mettent pas tout à fait en oeuvre lorsqu'ils s'aperçoivent que telle partie ne leur convient pas, qu'ils ne savent pas les mettre en place, ou qu'elles ne sont pas compatibles avec leurs règles juridiques ou leurs pratiques économiques. C'est aussi le cas du Canada -qui n'est pas un pays émergent- qui n'a pas adopté ces normes dans tous les secteurs.
La Chine affirme qu'elle les emploie. Ce que nous comprenons de cette position, c'est qu'elle pose des questions très fortes sur la valeur de marché, c'est-à-dire la question de la valorisation des actifs financiers, afin de savoir si on les met en valeur instantanée ou non. C'est dire que nous avons de bons sujets de conversation...
L'Inde a adopté les normes avec des dizaines de réserves, montrant qu'elle est en chemin.
Je pourrais continuer ainsi une longue litanie. Certains pays ont adopté ces normes dès le début : France, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud. Les autres ont adopté des stratégies différentes. C'est la question qui a été posée par Michel Barnier à Philippe Maystadt : que faire ? Faut-il continuer ainsi ? Faut-il prendre un peu de recul, se ménager la possibilité de changer de norme ? Il est vrai qu'il n'existe pas de précédent, dans l'Union européenne, d'externalisation de la production de normes aussi centrales que des normes comptables.
Le débat est maintenant ouvert. Je pense que nous avons contribué à le poser. Je ne sais le nombre d'années qu'il faudra pour arriver à trouver une solution, mais nous en discutons...
Avez-vous connaissance des principales observations du Haut-commissariat aux commissaires aux comptes (HCCC) sur les sociétés financières ?
Je n'ai pas connaissance que le HCCC ait formulé d'observations dont il faille que nous tirions des conséquences en termes de normes comptables.
Cependant, la plus importante des recommandations générales formulées dans son dernier rapport annuel porte selon moi sur la formation des hommes. Il est indispensable de pouvoir compter sur des hommes et des femmes qui comprennent une matière aussi complexe que celle des banques. Il faut qu'ils soient capables de questionner le système, de le mettre en cause et de le pousser vers les bonnes solutions.
Je suis convaincu que la clé réside dans leur capacité à jouer pleinement leur rôle de chiens de garde. Un des secrets d'un certain nombre d'institutions financières, en France ou ailleurs, réside dans le fait de pouvoir compter sur des personnes de très grande qualité dans les fonctions de contrôle. C'est, de manière générale, une très grande source de sécurité pour les systèmes.
Vos propos font-ils l'objet de publications qui pourraient nous être éventuellement utiles ?
Notre après-midi d'auditions s'achève avec l'audition de M. Pierre Moscovici, ministre de l'économie et des finances. Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pierre Moscovici prête serment.
Je suis heureux de m'exprimer devant votre commission d'enquête. Dans une conjoncture où les Français sont mis à contribution pour sortir de la crise économique et sociale, la fraude et l'évasion fiscales sont insupportables. C'est pourquoi le gouvernement a fait de la lutte contre ces phénomènes une priorité absolue, lutte que le précédent rapport d'Eric Bocquet avait en son temps contribué à mettre en mouvement.
La lutte vise les paradis fiscaux, afin de resserrer l'étau autour des fraudeurs. Nous cherchons à nous doter des outils d'investigations adéquats, et à adapter les sanctions applicables pour éviter l'impunité. Votre commission d'enquête s'intéresse plus spécifiquement aux banques : sujet central. En tant que ministre de l'économie et des finances, mes principaux chevaux de bataille sont d'une part la lutte contre l'opacité fiscale et le secret bancaire, d'autre part la lutte contre le blanchiment.
Ces derniers mois ont été décisifs dans la lutte contre l'opacité fiscale et le secret bancaire au niveau international - qui est bien sûr le niveau d'action pertinent. À l'issue du G20 de Londres en 2009, le président de la République d'alors, Nicolas Sarkozy, avait annoncé : « Le secret bancaire est terminé ». Or il n'a pas été éradiqué. Je me garderai quant à moi des formules définitives, et dirai plutôt que le secret bancaire vacille, comme jamais auparavant. L'émergence d'un consensus au niveau européen et international pour promouvoir la transparence fiscale est un fait tout à fait inédit.
Sans l'adoption en 2010 par les États-Unis du Foreign account tax compliance act (Fatca), rien ne se serait produit. En obligeant les établissements financiers étrangers à fournir aux autorités fiscales américaines des informations détaillées sur les comptes bancaires détenus par les contribuables américains, cette loi a marqué un tournant. Nous sommes fondés à demander à nos partenaires européens, et bientôt à ceux du G20, une information équivalente à celle qu'ils fourniront aux États-Unis. De nombreux pays, et la France au premier chef, sont désormais désireux de faire du principe d'échange automatique d'informations un standard international, comme en témoignent les conclusions de la dernière réunion du G20 à Saint-Pétersbourg.
Nous n'avons nullement attendu les décisions internationales pour agir au plan national et bilatéral. En premier lieu, j'espère signer notre accord Fatca lors de ma prochaine visite à Washington, pour les assemblées générales du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale au mois d'octobre. Ensuite, la convention sur les successions que nous avons signée avec la Suisse au mois de juillet dernier contient des stipulations majeures en termes d'échanges de renseignements. Enfin, le projet de loi de lutte contre la fraude fiscale en seconde lecture à l'Assemblée nationale prévoit d'inscrire sur notre liste interne de paradis fiscaux tous les États qui refuseront de s'engager pour l'échange automatique d'informations. Un pas de géant a été accompli ces derniers mois.
Les banques jouent également un rôle essentiel en matière de lutte contre le blanchiment, en bloquant l'entrée dans le système de flux financiers illicites. Elles sont soumises à des obligations de vigilance et de déclaration auprès de Tracfin, mécanismes essentiels pour identifier les flux illicites et, le cas échéant, leur origine et leurs commanditaires. Le blanchiment repose historiquement sur un petit nombre de délits, comme le trafic de drogue, mais sa définition s'est élargie jusqu'à inclure la fraude fiscale. Le droit français en dispose ainsi depuis 2009, et la France a défendu avec les États-Unis cette conception du blanchiment au sein du Groupe d'action financière (Gafi).
Notre dispositif juridique anti-blanchiment implique de manière pleinement efficace nos établissements financiers. Depuis plusieurs années, ils ont pris conscience de leurs responsabilités dans ce domaine. Un pas supplémentaire a été franchi avec la loi de séparation et de régulation des activités bancaires du 27 juillet 2013. Celle-ci élargit d'abord le champ des déclarations de soupçon à Tracfin. Elle crée ensuite une nouvelle obligation de déclaration automatique et objective - même en l'absence de soupçon - de toute opération présentant un risque particulier en raison de son origine, de sa destination, ou de la nature de sa contrepartie. Ainsi d'une opération impliquant un trust. Tracfin en sort renforcé mais demeure dédié à la lutte contre le blanchiment, dont la fraude fiscale n'est qu'une composante possible.
J'en ai la certitude : un mouvement irréversible en faveur de la transparence s'est enclenché au niveau européen et international, sous la pression des États-Unis, des parlementaires et des opinions publiques. La France en est un acteur majeur.
La liste française des Etats et territoires non coopératifs au plan fiscal vient d'être mise à jour, un peu tardivement. Les Philippines en sont sorties, les Îles Vierges britanniques, Jersey et les Bermudes y ont fait leur apparition. La Suisse, le Luxembourg, les Bahamas en sont absents. Comment expliquer la maigreur de cette liste, relativement à d'autres en vigueur dans le monde ?
Cette liste est évolutive. Les critères en vigueur sont obsolètes, puisqu'ils s'appuient sur l'échange d'informations sur demande. En vertu de la loi de séparation des activités bancaires, cette liste inclura progressivement les États ne pratiquant pas l'échange automatique. Simultanément, nous progressons sur l'érection de ce principe en standard international. Le G20 s'est fixé jusqu'en 2015 pour y parvenir.
D'après les premiers éléments de présentation du projet de loi de finances pour 2014, la lutte contre l'évasion fiscale rapportera 2 milliards d'euros supplémentaires. Grâce à quelles mesures ? Et quelles sont vos cibles ?
Nous reviendrons en détail sur ces éléments dans le cadre du débat relatif à la loi de finances. La priorité donnée à la lutte contre la fraude fiscale a déjà porté ses fruits : le plan mis en oeuvre par la précédente loi de finances a porté le produit de cette lutte de 18 à 20 milliards d'euros. L'année prochaine, l'optimisation fiscale de la part des grandes entreprises et les régularisations feront partie de nos nouvelles priorités.
Les déclarations d'intentions très fortes prononcées à l'issue du G8 en Irlande du Nord en juillet dernier, puis du G20 de Saint-Pétersbourg en septembre, témoignent, il est vrai, d'un changement de climat. Les opinions publiques s'indignent et font pression. Mais quelles mesures concrètes sont véritablement sorties des réunions internationales ?
L'acquis essentiel est la promotion de l'échange automatique d'informations comme standard international.
L'échange d'informations est une question centrale depuis le sommet du G20 de Londres en 2009. C'est alors que le forum mondial sur la transparence en matière d'échange d'informations fiscales s'est transformé et a commencé à évaluer la transparence effective de chacun des quelque 180 Etats qui le composent. La quasi-totalité de nos conventions bilatérales sont fondées sur l'échange sur demande : avec les plus récalcitrants de nos partenaires, les discussions sont âpres et les demandes doivent être très ciblées et précises pour ne pas être rejetées.
C'est pourquoi je me bats pour l'échange automatique d'informations. Sur ce dossier, la France a été une force d'impulsion majeure : dans un cadre franco-allemand d'abord, avec une première lettre signée par Wolfgang Schäuble et moi-même. Puis nous avons créé le groupe dit des cinq avec l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Espagne et l'Italie, avant d'être rejoints par la Pologne. Une majorité d'États membres nous a suivis, et nous avons manifesté le souhait, lors du conseil Ecofin du 14 mai 2013, de doter l'Union européenne d'un système d'échange automatique d'informations analogue, dans son champ et ses modalités, au système Fatca américain.
Nous poursuivons ce projet avec méthode : le week-end dernier, un autre conseil Ecofin informel a fourni l'occasion d'aborder à nouveau la question. Entre-temps, la Commission européenne a présenté au conseil Ecofin du 21 juin 2013 une proposition de révision de la directive relative à la coopération administrative dans le domaine fiscal, pour élargir le champ de l'échange automatique au sein de l'Union européenne. Le texte révisé rendrait obligatoire l'échange sans conditions des informations relatives aux dividendes, aux plus-values et autres revenus financiers ainsi que les soldes des comptes payés, attribués ou détenus par un établissement financier au bénéfice direct ou indirect d'une personne physique d'un autre État membre. Simultanément, l'OCDE élabore un format d'échange universel d'informations. Ce standard, attendu pour début 2014, a vocation à s'appliquer au sein de l'Union européenne et dans le reste du monde au plus tard le 1er janvier 2016, 2015 étant la date butoir fixée par le G20.
Notre droit interne a déjà pris la mesure de ces évolutions, puisque notre liste des États et territoires non coopératifs tiendra compte du respect du principe d'échange automatique d'informations, en vertu d'un amendement que j'ai fait adopter au projet de loi relatif à la fraude fiscale. Nous prendrons soin, lors des prochaines réunions du G20, d'éviter l'émergence de standards concurrents.
Le communiqué publié à l'issue du dernier G20 prévoit que les États prendront, en application du projet Base erosion and profit shifting (Beps) lancé par l'OCDE, des mesures de transparence applicables aux personnes morales que sont les sociétés, trusts et autres entités juridiques analogues. Nous avons été les premiers à soutenir ce projet, avec les Britanniques, les Espagnols et les Italiens. Parmi ces mesures figure la création de registres centralisés des bénéficiaires effectifs de ces entités. J'ai signé la semaine dernière avec Wolfgang Schäuble un courrier à l'attention de Michel Barnier demandant la modification en ce sens de la quatrième directive européenne anti-blanchiment.
A quelles résistances se heurte votre volonté de favoriser la transparence ?
Un mouvement politique européen et international puissant est à l'oeuvre. Certains États ayant intérêt au secret bancaire sont néanmoins réticents au changement, y compris près de nous : au sein de l'Union européenne, l'Autriche et le Luxembourg ; au dehors, la Suisse. Les accords que j'ai passés avec la Suisse avant l'été, et les discussions que nous avons au sein du G20 ou de l'Union européenne témoignent toutefois d'une irrésistible convergence vers l'adoption des standards internationaux. Le délai de deux ans fixé lors du dernier G20 peut paraître long : il est en réalité extrêmement court.
J'ai signé avec mon homologue Eveline Widmer-Schlumpf une convention sur les successions. Il revient à la ministre, ainsi qu'au conseil fédéral qui l'a approuvé, de porter ce texte devant le conseil national ; et devant les cantons, ce qui sera plus compliqué...
Nous poursuivons le débat sur l'échange automatique d'informations : d'ici 2015, la Suisse devra se conformer à ce standard à vocation universelle. Le G20 a publié un communiqué unanime. Il indique - cela n'a pas été facile à obtenir - une date de mise en oeuvre et mentionne le plan d'action de l'OCDE. Ce fut difficile à obtenir mais désormais tous les États sont contraints d'en tenir compte.
Les flux démesurés d'argent liquide constatés par les douanes dans la période récente sont-ils en partance du territoire, ou y reviennent-ils ?
Nos auditions convergent vers l'idée que le dumping fiscal ne peut être combattu que par l'harmonisation fiscale. Que fait le gouvernement pour la promouvoir ?
Au premier trimestre 2013, la valeur des infractions constatées n'a augmenté que de 1,1 % par rapport au trimestre précédent. Ces chiffres sont très volatils. La hausse s'explique par une opération d'ampleur exceptionnelle. L'idée selon laquelle des personnes quittent le territoire avec des valises de billets plaît beaucoup car elle est facile à raconter, mais elle est complètement fausse. J'ajoute que l'échange automatique d'informations privera bientôt ce genre de démarches de tout intérêt.
La France est historiquement très favorable à l'harmonisation fiscale européenne. À la différence de la fiscalité indirecte, les décisions relatives à la fiscalité directe sont prises à l'unanimité. Nos priorités sont d'une part l'assistance administrative entre États membres, au moyen des directives sur la coopération administrative en matière fiscale, sur la fiscalité de l'épargne et sur l'assistance administrative en matière de regroupement des créances fiscales ; d'autre part l'élimination des risques de double imposition des entreprises avec les directives mères-filles, intérêts-redevances, et fusions.
Nous promouvons auprès de nos partenaires le projet Beps, afin de lutter plus efficacement contre l'érosion des bases fiscales. Le Conseil européen, à l'initiative de la France, a demandé à l'Union européenne de prendre part à ses travaux, y compris par voie d'harmonisation législative. La France a en outre demandé à la Commission européenne de réfléchir à la fiscalité du numérique, qui devrait être à l'ordre du jour du Conseil européen en octobre prochain. Enfin, la France continue de soutenir le projet d'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (Accis), directive censée simplifier la vie des entreprises et remédier à la concurrence fiscale. Je ne vous cache pas que l'accord de tous les États membres sur ce projet ambitieux sera très difficile à obtenir.
Le gouvernement a engagé de nombreuses initiatives pour lutter contre la fraude et l'évasion fiscales. Mais ne pourrait-on pas aller plus loin que l'automaticité des échanges, en instaurant un droit de suite à l'étranger sur les contribuables français ? Les États-Unis l'ont fait : comment expliquez-vous que l'Europe, ou à défaut la France, ne s'y emploie pas ?
La taxation des transactions financière est un outil de justice. Vous paraît-il efficace pour limiter l'évasion fiscale ?
Nos auditions nous ont convaincus de l'avance technique et technologique que prenaient systématiquement les fraudeurs sur chaque nouvelle législation. Le ministère des finances a-t-il les outils d'anticipation adéquats ? Quels liens entretient-il avec la justice et les services de renseignement ?
Certaines banques victimes de fraudes bénéficient d'avantages fiscaux. L'affaire Kerviel a ainsi procuré à la Société générale un allègement de 1,7 milliard d'euros. Le Conseil d'État soumet l'éligibilité à ces avantages à l'absence de collusion au sein des instances dirigeantes de la banque, au bon fonctionnement des méthodes de contrôle, et à la réalité de la fraude - ce qui pose des problèmes de mesure. Je vous ai adressé un courrier à ce sujet : le cadre légal existant est-il satisfaisant ?
Les 120 conventions bilatérales que nous avons signées s'opposent au droit de suite. Il y a là une difficulté. Il faudrait s'écarter de nos principes légaux et conventionnels pour l'imposition des contribuables ne résidant pas en France. Les objectifs d'une telle réforme devraient en outre être clarifiés. L'enjeu de l'échange automatisé des informations porte d'abord sur les contribuables actuels.
Nous soutenons le projet de taxe sur les transactions financières - une autre initiative franco-allemande, puisque c'est, là encore, d'une lettre que j'ai cosignée avec Wolfgang Schäuble que tout est parti. Des partenaires nous ont rejoints, si bien que nous avons pu présenter une coopération renforcée. La Commission européenne a effectué un travail de qualité. Nous ne le reprenons toutefois pas intégralement. C'est que le ministre de l'économie français que je suis tient à protéger notre place financière européenne continentale, Euronext. C'est un élément de souveraineté non négligeable. La taxe verra le jour, et portera sur un grand nombre de produits, dont certains dérivés. Le gouvernement français n'a en rien renoncé et je ne renie pas ce que j'ai dit dans le passé. Nous cherchons le bon calibrage. L'application à un champ géographique très large limiterait les contournements de législation. Quoi qu'il en soit, on ne peut pas dire qu'il s'agisse d'un outil de lutte contre la fraude.
Nous réfléchissons à inclure les services de recherche de l'administration fiscale au sein de la communauté française du renseignement. Il existe déjà de très nombreux échanges, formels et informels, avec les forces de police et l'autorité judiciaire. J'ai eu l'occasion de visiter un certain nombre de services de mon ministère : la course juridique et technologique avec les fraudeurs est une préoccupation de tous les jours. Je tiens d'ailleurs à rendre hommage à l'exceptionnelle qualité de notre administration fiscale, composée de personnes douées et motivées.
Ils sont 120 000 à la direction générale des finances publiques, donc oui. Cela étant, le ministère des finances participe à l'effort demandé à l'ensemble des administrations publiques. Cet effort est accru cette année encore, puisque 2 350 emplois ne seront pas renouvelés, dont presque 2 000 à la DGFIP. Notez que les effectifs des vérificateurs font partie des priorités définies dans le plan stratégique piloté par le directeur lui-même : ils seront donc sanctuarisés.
Je m'efforcerai de répondre le plus vite possible à votre courrier relatif à l'affaire Kerviel, dans les limites du secret fiscal...
L'attitude des États à l'égard de l'évasion fiscale change rapidement. Vous avez évoqué la piste de la taxation des multinationales du secteur numérique, qui se soustraient aisément à l'impôt. L'audition du directeur de l'OCDE l'a mis en exergue : le souci était naguère de limiter la double imposition, mais nous sommes maintenant à l'ère de la double non-imposition... Avec la complicité, il faut le dire, de certains États, certains étant membres de l'Union européenne, comme le Luxembourg ou l'Irlande.
Le G20 a manifesté son désir de suivre les recommandations de l'OCDE. Êtes-vous confiant sur leur rapidité de mise en oeuvre ? Les sommes en jeu sont énormes. De plus, comment peut-on agir plus vite au niveau européen pour empêcher les deux États les plus récalcitrants, qui partagent notre monnaie, d'affaiblir la zone euro ?
Certaines de nos conventions fiscales ressemblent à un sketch de Coluche : « plus tu peux payer, moins tu payes ». Celle qui nous lie au Qatar fait de la France un paradis fiscal. Envisagez-vous de revoir ces conventions ?
Nous tolérons les paradis fiscaux puisque nous acceptons, pour soutenir notre industrie de la défense et de l'armement, que nos sociétés - mais les autres font de même - les utilisent pour effectuer leurs transactions... N'y a-t-il pas là une grande hypocrisie ?
Nous avons été les premiers à nous emparer des questions relatives au numérique. Ce sujet a été évoqué dans le cadre de l'initiative Beps. Nous avons en outre obtenu que ce sujet soit inclus dans le champ des conclusions du dernier G20. Peut-on agir plus vite ? Le Conseil national du numérique traduit ces exigences au plan interne. Tout s'inscrit en définitive dans un même calendrier, qui nous contraint à travailler à la conception du Fatca européen et à l'élaboration des standards de l'OCDE d'ici 2015.
La convention signée en 2007 par le précédent président de la République n'est certes pas la moins généreuse, mais elle n'a nulle valeur de modèle et nous n'excluons pas de la rediscuter. Il n'a jamais été question, dans le cadre de la loi bancaire, d'interdire à nos banques d'investir dans les paradis fiscaux, car il y a des réalités économiques et industrielles à prendre en compte. Notre démarche consiste plutôt à mieux connaître l'activité de ces places pour détecter les flux anormaux. La renégociation des conventions fiscales pour lutter contre les abus est une priorité. L'affaire du Qatar est un précédent qui ne se reproduira pas. Nous travaillons beaucoup avec nos partenaires européens ; et la convention sur les successions signée avec la Suisse témoigne de notre volontarisme en la matière. La Suisse a accepté sous la pression d'adapter un droit devenu obsolète.
Merci d'éclairer notre commission d'enquête. Nous saluons votre forte mobilisation sur toutes ces questions.
Toutefois, les poursuites pour fraude fiscales sont peu nombreuses, ce qui peut donner aux fraudeurs un sentiment d'impunité. La répression pénale de la fraude est-elle suffisante ? Le « verrou de Bercy » n'est pas, à cet égard, sans nous poser problème.
Il a été suggéré lors d'une précédente audition que 25 années seraient nécessaires pour procéder aux opérations de régularisation prévues dans la circulaire du 25 juin 2013 avec les moyens existants. Pouvez-vous nous rappeler ceux-ci et nous dire comment vous compter les mettre à niveau ?
Au cours de la précédente commission d'enquête, nous avons eu des difficultés à estimer la fraude fiscale et nous étions étonnés de l'absence d'instruments de mesure fiables. Après deux ans de lutte redoublée contre la fraude, êtes-vous davantage en mesure d'évaluer le phénomène ?
Nous pouvons mieux faire en termes de poursuites. C'est pourquoi le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale durcit les sanctions et donne davantage de pouvoirs à la justice et à l'administration. La direction nationale des vérifications de situations fiscales a mis en place un service dédié composé de vingt agents. Il ne faudra pas 25 ans pour traiter les 1 500 dossiers qui ont été déposés...
Par définition, la fraude fiscale ne se chiffre pas.
Le chiffre le plus couramment avancé, d'origine syndicale - mais les syndicats ne sont pas les plus mal informés - est celui de 50 à 60 milliards d'euros. Les travaux en cours sur la TVA estiment la fraude à 10 milliards d'euros, ce qui est très significatif. J'étais hier dans le Cher avec le député Yann Galut pour travailler sur ce sujet prioritaire. L'ordre de grandeur est analogue pour l'impôt sur les sociétés. Je le répète, la fraude est évaluable, mais pas chiffrable.
Nous sommes tous convaincus de la qualité de l'administration fiscale. J'en veux pour preuve l'engouement des banques à recruter dans la haute administration les meilleurs de leurs agents conseils en fiscalité...
Que vous inspire la présence considérable des banques françaises dans les paradis fiscaux ?
Sans doute les banques recrutent-elles de bons agents de l'administration fiscale : les meilleurs lui restent néanmoins fidèles.
La loi de séparation bancaire est précisément destinée à faire la transparence sur les activités des établissements. En tant que ministre des finances, je dois répondre à la demande de moralisation exprimée par les parlementaires, mais aussi faire preuve de pragmatisme : il faut lutter contre les activités prohibées sans obérer la compétitivité d'un secteur qui emploie 400 000 personnes. Les stress-tests conduits dans le cadre de l'union bancaire ont révélé la solidité de nos établissements systémiques. Nous n'avons pas d'inquiétude.
Dans certaines opérations, le passage par tel pays est une exigence. Elle ne justifie certes pas tout, et le niveau de transparence exigé par la loi bancaire est élevé. Au fur et à mesure de l'application de la loi, les banques apprendront à faire la distinction entre le nécessaire et l'injustifiable. L'inclusion des Bermudes dans notre liste d'États et territoires non coopératifs montre que nous ne baissons pas la garde. Tout nous ramène à l'échange automatique d'informations : sa mise en oeuvre dans les deux ans à venir nous permettra d'élargir cette liste.
L'affaire Kerviel, à qui sa banque a fait porter le chapeau de ses pertes, est emblématique des évolutions récentes du monde de la finance. Ne peut-on s'interroger sur la responsabilité de dirigeants qui annoncent un retour sur investissement de 20%, niveau impossible à atteindre sans d'excessives prises de risques ?
Je n'étais pas ministre de l'économie et des finances lorsque l'affaire a éclaté. De plus, je suis tenu au secret fiscal, et des procédures judiciaires sont en cours. Je peux vous dire néanmoins que les choses vont changer : le taux de rentabilité et de risque ne sont déjà plus les mêmes. La loi de séparation bancaire a en outre renforcé le contrôle prudentiel en introduisant le principe « qui faute, paie ». Jusqu'à présent, les déposants supportaient les conséquences des imprudences des dirigeants. Désormais, ce sont les actionnaires qui seront sollicités. De surcroît, l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution est à présent dotée du pouvoir de démettre les dirigeants convaincus d'incompétence. Enfin, le contrôle des traders et des desks de trading est renforcé, de sorte que les affaires de type Kerviel sont reléguées derrière nous.
Quelle réaction vous inspire la demande faite par certaines banques suisses à leurs clients de présenter des garanties de conformité fiscale ?
J'y vois un signe que le secret bancaire vacille. Les banques suisses commencent à prêter attention à leur réputation. La pression internationale, celle des parlementaires et des opinions publiques convergent pour éradiquer les pratiques indéfendables. Nous sortons de l'idée que ces comportements existeront toujours. Aucun acteur ne pourra résister au mouvement en cours pour élaborer un droit nouveau à l'échelle internationale.