Commission des affaires européennes

Réunion du 14 avril 2020 à 9h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

Monsieur le directeur, merci d'avoir accepté cette audition de la commission des affaires européennes du Sénat.

Vous avez été membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE) pendant huit ans. Quelques-uns d'entre nous ont eu l'occasion de vous rencontrer à Francfort, à l'occasion de déplacements. Votre mandat a pris fin en décembre dernier. Nous espérons que cela vous permettra de nous faire profiter de votre expertise et de votre expérience.

L'Union européenne traverse une crise inédite, brutale et profonde. L'épidémie de Covid-19 impose un confinement durable qui paralyse l'économie européenne et provoque nécessairement une violente récession. Cela change profondément la donne.

Vous avez vécu de près, au sein du board de la BCE, la colère des « faucons », lorsqu'il a été décidé de réactiver, il y a six mois, le quantitative easing.

Ces querelles intestines ont été balayées par le virus, qui a déjà conduit la BCE à s'engager à soutenir l'économie « quoi qu'il en coûte » - clin d'oeil à Mario Draghi : plan de rachat de dettes de 750 milliards d'euros, déplafonnement du quota de dette souveraine racheté par État, prêts aux banques à un taux d'intérêt négatif, extension du champ des titres acceptés en collatéral et réduction de leur décote.

Le débat s'est déplacé au Conseil européen, où une ligne de fracture connue entre les États du nord et ceux du sud a ressurgi. Lors de leur réunion du 26 mars, les chefs d'État et de gouvernement n'ont pas réussi à s'accorder sur la mise en place d'un instrument commun de solidarité financière face au choc symétrique dont Jacques Delors, sortant de sa réserve habituelle, a jugé à juste titre qu'il faisait courir un danger mortel à l'Union européenne.

L'Eurogroupe, chargé de trouver une issue, s'est rassemblé jeudi dernier autour d'un plan d'urgence de 540 milliards d'euros, s'appuyant à la fois sur la Banque européenne d'investissement (BEI) pour 200 milliards d'euros, sur le dispositif d'aide au chômage partiel pour 100 milliards d'euros et sur le mécanisme européen de stabilité (MES) pour le reste.

Le mécanisme d'aide au chômage partiel est adossé au budget de l'Union européenne, ce qui n'est pas le cas du dispositif de la BEI, dont les États sont actionnaires. Le cas du MES apparaît différent, dans la mesure où il bénéficie de la garantie des États sous forme de capital appelable. Pour autant, il n'existe pas de mutualisation des risques, dans la mesure où chaque État contribue au prorata de sa participation.

De fait, aucun accord n'a été trouvé sur l'émission de titres de dettes mutualisées, trop vite appelés à notre goût « coronabonds », permettant aux États bénéficiaires d'accéder à des taux d'intérêt inférieurs à ceux qu'ils auraient obtenus en empruntant directement.

La balle a été renvoyée au Conseil européen concernant la possible création d'un fonds commun pour financer la reprise. Au moment de quitter la BCE, il y a trois mois, vous aviez souligné que, partageant la même monnaie, nous sommes tous « dans le même bateau ». Vous croisiez les doigts en espérant qu'il n'y aurait pas de crise tant que la zone euro ne se serait pas dotée d'institutions ad hoc au service de l'intérêt collectif.

Or la crise est déjà là, nous surprenant par son ampleur redoutable. Aussi souhaiterions-nous connaître votre analyse. Quelle issue vous semble possible dans ce contexte difficile ? Quels seraient les avantages d'une mutualisation du risque par le biais de titres de dette émis en commun ou d'un fonds de relance temporaire ? Quels en seraient les dangers ? Comment les limiter pour les pays qui ne bénéficieraient pas de financement dans ce cadre ?

Enfin, si une issue positive est trouvée à cette question, peut-on espérer qu'il en résulte une accélération de la marche vers l'union des marchés de capitaux ? C'est un horizon que nous appelons de nos voeux depuis déjà pas mal de temps, mais qui est loin d'être aujourd'hui la réalité.

Monsieur le directeur, vous avez la parole.

Debut de section - Permalien
Benoît Coeuré, directeur du pôle innovation de la Banque des règlements internationaux (BRI)

Merci, monsieur le président.

Je me réjouis de cet entretien et serai volontairement assez court dans mon propos liminaire pour laisser tout le temps nécessaire à la discussion.

Je précise - ce qui va sans dire - que mes propos n'engagent pas la BRI, qui n'a aucune compétence en matière européenne, ni la BCE, dont je ne fais plus partie. Je m'exprime donc à titre personnel.

Je commencerai par une remarque assez générale : je crois que si l'on veut bien raisonner sur les instruments disponibles et les possibilités qu'offre cette crise, il faut s'inscrire dans le temps long, résister à l'urgence et replacer ce débat dans la perspective de la construction de l'union budgétaire en Europe.

Cette union se construit petit à petit, en partant d'un traité signé en 1992 qui ne la prévoyait pas et instaurait seulement une monnaie unique, qui coexiste encore aujourd'hui avec une collection de budgets nationaux seulement régis par des règles.

Il est important de comprendre que la capacité budgétaire de la zone euro se construit petit à petit, de manière pragmatique, et qu'aucun big bang ne conduira à la construction d'une union budgétaire avec une dette fédérale. Ceci nécessiterait en effet un changement profond des traités dont les Européens ne veulent manifestement pas.

Il faut donc se résoudre à cette approche par petits pas. Le fait est que, depuis la crise de la zone euro de 2010, on a accompli de tels pas avec la construction du Mécanisme européen de stabilité et d'un fonds de sauvetage des banques - le fonds de résolution unique.

Cette crise est une étape supplémentaire dans un processus nécessairement incrémental et pragmatique, qui doit concilier les contraintes et les aspirations politiques de tous les États membres. L'idée que cette crise puisse nous projeter tout de suite dans un monde avec des eurobonds et un budget fédéral me semble tout à fait irréaliste.

Par ailleurs, par son engagement fort et rapide, la BCE a donné à l'Eurogroupe et aux chefs d'État ou de gouvernement le temps de bien construire la réponse à la crise. On aurait souhaité que l'Eurogroupe puisse apporter une réponse d'urgence dès début mars. Il ne l'a pas fait et a laissé la BCE s'en charger.

Celle-ci a agi avec beaucoup de force grâce à son nouveau programme, le Programme d'achat urgence face à la pandémie (Pandemic Emergency Purchase Programme, PEPP). Ceci a modifié les termes du débat à l'Eurogroupe.

Ce débat, qui aurait en effet pu initialement avoir à porter sur les moyens de calmer les tensions sur les marchés de dette souveraine, notamment italienne, a pu, grâce à l'intervention de la BCE, se concentrer sur des sujets de plus long terme et l'Eurogroupe a pu prendre un peu plus de temps pour construire sa réponse.

C'est une bonne nouvelle car certains des instruments dont on parle ont des conséquences profondes qu'il faut penser jusqu'au bout. Il faut ainsi peser toutes les conséquences d'une mutualisation de la dette.

Les règles qui encadrent les politiques budgétaires nationales et l'absence de mutualisation des risques budgétaires sont les deux faces d'une même médaille : si on touche à l'une, il faut toucher à l'autre. Il ne serait pas raisonnable d'aller vers des eurobonds sans avoir une réflexion de fond sur les règles budgétaires, ce qui nécessiterait, sous une forme ou une autre, des transferts de souveraineté budgétaire vers l'échelon européen, ce qui doit être discuté politiquement et contrôlé démocratiquement. On ne peut partager le risque budgétaire sans également en partager la responsabilité.

C'est ce débat que l'Eurogroupe n'a pas pu ou voulu traiter, ce qui explique le relatif manque d'ambition des solutions retenues à ce stade.

Ces solutions reflètent les préférences assez diverses des États membres. Il est normal qu'elles soient temporaires. Le débat n'est pas terminé.

À titre personnel, je serais favorable à ce que le fonds destiné à soutenir la reprise, tel que proposé par la France, dispose d'une capacité d'emprunt et puisse gager des ressources futures. Ce ne seraient toutefois pas des eurobonds, mais simplement une modalité d'un financement de court terme, dans des circonstances exceptionnelles et temporaires. Cela ne devrait pas avoir d'impact en soi sur les fondamentaux de l'Union monétaire.

À plus long terme, vouloir changer ces fondamentaux constitue un bon débat. Les règles budgétaires ont en effet mal fonctionné : elles étaient mal conçues dès l'origine et les États membres se sont mis d'accord, par facilité politique, pour les vider progressivement de leur contenu et accorder des flexibilités toujours plus grandes. Résultat :on se retrouve régulièrement dans des situations où la Banque centrale doit fournir l'essentiel des instruments de stabilisation et de gestion de crise. Ce n'est pas normal. C'est, à long terme, mauvais pour la légitimité de la construction européenne et pour la confiance des citoyens dans leur banque centrale, qu'ils tiennent pour responsable de décisions qui sont fondamentalement politiques.

Pour résumer, il faut selon moi scinder la question du financement de l'action qui est aujourd'hui nécessaire face au virus et celle, de long terme, concernant l'organisation budgétaire de la zone euro.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

Merci, monsieur le directeur.

La parole est aux commissaires.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Yves Leconte

Monsieur le directeur, pourquoi n'évoque-t-on jamais le cadre financier pluriannuel, qui constituerait la meilleure manière de mettre en place des obligations européennes pour financer les besoins de l'ensemble de l'Union européenne ? Il ne serait alors plus nécessaire de savoir si la responsabilité est celle d'un pays ou d'un autre, puisqu'il s'agirait de dépenses communes.

Or j'ai l'impression que, depuis le début de cette crise, on réfléchit plus à des mesures d'urgence qu'au prochain cadre financier pluriannuel, l'actuel étant trop contraint pour répondre aux défis communs.

Debut de section - PermalienPhoto de Pascal Allizard

Monsieur le directeur, il n'existe pas de mutualisation des risques budgétaires en ce moment, on l'a dit. La solidarité, pour l'instant, s'exerce a minima, mais le surendettement va devenir bien réel pour un certain nombre d'États.

Une solution de portage, un fonds de défaisance, seraient-ils envisageables, avec une durée et des proportions déterminées, voire une titrisation ?

Debut de section - PermalienPhoto de Olivier Henno

Monsieur le directeur, pensez-vous qu'il existe à court ou moyen terme un vrai risque d'inflation pour la zone euro, ce qui pourrait notamment expliquer la crainte de l'Allemagne et des Pays-Bas ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Rapin

Monsieur le directeur, peut-on imaginer que la BCE, comme la réserve fédérale américaine (FED), intervienne directement auprès des entreprises ?

Debut de section - Permalien
Benoît Coeuré

D'ores et déjà, la BCE peut intervenir directement auprès des entreprises. Elle peut en effet acheter des obligations émises par les entreprises sur le marché primaire, ce qu'elle ne peut faire dans le cas d'obligations publiques, car ceci se heurterait à l'interdiction du financement monétaire inscrite dans les traités.

Elle essaie cependant de ne pas trop y recourir, car il est toujours préférable de fonder sa décision sur un prix de marché. Les prix à l'émission sont des prix déterminés par le syndicat de banques qui assiste l'entreprise et par l'entreprise elle-même. C'est un marché très particulier.

Par ailleurs, la BCE peut refinancer des prêts bancaires aux entreprises. Ces possibilités ont été étendues la semaine dernière, notamment en faveur des PME - mais il s'agit là de financements indirects.

S'agissant du cadre financier pluriannuel, je suis d'accord avec vous. Je pense que l'instrument de référence pour l'action de l'Union européenne devrait être le budget communautaire. L'Union européenne devrait disposer de possibilités de réallocation rapide sous les plafonds du budget communautaire afin de faire face à des crises comme celle que nous rencontrons aujourd'hui.

C'est malheureusement difficile aujourd'hui. On l'a déjà vu lors des dernières crises. On a pu prêter des sommes importantes à la Grèce, au Portugal et à l'Irlande grâce au Mécanisme de stabilité mais faute d'instruments adéquats, il n'a pas été possible de réaliser des transferts budgétaires significatifs au profit de ces pays, notamment pour un soutien social atténuant l'impact des réformes structurelles demandées en contrepartie des prêts. On devrait pour cela pouvoir procéder à des réallocations internes au budget communautaire.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Yves Leconte

Un certain nombre de mesures de soutien prises par les États, différentes d'un État à l'autre, mériteraient d'être prises par l'Union européenne.

Toutes ces mesures de garantie ou de soutien à l'activité sont à la limite de la distorsion de concurrence. Les États s'endettent parce que l'Union européenne ne répond pas aux besoins.

Debut de section - Permalien
Benoît Coeuré

Je suis d'accord avec vous, mais c'est le résultat d'un choix d'architecture qui date du début de l'Union monétaire et consiste à laisser la responsabilité budgétaire aux États. La taille du budget communautaire n'a pas été accrue lorsqu'on a créé l'Union monétaire. La zone euro est la seule union monétaire dans le monde qui ne soit pas adossée à un budget fédéral significatif.

La capacité d'action de l'Union européenne se heurte aussi à ses propres compétences. Dans le domaine où les besoins sont les plus urgents, comme le domaine sanitaire, l'Union européenne n'en a pas. Il est donc logique que les États entrent prioritairement en action en cette matière.

Les questions sur le surendettement et l'inflation sont liées d'une certaine manière. Ce sont des questions d'après-crise. Je ne pense pas qu'il existe aujourd'hui de danger inflationniste, l'inflation étant très nettement inférieure à l'objectif de la BCE. Nous vivons aujourd'hui un intense choc de demande. Cela peut changer à l'avenir, mais l'impact à court terme est désinflationniste. À court terme, et compte tenu de son mandat, la BCE a donc raison d'augmenter son bilan et de miser sur la création monétaire.

D'autres questions se poseront pour le long terme, mais je pense qu'il est trop tôt pour avoir cette discussion.

On ne sait pas encore quel sera le régime économique de l'après-crise. On sait que la dette des États sera bien plus élevée, c'est malheureusement inévitable, mais on ne sait pas dans quelle proportion. Cela dépendra notamment de la quantité de dette privée qui aura dû être transformée en dette publique, c'est à dire de la mesure dans laquelle la crise de liquidité actuelle se transformera en une crise de solvabilité. Cela concerne par exemple les garanties publiques qui pourraient être appelées et les prises de participation en capital qui se révèleraient nécessaires.

On ne connait pas encore non plus l'ampleur du ralentissement économique. On peut avoir une idée du numérateur du ratio de dette par rapport au PIB - la dette -, mais on a encore une très mauvaise idée du dénominateur - le PIB...

Enfin, on sait très peu de choses sur le régime de l'inflation après la crise. Il dépendra de l'équilibre entre, d'une part, le ralentissement très fort de la demande qu'on observe aujourd'hui et, d'autre part, des contraintes d'offres qui peuvent apparaître à la sortie de la crise parce que des entreprises auront disparu, contraintes qui dépendront elles même de la structure sectorielle de la consommation et de l'investissement en sortie de crise, sur laquelle on sait peu de choses.

Or si l'on veut raisonner de façon rigoureuse sur la manière de résorber les dettes publiques après la crise, il faut se demander quelle sera la bonne combinaison entre croissance de l'économie, inflation, rythme de retour à l'équilibre budgétaire - qui ne pourra être qu'extrêmement lent, un retour prématuré à l'équilibre budgétaire étant économiquement contre-productif - voire envisager, en dernier ressort, un besoin de restructuration des dettes publiques sous forme par exemple d'échéances de refinancement plus longues...

Les instruments sont bien connus, les possibilités en nombre assez limitées, mais on ne connaît pas les termes de ce débat faute d'avoir une idée du régime de croissance d'après la crise. On en saura plus dans quelques mois.

Debut de section - PermalienPhoto de Claude Raynal

Monsieur le directeur, pour poursuivre sur votre propos, vous avez contourné la question de l'annulation de la dette mondiale. Or vous êtes bien placé pour en parler. Alors que toutes les banques centrales vont être confrontées à cette question, un accord international pour en effacer une partie est-il imaginable ?

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Menonville

Monsieur le directeur, je souhaiterais revenir sur le projet de plan unique de 540 milliards d'euros. Pouvez-vous nous dire quels seraient les axes opportuns à développer grâce à ce plan ?

Debut de section - PermalienPhoto de Didier Marie

Monsieur le directeur, la situation est telle que les agences de notation vont vraisemblablement dégrader la note de certains États membres de l'Union européenne.

À quel niveau situez-vous le risque d'attaque de ces Etats sur les marchés ? Quelles réponses complémentaires la BCE pourrait-elle mettre en oeuvre ? Ces réponses pourraient-elles aller jusqu'à des annulations partielles de la dette des États membres pour leur permettre de résister ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

Monsieur le directeur, compte tenu de l'ampleur de la politique de quantitative easing annoncée par la BCE, pourrait-on imaginer - question provocatrice - que cette dernière puisse être elle-même attaquée par les marchés ?

Par ailleurs, on sait que les conditions de sollicitation du MES seront assouplies à l'entrée. Qu'en sera-t-il de la sortie ? Ne craignez-vous pas certaines turbulences pour certains Etats, y compris le nôtre ?

Debut de section - Permalien
Benoît Coeuré

J'ai évoqué le défaut et la restructuration lorsque j'ai parlé des questions qui ne pourraient être résolues qu'au sortir de la crise et des différentes manières de réduire le ratio de dette par rapport au PIB. Cela inclut la problématique de l'annulation.

Il faut différencier deux questions. D'une part, la question de l'annulation ou d'un moratoire sur les dettes publiques des pays émergents et en développement - le Président de la République s'est exprimé hier soir au sujet des pays africains- qui sera abordée lors des assemblées de printemps du FMI et de la Banque mondiale. Ce débat concerne principalement la communauté des créanciers publics. D'autre part, la question de l'annulation générale des dettes souveraines qui est plus compliquée, car les dettes sont détenues par des opérateurs privés, qui sont eux-mêmes souvent les intermédiaires ou les mandants des épargnants. Annuler les dettes représente un transfert de richesse au détriment des détenteurs ultimes de ces dettes que sont les épargnants nationaux ou internationaux. Il n'y a rien de magique à l'annulation d'une dette : c'est une manière de transférer le fardeau à quelqu'un d'autre, de faire payer quelqu'un d'autre. Ce débat redistributif doit être instruit par des moyens politiques.

Ce débat n'a rien de tabou. Il a eu lieu dans le cas de la Grèce. Une reconfiguration significative des termes de la dette grecque a été discutée en 2012 puis en 2015 par l'Eurogroupe, puis par les chefs d'État ou de gouvernement et votée par les parlements nationaux. Ce n'est pour moi qu'une modalité d'un débat plus vaste sur le partage des coûts d'après-crise. Ce n'est pas une solution miracle. Il faudra bien que quelqu'un paye. Et la nécessité de ce débat, si elle existe, n'apparaîtra qu'après la crise.

La dette peut-elle être annulée par la BCE ? Une grande partie des dettes émises en ce moment par les États membres de l'union monétaire sont certes achetées par la BCE dans le cadre de ses programmes, qu'il s'agisse de l'assouplissement quantitatif classique ou du programme exceptionnel lié à la pandémie. Ces dettes ne peuvent être annulées parce que ce serait contraire aux traités, mais elles seront détenues par la BCE pour une période longue, voire très longue, en accord avec les objectifs monétaires. Cela fait donc également partie de la solution même si cela ne peut être la seule solution.

La BCE peut-elle être attaquée par les marchés ? Non. La BCE n'est pas cotée en bourse, elle est détenue à 100 % par les banques centrales des États membres et elle ne dépend pas des marchés pour son financement, puisqu'elle crée la monnaie. En revanche, il est important que ses actions restent crédibles auprès des marchés si on veut qu'elles soient efficaces et que la crédibilité de son engagement à défendre l'intégrité de la zone euro et à remplir son mandat ne soit pas mise en cause. Je n'ai pas le sentiment que ce soit aujourd'hui le cas. La BCE est très crédible, notamment après ses actions des dernières semaines.

Quant à l'emploi des 540 milliards d'euros, je ne me sens pas qualifié pour répondre à cette question, qui dépend de l'impact sectoriel de la crise dans les différents États membres et qui relève également de la stratégie industrielle.

Debut de section - PermalienPhoto de Claude Raynal

Monsieur le directeur, vous avez évoqué trois outils pour résoudre la crise, dont le premier est l'inflation. Le rôle des banques centrales étant de limiter celle-ci et de conserver de la valeur à la monnaie, cela ne peut jouer que marginalement.

Le second outil, la croissance, est un vrai sujet. Elle connaîtra forcément un rebond mais, contrairement à ce qui se passe après une guerre, il n'y aura pas à reconstruire. L'outil monétaire va donc, de mon point de vue, demeurer extrêmement important.

Vous dites que, d'après les traités, les banques centrales ne peuvent monétiser. Toutefois, si on reconduit les interventions de la banque centrale sur le très long terme, cela revient au même : les États ne remboursent pas, et la partie de dette concernée est de fait effacée.

Debut de section - Permalien
Benoît Coeuré

Cela revient au même, vous avez raison, mais j'émettrai deux réserves.

En premier lieu, cela ne peut concerner qu'une fraction des dettes. En effet, la BCE ne peut absorber toute la dette émise par les États. Cette question est allée jusqu'à la Cour européenne de justice, qui a jugé - même si elle n'a pas fixé de chiffres - qu'il était sain que la BCE mette des limites à la quantité de dettes publiques qu'elle peut acheter, pour préserver le bon fonctionnement des marchés et éviter le financement monétaire. Rien ne permet de préciser aujourd'hui quelle est cette limite, mais ce ne peut être qu'une réponse partielle.

En outre, cette réponse est conditionnée aux objectifs monétaires de la BCE. Autrement dit, si le monde de l'après-crise est un monde où l'inflation reste très faible pendant de nombreuses années pour des raisons structurelles préexistantes, peut-être amplifiées par la crise, alors la BCE gardera naturellement les dettes publiques à son bilan très longtemps et conservera des taux d'intérêt très bas qui faciliteront le refinancement des États et la soutenabilité de la dette publique. C'est un scénario assez bénin et favorable à la soutenabilité de la dette.

Si, à l'inverse, la crise affecte l'offre productive plus sévèrement que ce qu'on pensait et que l'on assiste à terme à une reprise de l'inflation, la BCE devra adapter son bilan ainsi que ses taux d'intérêt en fonction de son mandat monétaire.

Je ne pense pas qu'il soit sage, indépendamment même du texte des traités, de subordonner le mandat monétaire de la BCE aux besoins budgétaires des États. Ce n'est pas ainsi que l'Union monétaire a été construite et ce n'est pas comme cela que l'on assurera la confiance des citoyens européens dans leur monnaie.

Ainsi que je le disais, la discussion sur la soutenabilité de la dette doit être fondamentalement politique, et je ne pense pas qu'il soit raisonnable de s'en défausser sur la BCE.

Debut de section - PermalienPhoto de Benoît Huré

Monsieur le directeur, parmi tous les leviers destinés à accélérer la reprise - qui n'exigera sans doute pas des investissements au niveau de ceux qui ont dû être engagés pour la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale -, figure le fameux Green Deal, programme soutenu par Mme von der Leyen, nouvelle présidente de la Commission européenne, pour promouvoir le développement durable et la décarbonation de l'économie.. Ce levier, ne peut-il contribuer au redémarrage de l'économie et, en même temps, accélérer l'atteinte de ces objectifs que nous partageons tous au niveau de l'Union européenne ?

Ne pourrait-on, dans le cadre de la discussion budgétaire pour les sept ans à venir, augmenter les ressources propres de l'Union européenne afin de conduire toutes ces actions de façon coordonnée ? On sait en effet que toutes les politiques de santé et de souveraineté européennes exigent des investissements faits au niveau européen.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

Permettez-moi de revenir sur les eurobonds. Bien que le budget de la zone euro ne soit pas pour demain, peut-on imaginer qu'ils puissent être mis en oeuvre par un nombre restreint d'États et au service d'investissements identifiés ?

Debut de section - Permalien
Benoît Coeuré

Ce n'est pas simple. Je vois bien l'intérêt tactique de ce genre de proposition pour mettre la pression sur un certain nombre de partenaires.

En termes économiques, tout dépend si ces eurobonds sont destinés à financer la relance, pour stabiliser économiquement l'Union européenne, ou à financer des projets. Même si ce n'est pas nécessairement incompatible, il s'agit de deux angles économiquement différents.

S'il s'agit de financer des projets, cela peut se faire avec des pays en dehors de l'Union monétaire, en recourant à n'importe quelle combinaison entre les 27. Par exemple, cela peut faire sens de financer des biens publics de nature régionale, mais cette discussion n'a pas de rapport particulier avec l'euro et l'Union monétaire.

En revanche, je ne pense pas qu'il soit approprié de créer des instruments de stabilisation dans des sous-ensembles de l'Union monétaire. Il existe une banque centrale, une monnaie partagée par dix-neuf États. S'il doit y avoir une politique budgétaire à des fins de stabilisation, elle doit être menée à dix-neuf.

La croissance d'après-crise doit-elle être verte ? Oui, je le pense. Je suis entièrement d'accord. On peut être face à une contradiction dans la stratégie d'après-crise : on aura besoin d'une croissance plus forte, notamment au regard des niveaux de dettes publiques, mais aussi, plus généralement, parce qu'il faudra remobiliser les entreprises, recréer du revenu, réparer les dommages infligés par la crise au tissu productif et au tissu social...

En même temps, la croissance d'avant la crise n'était pas soutenable. Certains mouvements d'opinion assez forts peuvent d'ailleurs réclamer moins de croissance dans ce monde d'après la crise. On serait alors face à une contradiction.

La solution est d'avoir des stratégies de croissance d'après-crise explicitement soutenables. Certaines conclusions ont déjà été tirées en ce sens. En particulier, on a besoin de programmes d'actions publiques qui amènent l'argent directement aux entreprises, notamment aux PME et aux citoyens. La présidente de la BCE, Mme Lagarde, l'a dit la semaine dernière. C'est pourquoi les prêts aux PME sont désormais plus facilement pris en refinancement par la BCE.

La stratégie de croissance peut intégrer des objectifs de soutenabilité climatique. Je pense aux programmes de rénovation urbaine ou énergétique. C'est une manière de rendre soutenables des programmes qui ont une vocation microéconomique. Je pense que c'est à cela qu'il faut réfléchir dès aujourd'hui.

Debut de section - PermalienPhoto de Claude Raynal

Monsieur le directeur, vous êtes en charge des monnaies numériques à la BRI. Où en est-on à propos de l'e-euro ?

Debut de section - Permalien
Benoît Coeuré

Je suis très heureux de répondre à cette question. La crise ne doit en effet pas empêcher de réfléchir à plus long terme.

Je suis convaincu, au-delà de la France et de l'Europe, que cette crise va accélérer des mutations technologiques, en particulier dans le domaine financier. Elle va donner un coup d'accélérateur à la finance numérique, aussi bien dans le domaine bancaire que s'agissant des paiements.

On voit la méfiance que le virus provoque aujourd'hui à l'égard des billets. Cette méfiance est anecdotique et temporaire - et au demeurant injustifiée, mais la crise va plus généralement encourager le travail à distance et la dématérialisation. On aura besoin d'instruments de finance numérique pour faire fonctionner ce monde nouveau.

Ces instruments doivent-ils inclure une monnaie numérique banque centrale (MNBC) ? Je ne peux répondre pour l'euro. C'est à la BCE de le faire. Elle a ses propres travaux sur le sujet. La BRI essaye de coordonner la réflexion mondiale.

Je copréside un groupe de travail sur ce sujet avec le sous-gouverneur de la Banque d'Angleterre, Jon Cunliffe. Un premier rapport sera prêt en septembre. Il dégagera une approche commune entre la zone euro, l'Angleterre, la Suède, le Canada, le Japon, la Suisse et les États-Unis.

Il ne conclura pas à l'opportunité de mettre en place une monnaie électronique car c'est une décision politique qui vous reviendra, à vous parlementaires nationaux, ainsi qu'au Parlement européen et au Conseil européen, dans le cadre de l'euro, mais nous allons dégager des principes communs, en particulier d'interopérabilité entre MNBC, afin d'assurer le bon fonctionnement du système monétaire international.

Cette transition prendra le temps qu'il faudra car le choix du type de monnaie électronique mis en place peut avoir des conséquences assez fortes sur l'intermédiation financière.

Pour prendre un exemple quelque peu extrême et caricatural, si la BCE décidait d'ouvrir des comptes de dépôt à 340 millions de citoyens de la zone euro pour pouvoir les abonder avec des euros électroniques, cela pourrait tuer l'activité de dépôt bancaire commerciale et, par là, le financement d'une partie des banques européennes.

Il faut réfléchir de manière cohérente au mode d'instruction de la monnaie électronique, aux moyens de la sécuriser en termes de cybersécurité, de fraude, etc. et à l'impact que cela peut avoir sur l'activité de banque de dépôt et l'intermédiation financière en général. On va y venir, mais cela prendra sans doute un peu de temps. Tout ceci n'est qu'un avis personnel.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

Monsieur le directeur, ma collègue Anne-Catherine Loisier, qui ne parvient malheureusement pas à se connecter à notre échange pour intervenir en direct, m'a fait parvenir la question suivante : « La Banque d'Angleterre et la FED ont décidé de faire fonctionner la planche à billets. Quelles en seront les conséquences sur la reprise économique et la compétitivité des produits de l'Union européenne ? ».

Debut de section - Permalien
Benoît Coeuré

Chaque banque centrale opère dans un environnement juridique et institutionnel différent. On ne peut donc comparer directement les instruments utilisés. Faire fonctionner la planche à billets n'est qu'une expression.

Ce qui compte d'un point de vue monétaire, c'est l'augmentation de la taille du bilan des différentes banques centrales et la quantité de monnaie créée. Or, de ce point de vue, on observe exactement la même tendance aux États-Unis, en Angleterre et dans la zone euro. Je ne pense donc pas que la BCE soit plus timide que les autres quand il s'agit de mettre son bilan au service de l'économie.

S'agissant de la compétitivité, elle se juge à l'aune du taux de change. Or les taux de change entre l'euro, le dollar et la livre sterling ont été relativement stables depuis le début de la crise. Je ne pense donc pas que la compétitivité extérieure soit le principal objectif de la FED, de la Banque d'Angleterre ou de la BCE. Leur priorité est d'assurer la continuité de l'activité et le financement des entreprises, chacune dans leur pays. Elles ne sont pas, Dieu merci, dans une situation de guerre monétaire.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean Bizet

Monsieur le directeur, merci pour vos réponses.

Certains points restent en suspens. Je pense au dernier sujet abordé par notre collègue Raynal. C'est une question qu'on ne pourra occulter. Le monde d'après sera en la matière différent.

La crise du Covid-19 étant malheureusement loin d'être terminée et la relance n'étant pas encore là, nous nous permettrons de revenir vers vous pour bénéficier de votre expertise et de vos expériences en la matière.

La réunion est close à 10 heures 10.