Je vous prie d'excuser l'absence du président Rapin, qui est en déplacement en Grèce avec le président Larcher. Il m'a chargé de le suppléer.
Même si notre commission est souvent mobilisée par les projets de législation européenne, elle est aussi attentive aux relations extérieures de l'Union européenne et à son affirmation sur la scène internationale. Il est légitime de douter de la cohésion européenne en interne, mais les grands acteurs internationaux de notre monde multipolaire ne doivent pas douter que la puissance européenne représente un défi à leur propre volonté de puissance. Nous sommes précisément réunis ce matin pour examiner les influences extérieures que l'Europe peut subir ou dont elle peut être la cible.
Quelle réponse européenne apporter au développement de la puissance chinoise ? Tel est le sens de la communication de Pascal Allizard et Gisèle Jourda, auteurs d'un rapport important sur la puissance chinoise, au nom de la commission des affaires étrangères. Je les remercie de nous faire part de leur analyse.
Quel renforcement de la liberté académique en Europe, face aux coups de boutoir qu'elle reçoit de la part de certaines puissances étrangères, voire en son sein même ? Tel sera l'objet de la proposition de résolution et de l'avis politique que nous présentera ensuite André Gattolin, dans le prolongement du rapport qu'il a publié en septembre au nom de la mission d'information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences.
Concernant la réponse européenne au développement de la puissance chinoise, illustré par les gigantesques investissements des nouvelles routes de la soie, la Commission européenne et le Haut Représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, ont présenté il y a tout juste une semaine, le 1er décembre dernier, la nouvelle stratégie européenne, dénommée Global Gateway, ou « passerelle globale ». Elle a été annoncée à la mi-septembre par la présidente de la Commission lors de son Discours sur l'état de l'Union devant le Parlement européen. Mme von der Leyen avait alors lancé cette initiative, dite de « connectivité », destinée « au monde entier ». Il s'agit bien des relations, au sens physique - les infrastructures -, mais aussi au sens commercial - les échanges - de l'Union européenne avec le reste du monde.
Dans son discours, la présidente de la Commission avait invité l'Europe « à repenser son modèle pour [se] connecter [avec] le monde », ajoutant : « nous sommes très bons pour financer des routes. Mais cela n'a pas de sens que l'Europe construise une route parfaite entre une mine de cuivre sous propriété chinoise et un port également sous propriété chinoise. » Nous sommes bien au coeur du sujet qui nous occupe aujourd'hui. D'où l'initiative actuelle de la Commission, dotée de 300 milliards d'euros d'investissements entre 2021 et 2027. Je suis certain que les rapporteurs nous en diront plus sur cette nouvelle stratégie européenne.
Merci de nous donner l'occasion, à la veille de la présidence française de l'Union européenne (PFUE), d'échanger sur la réponse de l'Union européenne au développement de la puissance chinoise. Nous nous inspirons des principales conclusions de notre récent rapport d'information, présenté au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées en octobre dernier, intitulé La France peut-elle contribuer au réveil européen dans un XXIe siècle chinois??? Nous l'avons réalisé non seulement à quatre mains, mais avec l'apport de nos collègues André Gattolin, Édouard Courtial et Jean-Noël Guérini.
Nous sommes partis du constat que, depuis notre précédent rapport sur les nouvelles routes de la soie, datant de 2017-2018, l'influence chinoise - économique, politique, mais aussi culturelle au sens large, ce que l'on appelle le soft power - a progressé partout en Europe.
En revanche, la prise de conscience européenne a émergé lentement, et récemment, mais, semble-t-il, sûrement. Nous avions été stupéfaits, lors de la rédaction de notre précédent rapport : nous avions interrogé les représentants de l'Union européenne sur le sujet... silence radio?; c'était presque une fin de non-recevoir ! À l'issue de ce second rapport, trois ans plus tard, le sursaut et la prise de conscience ont eu lieu.
Le concept chinois des nouvelles routes de la soie, récemment dénommé Belt and Road Initiative, pour décrire la ceinture d'infrastructures et la route reliant la Chine au reste du monde, est un concept mondial ambitieux. Il s'agit de bâtir, depuis la Chine jusqu'à l'Europe, l'Afrique et l'Amérique latine, des routes commerciales terrestres, ferroviaires, maritimes et numériques, mobilisant des centaines de milliards de dollars d'investissements sur plusieurs décennies.
En Chine, l'économie n'est jamais loin de la politique. Nous avions mis en lumière, dans notre précédent rapport, cette ambiguïté entre la proposition économique, qui n'est d'ailleurs pas sans risques, et celle, plus politique, d'offre alternative au modèle occidental.
Ce projet extrêmement ambitieux a rencontré les attentes de nombreux territoires qui peinaient à trouver des financements, tant dans des zones en développement - Afrique, Asie centrale - que dans des pays plus avancés, notamment en Europe centrale, orientale et méridionale, qui devaient rattraper rapidement un déficit d'infrastructures, en dépit des crédits européens.
Quant aux moyens, les autorités chinoises ont été capables d'actionner à la fois le secteur public et le secteur privé, grâce à un pilotage politique par l'État et à leur puissance financière considérable. Selon certaines estimations, les investissements chinois cumulés des routes de la soie dépasseraient 1 200 milliards de dollars d'ici à 2027.
Ce projet global est donc bien un défi pour l'Europe et pour sa place dans le monde.
Dans les pays d'Europe centrale, orientale et méridionale, la présence chinoise s'est affirmée dans l'économie, ainsi qu'en matière politique, par l'instauration d'un dialogue de haut niveau, au format dit « 16+1 ».
La Chine a su parfaitement saisir le déséquilibre en infrastructures entre les pays de l'ouest et ceux de l'est et du sud de l'Europe. Cependant, ces derniers ont surtout reçu des promesses d'infrastructures assorties de prêts à rembourser avec intérêts. La Chine a aussi constitué un véritable réseau d'organisations influentes à Bruxelles, qui agissent comme autant de leviers venant soutenir ses efforts diplomatiques et sa stratégie de soft power.
La situation a largement évolué par rapport au schéma initial. La politique des nouvelles routes de la soie connaît des ratés : en témoignent des projets d'investissement qui tardent à se concrétiser ou encore le niveau d'endettement paroxystique du Monténégro. Pour autant, les succès chinois sont indéniables. Ainsi, en 2021, il n'est plus question, comme en 2017, de se demander si les nouvelles routes de la soie se mettront ou non en place - elles se développent?! - ni si les ambitions affichées par la Chine sont réalistes. Elle est en passe de devenir l'une des principales puissances mondiales.
En 2021, en revanche, il est toujours pertinent de se poser la question de la réaction de l'Union européenne, de ses États membres et des autres pays européens face à l'affirmation de la puissance chinoise, importante, protéiforme, parfois visible, parfois discrète, voire masquée. La pandémie de coronavirus a mis en exergue l'interdépendance de nos économies ouvertes à l'égard du marché chinois et les modes plus assertifs d'affirmation de la puissance chinoise, tels que la diplomatie des masques ou celle des « ?loups combattants ?».
Voici quels sont les nouveaux enjeux et nos principales recommandations.
L'Union, nain politique, a d'abord considéré la Chine sous l'aspect économique, comme porteuse d'opportunités de développement des affaires. Mais elle s'est vite heurtée au déséquilibre des échanges, au non-respect de la propriété intellectuelle, aux normes sociales et environnementales plus avantageuses en Chine.
Elle a dès lors cherché les voies d'un accord global sur les investissements (AGI) permettant une meilleure prise en compte de ses intérêts et une plus grande réciprocité des échanges.
Dès 2019, cependant, la Commission européenne et la Haute Représentante montraient une réelle prise de conscience : la Chine est désormais vue à la fois comme un partenaire de coopération, dont les objectifs concordent largement avec ceux de l'Union européenne, un partenaire de négociation, avec lequel l'Union européenne doit parvenir à un équilibre d'intérêts, mais aussi un concurrent économique, qui cherche la supériorité technologique, et même un rival systémique, qui promeut d'autres modèles de gouvernance.
Au printemps 2021, alors que l'AGI concluait sept années de négociations, la réponse chinoise aux sanctions prises dans le cadre du régime mondial de sanctions de l'Union européenne en matière de droits de l'homme a profondément choqué, notamment au Parlement européen, qui a bloqué la ratification de l'accord. Le fait que des parlementaires et des chercheurs européens aient aussi été visés par des mesures de rétorsion a déclenché une réponse ferme.
Le changement en 2021 est donc réel, mais l'émergence de la réponse européenne a été lente.
Je vais vous présenter nos principales recommandations. Nous nous concentrerons ici sur l'essentiel, en renvoyant au rapport précité pour le détail de nos 14 recommandations, qui s'articulent autour de quatre axes.
Le premier axe est de faire face aux moyens mis en oeuvre par la Chine pour déployer sa puissance en Europe. Nous avons formulé cinq recommandations.
Premièrement, pour l'Union européenne, les investissements directs à l'étranger (IDE) de la Chine représentent 294 milliards de dollars entre 2005 et 2019. Ils se concentrent dans des domaines stratégiques : 54 % concernent les secteurs de l'énergie et des transports. La Cour des comptes européenne a alerté dans un rapport de 2020 sur la nécessité pour l'Union de répondre à la stratégie d'investissement étatique de la Chine, recommandation à laquelle nous souscrivons. L'Union européenne et la France doivent encourager les efforts entrepris pour recenser le plus exactement possible les investissements et les prêts chinois. Nous devons inciter la Chine à appliquer les règles du Club de Paris, afin d'éviter que les pays qui contractent des prêts auprès des banques chinoises ne tombent dans le piège de la dette et ne soient obligés de céder leur souveraineté sur de grandes infrastructures stratégiques.
Notre deuxième recommandation part du constat que la Chine a su investir les instances internationales pour devenir une puissance normative dans le domaine numérique, mais aussi, ce qui se sait moins, dans le domaine alimentaire. Nous recommandons donc que l'Union européenne et la France y prêtent une attention soutenue. Pour cela, il faut accroître les moyens humains et financiers afin de renforcer notre présence dans les instances internationales de normalisation, y compris les plus techniques.
La pénétration du marché européen s'appuie sur une extraordinaire économie de la contrefaçon, favorisée par le développement du commerce électronique. Notre troisième recommandation vise la défense de la propriété intellectuelle, des brevets, des processus de production et des savoir-faire.
J'en arrive à notre recommandation sur le format « 16+1 ». Il est en perte de vitesse?; on voit la Lituanie quitter le format et s'exposer à de fortes menaces commerciales. L'intérêt du format est moins évident, mais le coût pour en sortir se veut clairement dissuasif. Il importe que les États membres de l'Union européenne qui y participent restent attentifs au plein respect des normes communautaires. Des positions communautaires au sein du format devraient être définies, avec le concours de la Commission européenne et du Service européen pour l'action extérieure (SEAE), afin de défendre au mieux les intérêts des États membres et d'éviter que la cohérence communautaire ne soit prise en défaut.
Depuis quelques années, l'influence se confond avec l'ingérence, selon la vieille pratique dite du « front uni ». Pour y répondre, il nous apparaît urgent de renforcer les services de l'État et de l'Union européenne, tels que le SEAE, afin qu'ils puissent mieux identifier ces modes d'action sur le territoire européen et déceler les campagnes d'influence et de désinformation. Les prescriptions de ces services doivent être suivies, tant au niveau de l'État que des collectivités territoriales, mais aussi de toutes les institutions publiques, notamment les universités, sur lesquelles notre collègue André Gattolin a rendu un rapport éclairant.
Le deuxième axe est de réagir à l'avance technologique prise ou en passe d'être prise par la Chine.
Nous estimons que la législation française mise en place sur la 5G est adaptée. Il convient toutefois de rester attentif à l'évolution des risques sur l'ensemble du territoire européen. Tous les pays n'ont pas le même niveau d'expertise sur ces questions. La capacité de la France et de l'Europe à soutenir l'émergence d'acteurs alternatifs aux grands équipementiers non européens de cet écosystème est l'une des conditions sine qua non pour garantir notre souveraineté.
Notre septième recommandation concerne les batteries. Le règlement européen en préparation doit faire en sorte que nous résorbions le retard européen dans le domaine de la production de batteries en Europe et que nous édictions les mêmes obligations environnementales, élevées, à l'égard des batteries importées.
La huitième recommandation porte sur le domaine spatial, enjeu de souveraineté majeur. La France et l'Union européenne doivent agir pour préserver notre place dans ce domaine.
J'en viens à la digitalisation et l'internationalisation de la monnaie chinoise, qui doivent faire l'objet d'une attention particulière. La Chine vise à proposer une alternative au système de paiements bancaires internationaux Swift. La digitalisation et l'internationalisation du yuan et de l'euro sont des sujets encore sous-estimés du développement financier et économique mondial de court terme. Il y a là, à notre sens, un impensé regrettable au regard des enjeux, et nous recommandons d'encourager l'Union européenne à prendre à bras-le-corps les sujets de la digitalisation de l'euro et de son rôle dans le système monétaire international. L'Union européenne ne doit pas prendre plus de retard dans ce domaine.
J'ai assisté à un petit-déjeuner hier avec le diplomate Alexandre Orlov, qui expliquait que, entre autres sanctions, les Américains envisageaient d'exclure les Russes du système Swift. La réponse russe consiste à dire qu'ils intègreront le système chinois, rendant de facto la sanction inopérante.
Le troisième axe consiste à définir une stratégie géopolitique européenne tenant compte de l'accession prochaine de la Chine au statut de première puissance mondiale.
S'agissant de la boussole stratégique européenne et de la stratégie européenne dans l'Indopacifique, nous recommandons que la France joue un rôle moteur, lorsqu'elle assumera la présidence du Conseil de l'Union européenne. L'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) doit être rééquilibrée politiquement et ne doit pas s'organiser uniquement autour de la rivalité sino-américaine, mais bien pourvoir à la défense euro-atlantique.
Enfin, l'Union européenne doit s'affirmer comme une puissance géostratégique stabilisatrice. Pour cela, elle doit étudier les moyens de développer son régime de sanctions politiques comme économiques et envisager cet outil de puissance sous toutes ses facettes : sanctions, droit extraterritorial européen, contrôle des exportations, notamment pour ce qui concerne les technologies de rupture, la lutte contre la corruption et le contrôle des investissements. Nous sommes extrêmement fermes sur ce point.
L'Union européenne comme la France doivent également continuer de mener un dialogue de haut niveau lucide et exigeant avec la Chine, sur les sujets qui constituent désormais les lignes rouges de la politique étrangère chinoise : le Tibet, Hong Kong, Taïwan, le traitement des minorités musulmanes du Xinjiang, la liberté de navigation, y compris en mer de Chine, les droits de l'homme. Il est indispensable que les États membres de l'Union européenne veillent à leur unité sur ces sujets.
Last but not least, le quatrième axe est de trouver le chemin d'une relation commerciale équitable avec la Chine.
Des efforts doivent être déployés pour mieux l'arrimer aux bonnes pratiques de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Je ne ferai qu'évoquer le sujet pourtant majeur du statut de pays en développement dont la Chine continue de bénéficier à l'OMC, alors qu'elle n'en a manifestement plus les attributs. Au-delà, il nous paraît nécessaire de soutenir l'adhésion de la Chine à l'accord plurilatéral sur les marchés publics de l'OMC, sous réserve que ne soient pas exclus de son champ d'application les provinces et les universités chinoises ni les projets développés dans le cadre de la politique chinoise des nouvelles routes de la soie.
L'AGI étant gelé, nous devons, sans céder en rien sur la défense des droits de l'homme, parvenir à mettre en oeuvre des relations commerciales équitables, équilibrées et transparentes. Nous recommandons d'examiner comment s'appliqueront aux entreprises européennes les lois chinoises sur le contrôle des exportations et sur la cybersécurité, et, le cas échéant, de porter ces questions devant les instances multilatérales.
Enfin, il est nécessaire de renforcer la transparence des marchés chinois, afin d'établir un environnement prévisible pour les entreprises européennes.
La naïveté n'est plus de mise face à la puissance chinoise en Europe. Nous avons constaté la mobilisation de nos interlocuteurs européens, à tous les niveaux.
La France a un rôle déterminant à jouer, elle qui plaide pour le renforcement de l'autonomie stratégique de l'Union européenne depuis longtemps.
Sa présidence de l'Union européenne au premier semestre 2022 devra donner à l'Union l'impulsion nécessaire pour prendre en compte, dans sa boussole stratégique et sa stratégie indopacifique, les réalités que nous venons de rappeler.
Nous devons maintenir les coopérations et le dialogue avec la Chine, afin de progresser avec elle sur la protection de l'environnement : l'Europe ne peut se désintéresser de la fragilité de l'Indopacifique face au dérèglement climatique, à la montée des eaux et à la raréfaction de la ressource halieutique. La France, puissance européenne dans cette zone stratégique, est particulièrement concernée par ces dangers, parce qu'elle y possède des territoires et la deuxième zone économique exclusive (ZEE) mondiale en superficie. La délégation aux outre-mer se penche actuellement sur la question de la place de nos ports dans ces régions. Je vous recommande de suivre ces travaux, qui révèlent des réalités insoupçonnées.
Il nous faudra enfin mener un dialogue exigeant en termes de défense des droits de l'homme avec la Chine.
La PFUE intervient dans un moment de bouleversement géostratégique et devra permettre à l'Europe d'en sortir renforcée.
En conclusion, j'évoquerai l'initiative européenne dite Global Gateway.
La pandémie n'a pas permis à la Chine d'améliorer son image. Celle-ci s'est aussi dégradée dans le cadre des projets liés aux routes de la soie, jugés souvent peu respectueux des questions sociales et environnementales et des règles de transparence dans les appels d'offres, et engendrant de la corruption et du surendettement payé très cher, contre cession d'infrastructures vitales.
L'Europe ne peut se trouver marginalisée face aux deux grands axes Chine-Russie, d'une part, et États-Unis et ses alliés anglo-saxons, d'autre part.
Dans ce contexte, vient à point nommé l'initiative dite Global Gateway - bien qu'elle ne soit pas traduite officiellement, on pourrait la traduire par « porte ouverte sur le monde » plutôt que par « portail global » ou « passerelle globale » - que vient de présenter la Commission européenne la semaine dernière, après que sa présidente l'eut annoncée dans son Discours sur l'état de l'Union en septembre dernier : l'Europe veut « créer des liens, pas des dépendances ?! », affirmait Mme von der Leyen.
Il s'agit d'un programme d'investissements massifs, au niveau mondial, dans les infrastructures physiques durables - câbles en fibre optique, réseaux numériques, de transport et d'énergies propres -, mais aussi dans l'éducation et la recherche, pour plus de 300 milliards d'euros entre 2021 et 2027. Il vise à construire, en pleine concertation avec les pays partenaires, un environnement garantissant des conditions de concurrence équitables, dans le respect de normes sociales, environnementales, éthiques, de propriété intellectuelle et d'accès aux marchés publics.
Son financement puisera à de multiples sources : il sera abondé par de nouveaux instruments financiers, comme l'instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale, dit NDICI-Global Europe, adopté en juin 2021 et doté de 79 milliards d'euros?; le Fonds européen pour le développement durable plus (FEDD+) mettra à disposition jusqu'à 135 milliards d'euros au titre de la garantie pour l'action extérieure de l'Union. En outre, l'instrument d'aide de préadhésion (IAP), doté de plus de 14 milliards d'euros, ainsi qu'Interreg, InvestEU et le programme de l'Union européenne pour la recherche et l'innovation Horizon Europe mobiliseront les capacités d'investissement, avec le soutien de la Banque européenne d'investissement (BEI), de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et, ajoute la Commission, du secteur privé. On ne peut manquer de relever que ces divers instruments financiers sont déjà appelés à être mobilisés dans le cadre d'autres programmes, ce qui relativise la portée de l'annonce européenne de Global Gateway.
Cette initiative sera « mutuellement renforcée », selon la Commission, par l'initiative américaine Build Back Better World, conformément aux engagements pris main dans la main avec l'Union européenne par les États-Unis lors de la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques de 2021 (COP26).
Si elle ne mentionne nulle part expressément la Chine, cette initiative traduit assurément une vision du monde différente de celle des routes de la soie chinoises et structure, à l'évidence, une véritable réponse institutionnelle européenne. « Valeurs démocratiques et normes élevées », « bonne gouvernance et transparence », « partenariats égaux », « vert et propre », « axée sur la sécurité », « catalyser les investissements du secteur privé » : tels sont les grands axes proclamés par la communication conjointe de la Commission et du Haut Représentant du 1er décembre.
Cette initiative est accueillie avec intérêt par de nombreux pays partenaires ou voisins de l'Union européenne. Rien ne dit qu'ils ne chercheront pas à combiner les avantages que représente cette initiative avec ceux que peuvent encore présenter pour eux les propositions chinoises, dans une recherche d'équilibre entre leurs relations avec l'Union européenne et leurs relations avec la Chine. Nos travaux sur le partenariat oriental le démontrent régulièrement. Rien ne dit non plus que les entreprises chinoises ne pourraient pas participer à des consortiums dirigés par des entreprises européennes dans ces pays. Les normes élevées exigées par l'Europe pourraient faire hésiter certains pays qui souhaitent mener à bien des projets jugés vitaux pour eux à court terme, « quoi qu'il en coûte » à plus long terme.
Dans tous les cas, il sera intéressant d'observer la mise en oeuvre de cette réponse, de mesurer son impact, d'y participer - la France sera partie prenante à son application au prochain semestre - et d'analyser l'attitude de la Chine.
Bref, nous sommes sans doute au début d'une nouvelle ère, qu'il conviendra de suivre avec une particulière vigilance dans les prochains mois.
Ce réveil de l'Union européenne est un peu tardif. Je félicite nos rapporteurs pour l'ensemble de leurs propositions.
Une recommandation pourrait être renforcée. Nous pourrions aussi être présents dans d'autres continents, notamment en Afrique, que la Chine voit comme une priorité. La France y perd pied, alors qu'elle était aux avant-postes des relations diplomatiques et économiques avec les pays africains. J'ai rendu visite à mes collègues parlementaires dans un pays de l'Afrique de l'Ouest. Dans le hall d'entrée du Parlement, flambant neuf et gigantesque, bien plus grand que le Palais Bourbon et le Palais du Luxembourg réunis, trônait un panneau de dix mètres sur dix, représentant Xi Jinping et le président de ce pays se serrant la main. Les nouveaux locaux du Parlement avaient été intégralement financés par la Chine... je vous laisse imaginer les contreparties. Par exemple, en matière d'accès aux terres rares, la pression chinoise est très importante. Les pays de l'Union européenne s'affrontent encore dans ces pays d'Afrique, tandis que la Chine investit massivement. Nous ne pourrons pas rivaliser si nous ne sommes pas unis.
Je suis aussi préoccupé par la réponse de certains pays, dont la France, aux sollicitations chinoises en matière d'investissements. Manifestement, les États membres n'ont pas compris l'exigence qu'il y a à jouer groupés. Les Chinois investissent pour récupérer des entreprises en difficulté et rapporter les procédés scientifiques chez eux, non pour créer des entreprises. L'Union européenne est en décalage complet : elle doit donner une autre réponse à la volonté de développement économique hégémonique de la puissance chinoise.
Voilà qui conforte nos propos. Nous avons évoqué l'Afrique, ainsi que l'Amérique latine, au début de notre intervention. En 2017-2018, le premier contrat de pétrole entre la Chine et le Venezuela a été libellé en yuan, indexé sur l'or et rendu convertible dans les trois principales banques chinoises. L'accord n'a pas bien fonctionné, mais il s'agissait d'un prototype. Le jeu entre le dollar et le yuan est dangereux, et l'Europe doit se positionner.
Ramenons les volumes à leurs justes proportions. Les routes de la soie représentent 1 200 milliards de dollars, dont 294 dans l'Union européenne. L'initiative Global Gateway représente 300 milliards. L'Union européenne investit dans le monde entier la même somme que la Chine en Europe. Certes, ces fonds existent, mais ils sont préexistants et sont simplement redéployés.
Nous devons rester vigilants et bien mesurer la puissance de ses investissements?; nous devrons évaluer l'impact réel de l'ensemble de ces fonds.
C'est la première fois, et je m'en réjouis, que nous évoquons la puissance chinoise dans le domaine agroalimentaire. J'étais en Nouvelle-Zélande lorsque le Gouvernement débattait pour savoir s'il fallait autoriser les Chinois à acquérir des laiteries. En Nouvelle-Zélande, j'ai constaté que leurs investissements vont bien plus loin que l'outil industriel, puisqu'ils font aussi l'acquisition des fermes et des terres. En France, nous avons payé le prix fort, quand ils ont investi dans la production de poudre de lait, puis sont partis en abandonnant les agriculteurs. Leur stratégie est bien plus fine, car ils vont au-delà de l'outil industriel. Si l'Union européenne ne se réveille pas, la sécurité alimentaire des Européens ne sera plus assurée à l'horizon de 2050. C'est la même logique qui prévaut en matière de terres rares.
Je vous remercie pour votre travail, votre lucidité et vos propositions. Nous avons besoin d'unité à l'échelle européenne et d'une politique commune. La PFUE pourrait être une chance, car la France a toujours été un leader de la construction européenne. Cependant, je crains que nous soyons fragilisés.
Cette incursion de la Chine dans le domaine agricole passe aussi par des symboles de prestige : les Chinois ont acquis un nombre important de grands vignobles français. À ce titre, ils ont de grandes facilités pour acheter domaines et châteaux, alors que les Français ont de grandes difficultés à exporter leurs vins en Chine.
Je félicite à mon tour les rapporteurs. J'ai pu faire bon usage de leurs premières analyses lors d'un forum à Washington il y a quinze jours. Les États-Unis commencent à intégrer la dangerosité de la Chine, alors qu'ils sont longtemps restés obnubilés par la Russie.
Revenant du forum sur la paix et la sécurité de Dakar, je ne puis que confirmer les propos de Daniel Gremillet et d'André Reichardt sur la portée de l'influence chinoise en Afrique. Comme le montre la mission de Florence Parly et de Jean-Yves Le Drian à l'Institut Pasteur de Dakar, il y a des initiatives françaises et européennes importantes, notamment contre le sida. Toutefois, la ministre des affaires étrangères du Sénégal, que j'ai reçue il y a quelques mois, avait balayé du revers de la main le sujet de l'influence chinoise en me demandant pour quelle raison son pays refuserait l'argent que la Chine est prête à donner.
Les exemples similaires à celui qui a été évoqué par André Reichardt sont nombreux, et ce depuis longtemps : par exemple, le Parlement du Vanuatu avait été intégralement financé par la Chine il y a plus de quinze ans.
Les Africains commencent à mesurer leur degré de dépendance à l'égard de la Chine et ses conséquences, avec des défauts de paiement et des clauses de nantissement activées sur des infrastructures publiques : ces atteintes à la souveraineté posent problème. En en prenant conscience, la Chine en vient même à des abandons de créance.
De plus, il y a des résistances locales. Je me suis rendu à Djibouti, où la Chine a bâti des infrastructures colossales, dont une base militaire avec un quai en pleine mer, et a construit une gare et une ligne de train vers Addis-Abeba, qui entre en concurrence avec la route nationale qui relie ces deux villes et devait réduire à néant la noria de 800 à 1 000 camions qui la sillonnent tous les jours. Or l'écosystème local, les petites villes sur la route, les stations-service, les conducteurs et leurs familles ont résisté, à tel point que les trains sont aujourd'hui ensablés. Le ministre djiboutien de l'intérieur, avec qui j'ai échangé, tout en restant officiellement en contrat avec la Chine, n'en était pas forcément mécontent. En revanche, cette résistance a été alimentée par des États musulmans, venus par ailleurs financer des mosquées et des écoles coraniques. C'est un autre problème...
La Chine a aussi une forte influence dans le Pacifique, où la France a des territoires. Disposez-vous d'éléments à même de nous éclairer à ce sujet ?
Nous avons surtout travaillé sur l'avancée de la puissance chinoise en Europe, sans cibler spécifiquement le Pacifique. Toutefois, puisque l'affaire des sous-marins et de l'alliance dite Aukus - pour Australia, United Kingdom et United States - est arrivée en même temps que la publication du rapport, nous sommes restés attentifs à ce sujet.
Nos territoires ultramarins sont bien la cible des Chinois, à la fois en termes d'investissement et d'influence. André Gattolin a pu retrouver des indices de cette influence chinoise sur les médias et l'éducation dans le cadre de son rapport sur l'enseignement supérieur.
La Chine se tient déjà prête à déployer tous ses moyens en Nouvelle-Calédonie si celle-ci devait larguer les amarres.
La Chine est aussi intéressée par le nickel et les terres rares présentes sur ce territoire.
Aujourd'hui, l'enjeu est un saut technologique vers une nouvelle filière de batteries et vers la 6G européenne, qui nous permettra de nous affranchir de dépendances aux terres rares et à la technologie actuelle, en partie contrôlées par la Chine.
80 % du silicium des panneaux photovoltaïques européens vient de la Chine : nous sommes totalement dépendants. Les exemples sont nombreux.
Je m'associe aux propos tenus. Le Sénat produit un excellent travail, à partager avec l'Assemblée nationale pour entrainer une force commune de propositions. Il s'agit maintenant de convaincre nos partenaires européens. Nous pouvons partager nos inquiétudes vis-à-vis de la Chine même si nos enjeux sont différents.
Nous avons vu les avancées de la Chine sur l'Europe, avec le format « 17+1 », c'est-à-dire des accords bilatéraux entre la Chine et des États européens, dont certains membres de l'UE, et avons donc souhaité sonner l'alarme.
La Lituanie s'en est retirée : des trous dans la raquette apparaissent dans ce dispositif, mais il reste difficile pour les pays européens de s'en extraire. Il faut les accompagner face à l'impact croissant du parti communiste chinois (PCC) dans les entreprises françaises en Chine, mais aussi en France, créant un maillage sur notre sol.
Gardons bien à l'esprit que tout citoyen chinois, notamment vivant à l'étranger, reste un agent de renseignement pour son pays et est régulièrement débriefé par l'autorité consulaire.
Sur le format « 16+1 », initialement « 17+1 », il fallait faire exploser cette mauvaise structure, mais sans culpabiliser les États parties. Je rappelle que, même si la France n'a jamais contracté avec la Chine sur les routes de la soie, elle est l'un des premiers destinataires des 294 milliards d'euros d'investissements chinois en Europe.
Je vous remercie de nouveau pour la qualité de cette communication. L'Europe doit s'éveiller, car la Chine l'a déjà fait, incontestablement.
Nous allons maintenant entendre André Gattolin, qui a mené un travail approfondi sur les tentatives étrangères d'influence dans le monde de la recherche et de l'enseignement supérieur français. La mission d'information constituée en juillet 2021 à l'initiative de son groupe du Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI) a formulé d'intéressantes propositions pour armer notre pays et préparer ses établissements à ce qui sera l'un des grands défis du XXIe siècle : préserver et mieux protéger notre patrimoine scientifique, nos libertés académiques et l'intégrité de la recherche. Il a souhaité compléter ce travail avec une approche européenne.
Avant tout, je souhaite remercier Pascal Allizard et Gisèle Jourda pour le travail qu'ils ont accompli. Ils ont travaillé avec une vision globale nécessaire, l'influence de la Chine étant systémique. Nous avons besoin en complément d'examiner cette influence de manière approfondie, domaine par domaine.
Un rapport de nos collègues sénateurs italiens montre la manière dont la Chine s'empare des objectifs de l'Europe et des pays développés, à savoir la transition numérique et écologique : alors qu'elle ne respecte aucun de ses engagements climatiques et environnementaux, la Chine a massivement investi dans la recherche sur les smart technologies de transition environnementale. Nous risquons de devenir dépendants d'eux dans ce domaine : sous couvert d'un prétendu multilatéralisme, la Chine n'est plus seulement la fabrique du monde et investit de façon anticipée sur les domaines dont elle sait qu'ils intéresseront les Européens.
Comme vous le savez, j'avais proposé que le Sénat engage une mission d'information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français. J'en ai été nommé rapporteur en juin. Nos travaux, adoptés fin septembre à l'unanimité, ont été très bien reçus dans le monde académique et auprès des services de l'État, économiques mais aussi de renseignement, chargés de ces questions.
Dans le temps limité qui nous était imparti, nous n'avons malheureusement pas pu nous intéresser autant que nous l'aurions souhaité à la situation de nos voisins européens. J'ai donc voulu prolonger le travail de la mission en vous présentant une proposition de résolution européenne ainsi qu'un avis politique.
Dans le cadre de la mission d'information, nous avons identifié un spectre d'interventions extra-européennes de gravité variable, allant de la simple influence, diplomatie culturelle et scientifique - le traditionnel soft power -, à la trahison et à l'espionnage. Ces derniers concernent la sécurité nationale et relèvent du champ de compétence exclusif des États membres, qui s'appuient sur leur arsenal juridique et leurs services de renseignements.
En accord avec le président Rapin, co-rapporteur avec moi sur les sujets « recherche » au sein de notre commission, il m'a semblé pertinent, en vue de la présentation de cette proposition de résolution européenne, de réfléchir sur les pratiques d'interférence et d'ingérence dites douces, une zone grise qui n'est définie ni sur le plan académique ni sur le plan pénal. Nous disposons d'instruments de protection pour certains domaines académiques, mais il y a un vide sur les sciences humaines et sociales, considérées non stratégiques alors que beaucoup s'y joue.
La division des communications stratégiques du Service européen pour l'action extérieure (SEAE), nommée STRAT.2, qui lutte contre la désinformation et les manipulations d'informations émanant d'acteurs étrangers, nous a confirmé que les principales ingérences dans ce domaine viennent de Chine. Pour autant, ma démarche se veut agnostique : nous n'ignorons pas les actions d'autres acteurs comme la Turquie et l'Azerbaïdjan. Concernant la Chine, elles prennent des formes diverses, visant en majorité à contrôler le discours porté sur ce pays, notamment en censurant les sujets sensibles comme Taïwan, le Tibet, les Ouïghours ou encore la surveillance de la population.
La Hochschulrektorenkonferenz, qui rassemble la plupart des établissements allemands d'enseignement supérieur et de recherche, nous a ainsi indiqué que, en 2018, 26 % des sinologues allemands déclaraient avoir été empêchés dans leurs recherches, 9 % avoir déjà été convoqués par les autorités chinoises, et 5 % s'être vu refuser un visa. En outre, près de 70 % d'entre eux se disaient préoccupés par la question de l'autocensure, pernicieuse car peu visible. À cet égard, la présidente de l'université de La Réunion, où se trouve un centre Confucius, nous a indiqué, lors de son audition devant la mission d'information, que lorsqu'elle a supprimé la double présidence française et chinoise de ce dernier et refusé la création d'un « institut des routes de la soie », elle a subi des remontrances de ses collègues, qui craignaient des pertes de financements et d'être privés de visa pour la Chine.
Cette volonté de contrôler le discours vise également la diaspora, notamment les étudiants chinois, fort nombreux en Europe - ils sont le premier contingent d'étudiants étrangers en Allemagne et au Royaume-Uni, et le deuxième en France. Ces étudiants sont « invités » à soutenir la ligne du parti, et on assiste là encore à des pratiques d'autocensure chez les étudiants de la diaspora, qui craignent des représailles sur leurs familles restées en Chine. De plus en plus de professeurs, lorsqu'ils font des cours sur la Chine, sont obligés de censurer leurs cours : on ne parle plus, par exemple, du problème des minorités, mais de questions démographiques diverses. Avec les cours en ligne, les signalements de la part d'étudiants se font plus précis et vérifiables : des professeurs ont ainsi pu être contactés par l'ambassade de Chine, qui dénonçait des citations précises, et précisément horodatées, souvent après un signalement par un étudiant chinois.
Dans ce cadre, les fameux instituts Confucius sont souvent mis en cause : pas plus tard qu'en octobre dernier, la présentation d'une biographie de Xi Jinping à l'institut Confucius de Hanovre a été annulée. Tout le monde s'est récemment étonné du financement par l'université de Birmingham, à hauteur de 80 000 livres, d'une étude portant sur les « méchants » parlementaires britanniques et européens critiques envers la Chine. Comment s'en étonner quand on sait que les ressources propres de certains établissements dépendent parfois à plus de 30 % des inscriptions d'étudiants chinois ? La question de l'indépendance de ces établissements est donc posée.
Toutes ces pratiques ont un point commun : elles portent atteinte à ce que l'on appelle les « libertés académiques ». J'emploie le pluriel à dessein, car le concept général de liberté académique recouvre des droits divers. Tout d'abord, il s'agit de la liberté de l'enseignement supérieur, qui implique tant le droit pour les étudiants d'étudier que celui pour les enseignants d'enseigner. Nous trouvons ensuite la liberté de la recherche, qui implique, pour les chercheurs, le droit de choisir librement leurs sujets de recherche, le libre accès aux sources et données nécessaires à leurs travaux, et le droit de disposer des résultats de leurs recherches, notamment en les publiant et en les présentant librement, y compris dans leurs cours.
Par ailleurs, pour que ces droits individuels puissent être mis en oeuvre, la liberté académique suppose l'autonomie institutionnelle des établissements d'enseignement supérieur et de recherche, comme l'a précisé la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans son arrêt du 6 octobre 2020.
Enfin, la liberté académique implique des obligations pour les États : la respecter, la protéger et la promouvoir.
L'Union dispose de compétences respectivement d'appui et partagées dans les domaines de l'éducation et de la recherche ; elle est donc fondée à agir pour défendre et protéger la liberté académique.
Mais que peut, concrètement, l'Union européenne ? Comme nous l'ont signalé les représentants de la direction générale chargée de la recherche et de l'innovation de la Commission européenne (DG RTD), une prise de conscience a eu lieu, en particulier depuis la publication en 2019 de la nouvelle stratégie européenne sur la relation entre l'Union et la Chine. Ce document pose les bases d'une nouvelle approche des relations sino-européennes, plus réaliste et volontariste, visant à un meilleur équilibre et à davantage de réciprocité, y compris dans le cadre des partenariats de recherche.
Au-delà du cas chinois, cet objectif a été rappelé, plus globalement, dans la communication de la Commission du 18 mai dernier sur la stratégie de coopération internationale de l'Europe en matière de recherche et d'innovation. Nous sommes donc un peu moins naïfs, même si un eurodéputé allemand du parti populaire européen (PPE) m'a confirmé que les programmes de recherches européens et les données ainsi produites restent souvent en accès libre, y compris pour nos compétiteurs.
La communication de la Commission affirme explicitement la volonté de l'Union de promouvoir une science ouverte à la collaboration internationale « dans un environnement démocratique, inclusif et favorable, sans ingérence politique, défendant la liberté académique et la possibilité de mener des recherches motivées par la curiosité, dans le respect et sous la protection de la charte des droits fondamentaux de l'UE ».
De par sa puissance scientifique - je rappelle que le programme Horizon Europe est le premier programme de recherche publique au monde -, l'Europe a la capacité pour façonner selon ses valeurs le futur espace mondial de la recherche. L'on pourrait même dire qu'elle en a le devoir, puisque c'est sur le fondement de ces principes libéraux, qui autorisent la curiosité, voire l'impertinence, mais aussi le libre partage des résultats de la recherche, que pourront s'élaborer les réponses aux grands défis mondiaux actuels.
Dans le même temps, un mouvement s'est dessiné à l'intérieur même de l'Europe visant à réaffirmer l'importance de la liberté académique en tant que fondement du succès de la recherche. Depuis le Moyen-Âge, les universités sont l'un des fondements culturels de l'Europe. Les idées des Lumières sont fondamentales dans les libertés académiques.
Ce rappel n'a rien d'anodin, compte tenu des atteintes commises dans différents pays d'Europe ces dernières années : volonté du Gouvernement hongrois de stopper le financement des études de genre sur le budget national, poursuites systématiques contre les chercheurs polonais travaillant sur la Shoah en Pologne, ou - cas paroxystique - bannissement par le gouvernement Orban de l'université d'Europe centrale de George Soros.
Il faut dire que la liberté académique a longtemps été une valeur implicite en Europe, et qu'elle ne faisait l'objet que d'un consensus tacite. Par exemple, dans le cadre du processus de Bologne, amorcé en 1999 pour créer un espace européen de l'enseignement supérieur, la question de la liberté académique n'a été discutée qu'à partir de 2017. Elle n'a fait l'objet d'une définition commune qu'en 2020.
D'ailleurs, si l'article 13 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne la mentionne explicitement, cette liberté est inégalement protégée dans les différents États membres : alors qu'elle est inscrite dans la Loi fondamentale allemande depuis 1949, en France, elle n'apparaît pas explicitement dans la Constitution, mais est reconnue depuis 1984 comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Elle n'apparaît pas non plus dans la Convention européenne des droits de l'homme, et n'est protégée à ce titre que partiellement, en tant que manifestation de la liberté d'expression. En fait, plusieurs jugements de la CJUE et de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ont montré qu'il n'y avait pas de statut normatif consolidé des libertés académiques. Je pense notamment à la réforme des universités en Hongrie, pour laquelle la CJUE, dans l'arrêt mentionné précédemment, a dû se baser sur un article de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) pour condamner la Hongrie pour atteinte à la liberté académique. Le commissaire européen Didier Reynders a reconnu, lors de son audition devant la commission des affaires européennes il y a quelques jours, qu'en ce qui concerne l'Etat de droit, il était souvent nécessaire de passer par de tels détours juridiques pour défendre certaines libertés fondamentales. Au niveau du Conseil de l'Europe également, certains concepts juridiques mériteraient d'être renforcés.
Malgré ces différences d'approche entre pays, les gouvernements des vingt-sept États membres de l'Union se sont engagés, à travers la déclaration de Bonn du 20 octobre 2020, à mettre en place un système européen de surveillance de la liberté de la recherche scientifique et de protection de la recherche contre toute intervention politique. Le nouveau pacte pour la recherche et l'innovation en Europe, présenté le 16 juillet dernier, rappelle ce principe de liberté et d'intégrité de la recherche scientifique.
Le Conseil ayant approuvé le pacte et la stratégie de coopération internationale, il est maintenant temps de développer un agenda et d'élaborer des outils de suivi.
Un certain nombre d'initiatives ont été engagées, en ordre dispersé, ces dernières années : un index de la liberté académique, l'Academic Freedom index (AFi), qui concerne plus de 170 pays, a été créé par le Global Public Policy Institute et l'organisation non gouvernementale (ONG) Scholars at Risk, tandis que l'Association européenne des Universités (EUA) a mis au point un index de l'autonomie des universités dans vingt-neuf pays d'Europe. Le projet InsPIREurope, soutenu par Scholars at risk et l'EUA, aide, lui, les chercheurs de toutes nationalités en danger, grâce notamment au financement de l'Union européenne, via les actions Marie Skodowska-Curie.
Ces différentes initiatives doivent maintenant être mises en cohérence. L'Union peut jouer un rôle pour impulser une action globale et coordonnée en intégrant la protection et la défense de la liberté académique dans chacune des actions qu'elle mène en matière d'enseignement supérieur et de recherche, et en l'incluant systématiquement, en tant que liberté fondamentale, dans les démarches relatives au respect des droits de l'homme et de l'État de droit, à l'intérieur et à l'extérieur de l'Union.
Concrètement, la première étape serait de disposer d'un diagnostic solide de la situation, non seulement dans l'Union, mais également chez nos partenaires extra-européens. Nous suggérons donc que la Commission dresse un état des lieux de la situation en Europe et en assure le suivi.
Nous avons eu un échange avec le service STRAT.2 du SEAE, dont le discours n'est pas celui de la Commission : ils savent que l'enjeu politique est très fort et reconnaissent qu'il n'y a pas de remontée de tous les abus au niveau européen. Sur leur suggestion, nous proposons qu'un mécanisme de signalement des incidents soit mis en place, sur le modèle du Rapid Alert System récemment mis en place pour la désinformation. Le problème, c'est que tous les chercheurs ne connaissent pas les procédures de signalement qui existent déjà, par exemple en France, via le fonctionnaire de sécurité et de défense (FSD).
La dimension de respect de la liberté académique devrait par ailleurs être systématiquement incluse dans les rapports d'évaluation d'Horizon Europe et d'Erasmus+.
Une commission ad hoc, composée notamment de représentants de l'ensemble de la communauté universitaire, pourrait être chargée d'élaborer des indicateurs fiables pour évaluer le respect de la liberté académique, par pays et par institution, sur la base des indicateurs déjà existants. Ces derniers devraient également, à moyen terme, permettre la mise en place d'un classement des universités alternatif au classement de Shanghai, qui prenne en compte le respect de la liberté académique, mais aussi de l'intégrité scientifique et de l'autonomie des universités. Aujourd'hui, les trois grands classements des universités portent sur des éléments volumétriques. Si nous mettons en place des critères valorisant les valeurs précitées, nous pourrons engager un cercle vertueux. Il faut associer la communauté universitaire à cette démarche.
Enfin, pour soutenir cet effort et aider au développement de solutions innovantes, la recherche sur la liberté académique pourrait faire l'objet d'un financement spécifique dans le cadre des clusters d'Horizon Europe, en tant que grand défi sociétal, à côté de l'environnement, de la transition numérique ou du vieillissement de la population.
La Commission a annoncé la publication, dans quelques semaines, de lignes directrices pour contrer l'ingérence étrangère dans le monde académique, qui devraient comporter un volet sur la liberté académique. Je salue cette initiative, et souhaite que ces lignes directrices posent des principes de transparence sur les financements, les conflits d'intérêts et les incidents constatés. Il importe aussi que, compte tenu de la triple dimension de la liberté académique, qui comprend à la fois des droits individuels, pour les chercheurs, les enseignants et les étudiants, des droits pour les institutions académiques - en premier lieu, leur autonomie - et des obligations pour les États, ces lignes directrices puissent se décliner à l'attention de chacun de ces acteurs.
On peut relever que, pour la première fois, à la demande du Parlement européen, le programme-cadre de recherche européen, Horizon Europe, mentionne explicitement la liberté académique - c'est le considérant 72. L'eurodéputé Christian Ehler, rapporteur sur le programme Horizon Europe au Parlement européen, m'a indiqué qu'il avait obtenu ce résultat par chantage, en menaçant de ne pas faire voter le règlement si un considérant sur la liberté académique n'était pas ajouté. La Commission doit aujourd'hui en tirer toutes les conséquences, et intégrer cette dimension dans chaque accord d'association et dans toutes les conventions de participation d'entités issues de pays tiers à des actions financées par Horizon Europe.
Il est également nécessaire de créer une véritable culture de la liberté académique parmi les chercheurs, mais aussi les étudiants et les enseignants : des modules de formation obligatoires devraient être inclus pour les mobilités et programmes financés par les fonds européens, et, plus largement, des boîtes à outils pourraient être mises à disposition de l'ensemble des acteurs de l'enseignement supérieur et de la recherche, y compris en matière de cybersécurité. Il y a huit ans, lors de l'adoption d'une résolution, nous avions déjà souligné avec Colette Mélot l'importance, pour tous les étudiants bénéficiant d'Erasmus, d'être avertis de tels risques, notamment s'agissant des données de recherche en cours de développement.
Il faudra aussi poser la question de la conditionnalité des financements européens, que ce soit pour les établissements européens ou extra-européens participant à des programmes de recherche ou d'échanges universitaires de l'Union - la difficulté étant de ne pas punir doublement les chercheurs ou les étudiants subissant les turpitudes d'un gouvernement trop interventionniste, en les privant systématiquement de financement.
À plus long terme, il sera sans doute utile de réfléchir, avec toutes les parties prenantes, à l'opportunité d'une évolution du cadre juridique européen, afin de disposer d'outils plus opérants pour pouvoir défendre la liberté académique en Europe, y compris dans sa dimension institutionnelle.
Je conclurai en reprenant les termes de l'universitaire et spécialiste des droits de l'homme canadien, Michael Ignatieff, qui était directeur de l'Université d'Europe Centrale - qui a dû être fermée en Hongrie - de 2016 à 2021 : « Lorsque nous tentons de définir ce qu'est la démocratie, nous pensons au règne de la majorité, à l'indépendance des médias, à celle de la justice, à l'équilibre des pouvoirs. Mais cela concerne aussi, et c'est crucial, l'existence d'institutions qui se gouvernent elles-mêmes, sans interférence de la part de l'État. » En effet, la liberté académique n'est pas un privilège accordé à une caste universitaire, mais constitue une valeur démocratique fondamentale. Ses violations ne portent pas seulement atteinte à la communauté scientifique ; c'est l'ensemble de la société qu'elles affectent in fine.
Parce qu'elle a pour corollaire l'intégrité scientifique, qui implique le respect des principes de fiabilité, d'honnêteté et de responsabilité, la liberté académique est aussi un remède contre la défiance croissante envers la science. En juillet dernier, un grand retournement s'est produit dans le monde scientifique : pour la première fois, la Chine a devancé les États-Unis en matière de publications scientifiques. Selon des études réalisées par des chercheurs européens, un grand nombre de ces publications ne sont que des copies d'articles qui ont déjà été publiés dans d'autres revues. Ce phénomène a pris de l'ampleur, car le nombre de publications internationales est l'un des principaux critères d'évaluation des universités. Ne soyons pas naïfs et protégeons nos travaux. En assurant une éducation libre, plurielle, contradictoire, qui éveille l'esprit critique, la liberté académique est aussi un remède contre le repli sur soi, le communautarisme, l'atrophie du débat public.
Pour toutes ces raisons, la France doit, lors de sa présidence du Conseil de l'Union européenne, mettre cette question tout en haut de son agenda. Nous avons soumis un grand projet de conférence avec les vingt-sept États membres et leurs partenaires, mais nous n'avons pas encore reçu de réponse à ce sujet. Nous voulons rappeler au Gouvernement qu'il ne faut pas abandonner ce qui a été engagé lors de la présidence allemande, la présidence slovène n'ayant pas été très allante en la matière.
La Commission européenne a fait de la recherche et de l'innovation l'un des cinq piliers de sa stratégie géopolitique globale, dévoilée le 1er décembre dernier, en insistant sur la nécessité de partenariats fondés sur les valeurs démocratiques, la transparence, la réciprocité et la sécurité. Lorsque je me suis entretenu avec les responsables européens de la direction en charge de la recherche et de l'innovation. Ils ont indiqué que la liberté académique n'était pas un programme de recherche en soi. Certes, mais celui-ci inclut de nombreux éléments de recherche avec des pays tiers. Nous devons donc, là aussi, poser plus fermement des conditions.
Dès lors, une déclaration de haut niveau reconnaissant la liberté académique non pas comme l'une des valeurs, mais en tant que socle de toute coopération internationale dans le domaine de l'enseignement supérieur et la recherche, serait une étape clef dans la mise en place d'une véritable diplomatie scientifique et universitaire européenne.
Particulièrement claire, précise et intéressante. Je suis impressionné par le nombre de documents disponibles sur le sujet.
À la suite des nombreuses auditions que nous avons organisées, nous nous sommes rendu compte que la référence à la liberté académique, scientifique, et à l'autonomie universitaire figurait bien dans des textes européens, mais de manière très fragmentaire. Nous avons beau avoir cherché l'exhaustivité, il manque quelque chose de générique. En effet, l'Union européenne, qui s'est fondé sur la liberté et le droit du marché, fait encore preuve d'une très grande faiblesse dès lors qu'elle doit aborder les droits fondamentaux ou des questions géostratégiques. Et en cas de recours devant la CJUE ou la CEDH concernant les droits fondamentaux, une bonne argumentation relève de l'équilibrisme !
Ne serait-il pas intéressant d'élaborer une résolution qui énoncerait la nécessité de cette liberté académique ? L'intégration de ce principe dans les textes européens serait très utile.
La réponse existe partiellement au travers de la déclaration de Bonn de fin 2020. L'Allemagne est très rigoureuse à cet égard, plus que le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la République tchèque ou la France. Nos voisins outre-Rhin parlent de la liberté de la recherche scientifique, car les libertés académiques pour l'enseignement supérieur sont déjà en partie incluses dans le processus de Bologne. Ces deux véhicules forment un ensemble déclaratif. Il faut leur donner une valeur juridique, ce qui suppose un débat avec les universitaires, les États membres et des juristes pour cadrer le dispositif, mais aussi les pays tiers. Nous aurions voulu aller plus loin dans la PPRE, mais nous risquions de nous heurter comme toujours à la Pologne ou à la Hongrie. Il faut aussi prendre en compte de futures adhésions provenant des Balkans. Dans l'une de nos préconisations, nous soulignons que, même si le processus de candidature et d'intégration de l'Albanie ou de la Macédoine a été réformé à la demande de la France, il faudrait encore compléter le processus. En effet, il ne faut pas sous-estimer l'influence de la Chine dans ces pays. L'audition de l'ambassadrice serbe auprès de l'Union européenne nous a fait prendre conscience que les Hongrois étaient « des amateurs », par rapport à certains pays candidats, qui réclamaient ouvertement à l'Union européenne plus d'argent, en échange d'une prise de distance avec les influences des Russes et des Chinois.
En France, depuis la IIIe République, l'ouverture d'un établissement primaire ou secondaire fait l'objet d'un contrôle et d'une autorisation. Ce n'est pas le cas d'un établissement d'un enseignement supérieur. Une université chinoise pourrait s'implanter chez nous, même si ses diplômes ne sont pas reconnus. Et personne aujourd'hui ne surveille le discours véhiculé dans les instituts Confucius. Le cadrage de la notion de liberté académique est la seule solution à notre disposition pour éviter des dérives, islamiques ou autres, dans notre pays.
Votre propos est passionnant et suscite une interrogation de ma part. Certains enseignants se contraignent dans leur enseignement de peur de représailles. Dans ce cas, doit-on continuer à accueillir des étudiants chinois ? J'entends qu'il existe un enjeu économique derrière cette réalité, mais cela justifie-t-il de sacrifier la liberté d'enseignement ?
Votre question est, comme de coutume, très pertinente. Les Japonais qui accueillent des étudiants chinois prennent beaucoup plus de précautions : ils se renseignent réellement sur les profils et les parcours des candidats, surveillent leurs stages, leurs parcours et leurs publications ultérieures, pour éviter tout vol ou détournement d'informations. En France, un enseignant d'un institut Confucius qui accompagnait des étudiants lors d'une visite d'une école d'aviation militaire s'est finalement rendu compte qu'il s'agissait de policiers.
Je ne suis pas contre les échanges, mais un professeur de l'École Centrale m'a indiqué que certains de ses étudiants chinois déploraient les pressions dont ils feraient l'objet s'ils s'exprimaient librement dans le mémoire qu'ils préparent en France, puisque ce dernier doit faire l'objet d'une validation complémentaire de la part des autorités chinoises, à leur retour en Chine. Il accepte donc parfois que ses étudiants rédigent un double mémoire, avec une version officielle et une autre officieuse, pour ne pas entraver la découverte du système européen par l'étudiant chinois. Aujourd'hui, de plus en plus d'étudiants chinois sont enrôlés dans des associations d'étudiants chinois et y subissent un contrôle très étroit. Il faudrait sérieusement réfléchir à la légalité des organisations de ce type.
Nos universités ne pratiquent pas de droits différenciés pour les étudiants étrangers, ce qui préserve nos universités de l'affluence de ressources financières externes. Ce n'est pas le cas des écoles de commerce ou de certaines écoles d'ingénieurs, qui pratiquent des droits parfois très élevés, de l'ordre de 15 % à 20 % de leurs ressources - contre 30 % à 40 % pour certaines universités britanniques -, limitant d'autant leur autonomie. Quand on vous propose un partenariat avec une université chinoise, il est difficile de refuser.
Tous les pays européens ont des droits d'inscription différenciés selon que l'on est membre de l'Union européenne ou non. Aller étudier au Royaume-Uni est très onéreux pour un jeune Français. Nous avons consenti des efforts considérables pour accueillir les étudiants chinois, avec l'adoption d'un texte de loi pour qu'ils puissent bénéficier d'enseignements en anglais. Or nous sommes censés nous battre pour notre langue !
Nous sommes souvent face à des injonctions contradictoires. L'Agence française de développement (AFD) aide la Chine à hauteur de 140 millions d'euros par an, dont la moitié facilite la venue d'étudiants chinois en France. Nous ne sommes pas du tout regardants sur les visas, et il faut vraiment que la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ait repéré une personne en particulier pour que l'ambassade soit prévenue. De son côté, même avant la pandémie, la Chine a commencé à se fermer à la venue d'étudiants européens sur son territoire. Si ce n'est pas de la naïveté de la part du Gouvernement, c'est au moins une forme de bienveillance à la limite de l'aveuglement.
La commission des affaires européennes adopte à l'unanimité la proposition de résolution européenne disponible en ligne sur le site du Sénat ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.
Nous avons fait un pas sur ces questions ; j'en remercie la commission.
La réunion, suspendue à 10 h 25, est reprise à 10 h 30.
- Présidence de de M. Alain Cadec, vice-président de la commission des affaires européennes et de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques -
Madame la ministre, je vous remercie de votre venue au Sénat pour nous exposer les dernières données du différend qui oppose la France et l'Union européenne (UE), d'une part, au Royaume-Uni et aux îles anglo-normandes, d'autre part, pour l'accès de nos pêcheurs à leurs eaux. J'espère que votre venue sera aussi l'occasion de nous annoncer - qui sait ? - quelques bonnes nouvelles.
L'actualité des jours à venir sera riche : demain, 10 décembre, constituera à la fois la date butoir fixée par la Commission aux autorités britanniques pour l'octroi des licences manquantes et la date limite pour la négociation des totaux admissibles de capture, les fameux TAC, dans les eaux britanniques ; les dimanche 12 et lundi 13 décembre verront se dérouler le traditionnel Conseil des ministres de la pêche de l'UE, qui permettra de fixer les TAC et les quotas par État dans les eaux européennes.
Mais je laisserai notre collègue Alain Cadec, familier des arcanes européens, vous poser des questions au sujet de l'influence française à Bruxelles, au nom de la commission des affaires européennes du Sénat.
Il était important pour le Sénat, chambre des territoires, de se saisir de la question des licences de pêche. La pêche représente certes moins de 1 % du PIB, mais elle joue un rôle absolument déterminant dans l'aménagement du territoire, car un emploi en mer, ce sont en moyenne quatre emplois à terre.
C'est pourquoi nous avons décidé de confier à Alain Cadec, président du groupe d'études « pêche et produits de la mer », un rapport qui sera présenté devant les commissions des affaires économiques et européennes, réunies conjointement, le mercredi 15 décembre prochain. Ce sera, cher Alain, l'occasion de dresser le bilan du cycle qui est en train de s'achever, on l'espère, avec les licences, et de proposer des perspectives plus enthousiasmantes pour la pêche pour les années à venir.
Madame la ministre, je profite de votre présence pour, au nom de tous mes collègues de la commission des affaires économiques, pousser un cri d'alarme sur l'après-juin 2026, correspondant à la fin de la période transitoire d'application de l'Accord de commerce et de coopération, conclu le 24 décembre 2020, entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.
Au-delà de la question des licences, qui devait constituer la partie la plus facile de la négociation, il y a la perspective de renégocier chaque année nos quotas de pêche dans les eaux britanniques et de subir des « mesures techniques » qui sont autant de barrières à l'entrée. Le schéma serait un peu celui qui existe aujourd'hui dans les eaux norvégiennes, à la différence près que nous sommes beaucoup plus dépendants de la Manche que de la mer du Nord.
On peut craindre que les Britanniques marchandent leurs quotas ou que nos équipages passent sous pavillon britannique : dans les deux cas, il s'agirait d'une perte de valeur pour notre filière pêche. Ma question est donc simple : comment voyez-vous les choses se dessiner après 2026 ? Quelles sont les perspectives ?
Je voudrais maintenant vous relater notre rencontre de la semaine dernière, avec la présidente de la Commission européenne. Mme Ursula von der Leyen a évoqué d'elle-même le sujet des licences devant la délégation du Sénat, c'était plutôt de bon augure ! Mais quelle n'a pas été notre surprise d'apprendre que pour la Commission, tout va bien, il n'y a pas de problème. Comme si la centaine de licences restante n'était qu'un « résidu statistique » alors qu'il y a, derrière, des familles ou, comme les Anglais le disent joliment, des « communautés côtières ».
On sait que votre Gouvernement a, à plusieurs reprises, enjoint l'Union européenne à agir. Mais la répartition des rôles entre l'État et l'UE n'a pas forcément toujours été claire. Par exemple, nous avons été alertés, par les acteurs de terrain, du circuit de communication complexe des demandes de licences, transitant par un trop grand nombre d'interlocuteurs avant d'être transmises à Londres via les comités départementaux et régionaux des pêches, la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture (DPMA) du ministère français et la direction générale de la mer au sein de la Commission européenne.
Cela ne facilite pas la transparence, d'autant que la Commission a assumé avoir procédé, avec la DPMA à un filtrage des demandes jugées « problématiques ». Pouvez-vous nous indiquer le taux de demandes non transmises aux autorités britanniques et anglo-normandes, et les critères qui ont présidé à ce tri ? N'y a-t-il pas eu une forme d'« autocensure », qui a pu être mal perçue par les professionnels ?
Je ne saurais conclure, madame la ministre, sans mentionner trois lettres qui ont mis le feu aux poudres dans le monde de la pêche : PSF, pour « plan de sortie de flotte ». Votre annonce le mois dernier, lors des assises de la pêche et des produits de la mer, n'en était pas vraiment une puisque vous ne faisiez que rappeler une mesure incluse dans le plan d'accompagnement de décembre 2020 destiné à aider les pêcheurs français face au Brexit.
Néanmoins, convenez que le moment de ce rappel n'était peut-être pas le plus opportun, car il a donné le signal d'un renoncement. Surtout, l'ampleur du plan de sortie de flotte, de 40 à 60 millions d'euros, a surpris ! Ce sont 180 bateaux que l'on envisage de mettre hors d'état de produire !
Nous avons le souci constant, au sein de la commission des affaires économiques, de ne pas saborder des activités productrices de richesse, d'autant que la pêche est une activité durable. Pouvez-vous nous détailler le contenu de ce PSF et nous rassurer sur le fait qu'il s'agit bien d'une solution d'ultime recours, prévue pour un nombre marginal de professionnels ?
Êtes-vous, par ailleurs, d'accord avec l'idée que la réserve européenne d'ajustement au Brexit devrait servir à investir et non à détruire la capacité de production ?
Madame la ministre, en l'absence du président Jean-François Rapin, qui accompagne aujourd'hui le président du Sénat en déplacement officiel en Grèce, il me revient de vous souhaiter la bienvenue, au nom de la commission des affaires européennes.
Nous sommes heureux de vous accueillir, pour la deuxième fois cette année, parmi nous. Depuis votre précédente audition du 17 juin dernier, la crise de la pêche consécutive au Brexit n'a cessé de s'envenimer, en raison notamment de la mauvaise foi des autorités britanniques et de la multiplication d'actes hostiles de leur part.
Dernière provocation en date : l'annonce par le Royaume-Uni, la semaine dernière, d'un changement de la réglementation applicable, dès le 1er janvier 2022, en matière de maillage des filets de pêche. Il n'est pas besoin d'être devin pour deviner que cette initiative laisse présager des contrôles tatillons en mer, au détriment de nos équipages !
Dans ce contexte, nous avons le plus grand besoin de faire avec vous un point très précis de la situation. Pour ce faire, en amont de notre échange, nous vous avons fait part de nos principaux sujets de préoccupation : nous serons attentifs aux réponses que vous allez y apporter !
Avant de vous donner la parole, permettez-moi d'insister brièvement sur deux points, à commencer par la situation dans îles anglo-normandes.
Apparemment, Guernesey se serait montrée plus flexible que Jersey, ce que semblerait attester l'octroi de 43 nouvelles licences temporaires. Pouvez-vous, tout d'abord, nous confirmer cette impression et nous en donner les raisons ?
Les accords dits de la baie de Granville, conclus de façon bilatérale entre la France et le Royaume-Uni le 4 juillet 2000, avaient mis fin à une très longue période de conflits sur la délimitation des eaux territoriales et les droits de pêche.
Ces accords reposaient sur deux principes : le bon voisinage, d'une part, et la nécessité d'un régime particulier, d'autre part. Ils avaient globalement donné satisfaction et permis de dégager un consensus, auquel veillait un comité de gestion et de suivi paritaire, associant les professionnels, les scientifiques et les administrations concernées. Çà et là, les Jersiais avaient pu exprimer quelques signes de mécontentement, mais ils n'avaient pas pour autant remis en cause l'économie générale du dispositif, lors de la révision décennale prévue à l'origine.
Simples dépendances de la couronne britannique, les îles anglo-normandes n'ont jamais fait partie de l'Union européenne. Pourtant, Jersey et Guernesey ont délibérément souhaité être intégrées à l'Accord de commerce et de coopération. L'objectif était dépourvu d'ambiguïté : remettre en cause le Traité de pêche de la baie de Granville du 4 juillet 2000.
Madame la ministre, juridiquement, puisque l'Union européenne est compétente en matière de pêche et que le Royaume-Uni est devenu un État tiers, la voie d'un nouveau traité bilatéral entre la France et le Royaume-Uni concernant les îles anglo-normandes est-elle définitivement et totalement fermée ? Pouvons-nous imaginer un régime dérogatoire, à l'instar de ce qu'ont proposé plusieurs présidents de région concernés ?
J'en viens à mon second point, qui est celui de la répartition des rôles entre Paris et Bruxelles dans cette crise, laquelle apparaît comme le symptôme de la perte d'influence française au sein des institutions européennes. La situation apparaît d'ailleurs ubuesque puisque la France se bat contre les Britanniques, alors qu'il s'agit de l'application d'un accord conclu par l'Union européenne !
Nous savons tous que le problème des licences concerne à 60 % ou à 70 % des navires français. Les navires belges et néerlandais sont moins affectés. Pourtant, il revient à l'Union européenne de négocier avec le Royaume-Uni, car la pêche est une compétence exclusive et parce que les États membres ne sont pas eux-mêmes signataires de l'Accord de commerce et de coopération euro-britannique.
La France n'a manifestement pas su mobiliser ses alliés, qui sont pourtant nombreux, à savoir les États membres que l'on désigne par les termes d'« amis de la pêche ». Sur le fond, je ne serais pas étonné que le commissaire européen en charge de la pêche, M. Sinkevièius, ne soit en réalité secrètement satisfait d'une réduction de l'effort de pêche en Europe, à la faveur des restrictions britanniques.
N'ayant pas su peser de tout son poids et en temps utile auprès des institutions européennes, la France s'est donc activée à retardement, avec des menaces de rétorsion, toutes plus offensives les unes que les autres, mais jamais appliquées. La rencontre, lors du G20 à Rome, entre Emmanuel Macron et Boris Johnson n'a, selon moi, rien arrangé...
Pour conclure ce propos introductif, permettez-moi de me faire l'écho des demandes de fermeté unanimement formulées par les pêcheurs français. Ce message de fermeté s'adresse non seulement à la Commission européenne, mais aussi et surtout au Gouvernement : il faut agir et vite !
Madame la ministre, je vous souhaite bon courage pour le futur Conseil « pêche » de l'UE : j'ai eu connaissance des termes de la négociation à venir sur les quotas de pêche pour 2022, les choses ne vont pas être simples.
Quoi qu'il en soit, nous devons défendre nos intérêts nationaux avec au moins autant d'âpreté que le Royaume-Uni s'emploie à défendre les siens. Il y va de la survie même de la pêche française. Madame la ministre, à vous de jouer !
Merci beaucoup pour votre invitation. Le Gouvernement mène des actions depuis maintenant près d'un an pour défendre les intérêts français. Cette audition sur le Brexit et ses conséquences intervient après une mobilisation des pêcheurs en Bretagne, en Normandie et dans les Hauts-de-France. Elle a lieu surtout à la veille de l'échéance du 10 décembre, imposée par la Commission européenne au Royaume-Uni pour obtenir des réponses aux demandes déposées par l'Union européenne.
Les pêcheurs ont été très patients. Certes, plus de 1 000 licences ont été obtenues, mais ils en attendent encore 94, ce qui n'est anecdotique ni pour la France ni pour les hommes et les femmes qui font vivre notre littoral. Vous l'avez rappelé, un emploi en mer fait vivre quatre emplois à terre. Il importe donc de défendre les droits de la France en matière de pêche.
Quelles sont nos demandes ? Depuis que l'Accord de commerce et de coopération du 24 décembre 2020 a été conclu, cela fait onze mois que les pêcheurs attendent. C'est très long. Pourquoi cela prend-il autant de temps ?
J'ai eu l'occasion de faire un premier point en juin dernier devant la commission des affaires européennes du Sénat. Si la situation s'est améliorée depuis, avec la délivrance d'un nouveau paquet de licences, je reste comme vous, madame la présidente, monsieur le vice-président, très critique - le mot est faible - envers notre partenaire britannique.
Fin décembre 2020, quelques jours avant la signature de l'accord, j'obtenais avec le Président de la République le maintien de tous nos droits de pêche, y compris dans la zone des 6-12 milles nautiques alors que les Britanniques voulaient nous en expulser.
C'est sur cette base que j'avais annoncé aux pêcheurs français, le soir de Noël, que nous avions trouvé un compromis raisonnable, car nous ne pouvions pas nous permettre un « no deal ». Pour autant, ce compromis n'était pas totalement satisfaisant, un certain nombre de nos revendications n'ayant pas été prises en compte. La France soutenait en particulier deux demandes.
Premièrement, nous demandions de ne pas « écraser » l'accord historique de Granville, permettant une gestion pacifiée des ressources entre la France et Jersey notamment. Certes, la coopération régionale avec les îles anglo-normandes se passait bien, mais Jersey et Guernesey se sont saisies de cette occasion pour remettre les négociations sur la table.
Deuxième point, le nombre de licences pour les navires français dans les trois zones - ZEE, îles anglo-normandes et 6-12 milles - devait être défini dans l'Accord, ce qui n'a finalement pas été le cas. On m'a alors répondu qu'il ne fallait pas s'inquiéter au motif que l'Union européenne dispose de mesures de rétorsion pour faire pression sur les Britanniques. Au demeurant, je le redis, le « no deal » n'était pas une solution envisageable : les conséquences auraient été catastrophiques pour les pêcheurs bretons, normands et des Hauts-de-France.
L'accord signé ne réglait pas tout puisqu'il laissait une marge d'interprétation sur le volet de la pêche. Nous savions qu'il serait difficile à appliquer. D'expérience, je sais également que la meilleure façon de mettre en oeuvre rapidement un accord est de confier cette tâche à son équipe de négociation. Cela n'a pas été l'option retenue : la Commission européenne a pris le relais, alors que cette mission n'était pas vraiment dans son ADN. Les choses ont donc pris du temps, bien davantage que l'on ne l'aurait voulu. Les mois qui se sont écoulés nous ont malheureusement donné raison.
La mise en oeuvre de l'accord n'est pas satisfaisante. La Commission européenne est pleinement mobilisée, mais la question des licences n'a pas été suffisamment prise en compte avant la fin de l'été 2021, alors même que le commissaire avait annoncé aux pêcheurs que le dossier serait réglé dans un délai d'un mois. L'engagement était fort, mais les difficultés étaient sous-estimées. La Commission a pensé que les choses se feraient facilement puisque l'accord avait déjà été négocié. Elle s'est laissé entraîner par le Royaume-Uni dans une nouvelle négociation, au lieu de mettre simplement l'accord en oeuvre. De son côté, la France n'a jamais cessé, depuis le 1er janvier 2021, de défendre ses pêcheurs !
Les organisations professionnelles (OP) ont aidé nos pêcheurs à monter leurs dossiers, les ont transmis au comité des pêches, puis à la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture (DPMA) et enfin aux services de la Commission européenne, laquelle fait une analyse de ces dossiers avant de les adresser au Royaume-Uni lequel, au tout début, les faisait « redescendre » à Jersey et Guernesey... Cette procédure complexe, prévue par l'accord, peut paraître complètement folle quand on est à Saint-Malo ou à Granville et qu'on voit Jersey ou Guernesey en face ! Je signale que 79 dossiers n'avaient pas toutes les pièces exigées et n'ont donc pas été transmis.
Le Brexit figure au coeur de mon action depuis mon arrivée au ministère de la mer. Je consacre plus de la moitié de mon temps au seul volet pêche. Même si je connais bien le milieu de la pêche depuis très longtemps, je me suis déplacée pour dialoguer avec les pêcheurs de Saint-Malo, Saint-Quay-Portrieux, Granville, Cherbourg, Port-en-Bessin, Fécamp et Boulogne-sur-Mer notamment. Et j'ai vérifié que le travail mené entre les OP, le comité régional et la DPMA était bien organisé.
J'ai également eu de nombreux échanges téléphoniques avec la Commission européenne pour remettre le dossier des licences sur le « haut de la pile ». Le Premier ministre a envoyé des courriers et le Président de la République a dû se fâcher pour que la question soit examinée au plus haut niveau. Nous sommes allés à Bruxelles rencontrer le vice-président de la Commission chargé de la mise en oeuvre de l'accord et le commissaire à la pêche avec l'ensemble des comités régionaux et le président du comité national des pêches. C'était totalement inédit, mais il fallait que nos interlocuteurs comprennent que, derrière ces licences, il y avait bien des hommes, des femmes et une économie indispensable à la filière, au moment où la crise sanitaire nous rappelle combien il est important d'être moins dépendant des importations.
J'ai rencontré mes « homologues » de Jersey et de Guernesey ainsi que le ministre britannique de l'environnement, George Eustice. Clément Beaune, le secrétaire d'État chargé des affaires européennes, s'est également beaucoup impliqué. Le Premier ministre et le Président de la République se sont très largement mobilisés.
Pour répondre aux interrogations du sénateur Alain Cadec, je ne crois pas que nous assistions à une perte d'influence de la France. Il faut rappeler à nos interlocuteurs que l'Europe est là pour protéger.
La France se prépare aux conséquences du Brexit depuis très longtemps. En tant que ministre des outre-mer, j'ai assisté pendant plus de deux ans à des réunions pilotées par les Premiers ministres successifs pour anticiper cette échéance. Quand je suis arrivée à la tête du ministère de la mer, j'ai demandé que nous nous mettions immédiatement en mode projet et que l'on réfléchisse à un plan d'accompagnement. Je souhaitais que nous allions le plus loin possible dans la défense de nos droits. Des leviers se trouvaient à notre disposition, mais, dans le même temps, nous devions préparer nos pêcheurs au Brexit, puisque l'Accord du 24 décembre 2020 prévoyait une diminution de 25 % de la ressource pêchée dans les eaux britanniques, à l'horizon 2026. C'était le signal que nous étions prêts à affronter tous les cas de figure.
Je reprendrai rapidement quelques dates clés de ces onze derniers mois.
Le 31 décembre 2020, la France envoie les listes des navires demandant un permis d'accès à Jersey et Guernesey, afin que ceux-ci puissent continuer à pêcher jusqu'à la fin de l'année 2021.
Le 1er janvier 2021, tous les navires pêchant dans la ZEE britannique obtiennent leur licence. En l'espèce, la procédure a été très rapide, le Royaume-Uni ayant intérêt à octroyer vite les licences pour obtenir les siennes.
Le 12 janvier 2021, la Commission communique les critères techniques applicables aux trois zones qui ne sont pas dans la ZEE - les 6-12 milles, Jersey et Guernesey - zones qui concernent quasi exclusivement les pêcheurs français. C'est là que les choses se compliquent.
En février 2021, le Royaume-Uni « se réveille » et décide unilatéralement, sans notification préalable, de prévoir de nouvelles conditions d'éligibilité. Nous avons bien entendu refusé. La DPMA a transmis sa réponse sur la méthodologie qu'il serait, selon nous, normal d'appliquer, en vertu de l'accord. Le Royaume-Uni a poursuivi ses manoeuvres dilatoires.
En avril 2021, sur la demande du Royaume-Uni, la DPMA fournit de nouvelles données pour étayer nos demandes de licences : déclarations de captures, journaux de pêche, déclarations de vente. La géolocalisation pose toujours problème : c'est une exigence du Royaume-Uni bien que l'Union européenne ne l'impose pas aux navires de moins de 12 mètres. Au surplus, cette mesure ne figure pas dans l'Accord. Nous avons alors fait valoir qu'il existe d'autres moyens de prouver la présence des navires.
En juin 2021, apparaît une nouvelle demande du Royaume-Uni concernant cette fois les navires de plus de 12 mètres, lesquels ont déjà perdu plus de six mois de pêche.
En juillet 2021, le Royaume-Uni présente le même type de demande, mais cette fois pour les navires de moins de 12 mètres, concernant Jersey, Guernesey et la zone des 6-12 milles. Le temps tourne et nous n'arrivons toujours pas à nous mettre d'accord sur les pièces justificatives de la présence des pêcheurs en l'absence de géolocalisation, ou sur la question des navires remplaçants, un autre sujet traité très tardivement par la Commission européenne alors que nous avions déjà fait des demandes.
À partir du 17 septembre 2021, des licences sont accordées au coup par coup, par Jersey, pour les 6-12 milles. Cette situation met la pression sur nos pêcheurs, mais nous n'y pouvons pas grand-chose. La mauvaise volonté de nos partenaires est manifeste : il faut pousser le Royaume-Uni à respecter l'accord. C'est la raison pour laquelle la France a demandé aux autres États membres ayant des pêcheurs européens de la soutenir, via une prise de position commune sollicitant une intervention de la Commission européenne. Nous sommes rejoints au-delà des huit pays dits « amis de la pêche », puisque dix États membres s'associent à cette demande de la France. Peut-être aurions-nous pu faire appel à l'ensemble des pays européens, mais il nous semblait qu'à ce stade il revenait aux pays pêcheurs d'être au rendez-vous, ce qui a été le cas.
Vous connaissez la suite : le 28 octobre 2021, les échanges techniques n'aboutissent toujours pas. Nous décidons de présenter des mesures de rétorsion potentielles, applicables à compter du 2 novembre 2021. Le Premier ministre envoie un nouveau courrier à la présidente de la Commission européenne ; de mon côté, j'informe par écrit - une formalité obligatoire - la Commission du souhait de la France de fermer des ports. La Commission doit, elle, informer la Commission des pêcheries de l'Atlantique nord-est (CPANE) - dont je ne suis pas sûre qu'elle ait été parfaitement mise au courant de la situation. La situation se tend. Boris Johnson exprime son souhait de reprendre le dialogue ; la présidente de la Commission manifeste sa volonté de voir les discussions aboutir rapidement. Le Président de la République décide donc de continuer la négociation, tout en demandant à la Commission de fixer une date limite.
Pour résumer, pendant ces onze mois de travail, nous avons défendu en permanence nos marins par la tenue de dizaines d'heures de réunion et la transmission de milliers de données. J'explique la situation de blocage par le refus du Royaume-Uni d'honorer pleinement sa signature et par sa volonté d'en vouloir toujours plus pour se préparer à l'horizon 2026, au terme de la période transitoire prévue. C'est une restriction inadmissible de l'Accord. Nous avons souhaité que la Commission fixe une date limite : c'est donc le 10 décembre 2021, c'est-à-dire demain.
Un point sur les licences : je le redis, les Britanniques ont réussi à entraîner la Commission dans de nouvelles négociations, ce qui n'aurait pas dû arriver. Aujourd'hui, le nombre exact de licences délivrées aux pêcheurs est de 1 004 : 734 licences définitives dans la ZEE, 125 pour Jersey, 40 pour Guernesey - sans compter trois licences dont le dossier est presque complet et qui seront réglées rapidement -, 105 pour les 6-12 milles. Au total, 84 % de nos demandes ont été sécurisées. Le taux de 90 % que j'ai cité précédemment incluait les trois licences qui seront bientôt accordées et quelques autres qui nous ont été promises.
Il faut continuer à se battre. Comme le Président de la République l'a dit, personne ne doit être laissé sur le quai.
Il manque 53 licences pour la zone des 6-12 milles britanniques. Parmi ces licences manquantes, 40 concernent des navires remplaçants, au sujet desquels la Commission européenne n'est toujours pas d'accord avec le Royaume-Uni. En revanche, la France et la Commission européenne sont parfaitement alignées, il n'y a aucun débat là-dessus.
À Jersey, 38 licences provisoires sont classées dans la rubrique orange, les navires pouvant continuer à pêcher, et 12 licences provisoires sont rouges, c'est-à-dire que, depuis le 1er novembre 2021, les navires ne peuvent plus pêcher. L'invention de ces codes couleur est assez extraordinaire...
La coupe est pleine pour les pêcheurs, et il faut comprendre leur colère. Je l'ai répété au commissaire européen chargé de l'environnement, des océans et de la pêche le 26 novembre dernier, il n'est plus possible d'attendre. Le commissaire a d'ailleurs observé de très près les événements qui se sont passés sur le littoral de la Manche.
Quel espoir avons-nous pour la réunion de demain ? Le seul espoir que je vous ai donné concerne les quelques navires pour lesquels l'accord n'est pas finalisé. Concernant les navires remplaçants, nous ne sommes toujours pas d'accord, mais nous continuons à nous battre heure par heure. Les négociations se sont poursuivies hier, et des échanges ont lieu tout au long de cette journée.
Au-delà de l'échéance du 10 décembre 2021, il est clair pour nous que la Commission européenne doit demander la tenue d'une réunion du conseil de partenariat entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Le Premier ministre porte cette demande, que nous ferons immédiatement après le résultat des négociations, même si nous pouvons toujours espérer que le Royaume-Uni et Jersey soient pleins de bonnes intentions et veuillent respecter leur signature et leur engagement. Le conseil de partenariat est notre dernière chance pour gérer ces dossiers litigieux. Si nos demandes n'étaient pas satisfaites, nous demanderions qu'une procédure en contentieux soit ouverte par la Commission européenne. Cette procédure prendrait beaucoup de temps, mais nous n'avons pas le choix : la France n'abandonnera jamais ses droits.
De plus, selon la réponse que nous aurons demain soir, la Commission européenne pourra demander que des mesures de rétorsion européennes soient mises en place.
Le conseil de partenariat réunit des représentants du Royaume-Uni et des pays européens, et pas seulement de la France. Le commissaire est déjà d'accord pour constater l'existence d'une violation de l'accord concernant les licences de pêche - c'est un minimum. Ce constat sera établi pour tous les dossiers transmis au Royaume-Uni n'ayant pas reçu de réponse favorable. Cela nécessite que nous accompagnions totalement ceux de nos professionnels qui se retrouveraient contraints d'aller jusqu'au contentieux.
Le plan d'accompagnement a été négocié avant. On y retrouve des arrêts temporaires d'activité qui courent du 1er janvier 2021 jusqu'au 31 décembre 2021, des indemnités de perte de chiffre d'affaires qui ont couru jusqu'au mois de juillet et que l'on doit à nouveau examiner, ainsi que la question des « sorties de flotte ».
Ce plan doit être ajusté en fonction des résultats du Brexit. Les représentants des professionnels et les élus des territoires demandent fortement que des investissements d'avenir soient financés.
La France a obtenu une enveloppe de 100 millions d'euros pour accompagner les pêcheurs après le Brexit. Aux assises de la pêche et des produits de la mer, j'ai avancé le chiffre de 70 millions d'euros, soit ce qui nous reste après avoir déjà investi 30 millions d'euros dans le financement des arrêts temporaires et les indemnisations des chiffres d'affaires. Il nous reste donc 70 millions d'euros pour mettre en oeuvre les sorties de flotte et les investissements nécessaires.
Je vous rappelle que tous ces outils doivent être notifiés auprès de la Commission européenne avant d'être mis en oeuvre. Afin que la France soit au rendez-vous pour accompagner ses pêcheurs au mois de janvier, il fallait que ces outils soient définis au moins deux mois auparavant, en coproduction avec les professionnels - c'est ma manière de fonctionner. Pour cette raison, j'ai indiqué lors des assises de la pêche et des produits de la mer qu'il était temps que l'on travaille sur ce plan de sortie de flotte, car il faut déterminer quelles sont les conditions pour en bénéficier. Si l'on fixe un seuil à 10 % de perte de chiffre d'affaires, l'accompagnement ne sera pas le même que si ce seuil est fixé à 80 %.
Les choses ne sont toujours pas précisées. Tout le monde s'est énervé, la presse la première. Il y a eu une incompréhension, et j'y ai sûrement eu une part de maladresse. Mais ces outils d'accompagnement ne sont pas prêts, et les comités ont un peu peur d'y travailler. C'est dommage, car il va bien falloir les mettre en oeuvre. Nous avons toujours dit que ces mesures seraient prises sur la base du volontariat. Il faut faire attention, car les sorties de flotte ne concernent pas seulement la baie de Granville : il y a une forte demande depuis quelques mois en Méditerranée, ou dans les Hauts-de-France.
Les pêcheurs sont au courant de ces dossiers. C'est une erreur d'interprétation que de penser qu'il y a un plan massif de sortie de flotte. Il faut revenir à un climat plus apaisé pour que l'on travaille sur ces sujets. Gouverner, c'est prévoir. Ma mission et ma responsabilité, à la demande du Président de la République, consistent à faire en sorte que personne ne reste sans solution.
Nous avons besoin d'élaborer des stratégies à plus long terme : nous lancerons un plan d'action pour une pêche durable pour la décennie à venir, avec le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins, afin de faire évoluer tant notre vision française que celle de la politique commune de pêche (PCP). Ce travail avec les pêcheurs va ressembler au travail accompli dans le cadre du « Fontenoy du maritime » : ce sera une dynamique, qui évoluera avec le temps.
En ce qui concerne la pêche durable, il faut préciser qu'en France, 60 % des espèces sont aujourd'hui exploitées durablement, contre 20 % il y a vingt ans. Les pêcheurs français se sont fortement impliqués et ont suivi les recommandations de la Commission européenne, en mettant également au point leurs propres contraintes afin de gérer leurs stocks de poissons et de produits halieutiques.
Pour répondre à votre question concernant l'après-2026, madame la présidente, l'accès de chaque flotte aux eaux de l'autre partie sera négocié annuellement. C'est un grand changement, qui va nous mettre en tension chaque année.
L'Accord comporte des garanties afin de dissuader le Royaume-Uni de limiter arbitrairement l'accès à ses zones de pêches. Nous devons nous battre pour qu'il soit mis en oeuvre. Les droits de douane sur les produits britanniques de la mer ou sur d'autres marchandises peuvent être ciblés ; il est possible de réduire l'accès de la flotte britannique aux eaux de l'UE, ainsi que de suspendre certaines obligations de l'UE dans d'autres domaines que la pêche en cas de préjudice économique et social important. Dans un cas extrême, chaque partie peut d'ailleurs mettre fin à l'Accord signé, ce que l'on pourrait faire bien avant 2026, si l'on estimait que cet accord devenait déséquilibré.
La semaine prochaine, des rencontres se tiendront à Bruxelles sur la question des totaux admissibles des captures (TAC) et des quotas. Les négociations menées dans ce cadre annuel sont toujours très difficiles, en particulier en ce qui concerne la Méditerranée - je vous rappelle que le plan de gestion pour les pêcheries en Méditerranée prévoit une baisse des captures de 40 % d'ici à 2025, et que, lorsque j'ai pris mes fonctions, il n'y avait pas de plan d'accompagnement de la pêche en Méditerranée. Nous avons mis en place un plan d'accompagnement avec la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture similaire à celui en vigueur pour le Brexit. Le Brexit ne doit pas faire oublier d'autres situations sur nos littoraux, comme celle du golfe de Gascogne.
Madame la ministre, je voudrais vous remercier pour les détails que vous nous avez donnés sur ce sujet préoccupant.
Ma question concerne l'éolien en mer. Cette énergie renouvelable est prometteuse en raison de son potentiel de production. Le futur parc de Dieppe-Le Tréport sera doté d'une puissance de 500 mégawatts. Mais force est de constater que notre pays, malgré ses vastes espaces maritimes, accuse un retard certain dans ce domaine : nous n'avons pas de parc offshore, alors que le Royaume-Uni dispose par exemple d'un parc d'une puissance de 10 gigawatts - il devrait d'ailleurs doubler d'ici 2030.
Le développement de ces parcs pourrait engendrer 15 000 emplois pour la France, car nous pouvons entièrement produire tous les éléments de ces éoliennes. Pouvez-vous nous préciser les ambitions de la France en matière d'éolien en mer, ainsi que les leviers que vous comptez actionner afin de soutenir son développement ?
Le ministre de la mer est le ministre de la planification en mer. On n'a jamais beaucoup aimé parler de planification dans cet espace de liberté, mais les activités en mer sont de plus en plus nombreuses, qu'elles soient historiques, comme la pêche ou le transport de marchandises et de passagers, ou beaucoup plus récentes, comme le tourisme, l'éolien ou la protection des espaces maritimes. Je regarde le sujet globalement, sous l'angle de la planification.
Je souhaite que l'on définisse des zones sur chaque bassin, et que le débat ait lieu à l'échelle locale, comme cela se passe dans d'autres pays. Quand je suis arrivée en responsabilité, j'ai voulu regarder l'état des projets d'éolien en mer. J'ai alors découvert qu'on ne disposait que d'une seule éolienne expérimentale, même si les choses devaient s'accélérer. Barbara Pompili a annoncé un plan ambitieux qui doit être mis en place en concertation avec les élus des territoires et avec les populations locales. Notre industrie est performante en la matière ; elle est prête.
Ma question est de nature prospective. En vous écoutant, on comprend bien les grandes difficultés rencontrées dans la négociation à l'échelle européenne. On mesure l'ampleur de la baisse des quotas et de nos capacités de pêche dans la mer du Nord, en Méditerranée ou dans le golfe de Gascogne. Comment voyez-vous la pêche française dans dix ans ? Aujourd'hui, elle représente 1 % du PIB ; 65 % du poisson consommé en France est déjà importé.
Je crois en la pêche française. Pour cette raison, j'ai souhaité lancer un plan d'action pour une pêche durable avec le Comité national des pêches, ce qui interviendra dans les jours qui viennent.
Une vraie prospection repose sur un élément essentiel : la recherche et la connaissance. En Méditerranée, seulement 8 espèces sont suivies scientifiquement, alors que l'on sait qu'un filet ramène jusqu'à 70 espèces. L'état de la ressource apparaît comme le premier sujet : quelles sont les ressources, quels types de quotas faut-il mettre en place ? Il est essentiel de mettre la science au service de la pêche, en favorisant, par exemple, les liens entre l'Ifremer et les pêcheurs.
La France possède une vaste ZEE ; nos ressources sont importantes, et nous avons besoin de mieux les connaître pour savoir où on peut pêcher aujourd'hui, et où on pourra pêcher demain. Cette question concerne également les eaux que nous possédons dans l'océan Indien, le Pacifique, ou l'Atlantique : l'espace potentiel de pêche française est extrêmement large. Il faut mieux connaître nos stocks, pour mieux les gérer et les protéger.
Nous devons également nous poser la question de l'accompagnement du pêcheur et de sa famille. Nous ne sommes pas allés assez loin concernant l'accompagnement, la formation, les cotisations à l'Établissement national des invalides de la marine (ENIM) ou les retraites.
Un programme doit aussi être mené à bien sur les outils de pêche et les bateaux, qui ont en moyenne trente ans, avec un volet sanitaire, un volet sécuritaire ainsi qu'un volet concernant la transition énergétique.
Il faut également travailler sur la mixité à bord des navires, qui n'est actuellement pas possible sur les bâtiments de moins de 14 mètres. Pour que les choses évoluent, il faut persuader l'Union européenne de prendre en compte une augmentation de la taille des bateaux, sans que cela ne provoque une augmentation des capacités de pêche.
Nous avons aussi besoin de nous doter d'un plan en faveur de l'aquaculture durable. Nous y travaillons avec M. Denormandie. Je réfléchis également à des passerelles professionnelles entre les différents métiers de marins, car je ne sais pas si, dans le monde de demain, on pourra travailler toute sa vie dans la même filière. Il me semble donc utile de développer des passerelles entre la marine marchande, la pêche, mais aussi le secteur de la plaisance.
Il convient de veiller à la formation. J'ai créé un poste de coordinateur des lycées maritimes pour améliorer la coordination entre les établissements, mettre en place des actions communes, mieux partager les moyens et développer les investissements, en lien avec les régions.
Voilà le travail à venir avant la fin du quinquennat.
Oui, mais il en va de même que pour le « Fontenoy du maritime » : voilà des années que chacun sait ce qu'il faut faire, il suffit juste d'impulser une dynamique suffisamment forte pour mutualiser les idées et lancer un plan d'action, destiné à se poursuivre lors du prochain quinquennat.
Si je comprends bien, vous souhaitez utiliser la réserve d'ajustement du Brexit pour financer le plan de sortie de flotte. Je ne suis pas sûr que la Commission européenne soit d'accord pour utiliser ainsi cette réserve, dans la mesure où elle a été conçue pour aider les entreprises à surmonter les conséquences du Brexit, même si cela peut l'arranger d'une certaine manière...
Les navires de remplacement ne sont pas reconnus par les Britanniques, car ils considèrent que l'antériorité n'existe plus lorsqu'un marin pêcheur change de bateau : normalement les droits de pêche sont renouvelés automatiquement, mais les Britanniques font la sourde oreille. Nous n'avons pas d'autre solution que de chercher à les convaincre.
Vous avez évoqué des procédures de contentieux, mais cela prend énormément de temps ! En revanche, l'Union européenne a prévu la possibilité de prendre des mesures de rétorsion. Pensez-vous que la Commission européenne soit prête à les appliquer ?
Enfin, vous estimez que la France doit être moins dépendante de ses importations et insistez sur la formation des jeunes marins, mais, en même temps, vous proposez un plan de sortie de flotte : n'est-ce pas antinomique ?
En ce qui concerne les mesures de rétorsion, si toutes les licences ne sont pas délivrées le 10 décembre 2021, la France demandera la réunion du conseil de partenariat pour qu'il examine la situation et constate la mauvaise foi et le refus du Royaume-Uni d'honorer pleinement sa signature. C'est à ce niveau qu'il sera décidé, le cas échéant, d'ouvrir une procédure de contentieux ou de prendre d'éventuelles mesures de rétorsion. La France poussera en ce sens. C'est à la Commission européenne qu'il appartiendra de porter le contentieux, ou de prendre les mesures de rétorsion. Les préjudices, d'ailleurs, sont calculés en fonction des pertes financières pour la France et les pêcheurs, non du nombre de licences. Je ne sais pas ce qu'il se passera demain, mais nous essaierons de convaincre la plupart des pays européens. Le commissaire européen semble favorable à l'idée d'engager un contentieux, car il faut défendre les droits de l'Union européenne jusqu'au bout, par principe. Il est vrai qu'un contentieux ne serait pas une bonne nouvelle pour les pêcheurs, car c'est une procédure longue, et l'issue n'est pas la récupération de la licence mais un dédommagement financier.
Nous avons inclus le plan de sortie de flotte dans le plan d'accompagnement et ce, à la demande des professionnels de certaines régions, même si les besoins varient selon les littoraux. Il est vrai qu'utiliser la réserve d'ajustement au Brexit pour financer des sorties de flotte volontaires n'apparaît peut-être pas toujours pertinent, dans la mesure où le Fonds européen pour les affaires maritimes, la pêche et l'aquaculture (FEAMPA) peut aussi les financer. Nous aviserons donc au cas par cas. Les demandes se feront sur la base du volontariat.
Je crains des effets d'aubaine. Un pêcheur de 57 ans qui a un bateau vieux de plus de 30 ans aura intérêt à demander une indemnisation au titre d'une sortie de flotte !
Vous avez raison, nous devrons fixer des critères ; il faudra démontrer l'existence de pertes liées au Brexit - dont il conviendra de définir le niveau. Les réponses favorables ne seront pas automatiques. Chaque dossier fera l'objet d'une analyse, notamment pour apprécier, par exemple, s'il ne peut être proposé des transferts de quotas ou de jours de mer, ou la possibilité de participer à d'autres activités. Il nous reste à finaliser avec les professionnels la procédure d'examen des demandes. Je rappelle qu'un navire a une valeur importante. Les 70 millions disponibles du plan d'accompagnement ne sont pas fléchés vers la sortie de flotte, mais vers différents outils de soutien aux pêcheurs. Il nous manque aujourd'hui 104 licences, tandis que 79 demandes n'ont pas été transmises parce qu'elles ne correspondaient pas à nos critères. J'espère que ce chiffre sera inférieur à l'issue de la journée du 10 décembre 2021. J'ai proposé au Président de la République de nommer un accompagnateur pour suivre ces dossiers, lorsque nous aurons reçu les réponses britanniques.
Le plan de sortie de flotte et le plan d'accompagnement sont complémentaires. On peut comprendre que des marins pêcheurs épuisés souhaitent y recourir. Mais, même si le nombre de bateaux peut diminuer, je ne vois pas pourquoi la pêche serait moins dynamique demain. On peut diversifier les activités des pêcheurs. Nous ferons le bilan à la fin du plan et je pense que le nombre d'emplois sera supérieur.
J'insiste sur l'importance de la formation, car ces métiers n'attirent plus, en dépit de l'action de promotion des métiers du vivant que nous avons menée avec le ministre Julien Denormandie. Les effectifs dans les lycées maritimes baissent. Je suis élue d'un territoire qui est frappé par la surpêche et où le moratoire sur la pêche a été une catastrophe. Je suis donc très vigilante sur ces questions.
Le Président de la République annoncera bientôt les priorités de la présidence française de l'Union européenne (PFUE). Comment pensez-vous peser à l'occasion de cette présidence, pour mettre en avant certains sujets ? Les volets maritimes et de la pêche seront-ils une priorité ?
En ce qui concerne le volet maritime de la PFUE, un colloque sera organisé à La Rochelle sur les aspects sociaux. Nous avons mis en place des aides à l'emploi pour la marine marchande destinées à lutter contre le dumping social.
Je défendrai deux messages lors de la présidence française de l'Union européenne. Tout d'abord, il convient de réviser la politique commune de la pêche (PCP), dont le cadre juridique est défini par un règlement européen de 2013 qui doit être réexaminé à partir de 2022. Ce ne sera pas simple, car la Commission européenne n'a manifestement pas le souhait de rouvrir la discussion sur le sujet.
Il faudra également finaliser la révision du règlement instituant un régime communautaire de contrôle, afin d'assurer le respect des règles de la politique commune de la pêche. Trois sujets devront pour cela être abordés, selon moi. Le premier est le rôle de l'évaluation scientifique : s'il apparaît pertinent de s'appuyer sur les données du Conseil international pour l'exploration de la mer (CIEM), je note que ces données ont souvent deux ou trois ans et que chaque niveau consulté rajoute son avis. Il faudrait que le pouvoir politique puisse se fonder uniquement sur les données scientifiques. Deuxième axe, la lutte contre la pêche illégale, problème crucial dans certaines régions, comme en Guyane : cet objectif doit être réaffirmé ; ce thème sera aussi à l'ordre du jour du One Ocean Summit qui se tiendra à Brest en février 2022. Enfin, dernier axe, le développement de l'aquaculture : je plaide pour l'instauration de quotas de production pour les pays européens. Dans la mesure où l'on réduit d'un côté les quotas de pêche, il serait judicieux de produire davantage grâce à l'aquaculture pour compenser.
Certaines incompréhensions viennent des annonces de fermeté que vous aviez formulées : il était question de revenir sur les accords du Touquet, de limiter l'approvisionnement en énergie de Jersey, d'empêcher la flotte de pêche britannique d'entrer dans les ports français, etc.
Quelles sont les conséquences du Brexit sur la filière du mareyage ? Les contrôles douaniers perturbent le débarquement dans certains ports et obligent à aller plus loin : certains ne pouvant plus débarquer à Granville doivent aller à Saint-Malo.
Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre stratégie à long terme pour la pêche ? La France possède le deuxième domaine maritime mondial et dispose d'entreprises de transformation développées. Est-il envisageable de renoncer à la pêche ?
La France dit qu'elle défend ses pêcheurs, mais j'ai l'impression qu'elle est à la remorque tandis que Boris Jonhson, lui, agit et obtient satisfaction. Il annonce aussi une révision de la réglementation concernant le maillage des filets. Allons-nous réagir ?
Le Royaume-Uni a souhaité reprendre sa souveraineté. Nous devrons nous y habituer. Il est possible également que le Royaume-Uni annonce l'installation d'éoliennes dans des zones de pêche. Il n'en demeure pas moins que le Royaume-Uni est notre voisin, et qu'après une phase de tension, il faudra bien que nous retrouvions des relations de bon voisinage.
Nous avions suspendu la mise en oeuvre des mesures de contrôles renforcés, que nous avions annoncées, après l'annonce par le gouvernement britannique de sa volonté de reprendre le dialogue. La pêche relève de la compétence de l'Union européenne. C'est donc à la Commission qu'il convient d'agir en premier lieu. Nous cherchons à impulser son action, même si nous pouvons très bien renforcer certains contrôles, ou les exercer avec plus de zèle... Nous avons aussi été attentifs à ce que des mesures de contrôles renforcés ne pénalisent pas notre filière de mareyage.
Nous sommes tous préoccupés par les annonces britanniques concernant les mesures techniques. Le Royaume-Uni nous a montré qu'il pouvait les instaurer de manière unilatérale, alors que l'accord de Brexit prévoit un préavis « raisonnable » et une concertation. La difficulté consiste à apprécier le caractère « raisonnable » des mesures si nous ne sommes pas informés...
Sophie Primas a évoqué l'après-2026. Je déplore que le secteur subisse alors des négociations annuelles. Il faudrait prévoir un cadre pluriannuel. Les pêcheurs manquent de visibilité.
Ne serait-il pas possible pour la France et les pays touchés par le Brexit, de négocier, en compensation du non-octroi des licences, sous le contrôle des scientifiques et de façon temporaire, l'obtention de quotas de pêches supplémentaires dans les eaux européennes ?
On peut toujours essayer, mais les négociations seront compliquées... Les quotas sont définis chaque année. Peu de professions, en effet, dépendent d'accords renégociés tous les ans. Or lorsqu'un pêcheur achète un bateau, il s'engage sur des années. Un cadre pluriannuel serait souhaitable, quitte à prévoir des possibilités d'ajustement en cas de problème. La pêche est un secteur sous tension, sans compter les effets de la planification de l'espace maritime et l'irruption de nouvelles activités en mer. Nous devons donc revoir l'ensemble du système, aux niveaux français et européen.
Je suis ouverte à l'idée consistant à étudier la possibilité d'échange de quotas pour aider ceux qui ont été victimes d'aléas. Toutefois, si les pêcheurs européens sont soudés lorsqu'il s'agit de mesures visant des pays extra-européens, la solidarité est plus limitée au sein de l'Union européenne ! Les pêcheurs, il faut le dire, subissent à peu près les mêmes contraintes partout, qu'elles soient directement liées au Brexit ou non. Je ne parle pas non plus de la concurrence de la pêche industrielle pour la pêche artisanale. Il y a des difficultés partout. Enfin, je vois mal comment nous pourrions envoyer de petits bateaux de moins de 12 mètres pêcher dans l'océan Indien...
Je tiens, avant de conclure, à saluer l'excellent travail de la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à midi.