La mission d'information commune a procédé à l'audition de M. Alain Juillet, Haut responsable chargé de l'intelligence économique au Secrétariat général de la défense nationale.
En préambule à cette audition, M. Philippe Marini, président, a rappelé que M. Alain Juillet exerçait ses fonctions depuis la création du poste de Haut responsable chargé de l'intelligence économique, à la fin de l'année 2003. Il a fait valoir qu'il était légitime, l'intelligence économique occupant une place croissante dans le débat relatif à la compétitivité des entreprises françaises, que la mission commune d'information entende M. Alain Juillet lors de ses toutes premières auditions. Il a demandé à celui-ci de faire part à la mission de ses réflexions sur la notion de centre de décision économique et sur la capacité des décideurs politiques français à mener une action volontariste en faveur du maintien, voire de l'installation, sur le territoire national, de tels centres. Evoquant le contexte des « grandes manoeuvres » capitalistiques en cours, il a également sollicité ses commentaires sur la vulnérabilité de nos entreprises à des prises de contrôles étrangères et, face à cette menace, sur le caractère stratégique de certaines activités.
en ouverture de son propos, a souligné l'importance et, à la fois, la difficulté du sujet que s'était assigné la mission commune d'information. Il a fait observer la diversité des critères envisageables en vue de définir la nationalité d'une entreprise, et il en a cité quelques-uns : localisation du siège social, nationalité des dirigeants, pays concentrant le plus grand nombre d'emplois de l'entreprise, implantation des centres de recherche... Rappelant que le droit français réputait française l'entreprise dont la majorité des capitaux étaient français et dont le siège social se trouvait en France, il a fait part du caractère insuffisant, selon lui, de ce critère légal, et il a exprimé sa conviction qu'une approche « multicritères » s'avérait nécessaire afin de mieux cerner la réalité. Evoquant la complexité de celle-ci, il a mentionné notamment, à titre d'exemples, d'une part, l'origine étrangère de la majorité des capitaux des entreprises figurant au CAC 40 et, d'autre part, la proportion parfois très importante des effectifs employés hors de France par des entreprises françaises : c'est ainsi qu'il a cité le cas de la société Sodexo qui, pour conserver sa position de fournisseur de l'armée américaine, avait mis en avant le très grand nombre de ses employés aux Etats-Unis et fait admettre, à l'opinion publique américaine, qu'elle méritait d'être considérée comme une entreprise « américaine ». Par ailleurs, il a indiqué que le droit des Etats-Unis obligeait les sociétés dont le siège est américain à déposer leurs brevets aux Etats-Unis, au contraire du droit français, qui laisse les entreprises dont le siège se trouve en France libres de déposer les leurs à l'étranger.
Concernant la possibilité de mener, en la matière, une action volontariste, M. Alain Juillet a mis en garde contre deux excès inverses : d'un côté, le laxisme, attitude dangereuse ; de l'autre, le protectionnisme, position intenable dans le contexte d'une économie mondialisée. Il a appelé à définir une stratégie permettant d'attirer des centres de décision économique sur le territoire national et, dans le même temps, d'y maintenir ceux qui s'y trouvent, estimant que les difficultés de mise en oeuvre d'un « patriotisme économique », en Europe, découlaient de l'absence de définition préalable des secteurs qu'il convenait de défendre effectivement. Parmi ces derniers, il a cité, en premier lieu, la sécurité publique, au sens de l'article 56 du traité de Rome, et, en second lieu, des secteurs pouvant être qualifiés de « stratégiques », dont il a précisé que ses services en avaient repéré une quinzaine, globalement définis comme assurant la pérennité de l'industrie française. Il a précisé que l'un des handicaps français, en l'occurrence, tenait à la faiblesse des fonds d'investissement nationaux capables d'assurer le développement des entreprises, celles-ci devant en conséquence faire appel à des fonds étrangers. Il a donné pour exemple le cas des petites et moyennes entreprises fournisseurs d'Airbus.
En réponse à M. Philippe Marini, président, qui l'interrogeait sur les aspects de la stratégie de protection à mettre en place, il a détaillé les étapes de celle-ci :
- 1° définir les secteurs à protéger ;
- 2° recenser les entreprises relevant de ces secteurs ;
- 3° établir un contact avec ces entreprises, afin que l'Etat constitue pour elles un interlocuteur, en particulier dans le cas des petites et moyennes entreprises.
Il a précisé que c'était dans le respect des règles du droit de la concurrence qu'une aide devait être apportée, au besoin, à ces entreprises.
a souhaité connaître les contours de la « politique d'intelligence économique » de la France, suivant l'expression employée par le Premier ministre, Dominique de Villepin, le 31 janvier 2006. Il a également demandé à M. Alain Juillet quel était le niveau de développement atteint par la France en matière d'intelligence économique, par comparaison avec d'autres pays, s'agissant, d'une part, des moyens consacrés par l'Etat et, d'autre part, de l'effort mis en oeuvre par les entreprises, grandes entreprises d'un côté et petites et moyennes entreprises de l'autre. Enfin, il s'est interrogé sur le critère départageant l'intelligence économique, pratique légale, et l'espionnage industriel.
Répondant sur ce dernier point, M. Alain Juillet a précisé que, selon lui, l'espionnage industriel commençait, précisément, dès l'instant où la légalité était enfreinte. Présentant la « politique d'intelligence économique » nationale, il a rappelé, à titre liminaire, les trois objectifs qui avaient été fixés en ce domaine, dans le sillage du rapport produit en 2002, à la demande du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, par le député Bernard Carayon :
- identifier les failles nationales ;
- sensibiliser à l'intelligence économique nos entreprises ;
- mettre en place toutes les mesures utiles pour aider ces dernières.
Il a indiqué que d'importants programmes de sensibilisation avaient été menés, en direction des entreprises, mais aussi des journalistes, pour des résultats satisfaisants, tandis que des travaux avaient été réalisés, ou se trouvaient en cours, afin de comparer la législation française aux droits d'autres pays, et d'en repérer les points faibles. Il a notamment évoqué le cas des règles de protection du secret des affaires. Ainsi, il a signalé qu'en France, les entreprises non cotées étant obligées de publier leurs résultats au greffe du tribunal de commerce, toute société qui envisageait de prendre le contrôle de l'une de ces entreprises pouvait avoir librement accès à son bilan, au contraire de ce qu'autorisent les règles existant aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Russie, en Chine ou au Japon. Quant à l'accompagnement des entreprises françaises dans leurs tentatives d'implantation à l'étranger, il a annoncé qu'il restait encore à mettre en place.
S'agissant des efforts consentis par l'Etat en faveur de l'intelligence économique, M. Alain Juillet a souligné l'extrême faiblesse des moyens mis à sa disposition en propre (une dizaine de collaborateurs), conséquence de la méthode interministérielle choisie en la matière. Il a reconnu que son action s'en trouvait parfois malaisée, d'autant qu'elle pouvait en outre se trouver compliquée par le rattachement au Secrétariat général de la défense nationale, compte tenu des spécificités de fonctionnement de ce dernier et de sa perception comme un organisme relevant de la défense. Par ailleurs, il a fait valoir que plus de la moitié des moyens des services de renseignement britannique et américain étaient consacrés aux aspects économiques, contre une activité marginale, en ce domaine, de la part des services de renseignement français. Enfin, il a indiqué que toutes les grandes entreprises développaient une activité d'intelligence économique, mais que les petites et moyennes entreprises posaient, à cet égard, un problème, dans la mesure où elles ne disposaient pas par elles-mêmes, hors soutien de l'Etat, des moyens nécessaires. Il a précisé que, cependant, certaines d'entre elles se trouvaient aidées par des collectivités territoriales et indiqué que les chambres de commerce et d'industrie étaient particulièrement mobilisées sur le sujet. Il a regretté, en revanche, une collaboration limitée avec le MEDEF.
Un large débat s'est alors instauré.
a demandé à M. Alain Juillet quels seraient, selon lui, les leviers d'un « patriotisme économique » au niveau européen, notamment sur le plan institutionnel. Elle l'a questionné, également, sur la place ménagée aux compétences humaines dans l'approche « multicritères » de la nationalité des entreprises qu'il avait appelée de ses voeux.
Quant au premier point, M. Alain Juillet a commencé par poser en principe que le « patriotisme économique », français comme européen, ne saurait être considéré comme déplacé, dès lors que les comportements que pouvait recouvrir la notion n'étaient considérés comme inopportuns, notamment, ni en Russie ni aux Etats-Unis. Il a répété, toutefois, que le protectionnisme n'était pas une position viable. Dans ces conditions, il a estimé que, pour certaines activités stratégiques, identifiées en tant que telles, des règles de protection devaient être établies, afin que les entreprises françaises puissent combattre « à armes égales » avec les autres. Soulignant le caractère consensuel, mais fortement libéral des règles communautaires en vigueur, il a pointé comme problématique le droit de réciprocité qui devrait pouvoir s'exercer entre les entreprises relevant d'Etats membres de l'Union européenne et les autres entreprises. Il a fait valoir, également, la nécessité de se défendre contre certaines pratiques handicapant les entreprises européennes, dont il a cité pour exemple la législation antiterroriste américaine, prétexte à des fouilles dans les archives de toute société présente sur le territoire des Etats-Unis. Il a insisté sur la nécessité de peser en ce sens sur l'élaboration des normes communautaires.
a fait remarquer que la directive 2004/25/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004, concernant les offres publiques d'acquisition, transposée en droit français par la loi n° 2006-387 du 31 mars 2006, avait introduit un principe de réciprocité, s'agissant des moyens de défense qu'une société cible pouvait mettre en oeuvre à l'encontre d'une offre publique d'acquisition. Il a précisé que cette disposition laissait le champ à des interprétations contradictoires, mais qu'elle n'en constituait pas moins un fait remarquable.
a admis que cette nouvelle règle pourrait s'avérer, en effet, riche de possibilités en vue de rétablir, le cas échéant, l'équilibre souhaitable. Puis, répondant à la seconde question de Mme Nicole Bricq, il a affirmé que l'intelligence économique se présentait avant tout comme un état d'esprit, consistant à « s'ouvrir aux autres », afin d'appréhender un monde concurrentiel. Il en a déduit que le partage des informations était, en la matière, essentiel, afin que ces informations soient recoupées puis mutualisées, et il a conclu à la nécessité d'une formation spécifique des élites françaises, notamment administratives, visant à dépasser les réflexes « individualistes » traditionnels.
a déploré que des entreprises françaises déposent des brevets à l'étranger, tandis que les entreprises américaines se trouvent tenues de le faire aux Etats-Unis. Elle a souhaité pouvoir disposer d'évaluations sur le nombre de brevets qui, de cette manière, « échappent », chaque année, à la France. D'autre part, elle a voulu savoir quelles pistes concrètes pouvaient être suivies pour mieux déterminer le « centre » et la nationalité des entreprises.
en réponse à ce dernier point, a souligné l'importance majeure de la localisation des centres de recherche des entreprises. Pour le reste, il a mis l'accent sur la nécessité que les négociateurs des normes communautaires prennent conscience que le droit, en matière économique, constituait une véritable « arme de guerre » pour les entreprises. Il a mentionné à titre d'exemple le cas des normes comptables internationales (IFRS), faisant observer que celles-ci, étant modelées sur les normes anglo-saxonnes, offraient de fait un avantage concurrentiel, dans un premier temps du moins, aux entreprises habituées à manier ces dernières. Il a souhaité que cette dimension stratégique du droit soit mieux prise en compte, à l'avenir, lors de l'élaboration des règles.
s'est interrogé sur la possibilité réelle, pour une entreprise, de rechercher de l'information sur ses concurrents, notamment sur leur stratégie à l'encontre des produits de cette entreprise.
a assuré que l'information concernant une entreprise, d'ordinaire, était légalement disponible à hauteur de 90 % environ, la seule difficulté consistant à savoir comment trouver cette information. Néanmoins, il a fait état de comportements déviants, observés çà et là au plan international, ayant recours, notamment, à des méthodes d'écoutes et d'interception de communications. Il a affirmé que seul l'Etat, pour des motifs spécifiques, tenant en particulier à la défense et la sûreté de son territoire, pouvait légitimement employer de telles méthodes.
a souhaité obtenir des précisions sur la diffusion des informations recueillies par l'intelligence économique auprès des petites et moyennes entreprises.
a indiqué que ces petites et moyennes entreprises, en principe, n'avaient besoin que de certaines informations, très spécifiques. Il a exposé les termes d'un débat, délicat à trancher, tendant à décider si l'Etat français, à l'instar des Etats-Unis et du Royaume-Uni, devait communiquer aux entreprises les informations qu'il était susceptible de recueillir dans le cadre de ses activités régaliennes, lorsque ces informations pouvaient contribuer à faciliter les efforts des entreprises à l'international.
Après que M. Philippe Marini, président, eut rapporté les faits d'un cas réel, M. Alain Juillet a reconnu le caractère courant de « hiatus », entre les approches de différentes administrations d'Etat, sur un même problème concret concernant une entreprise. Il a insisté sur l'utilité d'une identification de toutes les entreprises relevant des secteurs jugés « sensibles », tout en reconnaissant que cette identification pouvait être malaisée. En outre, il a signalé la récente création de fonds d'investissements, actuellement au nombre de sept, associant la Caisse des dépôts et consignations et des investisseurs privés, destinés à financer le développement d'entreprises intervenant dans un domaine stratégique.
lui ayant demandé quelle démarche, selon lui, aurait dû être adoptée, afin d'éviter que les fournisseurs d'Airbus ne dépendent de capitaux étrangers, M. Alain Juillet a préconisé une meilleure connaissance de ces entreprises et l'établissement de contacts suivis avec elles, ainsi qu'une veille renforcée concernant la stratégie des investisseurs étrangers. Il a cité en modèle les postes d'expansion économique américains, implantés dans les grandes villes françaises, visant à repérer les entreprises performantes. En réponse à l'interrogation de Mme Marie-Thérèse Hermange, il a confirmé que ces postes américains disposaient vraisemblablement, pour certaines régions françaises, d'une information plus étendue que les services compétents de l'administration.
Enfin, sur une dernière question de M. Philippe Marini, président, il a rappelé le contexte du développement de Gazprom, dont il a souligné le rôle d'outil au service de la politique stratégique russe, et il a fait part de l'attention que lui-même et son équipe portaient aux opérations en cours.
Au nom de la mission commune d'information, M. Philippe Marini, président, a remercié M. Alain Juillet pour la qualité et la richesse de ses réponses.