La commission entend M. Bernard de Montferrand, ancien ambassadeur de France en Allemagne et M. Markus Krall, consultant, sur le projet du cabinet allemand Roland Berger de création d'une agence de notation européenne.
Merci, messieurs, d'avoir répondu à notre invitation. Le projet de Roland Berger a en effet récemment fait l'actualité : on en a annoncé l'abandon à la mi-avril, puis la confirmation... Pouvez-vous nous exposer les motivations et les contours de ce projet, ainsi que son état d'avancement ?
Merci de l'intérêt que vous portez à notre projet. Markus Krall, qui est le père de ce concept, vous en expliquera les détails ; je me limiterai pour ma part à une introduction plus politique. Pourquoi un cabinet de conseil allemand, premier cabinet de conseil européen non anglo-saxon, a-t-il porté ce projet ? Il est dans sa culture de s'intéresser, à côté des activités lucratives, aux domaines d'intérêt général. C'était déjà le cas avec le projet Eureka de privatisation de la dette grecque, qui visait à améliorer la rentabilité des entreprises publiques avant de les privatiser ; c'est le cas avec ce projet d'agence de notation.
Le constat, unanimement partagé, est que la situation actuelle en matière de notation n'est pas satisfaisante. Pour des raisons politiques, car il y a une incompréhension des opinions ; pour des raisons techniques, car les méthodes manquent de transparence ; et pour des raisons économiques : coûts trop élevés, conflits d'intérêt, concurrence inexistante. Le concept proposé par Roland Berger est le seul à répondre aux insuffisances actuelles. Sur la nature de la notation d'abord, perçue comme un bien collectif, d'où l'idée d'une fondation à but non lucratif. Sur la nécessité de renforcer la concurrence, d'où la création d'une nouvelle institution : se contenter d'interdire la notation des États ne résoudrait pas le besoin de concurrence renforcée. Sur les problèmes de méthode : nous proposons une plus grande transparence en ouvrant un accès complet à des plateformes de données. À terme, le modèle économique cible est de faire payer les investisseurs, et non les émetteurs. Sur ce point, nous avons évolué : ainsi, on nous a conseillé de nous lancer, sans attendre une modification de la réglementation européenne qui conditionne le changement de modèle économique, pour conserver notre dynamique. Le but reste à terme de renverser le paradigme et d'éviter les conflits d'intérêt.
Nous en sommes à la fin d'une première phase de présentation, de dialogue intense avec les acteurs, et au début d'une deuxième phase. Le rôle du cabinet Roland Berger s'arrête là : ce n'est pas à lui de lever les fonds ; d'autres vont reprendre l'opération à leur compte, avec Markus Krall à leur tête, en s'éloignant du cabinet Roland Berger. Cette phase se heurte aux difficultés inhérentes à un tel projet : un nouvel entrant dans un paysage établi doit acquérir une masse critique, évaluée à 300 millions d'euros, et créer de la confiance et de la crédibilité. Il faudra un à deux ans avant d'être opérationnel ; pendant ce temps, les institutions financières continueront d'être notées par les agences existantes. C'est une fenêtre de vulnérabilité, mais il est possible de durer et de s'affirmer à condition de partir avec une base suffisamment large.
Pour réussir, nous aurons besoin du soutien politique des États et des grandes institutions européennes, afin que les institutions privées puissent s'engager sans crainte. Le porte-parole de Mme Merkel, M. Seiberg, a ainsi rappelé la semaine dernière l'intérêt du gouvernement allemand pour le projet. Cet intérêt des gouvernements devra s'exprimer le moment venu pour rassurer les acteurs. L'influence du Sénat français sera très importante.
Deuxième condition : une bonne diversité des partenaires. L'agence sera créée avec une base européenne, mais le but n'est pas de s'en tenir à une activité européenne. Il faudra quelques grands partenaires d'Asie, du Moyen-Orient, des Etats-Unis. Il y a de grands banquiers américains qui souhaitent vraiment changer les choses ! Il faudra réunir toutes les initiatives, nouer des coopérations avec la fondation Bertelsmann par exemple, regrouper les équipes existantes.
Quel intérêt un acteur financier européen peut-il avoir à s'engager dans ce projet ? Un intérêt de coût d'abord ; un intérêt de transparence et de méthode ensuite ; un intérêt de réputation enfin. Je parie sur un double effet Airbus-Free : parti de peu, Airbus a su créer une institution durable ; quant à Free, il est intervenu sur un marché limité et a fait chuter les prix.
Merci de votre invitation, et de cette occasion de vous présenter notre initiative. Ces dernières semaines, la presse a été pour le moins volatile, annonçant, vers le 15 avril, la mort du projet. Mark Twain, lisant dans le journal l'annonce de son propre décès, rétorqua que « les rumeurs de son décès avaient été grandement exagérées ». À aucun moment, nous n'avons décidé de mettre fin au projet, à aucun moment le soutien des milieux financiers ne nous a fait défaut.
La prophétie risquant toutefois de se révéler auto-réalisatrice, nous avons entrepris de rectifier le tir et poursuivi notre effort pour lever des fonds. Nous avons annoncé une cible de 300 millions d'euros, somme nécessaire pour rentrer sur un marché oligopolistique. On ne peut le faire à moins ; cela prendra deux à trois ans, car il faut des investissements en matière d'informatique ou de ressources humaines. Nous avons aujourd'hui recueilli des engagements de la part de banques, de compagnies d'assurance et de places financières européennes, à hauteur de 130 millions environ. Nous ne pouvons toutefois leur demander d'apposer leur signature, faute d'infrastructure juridique : il faut d'abord créer une fondation, une société anonyme à responsabilité limitée. Nous commencerons à recueillir les signatures en juin. Point n'est besoin d'avoir récolté les 300 millions pour se lancer : nous nous lancerons quand nous aurons réuni 150 à 200 millions, et continuerons à réunir des fonds sur un ou deux ans. Etant donné l'importance des engagements déjà consentis, nous sommes confiants.
Il y a bien sûr des risques résiduels : les informations diffusées à tort par la presse pourraient conduire des investisseurs à annuler leurs engagements. Cela nous retarderait, mais nous n'abandonnerions pas pour autant le projet.
Roland Berger est consultant dans le secteur financier et non financier, et auprès de gouvernements et d'institutions, activités incompatibles avec sa participation à une agence de notation. Ces conflits d'intérêt interdisent au cabinet de rester dans la partie. Je travaille depuis deux ans au projet : c'est moi qui l'ai présenté aux investisseurs, et c'est moi qui serai le PDG de la fondation. J'ai donc démissionné hier de mes fonctions auprès de Roland Berger. Le cabinet continuera à apporter une aide logistique et matérielle au projet sur les prochains mois avant de lui donner son indépendance.
Il est important de réunir un groupe d'investisseurs européens diversifié, car nous ne voulons pas d'un effort à dimension purement nationale. Nous espérons trouver une majorité de participants hors d'Allemagne, les deux tiers au moins. Les discussions avec les partenaires français ont donné des résultats mitigés, entre signes d'intérêt et réticences. À mes yeux, une participation française active est toutefois indispensable pour que l'agence soit réellement européenne, et pour le marketing du projet.
Nous avons choisi des sites européens : Londres pour les services financiers, Francfort pour la notation des pays, Paris pour la notation des entreprises - choix indépendant, bien entendu, des engagements de la part de partenaires français !
Merci. Vous avez fait les mêmes constats que nous sur les faiblesses des agences de notation : je me sens presque inutile...
Il est assez rare qu'une institution financière se mue en organisation de bienfaisance ! Les agences de notation ont été incapables d'anticiper les catastrophes financières, puis économiques, que nous avons connues. Or dans le même temps, elles sont devenues un passage obligé. Intellectuellement, c'est un paradoxe monstrueux ! Votre objectif me semble sain, mais je m'étonne du choix d'une organisation non lucrative...
Vous dites vouloir un ensemble spécifiquement européen, mais la finance ne connaît pas les frontières. Ne faudrait-il pas plutôt une sorte de juge de paix, avec la participation de toutes les puissances financières mondiales ? N'être qu'européen ne serait-il pas un point faible ? La fondation Bertelsmann vise, pour sa part, une dimension internationale. Quels sont les points qui différencient les deux projets ? Est-il souhaitable de créer deux organisations aussi proches l'une de l'autre ? N'y a-t-il pas là un risque d'affaiblissement ?
Pourquoi une organisation à but non lucratif ?, demandez-vous. Pour nous, l'important est avant tout notre analyse du marché de la notation. Les notations sont considérées comme des opinions, ce afin de protéger la notation de la responsabilité du fait du produit. C'est une manière d'esquiver toute responsabilité quant à la stabilité des marchés financiers.
Les agences de notation sont le département crédit des marchés financiers : si elles ne fonctionnent pas correctement, ne détectent pas le risque à temps, le marché encourt un risque systémique - que seul le contribuable peut couvrir. Voyez le marché des subprimes, de la titrisation des crédits immobiliers américains : il y avait une incitation à multiplier les crédits hypothécaires, au point que le marché est passé de 300 à 3000 milliards de dollars en six ans, avant que la bulle n'éclate. Dans des conditions de crédit normales, si les agences évaluant le risque avaient bien fonctionné, la moitié de ce volume n'aurait jamais été créé !
Mais il y avait la motivation du profit, et des conflits d'intérêt, car ce sont les émetteurs qui paient. Deuxième conflit d'intérêt : les agences de notation conseillaient les émetteurs, et notaient leurs propres produits ! Ce second conflit a été résolu, mais pas le premier. Sans remettre en cause le caractère lucratif des agences de notation, nous estimons que le secteur de la notation ne doit pas uniquement leur bénéficier.
La notation est aussi un produit. Le Parlement européen a récemment définit les agences de notation comme des services d'information. C'est une condition préalable - mais non suffisante - pour leur appliquer une responsabilité du fait du produit.
Les notations sont aussi des biens publics. Elles ont des externalités positives en ce qu'elles permettent la désintermédiation et réduisent les coûts de financement pour l'industrie. L'asymétrie entre prêteurs et emprunteurs est réduite. Mais si leur fonctionnement est faussé, les externalités sont négatives. Les dégâts sont tels que les États sont au bord du précipice : certains pays se sont trouvés en difficulté car ils ont dû renflouer leurs banques...
Il faut tenir compte de ces trois aspects de la notation : c'est une opinion, elle doit donc être gratuite ; c'est un produit, ce qui implique une responsabilité ; c'est un bien public, les agences de notation devraient donc avoir l'intérêt commun à l'esprit.
J'en viens à l'aspect européen. Nous sommes ouverts à des partenaires non européens, et avons été contactés par des investisseurs aux Etats-Unis et en Asie. Nous nous concentrons toutefois, pour des raisons logistiques, sur l'Europe. Pour trouver trente investisseurs prêts à contribuer chacun 10 millions, il faut en solliciter soixante-dix, rencontrer à chaque fois le PDG : c'est un cauchemar logistique ! Les investisseurs non européens ne font pas partie des treize qui se sont déjà engagés. Reste que nous devrons agir sur le marché mondial si nous voulons faire concurrence aux institutions mondiales qui dominent actuellement le marché.
Pourquoi une fondation ? C'est la seule manière de sortir de l'impasse. Une institution publique aura toujours un problème de crédibilité pour noter des États, et vous avez rappelé combien le système privé s'était fourvoyé. Les documents montrent comment les agences de notation ont accéléré et aggravé la crise alors qu'elles auraient dû l'anticiper. La culture française a du mal à accepter l'idée d'une fondation indépendante. Pour les Anglo-saxons et les Allemands, l'apport des fondateurs ne leur donne pas un droit de regard sur la fondation.
Le choix d'une institution européenne est dans la ligne des réflexions européennes. L'Europe a été la seule à dire : nous voulons changer en profondeur la gouvernance économique actuelle, européenne et mondiale. La France était très isolée quand elle a demandé, avec l'Allemagne, la tenue du G20. Nous apportons une réponse, avec une culture économique européenne, qui correspond à nos valeurs et se distingue du capitalisme anglo-saxon pur et dur. Dès le début de la crise, la France et l'Allemagne ont manifesté la volonté de changer les choses. C'est un bon point pour le rayonnement extérieur de l'Europe.
Comment expliquez-vous que la Banque centrale européenne (BCE) se soit exprimée contre le projet d'agence européenne ?
Je ne sais pas ce qui a été publié récemment, mais la réaction initiale de la BCE, que nous avons contactée dès le départ, a été de nous soutenir. Nous ne lui avons pas demandé de nous rejoindre, car il y aurait là un conflit d'intérêt : sa participation à une telle agence entamerait sa capacité à évaluer le risque des États. Je comprends ses réticences.
Le projet de la fondation Bertelsmann se limite à la notation des États, qu'ils perçoivent comme un type particulier de bien public. Leur système de financement est très différent du nôtre : leur projet étant limité, son coût n'excèderait pas 10 à 15 millions, et serait financé par les intérêts dégagés par une dotation, sans aller sur le marché.
Quel modèle économique retenez-vous : le modèle investisseur-payeur, qui permet de réduire les conflits d'intérêt, ou le modèle émetteur-payeur ? Où en êtes-vous ?
Votre activité recoupera-t-elle celle des agences de notation existantes ? Noterez-vous les États, mais aussi les entreprises et les produits structurés ?
Enfin, quelles seront les principales différences entre vous et les agences de notation existantes en matière de méthodologie ?
Le modèle émetteur-payeur est au coeur du conflit d'intérêt actuel des agences de notation. Il est apparu à la fin des années 1960 avec le développement de la photocopie et l'absence de droits, qui a entraîné la diffusion à grande échelle de l'information. L'industrie de la notation a réagi en passant d'un modèle investisseur-payeur à un modèle émetteur-payeur, sans anticiper les conséquences désastreuses de ce changement quarante ans plus tard...
Un modèle investisseur-payeur ne peut voir le jour sans soutien politique et sans changements dans la régulation. Comment le régulateur peut-il créer les conditions d'un modèle basé sur l'investisseur ? Nous avons fait des propositions au niveau européen. Il faudrait une plateforme à l'échelle européenne, un marché de la notation, sur laquelle les émetteurs seraient obligés de publier leurs informations, à laquelle toutes les agences de notation auraient accès.
Les investisseurs seraient à leur tour obligés d'acheter l'une de ces notations lorsqu'ils achètent une nouvelle émission. Tout produit émis sur le marché serait ainsi accompagné de sa note, l'investisseur ayant le choix entre les agences de notation. Celles-ci seraient donc en concurrence pour l'argent des investisseurs, pas pour la décision des émetteurs.
J'ai rencontré à plusieurs reprises la Commission européenne, qui étudie le dossier. Je ne sais pas si cela débouchera sur une décision, condition indispensable pour fonctionner sur le modèle investisseur-payeur. La presse dit que nous avons abandonné ce modèle : c'est faux, mais nous avons besoin du soutien du régulateur.
J'en viens au modèle opérationnel. Le processus de notation actuel peut être amélioré. Il est aujourd'hui impossible pour une personne extérieure d'arriver aux mêmes conclusions que l'agence, même en ayant tous les éléments en main, car la notation repose sur un processus qualitatif qui est le fait d'experts. Les chiffres qu'elle utilise ne sont pas prédéfinis, il n'y a pas d'algorithme. Nous voulons rapprocher le processus de celui utilisé par les banques qui, depuis Bâle II, ont créé en interne des modèles quantitatifs reposant sur des données empiriques. J'ai une grande expérience en la matière, pour avoir développé ces outils pour bon nombre de banques. En associant mieux quantitatif et qualitatif, avec un modèle mathématique, il devrait être possible de produire des notations qui aient une plus grande capacité de pronostic, et soient plus lisibles. Actuellement, nul ne comprend comment on aboutit aux notations ! Or, les banques ont des problèmes lorsqu'elles se fient aux notations extérieures, pas quand elles se servent de leurs modèles internes ! En utilisant des données empiriques, on peut faire la preuve au régulateur de la fiabilité des notations internes. C'est ce que nous voulons faire avec notre agence.
La transparence sera accrue si les personnes extérieures peuvent comprendre pourquoi et comment l'agence est arrivée à sa conclusion. Cela signifie plus de contrôle et de surveillance publique. Cette transparence accrue mettra fin aux manipulations trompeuses.
Enfin, ce système revient bien moins cher que les notations traditionnelles. Cet avantage de coût est indispensable pour qu'un nouvel entrant puisse obtenir des parts de marché. Cela devrait à terme tirer les prix vers le bas. Nous proposons de créer un nouveau type de plateforme de transparence sur Internet. C'est une plateforme électronique qui produira la notation. Le processus pourra être suivi en temps réel : chaque étape sera documentée ; la note n'aura pas à être publiée, puisqu'elle sera déjà publique. Via des blogs, chacun pourra être lanceur d'alerte, y compris anonymement, au cours du processus.
Surtout, nous offrons au public une transparence absolue. Les données seront publiées en code source, chacun pourra comprendre comment les facteurs sont pondérés, combinés de telle ou telle façon ; les investisseurs pourront télécharger gratuitement le modèle mathématique. En montrant ainsi l'exemple, nous améliorerons la transparence dans toute l'industrie de la notation.
Le modèle quantitatif sera la colonne vertébrale, mais un simple tableau de bord n'est pas suffisant pour faire une notation. Il faut expliquer, le cas échéant, pourquoi l'on dévie du modèle mathématique. Le processus est analytique : d'abord les données financières quantitatives, puis les facteurs qualitatifs qui peuvent être quantifiés, puis les facteurs non quantifiables, ensuite la structure des garanties, jusqu'aux éléments les moins structurés. C'est une cascade. Il n'existe pas un point qui ne puisse être rendu transparent.
Je ne crois pas à la confidentialité des données : c'est un alibi pour justifier les pratiques actuelles. Si l'on prétend emprunter 1 milliard euros aux épargnants, il faut leur apporter la transparence nécessaire pour faire comprendre le risque de crédit. La confidentialité des données n'ajoute rien à la qualité d'une note, au contraire : c'est une boîte noire à l'intérieur d'une boîte noire.
Nos détracteurs disent parfois que notre méthode n'est pas du rating, c'est-à-dire de la notation, mais du scoring, quasi-automatique. Nous proposons une nouvelle méthode qui devra aussi comprendre des éléments de qualité par le développement de modèles mathématiques sur les anticipations, qui ont gravement fauté ces dernières années. Ce ne sera pas purement automatique.
S'agissant des changements au niveau européen, nous sommes en contact avec Michel Barnier et son équipe, et Markus Krall a été auditionné à plusieurs reprises par le Parlement européen, qui s'intéresse grandement au sujet.
Quant à la BCE, elle n'est pas du tout opposée au principe d'une nouvelle agence, mais s'est montrée très réservée quant à sa propre implication dans un tel dispositif : d'abord parce que ce n'est pas son coeur de métier, ensuite car il y aurait un risque éventuel de conflit d'intérêt car la BCE achète des titres de dette.
À quand remontent vos échanges avec la BCE ? Un récent article du Financial Times faisait bien état de réticences sur la création même d'une agence européenne.
Nos contacts avec la BCE remontent à il y a plus d'un an.
Quel sera l'étendue de votre champ d'activité ? Noterez-vous les entreprises, les collectivités publiques ?
Couvrirez-vous le même champ que les agences de notation existantes : entreprises, produits structurés, États ? La fondation Bertelsmann, quant à elle, se propose de ne noter que les États.
Nous noterons les États d'abord, puis les banques et services financiers, ensuite les entreprises et enfin les produits structurés. Nous ne proposerons pas de notation si le véhicule de crédit est trop complexe pour pouvoir être modélisé. Dans certains cas, la notation n'est pas fiable : il faut une notation intermédiaire, évaluant la notation. Les investisseurs doivent pouvoir mesurer la fiabilité de la notation. Dans le passé, des produits de crédit fort complexes ont pu être notés AAA sans que cette note ait la même valeur que pour un État ou une entreprise. On ne l'a su qu'après-coup... Il faudrait que la fiabilité de la notation et la complexité de la modélisation soient connues. Les agences de notation doivent faire leur autocritique.
Si votre projet se concrétise, il ne vous vaudra pas l'affection des agences de notation !
J'en viens à la notion de responsabilité. Les agences américaines, invoquant le premier amendement de leur Constitution, qui garanti la liberté d'expression, et disent ne donner qu'une opinion. Cette réponse ne satisfaisant plus le monde politique, la loi Dodd-Frank a essayé d'encadrer les agences de notation en introduisant cette notion de responsabilité. Quand vous formulerez vos jugements, cette notion de responsabilité pourra-t-elle être introduite ?
La réponse est oui. Je me suis penché sur la qualité en tant qu'opinion. Je me félicite des initiatives prises par Frank-Dodd et par la Commission pour définir la notation comme service ou comme produit. Mais il n'y a pas de réelle responsabilité du fait du produit sans relation contractuelle entre l'agence de notation et l'investisseur. A l'heure actuelle, l'investisseur qui subit le préjudice en cas de problème est considéré comme un tiers au contrat signé entre l'émetteur et l'agence de notation !
Le passage à un système investisseur-payeur est une condition préalable pour pouvoir assurer la couverture du régime de responsabilité pour la notation.
Notre agence inscrira une clause de responsabilité parmi les obligations contractuelles, de manière très mesurée. C'est indispensable. Nous voulons introduire la responsabilité du produit dans nos contrats sur une base volontaire, avec deux clauses : la négligence grave, avec une responsabilité plafonnée entre 20 et 50 fois les des honoraires prévus pour l'agence, et la faute délibérée, avec un plafonnement entre 5 % à 10 % du capital actions - fonds propres et bénéfice réalisé pendant l'année- que détient l'agence de notation.
Ce modèle nous permet d'introduire la responsabilité du fait du produit dans une relation contractuelle avec l'investisseur. En outre, il introduit un élément de concurrence : les investisseurs comme les émetteurs accepteront mieux l'évaluation s'ils savent que l'agence de notation encourt une responsabilité du fait du produit.
Le plafonnement est-il légitime lorsque le préjudice atteint des milliards ? On nous a beaucoup interrogés à ce sujet... Nous essayons de trouver des solutions équilibrées.
Je suis surpris par vos propos. Pourquoi avoir laissé prospérer les subprimes, caricature suprême des dégâts causés par les agences de notation, tant aux épargnants qu'à l'économie mondiale ? Autre exemple, l'erreur de manipulation de Standard and Poors à l'origine de la brève dégradation de la note française il y a six mois. Avec l'esprit un peu mal tourné, on peut facilement imaginer des collusions entre celui qui envoie la note et tel spéculateur intéressé à parier sur l'augmentation des taux d'intérêt des bons du Trésor... Enfin, un cas extrême : supposons qu'une agence de notation conseille l'achat d'actions d'une entreprise qui parie sur une baisse du prix du pétrole : mais Israël attaque l'Iran qui bloque le détroit d'Ormuz, le prix du pétrole est multiplié par deux ou trois. Dans ce cas, difficile d'introduire la notion de responsabilité... Mais dans les deux premiers cas, pourquoi n'applique-t-on pas une peine maximale ?
Je ne suis pas en désaccord avec votre position et je peux partager votre analyse. Je ne défends pas le statu quo. Je suis d'accord pour qu'on évalue le préjudice et je suis également très opposé à l'idée que la notation est la simple expression d'une opinion. Nous devons procéder par étapes peut-être douloureuses et, d'abord, introduire la notion de responsabilité. Nous pouvons en être les initiateurs auprès des agences de notation européennes mais l'appui du législateur est indispensable.
Mais ne laissons pas s'installer l'idée qu'il faut punir les agences de notation. On ne peut pas indemniser à 100 % les dégâts. Il s'agit de faire fonctionner les marchés de capitaux. Si les agences de notation ne fonctionnent plus, les dommages sur le marché du crédit et sur es entreprises seraient considérables, avec le coût que cela suppose.
Il faut distinguer le plan moral et le plan économique. Quel équilibre peut-on trouver entre ces deux impératifs ? On ne peut revenir sur les erreurs du passé, mais j'encourage les politiques et les décideurs à réfléchir à un régime de responsabilité qui punisse les fauteurs de troubles. Si nous essayons de créer un modèle fondé sur la transparence, c'est parce que nous sommes convaincus que c'est elle qui permettra aux agences de survivre.
Pour que le régime de responsabilité fonctionne, pour que la punition soit effective en cas de dommages - au point que l'agence soit obligée de fermer si le préjudice créé dépasse ses possibilités de réparation -, nous pensons qu'il faut huit grandes agences de notation dans le monde, pour installer de la concurrence. Si, actuellement, on laisse disparaître une agence, du fait de sa responsabilité, les deux autres grandes agences seront dans une situation renforcée de monopole. Mais le nouvel équilibre que nous prônons implique le soutien des politiques.
D'après vous, la notation est une forme de bien public. La responsabilité ne peut donc être limitée aux contractants : en cas de défaut, la puissance publique est concernée. Vous préconisez une responsabilité du contractant, c'est-à-dire de l'investisseur. Ne doit-on pas envisager une responsabilité d'intérêt public ? Aux législations, dans ce cas, d'en définir les termes, par exemple au niveau européen.
S'agissant du risque de disparition totale d'une agence, d'une sanction si forte qu'elle conduit à la disparition, n'oublions pas le caractère préventif de la sanction.
Enfin, vous nous expliquez qu'en cas de disparition des agences de notation, la gestion du crédit reviendrait plus cher. Or, on a constaté que, lorsqu'une agence dégradait un Etat, le taux des emprunts qu'il émettait ne variait pas forcément à la hausse. En quoi la disparition des agences de notation serait-elle dramatique ?
Il est vrai que la responsabilité ne peut se limiter aux seuls partenaires du contrat, c'est-à-dire aux émetteurs. Nous voudrions élargir cette responsabilité aux investisseurs, qui sont les premiers à perdre de l'argent si la notation a été mal effectuée. En ce qui concerne le bien public, une réglementation est indispensable : c'est le rôle de l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), mais elle a pour cela besoin de ressources considérables. L'autoréglementation a échoué : seule une réglementation très ferme permettrait de stabiliser les marchés de capitaux, et de réduire la volatilité qui vient du mauvais fonctionnement de l'industrie de l'évaluation.
Quant à la volatilité de la notation des pays et son impact sur le coût des emprunts souverains, le secteur de l'évaluation ne pourra pas tout résoudre. On ne pourra modifier les indicateurs de performance : c'est aux pouvoirs publics d'agir.
Il est vrai que les agences de notation sont à la fois juge et partie : elles ont contribué à la détérioration de l'économie et à l'éclatement de la bulle, tout en se faisant juges de leurs conséquences.
En tant que nouveaux entrants, nous sommes libérés de cette responsabilité historique. Aujourd'hui, de profonds changements des finances publiques s'imposent. La pénalisation des agences de notation n'est pas la solution miracle. Il faut prendre en compte leur difficulté à noter certaines dettes souveraines : entre une notation trop complaisante ou trop sévère, elles sont souvent prises entre le marteau et l'enclume.
La note de la France a baissé de façon accidentelle il y a six mois. Contre ce risque d'abus, la seule protection est la transparence dans le processus de l'évaluation. Si tout le monde est initié, il n'y a plus de jugement subjectif ni de complaisance. Si le mécanisme de l'évaluation est clair, les gouvernements sauront eux aussi à quoi s'en tenir quand ils prennent une décision.
Aujourd'hui, l'industrie de la notation est impuissante devant les problèmes budgétaires européens, même si elle a contribué au désordre actuel.
C'est l'éternelle question de la notation du notateur : faut-il une autorité mondiale qui contrôle les notateurs ? Cela dépasse très largement notre projet : cela concerne les Etats, car ce sont eux qui enregistrent les agences. Voudront-ils définir des règles ? Nous agissons, plus modestement, au niveau micro-économique, en tentant d'introduire de la transparence. Ce qui ne résout pas le problème que vous soulevez.
Je suis séduit par l'inversion du modèle en faveur de l'investisseur-payeur : la crise a été analysée comme résultant d'une information de mauvaise qualité, biaisée par les conflits d'intérêt. Faut-il rappeler l'affaire Enron ? Aujourd'hui, l'information - sa diffusion ou sa rétention - est la principale source de profit. L'idée d'une plateforme à laquelle chacun participerait est séduisante mais sans doute difficile à mettre en oeuvre.
Vous avez dû toutefois renoncer à cette inversion du modèle. Quels sont vos atouts pour débusquer l'information utile ? En quoi votre approche est-elle originale et plus rationnelle ?
Il arrive en effet que le processus d'évaluation fonctionne parfaitement et que seules soient en cause les informations collectées, comme dans le cas d'Enron. L'agence de notation ne peut malheureusement procéder elle-même à des audits. Comment assurer la qualité de nos informations et des données dont nous disposons ? Nous recourons à des cabinets d'audit, comme Price Waterhouse, un des quatre grands. Mais une marge d'erreur subsiste toujours, sans compter les possibilités de fraude. La seule possibilité pour les agences de notation est d'enquêter sur la façon dont l'audit s'est déroulé.
Nous sollicitons également la participation à cette plateforme d'information. Mais l'information devra être triée : comment séparer le bon grain de l'ivraie ? Nous pensons faire appel à des commentateurs : investisseurs, grand public... Mais le processus et la responsabilité de l'évaluation demeureront du seul ressort de l'agence de notation, de son équipe et de son infrastructure.
En ce qui concerne le caractère non lucratif de la nouvelle agence, je rappelle que nous allons créer une fondation distincte, qui sera propriétaire de l'agence de notation. Mais nous nous tournerons vers les marchés. Si l'agence fait des bénéfices, elle pourra soit restituer de l'argent au client, soit proposer à la fondation de l'investir dans des activités à finalités non lucratives. Nous étudions actuellement la législation néerlandaise afin de définir les modalités de cette restitution.
La fondation aura en outre un think tank sur la stabilité financière.
Huit agences seraient donc un idéal pour instaurer une réelle concurrence. Ne serait-il pas indispensable que, lors de leur enregistrement, elles déposent des avoirs pour être en mesure de répondre de leurs erreurs ? Avez-vous entrepris des démarches pour être enregistrés à la SEC, aux Etats-Unis ? Si oui, rencontrez-vous des difficultés ?
Cette question est légitime. Dès qu'on créé une agence de notation, on créé un portefeuille de risques. Il existe deux possibilités de back-up : la vôtre, qui consisterait à déposer de l'argent auprès d'une agence de régulation en fonction du portefeuille de risques, ou celle qu'on applique au secteur bancaire, où le capital actions est fonction du portefeuille de risques. Je ne suis pas opposé à cette dernière solution - car ce capital actions a l'avantage de pouvoir être également utilisé comme fonds de roulement - ni à un régime de capital minimum. Aujourd'hui, nous mettons en place un régime de type Bâle 2, il nous permettra d'avoir une vision plus claire sur le capital nécessaire pour garantir la responsabilité. Il peut y avoir un marché d'assurances, ou de réassurance éventuellement, avec une prime proportionnelle à la fiabilité de l'agence.
Nous nous adresserons à la SEC une fois l'agence mise en place, mais nous n'avons pas d'inquiétude à ce sujet, la SEC ayant intérêt à encourager la concurrence sur le marché.
Que retenez-vous des échanges que vous avez eus lors de vos auditions à Bruxelles ?
Notre initiative a reçu en Europe un soutien très fort de tous les groupes politiques. La régulation suscite un débat très vif : nous prônons la concurrence des agences et la fin des monopoles, nous sommes donc opposés à l'idée d'une rotation des agences, qui ne peut que favoriser les agences existantes, « cimenter » le monopole des trois agences, en répartissant l'argent sans égard au mérite.
Dans l'ensemble, nous avons confiance, la communication avec la Commission européenne et l'AEMF est bonne et nos échanges fructueux nous permettent d'envisager l'avenir avec sérénité.