Je suis heureuse d'accueillir Alain Lambert, père spirituel de cette délégation dont il fut le président, et Jean-Claude Boulard, dont j'avais apprécié la conférence de presse lançant sa mission sur l'allègement des normes. Votre rapport, très important, a été très bien reçu par la presse. Je me réjouis d'entendre vos préconisations pour lutter avec plus d'efficacité contre l'inflation des normes.
Merci de ces mots d'accueil. Je suis heureux de retrouver d'anciens collègues. Nous nous sommes répartis les tâches : à M. Boulard le stock, à moi le flux, auquel je suis confronté toute l'année à la tête de la Commission consultative d'évaluation des normes (CCEN). Nous n'avons rien inventé, tout avait été dit, notamment dans le rapport du Sénat. Nous avons repris et mis en forme les propositions afin que le gouvernement puisse les utiliser au plus vite, car il y a urgence.
Le sujet des normes est un sujet de droit, mais derrière il y a des enjeux sociétaux, car la société réclame à la fois protection et liberté ; des enjeux politiques, car les administrations se disputent l'autorité ; et des enjeux économiques, car la compétitivité de notre pays et de nos collectivités est gravement menacée, enfermés que nous sommes dans le corpus juridique actuel.
Je suis frappé par le manque de culture juridique des administrations : les jeunes administrateurs, bons techniciens par ailleurs, ignorent la hiérarchie des normes. Pour donner de la solennité, on inscrit dans la loi ce qui relève du règlement. Quand le texte de loi est à ce point détaillé, le pouvoir réglementaire ne peut plus rien ! Cette rigidité excessive de notre corpus alimente la défiance des citoyens envers le droit et ceux qui l'appliquent.
Première recommandation : appliquer le principe de proportionnalité - c'est un sujet que vous avez souvent abordé. On brandit les avis du Conseil d'État, on affirme que le Conseil constitutionnel censurerait. Pardonnez-moi de le dire, mais ce sont des comptines pour endormir les enfants ! Le principe de proportionnalité existe dans de nombreux domaines du droit ; on refuse de l'introduire dans le droit administratif car celui-ci est un droit d'autorité. Je serais très étonné d'une censure constitutionnelle si le pouvoir politique l'instaure. Même chose pour le principe de sécurité juridique : le Conseil constitutionnel estime qu'il est implicite mais personne ne veut l'écrire au motif qu'il faudrait, dès lors, introduire le principe de confiance légitime...
Il faut dépénaliser le domaine des normes. Les dispositions pénales, parfois brutales, sont introduites par des administrations techniciennes qui n'ont jamais appliqué le code pénal ; le tamis parlementaire ne fonctionne pas, les dispositions pénales découlent de la seule volonté des administrations. Il faut se pencher sur le sujet.
Autre préconisation : valoriser la norme contractuelle. Les administrations confondent règle de droit et prescription technique. Cette dernière évolue avec la technologie, or elle se retrouve désormais introduite, par copier-coller, dans les dispositions juridiques. Quelques jours après l'annonce, par le président de la République, d'un « choc de simplification », la CCEN était saisie de deux textes sur la qualité de l'air comportant quatre équations mathématiques incompréhensibles, sur lesquels elle n'a pu qu'émettre un avis défavorable. J'ai immédiatement reçu des appels pressants de services très élevés de l'État demandant que la commission change d'avis. Au tréfonds des administrations, on se moque bien de savoir si l'on bafoue la Constitution ! La norme contractuelle a parfois beaucoup de mérite et permet d'appliquer le droit dans de bonnes conditions.
Nous pensons également qu'il faut cesser d'ajouter des dispositions nationales au droit communautaire ou international. On ne peut accuser Bruxelles de rendre le droit français impraticable quand on transpose en faisant des copier-coller imparfaits, en changeant les vocables, voire les concepts. On ne sait plus quel droit s'applique.
Il existe un excellent guide de légistique pour expliquer aux administrations comment rédiger les textes réglementaires, mais elles en ignorent l'existence...
Nous ne pouvons traiter seuls certains sujets, mais il y a nombre de sujets franco-français dont nous pourrions nous emparer. Le parlement en a le pouvoir. Veillons à ce que la plume de l'État ne soit pas utilisée à l'excès, de manière trop verticale, sans concertation entre services et au mépris de la lisibilité. Je conclurai en citant un chiffre du ministère de l'Intérieur : les administrations centrales adressent 80 000 pages de circulaires par an aux administrations locales, soit 320 pages par jour ouvré !
Mieux vaut en rire... Je m'inquiète du destin qui sera réservé à ce rapport. Après le choc de compétitivité puis le choc de simplification, les médias ne parlent plus que du choc de moralité. Ou comment tuer un mot... Nous devons faire vivre ce rapport pour qu'il ne sombre pas dans l'oubli. Derrière chaque norme, il y a un chien de garde. Pas facile, pour un gouvernement un peu fragile, de refuser d'écouter les experts, comme ces nutritionnistes qui sont montés en ligne sur l'aberrant décret saucisses ! Substituer la responsabilité à la règle n'est pas dans la culture française. Autre exemple : la question de la qualité de l'air - y compris dans les centres aérés - a donné lieu à un décret qui recommande... d'ouvrir les fenêtres ! Comme le dit la chanson, « Ouvre la fenêtre, qu'on respire un peu ! »
Un État qui n'a plus d'argent se paye de mots et produit du droit. Il faut bien occuper les assemblées, et ces amendements littéraires permettent d'exister. Il paraît que la terre a tremblé au Mans il y a 150 ans, dit la ministre de l'Environnement. Cela n'a laissé aucune trace, aucun souvenir, mais qu'importe, la messe est dite et les contraintes sismiques au Mans sont maintenues.
Dans les deux jours qui ont suivi la publication du rapport a été signée l'instruction ministérielle la plus laconique de l'histoire : la circulaire du 2 avril 2013. « À l'exception des normes touchant à la sécurité, il vous est demandé désormais de veiller personnellement à ce que vos services utilisent toutes les marges de manoeuvre autorisées par les textes et en délivrent une interprétation facilitatrice pour simplifier et accélérer la mise en oeuvre des projets publics ou privés ». Il en va des normes comme des textes bibliques : il y a les interprétations intégristes et les interprétations souples. Les intégristes du droit sont puissants et écoutés ; le principe de précaution les a consolidés. Assouplissons l'interprétation des 400 000 normes, dont on sait que peu seront abrogées. Mieux vaut être souple que perclus de rhumatismes ! Il faudrait organiser des rencontres autour de cette instruction facilitatrice, notamment pour alerter sur le monstre administratif qu'est la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL). Il existe même une circulaire qui traite de la gouvernance de la DREAL... Cette dernière annonce désormais que, faute de moyens, elle nous répondra plus tard. Quand l'État n'a plus de moyens, il faut que le silence de l'administration vaille assentiment. On peut parfaitement avancer, au moins sur le stock, en faisant une interprétation intelligente de la loi.
De ce rapport, il ne restera sans doute que le dessin de Plantu. Ce fut un bonheur de travailler avec Alain Lambert ; merci aussi à M. Doligé, les travaux du Sénat nous ont été précieux. Nous devons surmonter notre culture administrative. Pour moi, ce n'est pas un fonctionnaire sur deux qu'il faudrait supprimer, mais tous ceux qui produisent des circulaires à la chaîne, dans le quatorzième bureau du troisième couloir du premier sous-sol ! C'est une machine à emboliser l'ensemble de l'espace juridique. Nous avons besoin de fonctionnaires de territoire, proches des élus. Réhabilitons la fonction interprétative du préfet de département : la dernière culture de complicité avec les élus date du temps où les préfets étaient les exécutifs des départements.
Je lance un appel à l'aide : aidez-nous à avancer, à populariser ce sujet. Le Sénat est le lieu où l'on peut mobiliser et mettre en valeur nos travaux. Quand il n'y a plus d'argent, la seule façon de rétablir des marges de compétitivité est d'alléger ! Si la jeune génération ne desserre pas les contraintes, si elle ne revendique pas le droit à la responsabilité et au risque, je doute que notre société sache créer de richesse.
Il faut en effet trouver les moyens, au Sénat et ailleurs, de relayer vos conclusions. À vos yeux, le principe de précaution, et son inscription dans la Constitution, a-t-il accentué le mouvement que vous dénoncez ?
Le Sénat débattait récemment des dates de péremption des aliments. Je suis scandalisé de voir des dates de péremption à huit jours sur un fromage : on sait bien que plus un camembert est avancé, meilleur il est ! Je suis persuadé que beaucoup de gens, et non des plus aisés, jettent quantité d'aliments car ils pensent que la date indiquée sur l'emballage est impérative. N'y a-t-il pas de possibilités d'assouplissement en la matière ?
Tout est question de volonté politique, de courage politique, car derrière chaque norme, il y a un lobby, une association, une profession souvent à l'origine de la norme en question. Je regrette que, sur un tel sujet, il y ait toujours un combat politique - on l'a vu sur la question de l'adaptabilité. Hier, notre collègue de Saint-Barthélemy nous racontait avoir payé son usine d'incinération d'ordures ménagères trois fois son prix, car il a dû la commander en Europe plutôt qu'aux États-Unis, pour respecter les normes européennes. Sinon, point de financement. Preuve aberrante d'un système qui étouffe les territoires, à commencer par l'outre-mer ! Dépassons le combat politique interne, saisissons-nous tous ensemble du sujet.
C'est l'intérêt du binôme ! Monsieur Peyronnet, nous pourrions tous citer des exemples plus absurdes les uns que les autres. Le constat est partagé, mais rien ne bouge. C'est terrifiant ! Comment secouer les choses ? Je pense que le Sénat peut jouer un rôle pour relancer ces travaux, notamment en organisant des débats contradictoires sur une vingtaine de normes, en partant d'exemples.
La précaution, c'est la prévention. On imagine tous les risques possibles. C'est ceinture, bretelles et parachute de queue ! Il faudrait revenir au régime de responsabilité pour risque, inventé dans le cadre de la vaccination antivariolique : la société fait peser des risques, il peut y avoir des victimes, le risque est réparé sans que l'on recherche la faute.
Nous vivons dans un monde de perroquets. Après les « Grenelles », les « chocs ». Une fois que le PLU et le SCOT sont « grenellisés », on ne touche plus à rien pendant dix ans. Le temps du papier est plus long que le temps des chantiers... Renforçons la CCEN, qui doit pouvoir être saisie, rendre un avis sur le stock, donner des interprétations facilitatrices. Si vous ne relayez pas notre appel, notre rapport rejoindra vite le stock des rapports enterrés...
J'ai beaucoup apprécié vos interventions ainsi que votre démarche pragmatique. Trop souvent, le ministre couvre son administration. Pour ma part, je suis prêt à voter une loi transversale, dépassant les sensibilités, qui supprimerait une dizaine de normes. Ce serait un acte d'autorité.
J'ai été sensible à vos propos sur la DREAL. Nos préfets de département souffrent ; avec la pseudo-régionalisation, ils sont devenus les sous-préfets du préfet de région.
J'ai été haut fonctionnaire, je m'insurge contre ce blocage de l'État ! Menons cette bataille essentielle.
Je crois que notre assemblée, où nous cosignons des rapports et des propositions de loi, est capable de dépasser les jeux politiques qu'évoquait M. Doligé. Le Sénat est un lieu où l'on peut faire avancer les choses. Le professeur Chavrier, que nous avons reçue récemment, a elle aussi insisté sur le principe d'adaptabilité ou de proportionnalité, se proposant de nous aider à préparer un texte. La Délégation et la commission des Lois doivent poursuivre ces travaux.
Heureusement que le Conseil constitutionnel ne s'intéresse pas au principe de précaution pour l'instant, m'ont dit des constitutionnalistes : ce serait catastrophique sur le plan symbolique.
Sur les dates de péremption et la qualité nutritionnelle, je vous invite à entendre la direction générale de l'alimentation (DGAL). Si vous ne les convoquez pas, si vous ne leur demandez pas de rendre des comptes, ils vous imposeront bientôt un menu obligatoire au restaurant du Sénat ! Il est dangereux que le parlement les laisse continuer à faire ce qu'ils font. Même M. Bruno Le Maire avait signé un arrêté de 80 pages, contre l'avis de la CCEN. Et ça continue !
Oui, il faut du courage politique. Comme en théologie, un principe supérieur règne dans les ministères : le droit gouverne la pensée politique. C'est une catastrophe ! Lorsque nous lui avons présenté notre rapport, le Premier ministre était entouré de gens qui lui disaient que nos propositions étaient juridiquement incorrectes. J'estime que tant qu'on ne viole pas la loi, la Constitution et les bonnes moeurs, le Premier ministre est maître du règlement. La question est de savoir s'il est maître de ses ministres, et si ceux-ci sont maîtres de leur administration. Pour l'instant, ce sont les administrations qui ont le pouvoir.
Le Sénat pourrait prendre l'initiative d'organiser des rencontres sur un certain nombre de normes à interpréter, assouplir, alléger ou abroger pour en discuter avec leurs défenseurs. Quand on fait de la morale, on a du mal à être pugnace sur d'autres sujets. Les normateurs sont de grands moralisateurs. Assouplir, c'est au contraire accepter les zones grises, le compromis. Avant de faire l'ENA, j'ai été élevé par des marchands de vaches, pour qui la seule norme était la parole donnée : quand ils vendaient du boeuf, c'était du boeuf.
Assouplir, c'est donner les moyens de liberté, de la responsabilité. Comment se fait-il que le rapport du Sénat ait été si peu exploité ? Ces rencontres serviront à débusquer les chiens de garde : montrons que selon que l'on est souple ou intégriste, ça passe ou non. On peut avancer sur la question de l'accessibilité, sous réserve de débattre avec les experts, les sachants, ceux qui veulent toujours parler à notre place et devant lesquels nous avons démissionné. Je ne connais qu'une haute autorité : le parlement. Au Sénat de le réaffirmer.
Un théologien ne négocie pas ! Balayons aussi devant notre porte. Les parlementaires devraient s'engager à rédiger des propositions de loi et à les mener à leur terme.
Si ce principe était avancé, nous gagnerons beaucoup de temps dans la perspective d'une loi sur la décentralisation. Je suis admiratif devant la IIIe République : toutes ses lois étaient de grandes lois de principe. À titre personnel, je suis favorable à ce qu'une proposition de loi supprime dix normes. Je ne suis pas sûr que nous trouvions facilement le ministre idoine... Il y a aussi le problème de la responsabilité. Tel maire d'une petite commune n'a eu aucun souci pendant vingt ans. Un jour, un accident survient, et la largeur du trottoir va lui être reprochée...
Le rapport comporte un très bon exemple. Quand nous marions, nous lisons les dispositions lapidaires du Code civil, puis deux articles de littérature boursouflée, que je ne lis plus. Le législateur d'hier insistait sur les droits et obligations...
Nous avons besoin de vous pour identifier dix secteurs dans lesquels nous pouvons supprimer des normes. Ne lâchons pas le fil ! M. Doligé a beaucoup travaillé, et certains d'entre nous ont des idées.