La commission procède à l'audition de Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d'État, ministre des affaires étrangères et européennes.
Mme la ministre d'État, la commission, dans le cadre des contacts réguliers et suivis qu'elle entretient avec vous, aimerait vous entendre sur les nombreux sujets que l'actualité nous fournit : la Tunisie, l'Égypte et, enfin, le Mexique. A ce sujet, pourriez-vous nous éclairer sur la position du Gouvernement ? Nos relations doivent être les meilleures possible avec cet État, compte tenu de sa place en Amérique latine et de sa qualité de membre du G20.
J'ai toujours grand plaisir à réfléchir avec vous à la situation internationale. L'exercice est essentiel en ces temps où l'actualité est chargée.
La situation de Florence Cassez crée une certaine tension dans nos relations avec le Mexique. Nous avons de l'amitié et du respect pour ce grand pays ; nous savons l'extrême sensibilité de ce grand peuple aux affaires d'enlèvements ; nous respectons le grand principe démocratique de l'indépendance de la justice, au Mexique comme ailleurs. Notre seul souci est que justice soit rendue au bénéfice de nos compatriotes dans des conditions respectueuses des droits de l'accusé. Or le montage médiatique réalisé après l'interpellation de Florence Cassez a fait de la Française une coupable aux yeux de l'opinion mexicaine, ce qui est contraire au principe de la présomption d'innocence ; les témoignages qui la disculpaient n'ont pas été pris en compte tandis que les contradictions entre les témoignages à charge n'ont pas été relevées. Nous comptions beaucoup sur la procédure de l'amparo, assez semblable à notre pourvoi en cassation, pour que soit reconnue la nullité de ces procédures, nullité qu'admettent d'ailleurs certaines institutions mexicaines, dont l'influente Église catholique ; mais vous savez qu'elle s'est conclue par un rejet du recours.
J'ai immédiatement écrit à mon homologue mexicain, lui demandant de veiller à que la Française soit détenue dans des conditions qui garantissent sa dignité et son intégrité physique. C'est le cas actuellement, mais rien ne nous assure qu'elle ne sera pas transférée dans un autre lieu où elle pourrait connaître le sort qui l'avait conduite à une tentative de suicide. Nous restons mobilisés pour trouver une issue conforme à la justice et au droit. Le Mexique a adhéré à la Convention sur le transfèrement des personnes condamnées ; le Président Calderon s'était engagé officiellement par écrit. Or nous sommes confrontés à un refus, contrairement à la règle de droit.
Pour autant, le soutien à notre compatriote n'affaiblit en rien notre engagement auprès du Mexique et des peuples d'Amérique latine -j'en veux pour preuve la proposition de résolution visant à instaurer une journée de l'Amérique latine et des Caraïbes, adoptée hier au Sénat. Nous sommes fiers de participer à l'essor du Mexique où nos compatriotes et nos entreprises sont de plus en plus nombreux. Au reste, l'Amérique centrale et l'Amérique du Sud n'ont pas bénéficié de toute l'attention que nous aurions dû leur porter ; nous avons en partage une culture, notamment institutionnelle et juridique. Moi qui viens d'une région d'émigration vers l'Amérique latine, j'ai souvent plaidé pour une France plus active et plus présente dans ces pays. La France souhaite l'affirmation des nations d'Amérique latine sur la scène internationale. Est-il concevable qu'un continent entier ne soit pas représenté au sein du Conseil de sécurité de l'ONU ? Le Président de la République souhaite que le Brésil en devienne un membre permanent. L'Amérique latine doit faire entendre sa voix au sein du système international, en matière de lutte contre la volatilité des prix des matières premières. La France entend y contribuer, notamment dans le cadre du G20. J'ai reçu récemment le président de la Colombie et je m'envole dans quelques jours pour le Brésil.
L'actualité internationale est marquée par les mouvements de contestation en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Du Maroc jusqu'aux États du Golfe, nous assistons à un « printemps des peuples ». S'il faut rester prudent dans l'analyse car les situations sont différentes, chacune de ces révoltes exprime d'abord un sentiment d'humiliation, une volonté de recouvrer sa dignité. D'après l'étude que j'ai commanditée sur « le ressenti de l'homme arabe », ce sentiment prend sa source dans l'absence de perspectives économiques. Les gouvernements ont échoué à créer suffisamment de richesse et à la répartir équitablement. S'ajoute à cela, les brimades quotidiennes par les forces de l'ordre et l'impression qu'il y a « deux poids, deux mesures » dans le traitement d'un conflit israélo-palestinien, qui semble sans issue. Les peuples ressentent une véritable humiliation sur la scène internationale.
Deuxième message qu'envoient ces mouvements : les peuples veulent prendre en main leur propre destin, sans complexes et sans ingérences extérieures : aucune attaque contre le colonialisme et le néo-colonialisme n'a été notée en Tunisie, non plus qu'en Égypte, mais une sensibilité aux interventions un peu trop publiques de certaines puissances étrangères, ressenties comme une ingérence.
La France est particulièrement attentive à l'évolution de ces mouvements dans les deux pays qui en ont pris la tête. En Égypte, la révolution a consisté en un mouvement populaire, très marqué par la présence de la petite classe moyenne et des jeunes - elle n'est pas le fait de groupements politiques. Les principales revendications sont d'ordre économique et social. Le processus de transition se poursuit après le départ du Président Moubarak. Situation inédite en de telles circonstances : la Constitution et le Parlement ont été suspendus au bénéfice d'un Conseil militaire qui tire sa légitimité de la rue tandis que le gouvernement gère les affaires courantes avant la tenue d'élections réellement libres dans six mois. Si un retour à la normale est perceptible dans la vie quotidienne, le ralentissement de l'économie est extrêmement sensible, malgré les revenus réguliers tirés de l'exploitation du Canal de Suez, en raison des moindres recettes du tourisme.
La Tunisie, ce pays qui a déclenché le mouvement avec la révolution de jasmin, est en passe de régler ses problèmes politiques. Néanmoins, la situation économique y reste extrêmement difficile en raison de l'arrêt total de l'activité des entreprises durant des semaines et de la baisse considérable des recettes touristiques. Nous avons, à la demande du gouvernement tunisien, et notamment du ministre chargé des réformes économiques et sociales et du ministre des affaires étrangères, levé les restrictions touristiques partout où cela était possible sans mettre en danger la sécurité de nos concitoyens, c'est-à-dire sur la côte. Je suis en contact tous les deux jours avec les autorités tunisiennes.
Nous voulons approfondir notre soutien à ce pays pour l'aider à faire face à cette crise économique conjoncturelle et aller plus loin. De fait, les problèmes sont venus de la politique d'aménagement du territoire : la révolte est née dans le centre-ouest du pays, moins développé. La Tunisie est le pays du Maghreb qui compte le plus de diplômés, en pourcentage de la population active, mais ceux-ci ne trouvent pas d'emploi. Mais, pour attirer les entreprises dans ces zones, il faut bâtir des infrastructures, des autoroutes, des liaisons ferroviaires. La Tunisie souhaite être accompagnée, particulièrement par la France -ce sont le premier ministre et les ministres qui l'affirment - au nom des liens particuliers qui nous unissent, sans exclure les autres pays, notamment ceux d'Europe du Sud. Ses priorités sont l'aménagement du territoire, la relance des entreprises et les jeunes diplômés pour lesquels elle a prévu un plan consistant en une allocation d'environ 75 euros, une activité et une formation professionnelle. Pour répondre à la demande de la Tunisie, le Premier ministre a présenté, lors du Conseil des ministres, un programme d'action en trois volets : accompagnement de la démocratie et de l'État de droit et lutte contre la corruption ; modernisation économique et développement de l'emploi ; multiplication des contacts avec la société civile via les ONG. Il est hors de question d'annoncer ce plan sans en avoir discuté avec les autorités tunisiennes. D'où le prochain déplacement de deux ministres à Tunis, dont M. Wauquiez, et l'attention portée à l'articulation de notre plan avec le niveau européen. L'Europe doit être impliquée dans la boucle ; c'est ce que j'ai demandé et facilement obtenu lors du dernier conseil des ministres à Bruxelles. Une conférence internationale sur le soutien aux réformes politiques et économiques en Tunisie aura lieu à Carthage fin mars ou début avril ; la France y jouera un rôle important. L'Italie a annoncé qu'elle y participerait, de même que des pays du Golfe. Au plan européen, j'ai également demandé que la Tunisie bénéficie du pays de statut avancé qu'elle réclame depuis longtemps.
Enfin, nous déplorons les violences survenues lors des manifestations en Libye hier. Chacun doit pouvoir exprimer ses aspirations librement ; la capacité d'écoute est primordiale. Nous suivrons la situation avec attention.
Pour conclure, ces événements nous imposent de changer de grilles de lecture à l'égard de ces pays. Ils nous obligent à l'attention, à l'écoute et, lorsqu'on nous le demande, à l'action. Il n'est pas question de pratiquer l'ingérence et de dire à ces peuples : « voilà ce que vous devez vouloir, demander et faire ». Nous devons respecter leurs aspirations tout en répondant rapidement à leurs demandes. Voilà comment nous assumerons toute notre responsabilité, celle qu'implique notre amitié et celle qu'implique notre histoire !
Madame la ministre d'État, la première série de questions portera sur le Mexique. Florence Cassez a été condamnée à 60 ans de prison au Mexique ; pour les mêmes faits, elle serait condamnée à 30 ans de prison en France. S'agissant du transfèrement, celui-ci est une faculté, non une obligation. Comment débloquer cette situation juridique ?
Pas moins de 350 manifestations sont prévues en France dans le cadre de l'Année du Mexique, pour lesquelles collectivités locales, associations et particuliers ont beaucoup investi. Sur notre incitation, le Mexique a également dépensé beaucoup d'argent. L'annulation de ces manifestations aurait des conséquences très sérieuses sur nos relations avec ce pays. Il faut à tout prix préserver l'Année du Mexique en France.
Madame la ministre, franchement, je n'ai pas souvenance qu'une affaire judiciaire ait été aussi mal traitée par le gouvernement français que l'affaire Cassez. C'est un désastre ! Je connais le Mexique, vous aussi. C'est un grand peuple avec lequel nous entretenons des relations culturelles fortes, mais aussi juridiques - je peux en témoigner. La caractéristique des Mexicains est une fierté très vive, peut-être en raison de leur proximité avec un grand pays voisin. Si je suis convaincu que la procédure est entachée de vices graves et qu'il aurait été dans l'intérêt des Mexicains que Florence Cassez soit rejugée en présence d'observateurs étrangers et de la presse internationale, je dois noter que Florence Cassez relève de la seule justice mexicaine. L'infraction a été commise sur le territoire de ce pays ; les enlèvements y sont un véritable fléau ; toute la politique judiciaire mexicaine est axée sur la lutte contre ceux-ci. La justice mexicaine s'est prononcée à trois reprises : Florence Cassez a été condamnée à 93 ans de prison, puis à 60 ans.
A mes yeux, cette condamnation est inhumaine en ce qu'aucune possibilité de recours n'est prévue et que l'on dénie aux condamnés la possibilité de changer. Mais là n'est pas l'essentiel. Dans ces conditions, le devoir des autorités françaises, la seule possibilité dont elles disposent, est d'obtenir le transfèrement pour, ensuite, aménager la peine. Or, aux termes de l'article 5 de la Convention, le transfèrement peut être demandé, accordé et obtenu ; mais il n'est en rien une obligation. Il est facultatif. Vous avez donc besoin du concours bienveillant des autorités mexicaines ; vous leur demandez un geste d'humanité. Et à quoi avons-nous assisté ? Le Président de la République, alors que le procès était en cours, a discuté de l'affaire avec son homologue. Que je sache, le principe de l'indépendance de la justice vaut aussi au Mexique ! Une fois le verdict tombé le 10 février, vous, une femme d'expérience, vous avez qualifié la décision d'inique. Qu'auriez-vous fait, qu'aurais-je fait, en tant que garde des sceaux, en découvrant dans la presse mexicaine que l'on qualifiait d'inique une décision de la Cour de cassation française ? Nous aurions protesté ! Cette réaction n'est pas de nature à faciliter le transfèrement. Ensuite, quelle mouche a piqué le Président de la République ? Nous devons entretenir les meilleures relations avec le Mexique, un pays-clé de la région. Et, dans ce moment d'euphorie qu'est l'organisation de l'Année du Mexique en France, il affirme vouloir « dédier » la manifestation à Florence Cassez. Les bras m'en sont tombés ! La générosité de votre tempérament vous pousse à la considérer innocente ; votre conviction est sans doute fondée. Toutefois, pour les Mexicains, elle est le co-auteur d'un enlèvement et condamnée, pour ces faits, à trois reprises. Imaginez-nous un instant à leur place ; nous serions hors de nous !
Que faire maintenant ? Bien que j'aie quitté la profession d'avocat depuis 30 ans, je n'ai pas pu m'empêcher d'examiner la situation. Elle est difficile. Au niveau international, le Mexique ayant ratifié le protocole additionnel au Pacte sur les droits civiques, Florence Cassez peut déposer une requête individuelle devant le comité des droits de l'homme de l'ONU. Soit, une décision du comité aurait une autorité seulement morale, mais le levier n'est pas à négliger. Au niveau régional, Florence Cassez a une autre possibilité d'action : saisir la Cour interaméricaine des droits de l'homme, dont le fonctionnement est assez proche de notre Cour européenne des droits de l'homme. Le Mexique, contrairement aux États-Unis, reconnaît la compétence de cette instance juridictionnelle. Je connais le président de cette Cour ; il est très épris de culture juridique française, ce qui compte. Pour la France en tant qu'État, il existe également une voie de droit : la Cour internationale de justice. Néanmoins, il y a fort à craindre que la justice mexicaine, en raison de la tournure des événements, refuse de soumettre l'affaire à sa compétence.
Tout n'est pas complètement perdu. Comment comptez-vous vous rattraper ? Les Mexicains sont ulcérés que l'on ose dédier l'Année du Mexique à Florence Cassez. Le conflit frontal avec un de nos meilleurs alliés potentiels dessert les intérêts de Florence Cassez. C'est un ratage complet.
S'agissant de l'affaire Cassez, la chronologie est importante. Durant le procès, mon prédécesseur et moi-même avons scrupuleusement veillé à éviter toute ingérence dans le fonctionnement de la justice mexicaine ; nous avons observé une discrétion absolue. Nous avons constaté les vices profonds de la procédure, reconnus d'ailleurs par certaines autorités mexicaines. Que la justice mexicaine ne les prenne pas en compte a provoqué une réaction de notre part, normale en ces circonstances. Au demeurant, j'ai évoqué un déni de justice.
La réaction a été vive car nous savions, depuis quelques semaines, que le transfèrement faisait difficulté. Si la Convention ne prévoit pas un transfèrement automatique, elle a pour but de résoudre les différences entre législations nationales.
Certes ! Mais son but technique est de faciliter les adaptations entre législations. S'il n'existe pas de peine de 60 ans de prison en France, notre droit inclut la réclusion à perpétuité. Le refus du transfèrement est choquant quand le Président mexicain en avait accepté le principe par écrit !
Que faudrait-il faire ? Ne plus bouger ? Nous avons annoncé d'emblée que nous aiderions Florence Cassez à déposer un recours devant la Cour interaméricaine. Pour autant, la procédure aboutira seulement dans cinq ou six ans.
La jeune femme est déjà incarcérée depuis cinq ans. De plus, la Cour condamne l'État ; elle ne révise pas le jugement.
Si le président Calderon refuse d'honorer son engagement, nous nous engagerons dans cette procédure ; il n'y a pas d'autre solution.
Quelles sont les conséquences de cette situation dramatique, mais particulière, sur les relations entre nos deux pays ? Nous avons décidé de maintenir l'Année du Mexique car il faut distinguer l'amitié entre nos deux peuples des contacts avec certains responsables dans l'affaire Cassez. Les Mexicains ont mal réagi...
Très exactement, il a été dit que l'Année serait l'occasion d'évoquer le sort de la Française. Les relations diplomatiques sont faites de hauts et de bas, parfois de crispations. Après de premières déclarations, l'ambassadeur du Mexique, que j'ai rencontré lors du dîner avec tous les ambassadeurs d'Amérique latine, a déclaré que les manifestations culturelles devaient avoir lieu. Il était important que nous marquions notre mécontentement devant une décision contraire aux critères du droit et de la démocratie que nous partageons avec le Mexique. Sans oublier notre devoir de solidarité envers Florence Cassez, notre volonté est que nos relations reprennent un cours plus normal. C'est l'intérêt de nos deux pays !
En écoutant attentivement l'exposé de Mme la ministre d'État, je me souvenais du temps où la France accueillait Khomeini, qui s'opposait au Shah d'Iran au nom de la liberté et de la démocratie. Nous connaissons la suite... L'islam fondamentaliste n'est pas étranger aux mouvements en Égypte, en Tunisie et en Algérie. La meilleure preuve est que le chef des Frères musulmans, qui était en exil, est aussitôt rentré en Égypte pour exiger leur entrée au gouvernement. L'islam est en croisade ! En a-t-on suffisamment conscience ? Il s'adapte aux valeurs de chaque pays pour mieux faire accepter ses valeurs cultuelles. Il y a fort à craindre que les personnes ayant conduit la révolution de bonne foi ne se réveillent un matin avec des chefs intégristes à leur tête. Voyez ce que Mahmoud Ahmadinejad fait des menaces du Conseil de sécurité devant la poursuite de la recherche atomique en Iran : il les déchire ! Pour moi, nous avons assisté à un nouveau Munich. Nous devons être extrêmement vigilants, en France comme ailleurs.
Ce qui se passe sur les rives sud de la Méditerranée montre que l'aspiration à la démocratie est partagée par les peuples arabes. C'est une bonne nouvelle : ces peuples n'ont pas seulement le choix entre la dictature et l'intégrisme ; ils ont courageusement manifesté qu'ils ne voulaient plus être traités comme du bétail et rejetaient leurs régimes policiers. Bien entendu, on peut formuler certaines craintes quant à l'avenir qui reste incertain, le chômage massif des jeunes demeurant comme une épée de Damoclès menaçant la démocratie.
Face à cette situation, que pouvons-nous faire ? L'Union pour la méditerranée (UPM) était sans doute une bonne idée mais gâchée par un excès d'ambition et par le refus des pays de l'Europe du Nord, et surtout de l'Allemagne, de voir la France en prendre l'initiative. Au mieux, c'est une machine à faire avancer certains projets. Mais ce n'est pas une structure à la hauteur de la politique qui serait nécessaire. L'Union européenne est, bien entendu, un immense débouché mais ces pays du Sud n'y bénéficient pas d'accords préférentiels - puisque nous n'avons plus de protections... On pourrait instituer des garanties d'investissement pour les entreprises françaises qui s'installeraient dans ces pays - comme le fait l'Allemagne pour ses investissements en Europe centrale - car mieux vaut des délocalisations de proximité que des délocalisations lointaines, dans des pays asiatiques à bas coûts salariaux. Ce serait intelligent, notamment pour prévenir les immigrations irrégulières.
Le cadre du « 5 + 5 » existe toujours, qui comprend les trois pays du Maghreb, la Mauritanie et la Libye ainsi que la France, l'Espagne, l'Italie, Malte et le Portugal. Il ne marchait pas si mal, dans mon souvenir. On pourrait l'étendre à la Grèce et à l'Égypte afin d'apporter à ce dernier pays ainsi qu'à la Tunisie l'aide nécessaire dans leur marche vers la démocratie.
Ces peuples ont des aspirations politiques mais aussi sociales. En ce moment, les Égyptiens ont des revendications salariales comme celles que nos démocraties raffinées connaissent bien. La question se pose dès lors de savoir comment nous pourrions soutenir chez ces peuples une activité économique susceptible de satisfaire leurs demandes sociales. Le « 5 + 5 » est trop bureaucratique pour être efficace. Le G20 n'est guère capable de dégager des lignes directrices en la matière, même s'il serait bon que la France y fasse réfléchir aux moyens de soutenir ces aspirations démocratiques et sociales.
L'Europe est l'espace pertinent pour le faire, même si cela lui sera difficile du fait de la rivalité entre ouverture au Sud et ouverture à l'Est. Ce serait tragique si, elle qui, au lendemain de la dernière guerre, s'est fondée et rassemblée sur les valeurs de la démocratie, ne savait pas répondre à ces aspirations de ses voisins du Sud.
Mais l'aspiration à des élections libres n'est pas suffisante, comme Jacques Chirac l'avait fait valoir à George Bush à propos de l'Irak. Elles doivent être confortés par une organisation du pouvoir, par des pratiques, par des institutions, faute de quoi la dictature - notre propre histoire nous l'enseigne - peut être fille de la Révolution. Mais si l'organisation politique et institutionnelle est essentielle, il peut y avoir de multiples réponses institutionnelles à une aspiration démocratique.
Monsieur le président Poncelet, nous suivons attentivement ce qui se passe dans le monde arabe. En Algérie, la manifestation du 12 février a réuni peu de participants et la situation a été calme, d'autant plus qu'il y avait quinze fois plus de policiers mobilisés que de manifestants. Mais, via le net, a été lancé un appel à manifester tous les samedis, à partir du 19 février.
Au Maroc un appel à manifester a été lancé pour dimanche prochain ; les autorités se déclarent sereines et décidées à respecter la liberté d'expression. En Libye, un site d'opposition, dit du « 17 février » a été créé qui regroupe 40 000 membres. Les affrontements lors de la manifestation du 15 février ont été assez durs ; 14 personnes ont été blessées à Benghazi et l'Union européenne a appelé Tripoli à autoriser la liberté d'expression. Au Yémen, les manifestations d'Aden, dirigées contre le président Saleh, ont fait une victime et trois blessés. A Bahreïn, la tension s'accroît entre la population majoritairement chiite et le pouvoir sunnite, et la situation se dégrade sur les plans sécuritaire et politique. Enfin, en Iran les autorités se montrent déterminées à réprimer l'opposition qui s'est mobilisée le 14 février, regroupant environ 100 000 personnes dans l'ensemble du pays.
On n'a pas vu de mouvements religieux à l'origine d'aucune de ces manifestations. Ils ont été inexistants en Tunisie et ne sont apparus que tardivement en Égypte où, au surplus, ils se montrent hésitants : les Frères musulmans ont annoncé qu'ils ne présenteraient pas de candidat à l'élection présidentielle et ils hésitent à se constituer en parti. Dans tous ces pays, ce sont les sociétés civiles, les jeunes et les classes moyennes qui se sont soulevés. En revanche on voit apparaître une tension grandissante entre chiites et sunnites, à Bahreïn par exemple. Deux visions religieuses s'opposent ici entre le messianisme chiite d'un côté et la tradition sunnite de l'autre. Il faudra aussi surveiller le comportement des forces armées qui ont joué un rôle essentiel - mais pas identique - en Tunisie et en Égypte. Pour l'instant elles semblent plutôt se faire les gardiennes des principes républicains. Rien n'est donc stabilisé. Seule l'aspiration à la démocratie est certaine, ce qui met à bas l'idée qu'existerait une fatalité antidémocratique dans le monde arabe. Au contraire, nous devons aider les gouvernements ou mouvements qui veulent installer la démocratie politique via le développement et la démocratie économiques. Car les extrémismes religieux se nourrissent des frustrations économiques et sociales. Pour éviter la remontée de ces extrémismes - comme pour en finir avec les conflits non encore résolus - il faut soutenir le développement économique de ces pays.
Monsieur Chevènement, les États peuvent bien entendu intervenir bilatéralement. Ils le peuvent le faire dans le cadre d'ensembles plus vastes. Dans le cadre de l'Union européenne, certainement. Dans celui de l'UPM également, qui semble plus approprié que celui du « 5+5 ». Les Tunisiens - j'en ai discuté avec leur gouvernement - sont plus à l'aise au sein de ce groupe « 5+5 », qu'ils connaissent bien, mais qui ne permet pas d'aller très loin. En revanche l'UPM permet de mobiliser des fonds européens et de nombreux pays peuvent y contribuer. L'UPM a constitué des groupes de travail et joue un rôle en matière de droits des femmes et de coopération universitaire. Quant à l'Union européenne, elle a prévu, notamment à la demande de la France, d'intervenir dans les domaines de la démocratie, du respect des libertés, ainsi sur les questions économiques et financières. Il faut avancer vite sur la formule de « statut avancé » pour la Tunisie. Une meilleure coordination s'impose entre les politiques de voisinage de l'Union et de l'UPM car c'est dans ces ensembles que se dessine notre avenir commun, en un moment où, ailleurs, le monde se constitue autour de pôles d'au moins un milliard d'habitants. Au fond les crises actuelles nous offrent l'opportunité de concevoir ce destin commun dans le respect de nos différences.
Monsieur Raffarin, oui, à ces aspirations sociales, il faut apporter une réponse sociale. Le G 20 est une structure très lourde mais il est vrai qu'il va aborder des sujets comme la volatilité des prix des matières premières - pétrole, produits agricoles - qui concernent directement ces pays dont les populations peinent à se nourrir. N'opposons pas « 5 +5 », Union européenne, Union pour la Méditerranée et G 20 : leurs actions doivent s'articuler, chacune de ces structures offrant un espace pertinent pour certaines initiatives. L'essentiel est de bien mesurer laquelle est la plus apte à répondre à tel ou tel besoin. Le G 20 et le G 8 doivent prendre en compte ce qui se passe entre le Golfe et l'Océan.
La population française s'inquiète beaucoup du risque d'une immigration massive - par exemple si les problèmes s'aggravaient en Algérie. Quelles initiatives pensez-vous prendre au niveau européen à ce sujet ?
N'aurions-nous pas intérêt à nous rapprocher de la Turquie ? Certains leaders politiques tunisiens ou égyptiens considèrent ce pays comme un modèle, et l'AKP comme une forme acceptable d'islamisme politique.
Monsieur Cambon, globalement, le nombre d'arrivées est en diminution et l'immigration massive que connaît l'Italie s'explique sans doute par la désorganisation des contrôles tunisiens ainsi que par le fait que les candidats à l'émigration redoutent l'aggravation de la situation économique dans leur pays ; à cela s'ajoute que des prisonniers de droit commun évadés de leurs prisons tentent de gagner l'étranger. Ces derniers doivent être renvoyés en Tunisie. Pour les autres, la solution réside dans le développement économique, et l'évolution démocratique de leur pays. Car quiconque vit correctement chez lui n'a aucune envie d'émigrer. C'est pourquoi je vous ai dit la volonté de la France et de l'Union européenne d'aider ces pays à moderniser leur économie et à mieux y répartir les richesses. Cela devrait permettre de réguler cette immigration, voire d'inverser le mouvement.
Monsieur de Rohan, dès mon entrée en fonction, j'ai eu de nombreux contacts avec mon homologue turc. La Turquie est un immense pays, plus peuplé que n'importe quel pays européen et dont l'économie est en plein essor. Point de jonction entre l'Europe, le Proche et le Moyen Orient, il entend jouer un rôle international et contribuer au règlement de certains conflits. Le président de la République se rendra à Ankara le 25 de ce mois dans le cadre du G 20. Nous avons intérêt à davantage prendre en compte le rôle de ce pays et à observer attentivement les résultats de ses prochaines élections. Il n'est donc pas question d'ignorer la Turquie, bien au contraire. D'autant que, comme mon homologue me l'a précisé, ce pays espère une présence française plus importante.
J'insiste sur l'importance de l'organisation institutionnelle pour garantir la démocratie en Tunisie et en Égypte. Des élections libres n'aboutissent pas forcément sur l'État de droit et, contrairement aux États-Unis, nous considérons qu'il n'y a pas qu'une seule forme de démocratie.
Il nous faut aussi être prudents s'agissant de deux pays qui ont des facultés de droit de grande qualité, des juristes de très bon niveau et des défenseurs des droits de l'homme de renommée internationale.
Merci, Madame la ministre d'État. Nous aurons, sans aucun doute, l'occasion de nous revoir prochainement.