La commission nomme rapporteurs :
Alain Néri sur la proposition de loi n° 233 (2011-2012) instituant une Journée nationale de recueillement et de mémoire en souvenir de toutes les victimes de la guerre d'Algérie, des combats en Tunisie et au Maroc et de tous leurs drames ;
Gilbert Roger sur le projet de loi n° 299 (2011-2012) autorisant l'approbation de l'accord-cadre entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Maurice sur la cogestion économique, scientifique et environnementale relative à l'île de Tromelin et à ses espaces maritimes environnants ;
Xavier Pintat sur le projet de loi n° 4022 (AN - 13è législature) autorisant l'approbation de l'amendement à la convention sur la protection physique des matières nucléaires ;
André Trillard sur le projet de loi n° 4080 (AN - 13è législature) autorisant la ratification de l'accord de partenariat économique entre la Communauté européenne et ses Etats membres, d'une part, et les Etats du CARIFORUM, d'autre part.
La commission entend une communication de M. Jean-Louis Carrère sur la réunion du 18 janvier 2012 avec le Bundestag.
Mes chers collègues, avec le chef d'état-major des armées, au mois d'octobre dernier, nous avons constaté que la coopération européenne en matière de sécurité et de défense était en état d'hibernation profonde. L'amiral Guillaud soulignait qu'il s'agissait d'une vision plutôt positive puisqu'on peut toujours sortir d'un état d'hibernation. Acceptons en l'augure.
Les initiatives de relance ne manquent pourtant pas, pour l'essentiel dans le cadre du triangle de Weimar, et des initiatives autour desquelles la France, l'Allemagne et la Pologne, auxquelles se sont jointes l'Espagne et l'Italie. Même si les politiques de défense relèvent des Etats, il faut convenir aussi qu'au niveau des institutions européennes on ne sent pas une volonté forte de promotion de l'Europe de la défense. Je pense notamment à l'inexistence de la Haut représentante sur les questions de défense, et aux difficultés du service commun à un être un outil performant au service d'une dynamique européenne.
Pourtant, et malgré l'aiguillon que devrait constituer la crise économique et financière qui se traduit par une baisse des budgets globaux - et donc aussi des budgets de défense, la nécessité impérieuse de mutualisation des capacités militaires qu'aucun pays n'est en mesure d'assumer seul continue à être très difficile à mettre en oeuvre dans une Europe à 27. Je ne parle pas de la « disparition de tout esprit de défense » chez la plupart de nos partenaires qui continuent à s'en remettre à l'OTAN et aux Etats-Unis au moment même où ceux-ci se désengagent. S'il n'y a pas un sursaut la mutualisation, l'harmonisation se fera par l'OTAN et par des matériels américains. C'est ce dont nous menacent la « smart defense », l'AGS (Alliance Ground Surveillance, que l'on peut traduire par « programme de capacité alliée de surveillance terrestre ») ou la DAMB (défense antimissile balistique).
C'est bien cette constatation de démission des pays et de panne de la construction européenne qui a conduit la France et le Royaume-Uni, dont on sait l'europhilie mesurée, à signer les traités de Lancaster House et à entreprendre une coopération bilatérale qui constitue une priorité majeure de notre politique sur le long terme.
Même si nous sommes amenés à distinguer l'Europe de la défense, que nous essayons de faire progresser en particulier avec l'Allemagne, de la défense de l'Europe qui s'inscrirait dans la relation bilatérale franco-britannique et dans l'OTAN, nous avons toujours dit - et je l'ai réaffirmé à Berlin le 18 janvier - que notre accord bilatéral n'était pas exclusif d'autres types de coopération et qu'il était par ailleurs ouvert à d'autres partenaires pour peu que l'on évite les dérives bien connues des programmes européens qui se caractérisent par l'empilement des exigences et un partage industriel qui tient assez peu compte des compétences.
Je n'ai donc jamais souscrit à cette idée simple que nous pouvions faire l'Europe de l'économie avec l'Allemagne et la défense de l'Europe avec le Royaume-Uni. Je dois dire que cette analyse est partagée par les deux ministres de la défense qui ont engagé, au niveau des exécutifs, un dialogue stratégique. Il était évident que ce dialogue entre les deux Etats ne pouvait faire abstraction d'un dialogue politique entre les parlements et entre les commissions chargées de la défense.
Dans ce cadre, avec l'Assemblée nationale, nous avions organisé une audition commune du ministre allemand de la défense M. Thomas de Maizière le 6 juillet dernier. Au mois de décembre, M. Gérard Longuet a lui-même été auditionné par la commission de la défense du Bundestag.
La réunion à laquelle j'ai participé avec Christian Cambon et Jean-Marie Bockel s'inscrit donc dans ce processus de concertation entre nos deux pays et entre nos assemblées. Nos collègues députés, M. Gilbert le Bris et Alain Marty, représentaient la commission de la défense.
Le Bundestag était représenté par Mmes Susanne Kästner (SPD) - qui est la présidente de la commission de la défense, Elke Hoff (FDP), et Katja Keul (die Grünen), et MM. Ernst-Reinhard Beck (CDU), Rainer Arnold (SPD), et Andreas Schockenhoff (CDU).
Notre ambassadeur, M. Maurice Gourdault-Montagne, les attachés de défense des deux pays ainsi que le directeur de la délégation aux affaires stratégiques du ministère de la défense, M. Michel Miraillet et son homologue M. Ulrich Schlie ainsi que M. Hans Dieter Lucas, directeur politique, étaient présents.
Cette réunion était organisée avec la fondation pour la recherche stratégique et son homologue allemand la Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP). Elle s'est tenue à Berlin le 18 janvier dernier. Nous avons pu profiter des analyses de leurs directeurs respectifs, M. Camille Grand et le docteur Volker Perthes.
Les sessions de travail, qui se sont tenues dans l'après midi, ont été suivies d'un dîner avec le secrétaire d'Etat du ministère de la Défense, Christian Schmidt.
Je retire de ces échanges deux constats principaux et une conclusion pratique.
1 - Le premier constat c'est l'évidente nécessité de relancer la coopération de défense franco-allemande.
Nos deux pays font face aux mêmes défis stratégiques - en particulier le retrait d'Afghanistan, l'évolution des Balkans, le Kosovo, les printemps arabes etc...- et aux mêmes contraintes budgétaires. L'importance de tirer les conséquences de l'évolution de la posture américaine en Europe a été soulignée.
Dans ce contexte, la France et l'Allemagne, dont nous allons fêter le cinquantième anniversaire du Traité de l'Elysée en janvier 2013, doivent jouer le traditionnel rôle moteur qu'elles assurent au sein de l'Union européenne, non seulement sur les questions économiques, mais également en faveur de la construction de l'Europe de la défense. Jean-Marie Bockel a souligné que la relation de défense franco-allemande était bâtie sur un acquis très important (en particulier la Brigade Franco-Allemande dont il est réserviste), mais qu'il fallait retrouver une dynamique opérationnelle. Pourtant force est en effet de constater que cette relation est en panne depuis 2008 et que la fréquence des échanges au sein d'un cadre institutionnel robuste n'a débouché sur presque rien depuis près de quatre ans. L'abstention allemande sur l'opération en Libye a fait contraste avec le bloc que nous avions constitué lors de l'intervention américaine en Irak. Elle a amené beaucoup d'interrogations sur la fiabilité d'un partenariat mais aussi sur les capacités de l'Allemagne à assumer ses responsabilités internationales.
Cette relance de l'Europe de la défense ou tout au moins de la coopération franco-allemande, nous savons que nous y sommes contraints par la crise économique et financière qui nous conduit à développer des solutions capacitaires partagées au bénéfice de l'Europe. C'est tout le sens du triangle de Weimar et de son volet défense qui pourrait être un exemple non institutionnel de coopération structurée permanente. De nombreuses pistes de coopération ont été citées, en particulier dans le domaine spatial les capacités ISR (renseignement, surveillance et reconnaissance) ou encore le ravitaillement en vol. Sur ce dernier point j'ai néanmoins fait observer qu'un partage éventuel d'une flotte de ravitailleurs devrait, bien sûr, englober le ravitaillement de la composante aérienne de notre force de dissuasion. J'ai également souligné l'importance de renforcer la base industrielle et de défense en Europe, surtout pour faire face à la concurrence américaine qui est déjà en ordre de bataille, qui a assoupli ses règles d'exportation de matériels militaires et qui est une menace très dangereuse pour l'industrie européenne de défense.
2 - Cette première évidence m'amène au second constat qui est de confirmer l'importance de débattre des différences de nos cultures stratégiques, en particulier sur l'emploi de la force.
Plusieurs intervenants, et notamment Christian Cambon, ont souligné le paradoxe de notre relation, institutionnellement extrêmement forte, mais qui repose aussi sur des différences et des divergences importantes qu'il faut rappeler et notamment les différences entre les cadres légaux et constitutionnels à l'égard de l'emploi de la force. Gilbert Le Bris a synthétisé ces remarques en considérant que la France disposait d'une « armée de l'exécutif » tandis que l'Allemagne avait une « armée parlementaire ».
La dissuasion nucléaire est l'élément le plus visible des différences entre nos deux pays, mais de manière peut-être plus profonde nous avons des conceptions très différentes de ce qu'est l'intérêt national et l'utilisation de la force armée comme outil de la politique. C'est pourtant le général von Clauzewitz qui a défini la guerre comme la continuation de la politique par d'autres moyens. Il est vrai que la deuxième guerre mondiale a conduit les alliés à encadrer étroitement tout retour du militarisme allemand en confiant aux parlementaires le contrôle de la défense et des engagements en les limitant à l'origine au territoire national. Certains ont pu définir l'Allemagne comme un pays pacifiste qui a une industrie d'armement.
Pourtant, et c'est sans doute l'un des éléments les plus intéressants de nos échanges, on sent une volonté allemande de mieux remplir les devoirs internationaux auxquels sa puissance politique l'oblige. Le fait d'évoquer l'intérêt national, qui avait conduit un Président de la République fédérale allemande à la démission il y a moins de deux ans, n'est plus un tabou. Les générations qui vont arriver aux responsabilités ne sont plus marquées par le rôle qu'a joué l'Allemagne nazie. À l'image du prédécesseur de M. de Maizière, M. Karl-Theodor zu Guttenberg, les responsables allemands seront de plus en plus décomplexés par rapport au passé.
La députée Elke Hoff a souligné la difficulté à conduire en Allemagne un débat public sur les questions de défense, et la difficulté des élus allemands à convaincre les électeurs de la pertinence des opérations militaires extérieures.
Beaucoup de chemin reste encore à faire et il est évident que la majorité de l'opinion publique allemande reste pacifiste, voire isolationniste. Néanmoins, il me paraît évident que la volonté politique qui s'exprime au niveau des ministres de la défense et des parlementaires est de faire progresser l'opinion publique vers l'acceptation de prises de responsabilité au niveau international au-delà des seules justifications humanitaires et avec des caveats importants qui brident l'emploi des forces de la Bundeswehr à l'étranger comme en Afghanistan par exemple. Sait on aussi que l'état major allemand ne peut programmer une opération à l'avance puisque celle-ci doit être auparavant autorisée par le Bundestag !
De ce point de vue, le dialogue parlementaire que nous engageons est clairement vu, par nos collègues allemands, comme un outil d'évolution des idées et des mentalités en Allemagne.
Avec Jean-Marie Bockel et Christian Cambon nous avons été frappés qu'au-delà de la relance des projets capacitaires, l'intérêt premier et majeur de nos collègues allemands porte sur un dialogue stratégique et l'analyse que nous pourrions partager des menaces et des principales évolutions que connaît le monde, notamment dans la sphère de responsabilité européenne. Comme nous, les parlementaires allemands sont bien conscients que le retrait inéluctable des États-Unis de l'Europe et de son voisinage implique une prise de responsabilité par l'Union européenne et, dans un premier temps, par les plus importants de ses pays. Mme Hoff ne proposait elle pas comme thème de réflexion la position que nous pourrions avoir en cas d'effondrement dans le chaos de la Syrie.
Dans ce contexte, l'opportunité de réflexions stratégiques partagées me paraît une évidence et une priorité que ce soit à travers la coopération pour l'élaboration des documents stratégiques nationaux comme notre Livre blanc ou par le biais d'une éventuelle révision de la stratégie européenne de sécurité. La députée verte Katja Keul a estimé que l'Allemagne devait se doter d'une nouvelle stratégie nationale. Son collègue du SPD, M. Arnold, est intervenu pour dire que la définition des objectifs et des intérêts communs ne serait pas difficile ; la difficulté serait de s'accorder sur les moyens à mettre en oeuvre et en particulier sur le rôle de l'outil militaire. Je ne suis pas sûr que cela soit si simple comme l'ont montré nos divergences sur le concept stratégique de l'Alliance Atlantique, mais cela conforte tout l'intérêt d'un débat entre nous.
3 - La conclusion de ces échanges, c'est qu'il existe de part et d'autre une volonté de mettre en place un dialogue régulier entre les commissions du Bundestag, de l'Assemblée nationale et du Sénat.
Ce dialogue entre les Parlements contribuera au renforcement de la relation de défense franco-allemande, en rapprochant les analyses et les orientations stratégiques de nos deux pays - en parallèle des contacts entre les exécutifs et les administrations qui, je pense, ne doivent pas être laissées seules à réfléchir car ces questions sont essentiellement politiques. Plus nous les prendrons en amont, plus nous pourrons influer sur leur définition.
J'ai donc proposé que les commissions se réunissent désormais de manière régulière, autour d'un agenda défini en amont par leurs présidents, pour évoquer les principales questions stratégiques, y compris les plus difficiles. Si vous en êtes d'accord, j'écrirai à mon homologue du Bundestag pour lui proposer de nous réunir dès que possible. Je dis « dès que possible » parce qu'il est évident que nous ne disposerons pas d'une commission de la défense à l'Assemblée nationale avant la fin juin. Nous avons également évoqué la possibilité de visites conjointes sur des théâtres d'opération.
Je vous remercie.
Je tiens à féliciter les participants à cette rencontre franco-allemande. Leur évaluation est tout à fait convaincante. J'avais à l'occasion d'une conversation avec le Président du Bundestag évoqué la position de l'Allemagne sur l'intervention en Libye et il m'avait d'emblée indiqué que cela ne passerait pas au Bundestag, qu'il l'avait dit à la chancelière Mme Merkel qui d'ailleurs s'est bien gardée de toute tentative en ce sens. L'expression d' « armée parlementaire » que vous avez utilisée est justifiée et il faut en tenir compte dans nos relations avec l'Allemagne.
Si la proposition est acceptée, il faudra que nous choisissions des membres au sein de la commission et je pense notamment aux « germanophones » de la commission.
Je constate effectivement une différence importante dans le processus de prise de décision en matière de défense, ce faisant le dialogue a un véritable intérêt et je partage votre volonté d'un rapprochement sur les questions stratégiques.
Je pense que même du côté allemand, il y a une prise de conscience que leur mode de décision n'est plus adapté au niveau de puissance atteint par l'Allemagne. Il importe de ne pas brusquer les choses, mais on ne peut laisser les États-Unis se désengager en Europe avec toutes les conséquences qui vont s'ajouter à celles de la crise sans essayer de relancer le projet d'Europe de la défense.
Je me réjouis de cette initiative, mais je voudrais exprimer une petite inquiétude qui concerne la méfiance des Britanniques vis-à-vis du rapprochement entre la France et l'Allemagne sur le plan économique. La Grande-Bretagne est un allié solide en matière de défense. Avez-vous évoqué la possibilité d'établir une relation de travail tripartite avec les commissions parlementaires des trois pays et quelles ont été les réactions ?
J'ai clairement indiqué à nos interlocuteurs allemands que nous avions une coopération forte avec la Grande-Bretagne par les accords de Lancaster House, mais que cette relation n'est pas exclusive. Bien sûr, nous savons qu'ils n'allaient pas nous rejoindre sur le nucléaire mais qu'il y avait d'autres modalités et des avancées possibles. Nous n'avons en aucun cas l'intention de remettre en cause les accords de Lancaster House. Ce que nous savons, c'est que les Britanniques ne sont pas favorables à des discussions à trois.
M'écartant du stratégique pour revenir à l'industriel, il y a une porte d'entrée actuellement, le remplacement dans les armées françaises et allemandes du fusil d'assaut. La France a identifié trois fournisseurs possibles : un Belge, un Allemand et un Espagnol. La France et l'Allemagne conduisent chacune des études. Je crois que nous avons l'opportunité de coopérer dans ce domaine, de rationnaliser et d'avoir un matériel commun.
Les Britanniques seront sans doute plus enclins à s'associer avec les Allemands si les États-Unis sont moins impliqués en Europe.
Je me réjouis de ce dialogue avec les Allemands, qui disposent d'une industrie de premier ordre et avec lesquels nous avons mis en place les jalons d'une coopération militaire par la création de la brigade franco-allemande qui fonctionne et qui a déjà été engagée dans les Balkans. Lors de l'accord avec les Britanniques, la crainte avait été émise qu'il ne se traduise par la mise en second rang du discours sur une coopération dans le cadre de l'Europe de la défense. Nous savons tous que la majorité au Royaume-Uni ne veut pas entendre parler d'Europe de la défense, de l'Agence européenne de défense, d'état-major européen de défense, ni de collaboration tripartite. La coopération avec l'Allemagne, force économique et militaire, se justifie pleinement. N'oublions pas que dans l'opération en Libye, les Allemands ne se sont pas engagés dans les actions de combat mais ils ont mis leurs avions de transport à la disposition de la coalition avec efficacité. Mais en créant les termes d'un second accord bilatéral avec les parlementaires allemands, il ne faudrait pas entrer dans une seringue d'accords bilatéraux successifs. Il faut que ce soit une pierre dans la construction de l'Europe de la défense. Je suis pour ma part très partisan d'une coopération avec les Allemands et à des échanges entre nos commissions. Dans le domaine industriel, il y a également des possibilités de coopération dans le domaine des blindés ou dans le domaine naval.
Je ne crois pas que nous allions vers la construction d'un nouvel accord bilatéral calé sur Lancaster House. Au niveau de nos commissions, nous souhaitons le début de discussions géostratégiques pour échanger et rapprocher nos analyses et nos points de vue dans un esprit de relance de l'Europe de la défense. Quand on voit l'incapacité de la plupart des Etats européens et l'imminence du retrait américain, on ne peut rester les bras ballants dans cette période de crise. C'est l'esprit de cette proposition.
Puis la commission auditionne M. Marc-Etienne Lavergne, géopolitologue, directeur de recherche au CNRS, sur la Corne de l'Afrique.
Nous accueillons aujourd'hui M. Marc-Etienne Lavergne, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du monde arabe et de la Corne de l'Afrique. C'est sur cette dernière région que nous l'entendons ce matin. La commission avait entendu l'année dernière M. Mahiga, représentant spécial du secrétaire général des Nations unis pour la Somalie. Il m'a paru important, un an après, de faire le point sur la situation dans la Corne de l'Afrique où se concentrent de nombreux enjeux géopolitiques et humanitaires.
Comme vous le savez, celle-ci est frappée par une des plus sévères crises humanitaires que nous connaissons aujourd'hui. Cette région, qui s'étend depuis la côte sud de la mer Rouge jusqu'à la côte ouest de la mer d'Oman, avec la Somalie, l'Éthiopie à l'ouest, Djibouti et l'Érythrée au Nord, le Kenya au Sud, est frappée par une sécheresse de grande ampleur, qui touche près de 12 millions de personnes selon les derniers chiffres de l'ONU. Cette crise s'explique par le sous-développement de ces pays, mais également par l'insécurité structurelle de la région, et singulièrement de la Somalie.
Ce pays vit en effet une situation assez inédite, puisqu'il est aujourd'hui totalement divisé avec, au nord, le Somaliland, au nord-est le Puntland ainsi qu'un certain nombre de territoires hétérogènes au sud de la Somalie dont une partie est contrôlée par la milice extrémiste Shabab, qui se revendique d'Al Qaïda. C'est une région qui semble finalement assez rétive à adopter les structures étatiques telles que nous les connaissons au niveau international. C'est en tout cas une situation particulièrement complexe avec la présence voire l'intervention de plusieurs Etats : le Kenya, l'Ethiopie, l'Erythrée et, plus au nord, le Soudan.
J'espère que vous pourrez nous éclairer sur cette complexité pour nous en décrire les enjeux. Notre commission s'est assez largement investie sur le thème de la piraterie, qui a fait l'objet d'un texte l'année dernière et de nombreuses missions de contrôle. Nous avons également présents à l'esprit les intérêts de la France dans cette région, et notamment le rôle stratégique de Djibouti avec lequel nous venons de re-signer un accord de défense, Djibouti, ancien territoire français, qui est aujourd'hui courtisé non seulement par les Américains, qui ont une base, par les Japonais, qui s'y sont implantés récemment, évidemment par les Chinois qui financent aujourd'hui la reconstruction du port.
Il s'agit donc d'une région à la fois délaissée d'un point de vue économique et courtisée pour son emplacement géostratégique aux portes du Golfe d'Aden et d'une des principales routes maritimes mondiales.
Je vous laisse donc la parole pour que vous puissiez nous rendre un peu plus intelligible l'ensemble de ces enjeux. Après quoi, les membres de la commission vous poseront quelques questions s'ils le souhaitent.
Je rappelle que vous êtes directeur de recherche au CNRS, docteur en géographie, chercheur de terrain. Vous avez consacré près de 40 ans au monde arabe et à la Corne de l'Afrique. Outre vos fonctions universitaires qui vous ont conduit à diriger au Caire le très réputé Centre d'études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ), vous avez été mandaté comme expert humanitaire (coordinateur du groupe d'experts du Conseil de sécurité) pour le compte de l'ONU au Soudan. Vous avez été administrateur de l'Association « médecins sans frontière ». C'est dire combien vous associez connaissances universitaires et pratiques de terrain.
La Corne de l'Afrique est un monde complexe et original qui comporte des configurations étatiques inachevées et dans lequel la notion d'État, au sens où nous l'entendons en Europe, n'est pas pleinement intégrée. Il y a, en effet, dans cette zone, des États de facto, comme le Somaliland, qui s'est proclamé indépendant depuis 1991, mais n'a cependant fait l'objet d'aucune reconnaissance internationale. Il y a les États récents comme l'Erythrée et, plus encore, le Sud Soudan, qui existe depuis le 9 juillet 2011. Outre le cas de la Somalie dont vous avez évoqué l'extrême division, vous avez, dans la région, des formes assez variées d'irrédentisme, aussi bien au Soudan avec le Darfour qu'en Ethiopie, qui constitue aujourd'hui une « fédération ethnique ». Le cas de l'Ethiopie constitue néanmoins un paradoxe puisqu'il s'agit d'une des constructions étatiques les plus anciennes du continent, l'empire éthiopien datant des premiers siècles de l'ère chrétienne.
La Corne de l'Afrique est ensuite un monde clos, qui se considère comme une région à part du reste du continent africain. Aussi paradoxal que cela puisse paraître pour une région qui borde une des routes maritimes les plus fréquentées du monde, la Corne de l'Afrique a vécu pendant des siècles dans une forme de huis clos. Ainsi, par exemple, le christianisme éthiopien a conservé à travers les siècles une spécificité et une autonomie tout à fait remarquables. De même, la colonisation a, finalement, malgré les présences française, anglaise et italienne, eu peu d'influence sur la culture de ces pays. La période contemporaine marque la fin de ce relatif isolement. L'Ethiopie a ainsi noué une alliance avec l'Union soviétique pendant la Guerre froide et, d'une certaine façon, la fin de l'Union soviétique et de son influence ont marqué le début d'une nouvelle phase avec la fin du régime de Siad Barré, en Somalie, et l'accession à l'indépendance de l'Erythrée. Il reste qu'aujourd'hui aucune institution étatique ne semble véritablement installée, chaque entité étant travaillée par des forces internes centrifuges. Chaque situation est néanmoins particulière. En Erythrée règne une véritable dictature dont il est difficile de déchiffrer les intentions. Au Sud-Soudan, un État sans substance a été créé : sans administration, sans cadre technique ni véritable projet social. Aujourd'hui, un tiers de la population de cet État est menacé par la famine alors même qu'il dispose de très importantes ressources pétrolières. Mise à part l'Ethiopie, qui dispose d'une véritable tradition étatique grâce à des siècles de monarchie, on peut s'interroger sur la possibilité réelle de faire des États sur ces territoires.
C'est dans ce contexte très particulier que se situe la question de la piraterie. Les puissances occidentales, à travers les opérations telles que Atalante, essayent de maîtriser la situation et de freiner l'essor de ce phénomène qui, dit-on, a porté sur plus de 7 milliards de dollars de biens l'année dernière, sans qu'on sache d'ailleurs très bien à quoi correspond ce chiffre. Il faut bien prendre conscience que la piraterie est une conséquence du sous-développement de la région et que, tant qu'on ne traite pas cette question, le phénomène se poursuivra. De ce point de vue, les opérations maritimes de lutte contre la piraterie sont des cautères sur jambes de bois, qui ne peuvent que donner l'illusion d'une maîtrise de la situation mais qui ne traitent pas véritablement le coeur du problème. L'occident se donne l'illusion de maîtriser les affaires du monde alors qu'il ne fait que les accompagner.
La véritable problématique, soulevée par la piraterie comme par la famine actuelle, c'est l'absence de développement économique de la région. La situation ne peut venir que de l'intérieur avec la mise en place de structures étatiques et de développement. Cette question de développement est particulièrement complexe dans une région peu pourvue en ressources naturelles. En Somalie, par exemple, l'essentiel de l'activité économique provient de l'élevage des chameaux et de la pêche. Cela ne doit pas empêcher la communauté internationale et les autorités locales de chercher des pistes pour développer ces activités. Les ressources pastorales pourraient ainsi être développées avec pour débouché le marché rémunérateur de la péninsule arabique. N'oublions pas non plus l'existence de deux fleuves en Somalie dont l'eau pourrait être utilisée pour l'irrigation. Il existe, par exemple, dans les pays arabes, de nombreux débouchés pour la viande de chameau. Il existe également des ressources d'hydrocarbures dans la région, cela peut être une source de prospérité, mais c'est aussi une source de conflits, comme l'illustre la situation à la frontière entre le Nord et le Sud Soudan, ou dans l'Ogaden. Dans le domaine économique, l'Ethiopie constitue la puissance dominante de la région qui connaît une croissance moyenne ces dernières années de plus de 10 %. L'Ethiopie est aujourd'hui un pays en construction avec une forte croissance de la production agricole, la mise en valeur des fleuves intérieurs (Aouache, Omo) mais aussi de nombreux projets hydroélectriques autour du Nil. Malgré l'opposition de l'Egypte et du Soudan, l'Ethiopie poursuit en effet des projets de barrages hydroélectriques pour sa propre consommation électrique mais également pour la revendre à ses voisins. Elle a pris la tête de la croisade des pays amont contre les accords de partage des eaux de 1929 et de 1959 qui privilégiaient l'Egypte et le Soudan.
Addis Abbeba s'est transformée ces dernières années d'un village en une véritable capitale, avec la présence du siège de l'Organisation de l'Union africaine qui participe à son rayonnement. Privée de son accès à la mer par l'indépendance de l'Erythrée, l'Ethiopie a surmonté sa position de pays enclavé héritée de l'Histoire, et fait transiter aujourd'hui l'essentiel de ses importations et exportations par le port de Djibouti, mais également par Port-Soudan et par Berbéra au Somaliland. Ce dernier État est un État qui fonctionne, avec une relative prospérité, une stabilité politique qui n'exclut pas l'alternance et, sur certains points, une forme de reconnaissance de facto, notamment en raison de la découverte de ressources en pétrole.
S'agissant de la présence d'Al Qaïda dans la région, il faut sans doute se garder de considérer tous les mouvements qui se réclament de l'islamisme comme des représentants d'Al Qaïda ou des mouvements terroristes. L'islamisme militant trouve dans cette région un ancrage culturel et religieux fort et sert souvent de façade à des responsables politiques locaux. Dans cette région, il est fréquent que des chefs de partis politiques, que des responsables de rebellions, de mouvements irrédentistes soient considérés comme un temps infréquentables puis deviennent des interlocuteurs incontournables. La situation des shababs doit donc être regardée avec attention et la communauté internationale gagnerait sans doute à mieux comprendre leurs préoccupations et à les accompagner dans les processus politiques plutôt que d'essayer de les supprimer. On doit s'interroger sur la conception de l'Etat dans un « logiciel islamiste » où prédomine la notion d'« ouma », la communauté des croyants. Même si en Somalie la notion d'État est rejetée, même si les clans ont une importance fondamentale, il n'est pas exclu que l'on puisse trouver un cadre politique dans lequel l'ensemble des forces en présence puisse se retrouver. Il faut se féliciter de la stabilisation de la situation à Mogadiscio grâce, en particulier, à l'action de l'AMISOM et de coopérations bilatérales comme celle de la France.
S'agissant de l'intérêt de la France dans cette région, Djibouti constitue indéniablement un relais vers l'océan Indien, mais cela ne doit pas nous conduire à ne pas nous interroger sur le sens de cette présence. S'agit-il de protéger un régime politique et un gouvernement qui est aujourd'hui aux mains d'un groupe relativement restreint, s'agit-il de contrôler et d'assurer la sécurité de la circulation maritime dans le détroit d'Ormuz, ou s'agit-il de participer, aux côtés de l'organisation de l'Union africaine, à la stabilité de la Corne de l'Afrique ou de continuer à jouer un rôle de point d'appui et de relais à la présence française dans l'océan Indien ? La question mérite d'être posée, et la réponse n'est pas évidente.
En ce qui concerne la situation humanitaire, la famine actuelle est le fruit des conditions climatiques, de la situation sécuritaire, mais elle résulte fondamentalement de l'absence d'effort de développement depuis des décennies. Dans une autre région du Sahel comme le Darfour, la population a été multipliée par dix en un siècle sans que la production de richesses ait suivi le même rythme. Sans diversification économique, sans production agricole, sans formation des jeunes, ces régions sont vouées à connaître des crises alimentaires. Du point de vue démographique, la situation est préoccupante dans la Corne de l'Afrique comme dans le Sahel.
Une grande partie de l'Afrique est aujourd'hui soumise à des tensions démographiques importantes. Sans un effort d'industrialisation et de formation, ce continent va au devant d'une crise majeure. Ces problèmes sont structurels, ils sont liés en partie à l'histoire, celle de la colonisation, mais aussi celle qui court depuis les indépendances. Dans ce contexte, les politiques humanitaires permettent de sauver des vies mais ne constituent pas des réponses durables. On ne peut pas se satisfaire de réunir au nord Kenya des camps de réfugiés de plus de 400 000 personnes. Certes on les nourrit, mais il faudrait des politiques structurelles pour sortir ces populations de la misère.
Je vous remercie de cet exposé particulièrement intéressant. Il y a cependant un point sur lequel je ne partage pas vos interrogations, c'est sur le rôle stratégique de la base de Djibouti pour la France. Cette base a un rôle de rayonnement dans l'ensemble de la région. Elle constitue un pont vers les théâtres d'opérations comme l'Afghanistan, elle permet un entraînement de nos forces en milieu désertique et favorise enfin les intérêts économiques des entreprises françaises. J'aurais une question relative au lien entre Al Qaïda et la piraterie. On imagine que les revenus issus de la piraterie peuvent financer non seulement les familles des pirates, mais également les mouvements islamistes qui se réclament d'Al Qaïda. Qu'en est-il ?
J'ai cru comprendre qu'il y avait deux écoles concernant les délimitations géographiques de la Corne de l'Afrique : une école francophone avec une conception restrictive de cet espace et une école anglophone qui étend la zone à l'Ouganda au sud et au Soudan au nord. Quels sont les arguments en faveur de l'une ou de l'autre école ? Il y a une interaction entre les questions humanitaires et la piraterie parce que les pirates s'attaquent aussi aux convois humanitaires. Quels sont selon vous les moyens de renforcer l'efficacité de notre action humanitaire ?
Vous avez souligné combien la notion d'Etat avait du mal à s'implanter dans la région. Pourtant, on a le sentiment que la région a précisément besoin de politiques étatiques de développement économique pour sortir de la crise humanitaire que l'on connaît aujourd'hui. La difficulté est donc bien de dépasser cette contradiction et c'est pourquoi le cas du Somaliland m'intéresse particulièrement. Est-ce que vous pourriez nous indiquer quelles sont les modalités de fonctionnement de cet Etat dont vous avez souligné les performances ?
Que peut faire la communauté internationale face à la grave situation humanitaire en Somalie ? Est-il envisageable de renforcer la coordination et de prévoir une présence accrue des Nations unies en Somalie, malgré la situation sécuritaire ? Est ce qu'il y a des relations entre les milices islamistes shabab et les groupes et mouvements islamistes présents au Yémen mais aussi dans le Sahel ? Y a-t-il, par ailleurs, une connexion entre ces milices et la piraterie ? Est-ce que, à terme, la reconnaissance d'États composant la Somalie, qui sont déjà indépendants comme le Somaliland, n'est pas inéluctable ? Y-a-t-il une différence entre la situation du Somaliland et celle du Sud Soudan ? Quel est le rôle respectivement joué par le Kenya et l'Éthiopie ? Est-ce que ce dernier pays conserve pour objectif de retrouver un accès à la mer ?
Djibouti constitue effectivement une base militaire qui a toute sa place dans le dispositif français et je partage l'attachement historique que l'on peut avoir pour ce territoire qui a longtemps été français. La France est effectivement concurrencée, à Djibouti, par les Américains. Une des questions que l'on peut se poser est de savoir si la France a toujours intérêt, à Djibouti comme ailleurs en Afrique, à prendre le contrepied des Américains. Il n'est pas sûr qu'en se focalisant sur cette concurrence, on obtienne des résultats intéressants. Je suis d'avis qu'on ne se focalise pas sur les croupières que nous taillent les Américains ou les Chinois mais qu'on réfléchisse sur la cohérence de notre politique africaine et sur les raisons qui nous conduisent à maintenir notre dispositif à Djibouti tel qu'il est. C'est pourquoi j'ai insisté pour qu'on s'interroge sur les raisons militaires, politiques et économiques de notre présence à Djibouti, au regard de notre image sur place et dans la région, de l'implication politique qui la sous-tend et de ses termes financiers.
Autant que je me souvienne, nos accords de défense avec Djibouti ne nous autorisent pas à faire de la base française à Djibouti un pont pour des opérations extérieures sans l'accord des autorités djiboutiennes. Autrement dit, l'idée selon laquelle cette base servirait de front avancé pour rayonner sur l'ensemble de la région me paraît discutable.
S'agissant des liens entre la piraterie et Al Qaïda, on présume qu'il y a bien des relations. La piraterie moderne exige des investissements importants, génère des revenus également conséquents qui circulent dans la région et se réinvestissent dans la galaxie financière internationale. Les pirates ne sont, dans ce phénomène, généralement que des exécutants. Toutefois, on ne connaît pas très bien la nature précise de ces relations. Par nature, la circulation de l'argent lié à la piraterie est très opaque. On sait que la Somalie est une plaque tournante de circuits financiers illicites, par le système des hawala-s, mais c'est un domaine dans lequel il existe un déficit de renseignement et d'analyse.
Les limites géographiques de la Corne de l'Afrique sont par nature conventionnelles. Tout dépend du poids respectif que l'on accorde aux données liées à la géographie, à l'histoire et à la culture. Si l'on prend le cas des Ethiopiens et celui des Soudanais et des Somaliens, les premiers sont chrétiens, les seconds sont majoritairement musulmans, mais ils sont, en définitive, très proches d'un point de vue culturel ; ils partagent les mêmes valeurs, les mêmes goûts culinaires ou musicaux, les mêmes conceptions de la bienséance et de la politesse. Il y a, de ce point de vue, une unité culturelle qu'on ne retrouve pas, par exemple, entre les Soudanais et les Egyptiens, qui ont pourtant en commun la même religion musulmane. A mon sens, on ne peut pas inclure dans la Corne de l'Afrique, l'Afrique des grands lacs, qui est un autre monde. En revanche, il me semble que le bassin du Nil moyen, avec les deux Soudans, appartient à la même aire géographique que l'Ethiopie et la Somalie et c'est pour cela que je les inclus dans la Corne de l'Afrique. Cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas de concurrence entre ces deux pays, et notamment entre le Soudan et l'Ethiopie. Ces deux pays entretiennent des stratégies d'encerclement l'un vis-à-vis de l'autre ; la présence économique (et stratégique) érythréenne et éthiopienne est ainsi très forte au Sud-Soudan aux côtés des intérêts kenyans et ougandais tandis que le régime de Khartoum comme celui d'Asmara sont eux-mêmes très présents du côté des rebelles dans les conflits internes de la Somalie et de l'Ethiopie.
S'agissant de l'efficacité de l'action humanitaire, nous devons être bien conscients des limites de notre action. Il y a des limites financières, nous ne pouvons malheureusement pas secourir toute la misère du monde ; il y a des limites logistiques qui sont liées à l'accès aux populations en danger. C'est notamment la raison qui conduit à regrouper des populations dans des camps proches des aéroports ou des ports d'accès, voire au-delà des frontières, comme à Daadab, au détriment de leur maintien sur place. Mais, en réalité, sur le long terme, il est sans doute plus important de former les jeunes de ces pays que de nourrir les populations. Il reste que, d'un point de vue humanitaire, l'instabilité et l'insécurité de la région constituent un obstacle important. De ce point de vue, il importe de trouver la solution politique aux relations avec les shababs. Beaucoup des membres de ces milices font la guerre faute de reconnaissance et de possibilités alternatives. Comme dans d'autres régions du monde, la guerre nourrit plus que la terre. C'est à cette problématique là qu'il faut s'attaquer.
Sans doute faut-il changer notre regard sur les shababs qui ne sont pas le diable incarné. Pour beaucoup, l'islam est évidemment leur culture, mais l'islamisme, en revanche, est parfois une posture opportuniste qui permet un positionnement dans le jeu politique complexe de la Somalie. Il faut trouver des moyens d'intégrer ces gens dans un processus politique. Mais il faut reconnaître que notre capacité à intervenir sur la marche du monde, dans cette région comme ailleurs, s'est considérablement amoindrie. L'occident a, en définitive, beaucoup perdu de son influence. Et, pour l'essentiel, son ambition dans la région se résume à défendre ses bateaux.
S'agissant des constructions étatiques dans la région, il ne faut pas oublier le cas de l'Ethiopie où l'empire éthiopien a construit un Etat centralisé et une administration en capacité de gérer les politiques. Le Somaliland est un exemple un peu différent, qui a conservé un système traditionnel de décision et d'élection par consensus. C'est l'arbre à palabres, étendu à une zone plus vaste que le village et un système relativement démocratique d'élection du président, avec une possibilité d'alternance, comme cela a été le cas récemment. La chance du Somaliland c'est finalement de vivre caché et de ne pas susciter de convoitises. C'est un pays qui vit, en grande partie, de la vente de moutons aux pays de la péninsule arabique. Il y a en effet de nombreux échanges entre la Corne de l'Afrique et la péninsule arabique. Il ne faut pas oublier que la capitale du sultanat d'Oman a longtemps été déplacée à Zanzibar au XIXè siècle, pour mieux contrôler un empire maritime florissant dont l'influence s'étendait du détroit d'Ormuz jusqu'aux Comores.
En ce qui concerne les connexions entres les milices islamistes se réclamant d'Al Qaïda dans la Corne de l'Afrique et dans le Sahel, on pense qu'il y a un lien. De même qu'il y a des liens avec le Yémen, où Al-Qaïda contrôle le port de Zinjibar sur le golfe d'Aden et l'Arabie Saoudite. Et, comme le savez, les groupuscules qui se réclament d'Al Qaïda sont très loin d'être homogènes et ont des agendas locaux et régionaux qui ne se recoupent pas. De plus, on connaît finalement assez mal la nature de leurs relations. On constate que les armes circulent, que de l'argent circule et, par nature, ces trafics sont cachés.
S'agissant de la création de nouveaux Etats comme le Sud-Soudan, il faut souligner que la création de ce nouvel Etat va à l'encontre de la charte de l'Union africaine et n'a fait l'objet d'une reconnaissance internationale que parce qu'elle a été proposée par le Soudan. C'est d'ailleurs une histoire assez paradoxale puisque, à l'origine, le Dr John Garang, le leader sudiste fondateur du Sudan People's Liberation Movement (SPLM), était avant tout favorable à un Etat unitaire fondé sur une stricte égalité des nordistes et des sudistes. Il s'agit d'un précédent important puisque la quasi-totalité des pays d'Afrique ont, au sein de leurs frontières, des situations comparables à celle du Sud-Soudan.
Comment expliquez-vous que la communauté internationale ait accompagné la création de cet Etat, qui constitue une entorse majeure au principe d'intangibilité des frontières issues de la colonisation ? Quelles sont les forces qui ont conduit à cette partition ? Y a-t-il eu des influences étrangères qui auraient intérêt à cette partition, notamment pour affaiblir le Soudan ?
Vous avez eu raison de souligner que la situation est paradoxale. Non seulement John Garang n'était pas, à l'origine, favorable à une partition, mais l'essentiel des dirigeants sudistes avaient fait carrière dans le nord et étaient favorables à un Etat unitaire fondé sur l'égalité de tous. Il faut toutefois souligner que la base des mouvements sudistes du mouvement était sans doute plus favorable à la partition. Dans ce contexte, la mort de Garang a interrompu un processus dont on ne sait pas si, sous sa responsabilité, il aurait abouti à la partition. C'est lui qui a mené pendant trois ans, de 2002 à 2005, les négociations avec le Nord, qui ont abouti à l'accord de paix global de Naivasha, le 9 janvier 2005. L'accord prévoyait un partage du pouvoir au niveau national et fédéral, une autonomie transitoire pour le Sud avec un gouvernement et un Parlement régional ainsi qu'un référendum d'autodétermination à l'issue d'une période transitoire de six ans. Il est mort accidentellement en août 2005, avant la fin de cette période. Le référendum du 9 janvier 2011 a donné plus de 98 % des voix en faveur de la partition. D'autres solutions auraient sans doute été possibles. De très nombreux sudistes habitent aujourd'hui au Nord en raison de plusieurs décennies de guerres civiles. Pour construire un Etat au Sud-Soudan, il faut faire venir des cadres du Nord. Pour l'instant il se crée sans moyens, sans administration et sans un projet politique très précis, sur un fond de gabegie et de corruption inquiétants.
Cela dit, l'existence du Sud-Soudan est indiscutablement le résultat d'un choix libre et massif de la population du sud. Nul doute que des forces hostiles à l'existence du Soudan, plus vaste pays d'Afrique, doté d'une capacité de nuisance réelle avec ses moyens financiers, son idéologie anti-occidentale et ses alliances avec des Etats voyous ou parias comme l`Iran, s'en soient réjouies. Le Sud-Soudan développe au grand jour des liens très étroits avec Israël, au grand dam des pays arabes les plus proches. Mais il a également noué des relations étroites avec l'Égypte et les investisseurs du Golfe y sont les bienvenus. Et les liens avec le Nord, forgés depuis plus d'un siècle et demi, demeureront d'autant plus forts que des millions de Sud-Soudanais d'origine sont installés au Nord, et que les liens économiques et culturels, voire religieux, paraissent indissolubles à brève échéance.
Les exploitations pétrolières fonctionnent. La production au Sud vient d'être interrompue, à cause de l'échec des négociations sur ce sujet menées depuis des mois à Addis-Abeba, 80 % de la production provenant de champs situés au Sud. Il existe un litige concernant ceux du district d'Abyei, disputé entre les deux pays, un autre sur les royalties demandées par le Nord pour la traversée de son territoire par l'oléoduc qui conduit à la mer Rouge. Le revenu des gisements fait l'objet d'un partage. Le transport du pétrole fait l'objet de tensions dans la mesure où le seul pipeline en fonctionnement est au nord. Le Sud-Soudan souhaiterait développer un oléoduc en direction de la côte de l'océan Indien au Kenya, mais n'a pour l'instant pas les moyens de financer cet investissement, dont nul ne sait s'il serait rentable.