Mes chers collègues, je suis heureuse d'accueillir Mme Nathalie Mons, professeure de sociologie et présidente du Conseil national d'évaluation du système scolaire (CNESCO). Elle est accompagnée de M. Patrice Caro, professeur de géographie à l'Université de Caen et membre du CNESCO.
La loi du 8 juillet 2013 d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école de la République a créé le CNESCO, afin d'assurer une évaluation indépendante de notre système éducatif et d'apporter une expertise scientifique aux évaluations conduites par l'éducation nationale. Deux de nos collègues, Françoise Cartron et Laurent Lafon représentent le Sénat auprès de cette instance. L'avant-projet de loi intitulé « pour une école de la confiance », qui devrait être examiné par le Parlement au premier semestre de l'année prochaine, prévoit de remplacer le CNESCO par une nouvelle instance : le conseil d'évaluation de l'école, à la composition et aux missions très différentes. Dans ce contexte, et alors qu'un grand nombre d'organisations ont fait part de leur soutien au CNESCO, il est important que vous nous présentiez l'activité de cette institution.
En outre, nous écouterons avec attention les conclusions de votre rapport scientifique intitulé « Éducation et territoire », qui fait la lumière sur les inégalités liées aux territoires dans l'éducation ; initialement prévu pour être présenté aujourd'hui, il ne sera publié que la semaine prochaine.
En tant que représentants des collectivités territoriales, vous comprendrez que ce sujet nous intéresse au plus haut point. Sans plus tarder, Madame la présidente, vous avez la parole.
Je vous remercie de l'intérêt continu de votre commission pour nos travaux. Notre présentation, avec mon collègue Patrice Caro, s'articulera en deux temps : les méthodes de travail du CNESCO d'une part, les rapports sur l'engagement citoyen des jeunes et sur les inégalités territoriales, d'autre part.
Le CNESCO, créé en 2013, assume trois missions : la production, en toute indépendance, d'évaluations, leur diffusion et l'expertise des évaluations produites par le Ministère. Sa gouvernance fait écho à son indépendance : majoritairement constitué de scientifiques, le CNESCO accueille également quatre parlementaires représentatifs des forces politiques ainsi que des membres du Conseil économique, social et environnemental (CESE). Aucun membre de l'éducation nationale n'y siège, en raison de l'impossibilité d'être à la fois juge et partie dans une instance chargée de l'évaluation de ce ministère. Ce conseil est en outre flanqué d'un comité consultatif, qui rassemble une grande diversité d'acteurs éducatifs : représentants des personnels et des syndicats de l'éducation nationale, entreprises, collectivités territoriales, et familles. Ce comité, qui participe à la définition de l'agenda et à la diffusion de nos travaux, examine également les résultats des évaluations.
La structure de décision, à laquelle participent les parlementaires, est indépendante, tout en demeurant en lien très étroit, non seulement avec l'écosystème du ministère de l'éducation nationale, mais aussi avec la communauté éducative comprise au sens large.
Le CNESCO évalue avec bienveillance et rigueur les résultats de l'école, c'est-à-dire à la fois les acquis des élèves et l'apport des dispositifs scolaires. Les thématiques choisies par le conseil peuvent être sensibles. Son évaluation se veut à la fois scientifique et participative : scientifique, car ses évaluations reposent sur des études rigoureuses conduites par des spécialistes issus, principalement, du monde universitaire, et participatives, afin d'être en phase avec les acteurs de terrain qui aident à formuler des évaluations et à rompre avec les évaluations antérieures conduites de manière isolée. Le CNESCO, en tant que levier du changement, a ainsi pour but de proposer des mesures concrètes et pratiques.
Fort de son réseau de 250 chercheurs, issus de toutes disciplines, y compris des politiques et des universitaires, le CNESCO est en mesure d'envisager une pluralité de méthodologies, y compris en examinant les pratiques en vigueur à l'étranger. Il n'est donc pas prisonnier d'une chapelle de pensée, mais constitue une communauté scientifique au service de l'école. Notre conseil analyse ainsi les effets de l'école, en termes non seulement d'acquisition scolaire, mais aussi les effets externes de l'école, comme l'employabilité en lycée professionnel ou la conscience de la citoyenneté. Ses 31 rapports portent sur des thématiques très larges : la pédagogie, le décrochage scolaire, les inégalités sociales, la mixité sociale à l'école, les problèmes d'employabilité de certaines filières professionnelles ou encore l'orientation, sur laquelle le travail de votre commission a suscité toute notre attention. Près de 1 300 acteurs de terrain, qui sont autant de relais de nos travaux, ont participé à la phase d'évaluation consultative à l'issue de laquelle sont arrêtées des propositions concrètes.
Le CNESCO veille également à la lisibilité de ses rapports. D'ailleurs, notre site Internet est très consulté : le rapport sur les inégalités sociales à l'école a été téléchargé à 50.000 reprises ; ce chiffre contrastant avec la faible audience des rapports présentés par l'inspection générale. Notre diffusion est donc massive, à l'instar des conférences de consensus qui affichent systématiquement complet. Nous influençons également les mesures prises au niveau du cabinet ministériel. La méthodologie originale du CNESCO intéresse les pays étrangers, comme le Maroc et le Chili.
Le comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l'Assemblée nationale qualifie le CNESCO d'« instance productive, indépendante et transparente ». Il reconnaît également la qualité de la méthode d'évaluation du système scolaire du conseil et insiste sur la diffusion de la culture de l'évaluation au sein du système scolaire, appelant d'ailleurs de ses voeux le renforcement de ses moyens et de ses missions. La disposition du projet de loi prévoyant la disparition du CNESCO s'inscrit manifestement à l'encontre du constat de l'Assemblée nationale !
Le CNESCO a produit une enquête inédite sur l'engagement citoyen et l'attitude civique des lycéens, sur lequel nous avions une cécité collective depuis quinze ans. 16 000 collégiens et lycéens, ainsi que des chefs d'établissements et des enseignants, ont participé à cette étude à la fois statistique et qualitative qui aborde notamment les connaissances civiques, la confiance dans l'autre, le respect de la démocratie, la laïcité, ainsi que le respect des normes et des règles. Le premier volet, que vous venons de publier, porte sur les attitudes civiques des élèves qui vont conditionner leur engagement de citoyens à l'âge adulte. La confiance dans la vie politique et les institutions, - à l'exception de l'armée qui recueille une vaste majorité d'opinions favorables -, et la politique s'avère modérée chez les 17-18 ans. Si 60 % des jeunes estiment comprendre les problèmes de la France, seuls 37 % s'estiment en mesure de participer à sa vie politique. Ce chiffre ne peut que nous interpeller. Les garçons manifestent également une plus grande défiance à l'égard du système démocratique tandis que les filles doutent majoritairement de leur capacité à agir. Si ces réponses émanent principalement de jeunes issus de milieux défavorisés, les meilleurs élèves connaissent également une distance par rapport à l'engagement citoyen. Est-ce la conséquence de la promotion sans fin des compétences scolaires au détriment du lien social tout au long de leur scolarité ?
Si les jeunes ne font pas preuve de défiance vis-à-vis du droit de vote, ils demeurent acquis à son exercice intermittent, lors des grands enjeux, comme les élections présidentielles et législatives. Ils veulent s'engager autrement que dans le militantisme classique : 44 % dans le bénévolat ou encore dans des formes ponctuelles sans affiliation, comme les pétitions ou les manifestations. Or, l'école ne répond pas à ces volontés d'engagement : deux-tiers des élèves de terminale n'ont pas participé à un projet citoyen, alors que celui-ci est obligatoire depuis plusieurs années. Le rôle de délégué est lui remis en cause, puisque 50 % des élèves qui l'assument considèrent ne pas être écoutés lors des conseils de classe.
Patrice Caro, avec toute une équipe, a travaillé sur la thématique des inégalités scolaires d'origine territoriale en analysant les disparités socio-spatiales dans les territoires et leurs incidences sur l'offre éducative et la qualité du corps enseignant ; l'ensemble de ces facteurs induisant une inégalité des résultats scolaires. Nous vous transmettrons ultérieurement les résultats de notre étude sur l'Ile de France. En outre, la cartographie interactive, que le CNESCO a élaborée, permet d'évaluer, à l'échelle des quartiers, les ressources mises à disposition par l'Éducation nationale et ses résultats.
Les inégalités extérieures à l'école couplées à celles produites par le système scolaire dessinent une carte de France présentant de réelles disparités. D'une part, l'échec scolaire serait lié à plusieurs critères cumulatifs : le revenu des parents, le logement, le statut d'emploi des parents, le chômage dans le bassin d'emploi, le niveau d'études des parents, ainsi que la taille des familles. Les académies se trouvant dans des bassins d'emplois les plus touchés par le chômage de masse depuis les années 80 - essentiellement la France dite du Nord, comme les Hauts de France, les Vosges, mais aussi quelques zones situées en Provence-Alpes-Côte-d'Azur ou en Languedoc-Roussillon - sont les plus concernées par les risques sociaux d'échec scolaire. Outre-mer, la situation est plus grave encore. Six ou sept France s'opposent en termes de risques extérieurs à l'école : si les académies de Mayotte, Guyane, Créteil ou Amiens se trouvent dans une situation difficile, d'autres académies comme celles de Rennes, Strasbourg, Nantes ou Paris, sont beaucoup plus favorisées socialement et bénéficient de l'implantation de métropoles où l'emploi des parents est plus stable.
D'autre part, les communes et les cantons connaissent des dotations inégales, s'agissant des enseignants âgés de moins de trente-cinq ans et par conséquent moins expérimentés. C'est en Seine-Saint-Denis et, plus largement, dans les départements de l'Île-de-France qui comptent chacun plus d'un million d'habitants que sont nommés les jeunes enseignants. À l'opposé, les Vosges, les Hautes-Alpes, les Hautes-Pyrénées, les Pyrénées-Orientales, le Finistère, la Manche et le Jura accueillent un nombre important d'enseignants plus âgés et stables. Cette inégalité n'est pas nouvelle ! La Guyane, entre 2004 et 2014, a connu la plus forte dégradation en termes d'effectifs d'enseignants titulaires.
Enfin, les réussites scolaires - en termes de résultats aux examens - sont toujours localisées dans les mêmes académies : Rennes, Nantes, Grenoble et Strasbourg. À l'inverse, les académies des départements d'outre-mer, d'Amiens et de Créteil enregistrent les résultats les plus mauvais. En dix ans, ce classement n'a guère évolué. Force est de constater que les académies qui connaissent le plus de difficultés socialement et économiquement ont été le moins bien dotées en ressources humaines, et en enseignants chevronnés ; cette situation se vérifie également pour le personnel non éducatif employé par le ministère de l'éducation nationale. Pour preuve, dans certains départements, il n'y a même pas de médecin scolaire !
Je salue la qualité du travail effectué par le CNESCO depuis sa récente création, où je siège comme représentant de la Haute Assemblée. Le caractère scientifique de ses évaluations permet de conjurer les risques de subjectivité. Que savez-vous des projets en cours relatifs à l'évaluation, qui est une pratique à laquelle le ministre de l'éducation nationale semble attaché ? De quelles informations disposez-vous sur ce nouvel organisme dont la création a été annoncée et comment votre conseil se positionnerait-il, le cas échéant, par rapport à lui ?
L'étude que vous venez de nous présenter répond à nos préoccupations d'élus. Cependant, la composition de votre conseil consultatif ne représente-t-elle pas un facteur de fragilité, au risque d'être considéré comme un legs de la précédente mandature ? Les évaluations sont omniprésentes désormais, mais votre démarche d'évaluation participative me semble problématique. Néanmoins, je demeure très attaché à l'évaluation du système scolaire qui permet de l'améliorer. Je comprends votre inquiétude : il faut faire confiance à votre regard indépendant. Estimez-vous, néanmoins, que le CNESCO possède les moyens de son indépendance ? Pourquoi la saisine du CNESCO par les commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Sénat, prévue par le code de l'éducation, a-t-elle été si peu mise en oeuvre ? Enfin, le CNESCO a-t-il exercé sa compétence relative à l'évaluation des méthodologies et des outils des évaluations conduites par les différents ministères ayant un lien avec l'éducation ?
L'avant-projet de loi, officiel depuis lundi dernier, prévoit la suppression du CNESCO, suite à la création d'un conseil d'évaluation de l'école, dont la première mission consistera à évaluer les établissements. Il devrait également évaluer les acquis des élèves ainsi que les dispositifs. Il ne devrait ni être compétent sur l'évaluation des politiques scolaires ni être en mesure de réaliser, de manière autonome, ses propres évaluations. À l'inverse, il devrait synthétiser les évaluations existantes, provenant principalement des rapports de l'Inspection générale et des notes de la direction de l'évaluation de la prospective et de la performance (DEPP). Il y a là manifestement une perte d'autonomie.
Si le CNESCO peut s'autosaisir, une multiplicité d'acteurs, comme les commissions parlementaires compétentes ou les ministères aux domaines présentant des liens avec l'éducation, peuvent également le saisir. Le futur conseil ne devrait que pouvoir soumettre une proposition d'activités au ministre sur une base annuelle. En accordant une place prépondérante aux représentants de l'éducation nationale, à hauteur de 40 % de ses effectifs, ce conseil ne comprendrait plus que de deux parlementaires et quatre chercheurs. En outre, le CNESCO n'est pas voué à devenir le support de cette nouvelle structure au fonctionnement analogue à celui d'un comité interministériel, mais plutôt à disparaître.
Or, l'école ne doit pas pour autant perdre une structure évaluant, en toute indépendance, ses résultats. C'est pourquoi, les membres du comité consultatif du CNESCO - les représentants des parents d'élèves, les lycéens, les représentants de l'éducation populaire, ainsi que des syndicats d'enseignants et de chefs d'établissement - ont adressé une lettre ouverte au ministre de l'éducation nationale demandant son maintien.
L'intervention du comité consultatif du CNESCO, à la suite des évaluations scientifiques, est essentielle : les recommandations qui sont les siennes, au terme d'une démarche participative, répondent aux attentes du terrain. Le pacte de transparence du CNESCO a également réussi à mobiliser une communauté scientifique nombreuse ! Contrairement à la situation du conseil supérieur des programmes, nos rapports ont toujours été votés à l'unanimité et personne n'a jamais démissionné. Comme quoi le respect de l'unanimité, à laquelle j'ai veillé durant ma présidence, est aussi la conséquence de notre démarche scientifique au service de l'intérêt général.
Le CNESCO est-il voué à totalement disparaître et quel sera le devenir de votre expertise et des liens que vous avez su développer avec la communauté éducative ? La réforme prévue par la partie du projet de loi relative aux expérimentations pédagogiques qui entend offrir aux écoles la possibilité de déroger au code de l'éducation, en matière notamment d'organisation de la classe et des temps scolaires, coïncide-t-elle avec les préconisations du CNESCO sur la différenciation pédagogique ?
L'instauration, en lieu et place du CNESCO, d'un comité restreint privé de la capacité de s'autosaisir et ne représentant plus la complexité de l'ensemble des acteurs de l'école, y compris les parlementaires, augure d'une reprise en mains brutale de la direction générale de l'enseignement scolaire (DGCESCO). Il est regrettable que disparaisse votre conseil, dont les évaluations sont nécessaires.
La composition de votre conseil garantit-elle une réelle transparence ? Le recours aux chercheurs a-t-il nécessité des moyens financiers supplémentaires ? Comment les jeunes pourraient-ils avoir confiance dans les institutions, puisque l'école ne joue plus son rôle d'ascenseur social ? Pensez-vous que les moteurs de recherche, qui constituent désormais la norme pour sélectionner les parcours et les orientations, avivent la fracture sociale et territoriale ? Les critères susceptibles d'amener un enfant en situation d'échec scolaire renvoient à la difficulté de l'école d'assurer concrètement l'égalité des chances. Que pensez-vous de la préconisation de la Cour des comptes d'assurer, de manière systématique, le dédoublement des classes dans les zones d'éducation prioritaire qui n'ont, jusqu'à présent, apporté aucun résultat probant ?
Nous sommes quelques-uns, au sein de cette commission, à nous reconnaître dans la définition donnée par Condorcet en 1792 des finalités de l'éducation nationale : « Assurer à chacun (des élèves) la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a droit d'être appelé, de développer toute l'étendue des talents qu'il a reçus de la nature et par-là, d'établir entre les citoyens une égalité de fait et de rendre réelle l'égalité politique reconnue par la loi. » Les éléments mis en exergue lors de vos évaluations s'inscrivent dans cette perspective d'assurer l'élévation d'une tranche d'âge afin qu'elle exerce ses responsabilités républicaines. C'est par cette démarche que nous sauverons la République. Vos libertés académiques protègent la valeur de la structure et donnent de la valeur à vos avis. Celle-ci gêne sans doute certains. Votre démarche d'inspiration géographique ne peut également laisser indifférents les représentants des territoires que nous sommes. Vous ne semblez pas aborder l'évaluation des programmes, qui incombe à une autre instance. Pensez-vous que cette compétence, en définitive, manquait au CNESCO et comment pourriez-vous intervenir sur cette question ?
Je vous remercie d'avoir présenté la situation des outre-mer, et tout particulièrement celle de la Guyane et de Mayotte où l'échec scolaire est tragique. Alors que nous sommes au XXIème Siècle, nos territoires comptent encore des milliers d'enfants non scolarisés ! L'attractivité de ces territoires pour les enseignants, notamment en Guyane, pose également problème. Certains postes se trouvent dans des endroits reculés comme le sait bien notre actuel ministre de l'éducation nationale, en sa qualité d'ancien recteur de l'académie de Guyane et de rescapé du fleuve Maroni.
Les opportunités d'engagement citoyen au sein des établissements scolaires sont faibles, faute de propositions au sein des établissements scolaires et entre ceux du public et du privé. Dans mon département de l'Oise, certains établissements ont instauré des tutorats portant spécifiquement sur des missions intergénérationnelles, à l'instar du « Pass Permis citoyen » qui apportait une aide de 600 euros en échange d'une contribution citoyenne de 70 heures. Cette démarche fructueuse associe désormais 1 200 partenaires, soit 500 communes et 700 associations. Les associations caritatives ou en lien avec le handicap attirent le plus grand nombre de jeunes dont la plupart choisissent d'y demeurer, une fois terminée leur contribution citoyenne. Cette démarche contribue ainsi au renforcement du lien social. Votre étude sur l'engagement des jeunes a-t-elle été prise en compte par le ministère, lors de son élaboration de la réforme du lycée ?
Dans le rapport sur l'attractivité du métier d'enseignant, que nous avons rendu avec mon collègue Max Brisson en juillet dernier, nous avons souligné certains des points que vous mettez en exergue dans vos différents travaux. Voilà cinquante ans que nous observons les mêmes tendances dans nos territoires ! L'ascenseur social est vraiment derrière nous ! Il nous faudra être vigilants lors de l'examen des dispositions du projet de loi sur l'école de la confiance.
Le milieu rural a le sentiment d'être relégué. Avez-vous des études sur l'évaluation de cette spécificité ?
Les conditions d'indépendance du CNESCO sont diverses. La première demeure politique, comme l'illustre la présence de quatre parlementaires en son sein. La seconde condition est intellectuelle : l'évaluation est d'abord scientifique - l'ensemble des sources étant publié sur Internet - avant d'être participative, lorsqu'il s'agit de définir des recommandations en phase avec les attentes du terrain. La troisième condition de l'évaluation est en termes de moyens : si le CNESCO a bénéficié de moyens réduits, avec neuf collaborateurs et un budget limité de 300 000 euros, soit l'équivalent du montant d'un seul projet de recherche sur trois ans, il a néanmoins su motiver la communauté scientifique. Les chercheurs ont produit à partir de données extraites du Ministère et l'enseignement supérieur a ainsi permis au CNESCO d'exister. C'est la raison pour laquelle l'Assemblée nationale demandait un renforcement de nos moyens.
La suppression du CNESCO pose question quant au maintien de l'évaluation indépendante des politiques publiques et au respect des principes de la démocratie. Les ministères ne peuvent demeurer juges et parties des politiques publiques qu'ils mettent en oeuvre. Conduire des évaluations en toute indépendance contribue à la revitalisation de la démocratie, au risque que les citoyens ne se détournent des politiques conduites et rejoignent les populismes. La suppression d'un organisme produisant une évaluation indépendante alimente également la suspicion d'une absence de fiabilité des autres évaluations conduites par un ministère qui ne dispose plus d'organisme indépendant. L'existence d'évaluations indépendantes garantit pourtant la qualité des autres évaluations. À terme, l'évaluation, qui permet de faire évoluer les acteurs sur le terrain, sera totalement décrédibilisée.
La création d'une nouvelle agence n'est sans doute pas nécessaire, puisque l'évaluation des établissements est déjà conduite en interne par les académies.
Le dispositif et la production du CNESCO peuvent être replacés dans l'univers universitaire si des moyens sont accordés. Il faut être apporteur de solutions pour soutenir l'intérêt général.
Si nous n'évaluons pas les programmes, de fait, nous y sommes confrontés dans nos évaluations. La valse des programmes scolaires représente une singularité française : les éditeurs sont dans l'attentisme ou saisissent des effets d'aubaine et les régions ne sont pas en mesure de suivre financièrement. Le CNESCO a ainsi démontré que les programmes n'étaient pas suffisamment arrimés à des éléments scientifiques.
Les inégalités sociales à l'école sont un thème central sur lequel nous avons mobilisé 22 équipes internationales. Le CNESCO soutient les expérimentations à la condition qu'elles soient en phase avec le terrain. L'utilisation des deniers publics doit être efficace.
Le pays doit donner aux jeunes les opportunités de s'engager.
Dans les années 1990, des études ont démontré que les classes uniques n'étaient pas défavorables aux apprentissages. Il faudrait réactualiser ces études pour voir si aujourd'hui, au regard de la très faible formation des enseignants, ces résultats seraient confirmés. Certains enseignants pouvaient précédemment y développer des pédagogies plus efficaces. Encore faut-il que ceux qui leur ont succédé en aient la compétence. À l'aune des informations dont nous disposons aujourd'hui, je n'en suis pas certaine.
Thierry Berthet, directeur de recherche au CNRS, a conduit un travail à Cholet, Agen et Melun où il a démontré que les adultes, référents des centres d'orientation, connaissaient mal la vie des adolescents qui s'adressaient à eux. Si les risques se cumulent, le chômage en est la clef. Les éléments de santé n'ont pas été inclus dans notre étude, faute de données fiables.
À titre personnel, le dédoublement me paraît bénéfique, à la condition qu'il n'induise pas de redéploiement de personnels au détriment des milieux ruraux. En revanche, je suis moins sévère que le rapport de la Cour des comptes d'octobre 2017 selon lequel « la gestion des moyens enseignants et leur répartition ne s'effectuent pas selon les difficultés scolaires constatées. » Au sujet de la Bretagne et des programmes, certains inspecteurs généraux allèguent la non-application des réformes éducatives comme cause de la réussite des élèves. Je souscris, à titre personnel, à ce constat.
J'avais, en vain, suggéré à Mme Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre de l'éducation nationale, le lancement d'une sorte de Plan Marshall pour l'éducation outre-mer. Selon elle, une telle démarche s'avérait injustifiée ; l'État ayant consacré les moyens suffisants au redressement de cette situation, à l'inverse des collectivités ultramarines.
En cinquante ans, la Bretagne est devenue une grande réussite de la République en matière d'élévation du niveau de diplômes. Les bacheliers et les étudiants des filières professionnelles y réussissent le mieux et seront, dans vingt ans, les parents d'élèves les plus diplômés de France qui sauront encadrer leurs enfants.
Avez-vous envisagé d'intégrer les établissements relevant de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger dans vos études ? Quels sont les quatre correspondants étrangers du CNESCO ?
L'impact de votre démarche d'évaluation scientifique est forcément politique. Comment veillez-vous à ne pas diffuser une interprétation subjective de vos résultats ? Pourquoi n'avez-vous pu faire coïncider votre évaluation des programmes avec celle conduite par le conseil national des programmes ?
Les jeunes enseignants du secondaire, originaires de Bretagne sont systématiquement mutés en région parisienne. Après une dizaine d'années, il leur est très difficile d'obtenir leur mutation dans leur région d'origine. La confiance dans l'instruction publique des familles bretonnes, explique les bons résultats de l'école dans ma région. Les parents se dévouaient, par le passé, pour que leurs enfants puissent étudier. Deux rapports - l'un de l'Académie de médecine et l'autre du CESE - sur la santé et le bien-être à l'école soulignent l'importance de la prise en compte de la santé et du bien-être à l'école comme autant de facteurs de réussite. Or, la médecine scolaire est aujourd'hui en déshérence et nos jeunes sont en proie à de nombreuses agressions, y compris au sein de l'école. Comment peut-on aider ces jeunes en souffrance, au-delà de l'action des personnels médicaux et des psychologues de l'Éducation nationale ?
Votre rapport sur les inégalités sociales démontre l'échec des politiques conduites depuis de nombreuses années. Dans une tribune du Monde, vous affirmiez que le décrochage scolaire, bien que touchant encore 100 000 élèves, reculait nettement en France. La Cour des comptes préconise, quant à elle, de cibler les efforts financiers de l'État sur les élèves et les établissements les plus à risque durant la période de pré-décrochage. Selon vous, les évaluations nationales déployées dans les établissements scolaires sont-elles de nature à permettre un tel ciblage ?
Le projet de loi que nous allons examiner tend à cantonner toute évaluation à un exercice démontrant la responsabilité des seuls établissements et des élèves en matière de réussite scolaire. Tel est, me semble-t-il, l'enjeu de l'existence du CNESCO. Par ailleurs, les rectorats vous sollicitent-ils pour des études préparatoires ? Notre commission n'aurait-elle pas intérêt à saisir officiellement le CNESCO, afin de témoigner de son intérêt ? La réduction à treize du nombre d'académies aura-t-elle une incidence sur la qualité de leurs outils d'évaluation ?
Des évaluations indépendantes pourraient en effet s'avérer utiles lors des travaux de notre mission commune sur les nouveaux territoires de l'éducation. Nous pourrions aussi débattre de votre éventuelle saisine au sein du bureau de notre commission.
En tant qu'élu de Picardie, votre carte, qui relie l'échec scolaire à la désindustrialisation, me fait rougir. L'industrie textile rurale y a bloqué tout horizon de promotion sociale et de mobilité géographique pendant des générations. Ces difficultés s'inscrivent donc dans la durée.
La thématique de l'école et de la mondialisation a conduit le CNESCO à s'intéresser au réseau des lycées français de l'étranger. En mars prochain, nous organiserons une conférence de consensus sur l'enseignement des langues étrangères et nous solliciterons sans doute ces établissements.
Le CNESCO travaille avec l'organisation internationale - l'OCDE, l'Unesco ou encore la Commission européenne - avec laquelle son contrat sur l'évaluation des politiques scolaires en France n'a pas été renouvelé, en raison de difficultés de financement émanant du Ministère de l'éducation nationale.
La santé est l'un des éléments des inégalités territoriales. Cependant, ce champ s'avère peu documenté au ministère. Le CNESCO a travaillé sur le bien-être à l'école et il lui a fallu produire ses propres données sur des aspects connexes, comme la restauration à l'école.
D'un point de vue méthodologique, comment passer d'un constat scientifique à des recommandations ? Le CNESCO a créé deux formats de réflexion - les conférences de consensus et les conférences de comparaison internationale - qui rassemblent l'ensemble des parties prenantes en fonction des sujets traités, ainsi que des parents, des élèves, des entreprises ou encore des collectivités territoriales. Les recommandations ne sont donc pas produites par l'éducation nationale qui interviendrait de manière massive. Les acteurs doivent nous faire des recommandations à partir des pratiques conduites à l'étranger et des synthèses de notre recherche. Notre méthode permet de limiter la subjectivité.
Au-delà des évaluations actuellement conduites, nous avons besoin de nouveaux indicateurs sur le décrochage afin d'identifier les établissements en danger et les acteurs éducatifs concernés, comme les enseignants et les conseillers principaux d'éducation.
Notre étude sur les inégalités territoriales est aussi un outil pour l'action. Ainsi, notre cartographie interactive a été présentée aux trois recteurs de l'Ile-de-France. Le CNESCO est très sollicité pour la formation ; les directeurs académiques des services de l'éducation nationale (DASEN) étant impliqués dans la diffusion de nos travaux.
Enfin, je serai très heureuse d'envisager avec vous les modalités d'une saisine prochaine par votre commission.
Je vous remercie de votre intervention dense, longue et nécessaire. Nous attendons la parution de votre rapport complet la semaine prochaine qui nous sera très utile, dans nos territoires respectifs, en des temps où l'école est amenée à évoluer.
Compte tenu des inquiétudes que nous avions exprimées autour du Pass culture l'an dernier lors de l'examen du budget pour 2018, nous étions convenus de mettre en place un groupe de travail composé d'un membre de notre commission par groupe politique pour réfléchir au Pass culture et suivre les modalités de sa mise en oeuvre.
En dépit du lancement des différentes phases de test depuis quelques mois, le Pass culture continue à soulever de nombreuses questions et les informations dont nous pouvons disposer demeurent très parcellaires. La semaine dernière, le groupe de travail de notre commission devait auditionner l'un des deux directeurs de l'association de préfiguration chargé de l'ingénierie juridique et financière du Pass culture, Éric Garandeau, mais la ministre a annulé cette rencontre dans la nuit. Je ne vous cache pas que cette annulation de dernière minute nous a tous beaucoup contrariés car cette audition était tout à fait légitime au regard du travail de suivi et de contrôle qui incombe au Sénat.
Dans la perspective des prochaines discussions budgétaires, il paraissait important de faire un point sur ce dossier.
Lorsque nous avons examiné les crédits de la mission « culture » pour 2018 en novembre dernier, nous avions tous fait part de nos inquiétudes au sujet du Pass culture. Il faut dire que les écueils constatés en Italie avec le bonus cultura étaient peu rassurants. Notre collègue, Sylvie Robert, rapporteure pour le programme 224, avait alors dressé la liste des principales interrogations soulevées par ce projet. Nous les avons depuis affinées au fil des discussions que nous avons eues entre nous au sein du groupe de travail sur le Pass culture. Plusieurs questions se posent.
La première d'entre elle concerne évidemment l'objectif assigné au Pass culture. S'agit-il d'assurer un accès à la culture, quel qu'il soit, à chaque jeune, ou plutôt d'éveiller le goût de la culture chez les publics qui en sont les plus éloignés ou davantage encore de diversifier les pratiques culturelles des jeunes ? Je ne crois pas trahir la position de notre commission en affirmant que c'est la troisième hypothèse vers laquelle il nous semble que le Pass culture devrait tendre. C'est le seul moyen pour combattre aujourd'hui l'uniformisation des pratiques culturelles de la jeunesse.
L'une des difficultés, c'est que le Pass culture est conçu comme l'aboutissement du parcours d'éducation artistique et culturelle du jeune, alors que la politique d'éducation artistique et culturelle, en faveur de laquelle nous plaidons depuis plusieurs années, n'en est encore qu'à ses balbutiements. Ce qui soulève immédiatement une autre question : comment concilier la liberté de choix du jeune et la promotion de la diversité culturelle ?
Au sein du groupe de travail, nous sommes convenus qu'il serait indispensable de fixer un certain nombre de plafonds de dépenses, afin d'éviter que les jeunes ne puissent utiliser l'intégralité de leur porte-monnaie électronique sur les mêmes activités ou le même type de biens culturels et qu'une prépondérance ne se dessine, de facto, en faveur de l'offre numérique.
Il nous est également apparu nécessaire que l'application soit éditorialisée et que le Pass culture comporte des outils de médiation permettant d'accompagner le jeune dans ses choix et de l'ouvrir peu à peu à d'autres horizons culturels. Il faut que le Pass culture s'appuie sur des relais (au lycée, à l'université, dans les établissements culturels, au sein des maisons de la culture...), faute de quoi il risque d'être si ce n'est mal, du moins sous-consommé.
Nous nous sommes également tous exprimés en faveur du fait que le Pass culture puisse favoriser les pratiques artistiques.
D'autres questions nous ont également animés au sein du groupe de travail, telle comment garantir à chaque jeune une offre équilibrée sur le territoire, y compris à ceux situés dans les quartiers de la politique de la ville et dans les zones rurales ? L'inquiétude est forte que cet outil ne vienne, au final, renforcer les inégalités territoriales en ne donnant aucune possibilité nouvelle aux jeunes des zones dites « blanches de la culture », dans lesquelles le manque d'équipements culturels constitue le principal frein à l'accès à la culture, alors même que l'objectif initial annoncé par la ministre de la culture est de « combattre la ségrégation culturelle ». Pour ces jeunes, l'offre numérique ne peut constituer la seule alternative, d'autant qu'il n'est pas rare que ces zones blanches de la culture soient aussi celles qui connaissent des difficultés en termes de couverture numérique. C'est pourquoi la mise en place du Pass culture appelle nécessairement une réflexion sur la manière de faciliter les transports ou d'assurer une meilleure couverture numérique du territoire.
Nous nous sommes également interrogés sur le financement de cet instrument. Il nous paraîtrait inacceptable qu'une place centrale puisse être accordée aux GAFAN en contrepartie de leur financement. Nous nous inquiétons également que le montant d'autres crédits budgétaires, à commencer par ceux dédiés à la création, ne soient amputés au profit du financement du Pass culture. Ce serait évidemment totalement contre-productif puisque le Pass culture n'aurait aucun sens sans artistes ou lieux de culture dignes de ce nom.
Nous avons également abordé la question de l'articulation du Pass culture avec les instruments équivalents mis en place par un certain nombre de collectivités territoriales. Il nous paraîtrait regrettable que l'arrivée du Pass culture ne vienne sonner le glas de ces dispositifs, soit en leur faisant concurrence, soit en les absorbant. C'est d'autant plus vrai qu'un certain nombre de ces instruments concernent des publics issus de tranches d'âge légèrement différentes ou ne se limitent pas à la seule culture pour englober les activités sportives et de loisirs.
Enfin, qui dit application mobile géolocalisée, puisque c'est la forme que la ministre de la culture a annoncé que le Pass culture devrait prendre, soulève la question de la protection des données personnelles des utilisateurs. La ministre a en effet indiqué que l'application avait vocation à être à la fois un « GPS de la culture » et le « premier réseau social culturel » dans notre pays. Elle doit fonctionner sur la base d'un algorithme tendant plutôt à inverser les préférences culturelles du jeune pour encourager la découverte et la diversification de ses pratiques culturelles. Quid du fonctionnement exact de cet algorithme, du stockage de ces données, de leur éventuelle utilisation ou cession ? S'il est bien un domaine dans lequel l'État doit se montrer exemplaire, c'est bien en matière de respect des données personnelles. Je sais que Sylvie Robert est très sensible à cet enjeu et compte creuser ce sujet auprès de la CNIL au sein de laquelle elle siège.
Est-ce pour tenir compte des nombreux doutes exprimés ici et là à l'encontre du Pass culture ? Toujours est-il que la ministre de la culture, Françoise Nyssen, a décidé en février dernier de mettre sur pied un comité d'orientation pour l'aider à affiner les contours de cet instrument. Il est composé d'une quarantaine de personnalités - artistes, responsables d'établissements culturels, partenaires comme la SNCF, élus locaux et nationaux. Je siège en son sein en tant que représentant du Sénat et M. Bruno Studer y représente l'Assemblée nationale.
Depuis le mois de mars, Françoise Nyssen a réuni le comité à trois reprises. Ces réunions ont été l'occasion d'interroger les participants sur un certain nombre de questions fondamentales :
- la nature des offres culturelles disponibles sur le Pass culture face au souhait exprimé par les jeunes d'intégrer les jeux vidéo, la gastronomie ou les voyages linguistiques et culturels dans le champ du dispositif - pour l'expérimentation, il a été décidé de l'ouvrir à toutes les offres susceptibles de contribuer à l'ouverture culturelle et intellectuelle des jeunes, ce qui inclut également les jeux vidéo ou les séjours touristiques ;
- l'âge des bénéficiaires du porte-monnaie électronique et le délai octroyé à ceux-ci pour le dépenser - c'est bien l'âge de 18 ans qui devrait, au final, être retenu ;
- ou encore la fixation de plafonds de dépenses par catégorie d'activités avec, en particulier, la question de la place à accorder à l'offre numérique.
Ces réunions ont aussi été l'occasion pour la ministre de la culture de nous tenir informés de l'état d'avancement de la mise en oeuvre du projet et des orientations qui se dessinaient. Elle a beaucoup insisté sur le fait qu'elle concevait le Pass culture non seulement comme un service aux jeunes, mais également comme un service à la culture. Cet objectif l'aurait conduit à assigner au Pass culture trois finalités :
- ouvrir le champ des possibles du jeune,
- encourager la pratique collective,
- et favoriser la pratique artistique.
La physionomie du Pass et la conception de l'algorithme en découleraient.
En ce qui concerne le plafonnement des dépenses, la ministre a ainsi précisé à l'occasion de ces réunions que les dépenses pour des activités favorisant la pratique artistique ou l'achat de places de théâtre ne seraient pas plafonnées. En revanche, le plafond de dépenses pour les biens culturels devrait être fixé à 100 euros ; celui pour les services culturels en ligne à 200 euros, ce qui correspond en moyenne à deux abonnements à des plateformes en ligne.
Elle a également indiqué que les offres seraient éditorialisées avec l'idée de favoriser en premier lieu l'offre culturelle publique, c'est-à-dire l'offre des opérateurs de l'État ou des acteurs culturels soutenus par l'État et les collectivités territoriales.
Elle a également garanti à plusieurs reprises qu'aucun euro ne serait donné aux GAFAN. Amazon devrait être écarté des bénéficiaires, puisqu'il a été décidé de limiter la possibilité d'acquisition de livres au retrait de livres physiques dans un point de vente culturel, de manière à favoriser les librairies.
À ce stade, le Pass culture reste en phase d'expérimentation. Un premier test, à visée avant tout technique, a été organisé dans les cinq départements pilotes (Bas-Rhin, Finistère, Guyane, Hérault et Seine-Saint-Denis) entre mai et août auprès de 500 utilisateurs, avec des offres proposées par 300 lieux et partenaires culturels. D'après le ministère de la culture, ce test a permis d'identifier un certain nombre de défis spécifiques à chacun des départements concernés, en particulier le manque d'offres et les difficultés de transport en Guyane, l'accessibilité de l'offre culturelle dans les zones rurales dans le Finistère, l'Hérault et le Bas-Rhin, ou la question de la sensibilisation à l'offre culturelle en Seine-Saint-Denis. Le test aurait été plutôt concluant et aurait montré que le Pass permettrait de révéler une offre existante, mais souvent méconnue.
Une nouvelle phase d'expérimentation, plus opérationnelle doit désormais débuter dans les jours à venir et s'étendre jusqu'au mois d'avril 2019. Elle devrait porter sur 10 000 jeunes dans les cinq départements pilotes, qui ont été recrutés avec la volonté de réunir différents profils : élèves et étudiants émanant à la fois des zones urbaines et rurales, travailleurs, chômeurs...
La prochaine réunion du comité d'orientation, prévue en décembre, doit aborder des sujets cruciaux, puisqu'elle devrait être consacrée aux modalités de financement du Pass culture. Vous vous souvenez sans doute que le projet pourrait coûter chaque année quelque 450 millions d'euros, dont une partie seulement, de l'ordre de 140 millions d'euros, devrait être financé par le budget de l'État. 34 millions d'euros sont inscrits dans le projet de loi de finances pour 2019, à mettre en regard des 5 millions d'euros octroyés cette année.
Toutefois, 80 % du budget devrait provenir des acteurs privés. L'espoir est que les acteurs privés acceptent de consentir des rabais importants pour toucher de nouveaux publics et les fidéliser à leurs offres. Le ministère a laissé entendre qu'il souhaitait que la remise qui serait consentie par les partenaires privés sur leurs offres ne soit pas forcément appliquée à ladite offre mais plutôt utilisée pour permettre de faire figurer d'autres offres participant à l'objectif d'ouverture culturelle et intellectuelle des jeunes, de manière à créer un système vertueux.
D'autres partenaires pourraient également être intéressés par le dispositif, à l'image des banques, ce qui soulève la question des contreparties qui leur seront accordées en échange de leur financement.
L'enjeu est loin d'être anodin. Une chose est sûre, c'est que le Gouvernement paraît déterminé à faire aboutir ce projet qui constituait l'une des promesses de campagne du Président de la République. La ministre de la culture l'a qualifié de « chantier culturel du quinquennat ». Je ne vous cache pas que j'ai parfois des doutes sur la capacité d'inflexion du comité d'orientation et la réelle volonté de concertation du Gouvernement sur ces sujets. Compte tenu du calendrier budgétaire, il est particulièrement regrettable que les questions financières ne soient abordées au sein du comité d'orientation qu'une fois que la représentation nationale aura voté les crédits budgétaires pour 2019. Nous devions auditionner la semaine dernière, dans le cadre du groupe de travail, l'un des directeurs de l'association de préfiguration chargée de l'ingénierie financière et juridique du Pass culture, la fameuse « start-up d'État », pour évoquer, entre autres, avec lui, la question du financement dans la perspective des prochaines discussions budgétaires. La ministre a fait reporter l'audition dans la nuit qui a précédé, au motif qu'elle allait être auditionnée prochainement à l'Assemblée nationale sur le projet de loi de finances et qu'elle souhaitait être la première à évoquer officiellement l'expérimentation du Pass devant des parlementaires. Outre qu'on peut regretter que la primeur soit systématiquement donnée aux députés, alors que nous avons mis en place un groupe de travail sur cette question, il est regrettable que notre commission ne puisse pas bénéficier de l'information la plus complète possible sur ce sujet ô combien important en matière de politique culturelle lorsque nous en faisons la demande, alors même que toutes les précautions avaient été prises pour recueillir l'accord de la ministre sur le principe de cette audition au préalable.
Nous aurons évidemment l'occasion d'aborder de nouveau la question dans quelques semaines lorsque nous examinerons les crédits de la mission « culture ».
Le Finistère est en effet l'un des départements test, ce qui me permet de confirmer les informations communiquées par notre rapporteur, y compris ses interrogations, et d'apporter quelques précisions. La start-up d'État, rattachée au cabinet de la ministre, dispose d'un référent par département test. Dans le Finistère, celui-ci a rencontré les services du département à deux reprises pour mettre en place l'expérimentation et recruter 1 700 jeunes représentatifs du département. J'ai tenté moi-même de créer un compte sur l'application pour examiner les offres culturelles, mais je n'ai pu aboutir ayant plus de 18 ans.
La période actuelle est marquée par deux enjeux : sensibiliser les acteurs culturels à déposer leurs offres sur l'application et veiller à recruter des jeunes de tous profils, y compris des jeunes chômeurs ou en décrochage scolaire ou des jeunes qui n'iraient pas volontiers vers d'autres pratiques culturelles. Le montant des crédits du porte-monnaie électronique ne devrait s'élever qu'à 250 € durant la phase d'expérimentation. Nous restons, avec le conseil départemental et tous les acteurs culturels, très attentifs aux résultats de cet outil en matière de démocratisation culturelle.
À la différence de Mme Blondin dans le Finistère, dans le département du Bas-Rhin le Pass culture est avant tout une opération de communication. J'en veux pour preuve le fait que le ministère n'ait pas accepté d'intégrer au dispositif du Pass culture la « carte culture » mise en place par l'université de Strasbourg au bénéfice de ses étudiants depuis vingt-cinq ans avec l'appui de l'ensemble des collectivités territoriales. Dans ces conditions, le ministère peine à recruter des étudiants, qui sont à 80 % détenteurs de la « carte culture » ainsi que de nouveaux partenaires culturels ou de partenaires déjà associés à la « carte culture », d'autant qu'il n'a pas indiqué à ce stade quelles contreparties, en particulier financières, leur seraient octroyées. De ce fait, l'expérimentation est plutôt au point mort dans mon département.
Le rapport de notre collègue est fidèle à l'état de nos discussions et restitue plusieurs interrogations restées sans réponse à ce stade, notamment en ce qui concerne l'utilisation des données qui seront livrées chaque année par une nouvelle génération de jeunes de 18 ans et qui auront trait à leurs goûts culturels, leurs déplacements, leurs besoins. Les banques étant intéressées à participer au financement du Pass culture, ces données seraient susceptibles de leur être confiées. La question du financement est donc tout particulièrement complexe.
Par ailleurs, je regrette de constater à quel point l'élaboration du Pass culture est dissocié du développement du parcours d'éducation artistique et culturel (EAC). On peut légitimement s'interroger sur la part du ministère de l'éducation nationale vis-à-vis du Pass culture, sachant que son implication en matière d'éducation artistique et culturelle jusqu'à présent par rapport au ministère de la culture n'est pas à la hauteur des enjeux.
Enfin, l'articulation avec les initiatives locales doit être pensée. Il est très important de constater que le gouvernement veuille reprendre à son compte les Pass locaux, sans partager les bénéfices du Pass culture.
Je n'ai eu aucun retour de la part des jeunes de mon département. En ma qualité de membre de la délégation Outre-mer, je m'interroge sur la mise en place du Pass culture dans ces territoires et sur la capacité des jeunes à l'utiliser concrètement, compte tenu des difficultés qu'ils rencontrent déjà pour se rendre à l'école. Je crains que cet outil ne s'apparente davantage à un effet d'annonce.
Les risques en matière de protection des données personnelles me paraissent constituer un point fondamental car aujourd'hui la révolution qui a fait naître le règlement général sur la protection des données (RGPD) n'a pas pénétré les mentalités de nos ministères. C'est regrettable car il s'agit d'un outil de protection de liberté individuelle, mais aussi de nos producteurs de données numériques. Il me paraît donc essentiel que sur ce point-là nous obtenions le maximum de garanties sur l'utilisation qu'il est prévu de faire des données qui seront recueillies.
J'ai participé aux travaux du groupe de travail au nom du groupe RDSE. Je crains, comme d'autres, le caractère électoraliste de cette mesure, d'autant qu'elle s'adresse à des jeunes de 18 ans. Je suis également inquiète de l'avantage qui sera donné aux GAFAN. Même en l'absence de contreparties financières à leur engagement, ils auront accès à de nombreuses données concernant les jeunes, ce qui est loin d'être négligeable. D'où l'urgence de connaître la manière dont le gouvernement entend conserver ces données personnelles et s'il envisage de les céder aux banques ou aux GAFAN.
J'ai l'impression que toute l'organisation du Pass culture est fondée sur les départements. Est-ce lié à la phase d'expérimentation sur cinq départements ? Est-ce que cette logique départementale sera maintenue une fois le Pass culture définitivement entré en vigueur et qu'il ne sera pas possible pour un jeune de consommer ses crédits au-delà de son département de résidence ? Cela ne me paraîtrait pas pertinent.
Les partenaires du Pass culture sont manifestement appelés à jouer un rôle central dans son financement et son fonctionnement. Les entreprises sont-elles vraiment demandeuses de ce partenariat et posent-elles des conditions acceptables en contrepartie de leur engagement ?
Je n'ai pas beaucoup de retours concernant l'Hérault mais une jeune fille située en zone rurale autour de Montpellier m'a récemment interrogée sur la prise en charge des frais de transport. Faute de quoi, elle pourra difficilement profiter des offres physiques liées au Pass culture.
Je me demande aussi dans quelle mesure celui-ci pourrait donner naissance à des trafics. Nous avons eu l'expérience en région Occitanie d'un dispositif d'aide à l'acquisition d'ordinateurs portables pour les lycéens auquel il a fallu apporter des modifications après avoir constaté qu'ils étaient revendus sur le marché noir.
Je regrette de n'avoir pas pu davantage participer au groupe de travail, alors que la Guyane est un des départements test. Je ne manquerai pas de vous faire part prochainement des résultats de l'évaluation qui y a été menée.
Certaines de vos questions ont été posées lors des réunions du comité d'orientation, sans obtenir de réponse. Je peux difficilement donner des informations à ce sujet.
Sur le fond, on ne peut pas dénier à Françoise Nyssen, lorsqu'elle était ministre, une vraie volonté d'aboutir pour donner corps à ce qu'elle désignait comme le « projet culturel du quinquennat ». Il faut reconnaître que le projet adopte une approche plutôt révolutionnaire. On peut toutefois s'interroger sur les marges de manoeuvre du ministère de la culture, puisque le projet est largement géré depuis l'Élysée.
Sur la forme, il y a davantage à redire. Le comité d'orientation s'est réuni à trois reprises depuis le 6 mars 2018. Lors de la première réunion, on nous a laissé croire que nous allions pouvoir réellement orienter le projet, apporter notre pierre à l'édifice. Mais le calendrier initialement annoncé, soit trois réunions avant l'été, n'a pas été respecté et il nous a fallu en réclamer l'organisation au cabinet du ministre, et une seconde réunion s'est finalement tenue le 25 juin dernier. Lors de cette réunion, nous avons découvert que les choses avaient beaucoup avancé en trois mois, sans que nous en soyons avisés. L'application nous a alors été présentée pour la première fois, certes à un stade embryonnaire, mais aussi les deux dirigeants de l'association de préfiguration tout juste mise en place : Éric Garandeau et Frédéric Jousset. La troisième réunion, le 4 septembre, a porté sur les résultats du premier test technique et une présentation plus complète de l'application par les membres de la start up d'État. Je ne vous cache pas avoir alors été effrayé par leur langage du point de vue de la protection des données. La ministre a voulu nous rassurer en nous affirmant que l'algorithme n'orienterait pas les jeunes vers des choix correspondant à leurs goûts personnels et, qu'après avoir souscrit à une offre d'un établissement culturel une première fois, celle-ci n'apparaîtrait plus ensuite dans le « carrousel des offres » pour le pousser à découvrir des offres différentes. Mais j'ai été très inquiet lorsque l'équipe de développement a fait part de sa volonté de « siphonner les réseaux sociaux » pour connaître les amis du jeune afin d'encourager la pratique collective des activités culturelles.
Quand on sait que l'opération va être financée à 80% par le secteur privé, on voit mal comment celui-ci pourrait ne pas s'attendre à un moment à des retombées. Les craintes autour du financement existent. Je ne peux guère vous donner plus d'informations puisque l'audition de M. Garandeau, qui devait porter sur les questions financières, a été annulée et que la prochaine réunion du comité d'orientation n'aura lieu qu'après le vote du budget. On voit donc une volonté de marquer le quinquennat avec quelque chose d'emblématique en termes de communication mais, au fond, une façon de penser bien classique, avec une semi-concertation qui n'en est pas une, pour aboutir à une révélation publique sur un contenu dont on pressent qu'on nous l'aura caché.
Ce projet m'apparait très désordonné et je trouve désolant qu'une telle promesse de campagne n'ait pas davantage été préparée.
Je voudrais rappeler l'indulgence de notre commission lors de l'examen des crédits de la culture du projet de loi de finances pour 2018 : nous avions alors donné quitus au Gouvernement pour le lancement de cette opération en dépit des doutes que l'on pouvait nourrir. Force est de constater un an plus tard que le Pass culture est un projet assez décousu et porteur de risques.
Prévoir d'allouer un budget de 450 millions d'euros à ce projet, certes en partie financé sur fonds privés, à une époque où l'on dit qu'il n'y a plus d'argent public disponible, ne laisse pas de m'étonner. À titre de comparaison, le montant inscrit au projet de loi de finances pour 2019 pour le Pass culture encore au stade expérimental, dépasse le budget alloué au soutien aux conservatoires en 2012, qui atteignait 27 millions d'euros, avant qu'il ne soit supprimé et confié intégralement aux municipalités. Pour ma part, j'estime que c'est le budget de l'éducation artistique et culturelle qui devrait être renforcé.
Je vous propose, sur la base du rapport de notre collègue, d'écrire au nouveau ministre de la culture afin de marquer notre position sur ce sujet, ce en amont de son audition prochaine dans le cadre du projet de loi de finances pour 2019.
Avant de nous quitter, je voudrais juste préciser à Laurent Lafon qu'il n'est pas envisagé de « départementaliser » le Pass culture et qu'il sera permis aux jeunes d'accéder à toute l'offre culturelle nationale, même si le carrousel de l'application fait apparaître en priorité les offres locales.
La commission désigne Mme Céline Boulay-Espéronnier pour siéger comme membre au Conseil supérieur de l'Agence France-Presse (AFP).
La séance est close à 12h20.