Nous auditionnons aujourd'hui MM. Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Olivier Gupta, directeur général, et Philippe Chaumet-Riffaud, commissaire de cette institution. Notre collègue Patrick Chaize, vice-président de la commission, me remplacera à partir de seize heures. Cette audition est ouverte à la presse et fait l'objet d'une captation vidéo qui sera mise en ligne sur le site du Sénat.
Le secteur nucléaire est essentiel à la vie de la Nation, pour assurer la continuité de la fourniture en électricité des entreprises et des ménages, car il constitue la première source de production d'électricité.
En organisant cette audition, notre objectif est double : premièrement, vérifier que, malgré la crise sanitaire, l'ASN poursuit ses missions de contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, notamment pour ce qui concerne le nucléaire médical ; deuxièmement, identifier les enjeux de la sortie du confinement car l'on sait que les phases de redémarrage de certains outils industriels sont particulièrement accidentogènes. Les référents que la commission a nommés pour suivre le dossier de la prévention des risques pendant cette période, à savoir M. Médevielle, Mme Tocqueville et M. Gontard, vous interrogeront notamment sur ces aspects.
Le 17 mars dernier, l'ASN a annoncé la suspension des inspections sur les sites nucléaires et, pour ses agents, le recours généralisé au télétravail. Vous réalisez donc des contrôles sur pièces, à distance. Aussi, la première question que l'on est en droit de se poser est la suivante : pouvez-vous garantir le même niveau de sûreté qu'en temps normal, lorsque vous vous rendez sur place ?
Le 26 mars, vous avez signalé des points de vigilance complémentaires pour l'exploitation des centrales tout en maintenant le principe de suspension des contrôles, sauf « événement significatif ». Avez-vous été conduits à opérer des inspections sur site depuis cette date ? Dans quelles conditions les agents travaillent-ils ? Que recouvre l'expression d'événement significatif ?
En outre, la plupart des chantiers de démantèlement ont été suspendus. Des installations nucléaires ont été mises à l'arrêt dès lors que leur fonctionnement n'était pas indispensable à la continuité de la vie de la Nation : c'était justifié, étant donné que, depuis le début de la crise, la consommation d'électricité a diminué de 15 % à 20 %. Quels sont les sites arrêtés ? Quelles sont les conséquences de ces arrêts sur les chaînes d'approvisionnement en combustible neuf et en équipements de maintenance ?
Enfin, dernier sujet sur lequel nous souhaitions vous interroger aujourd'hui : le quatrième réexamen périodique des réacteurs de 900 mégawatts, qui sont les plus anciens. Cette phase de réexamen vise à actualiser un certain nombre d'études sur les centrales concernées et à cibler plus précisément les opérations de maintenance nécessaires pour atteindre des objectifs de sûreté se rapprochant le plus possible de ceux assignés aux réacteurs de nouvelle génération. Vous préparez cette échéance depuis deux ans avec l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Pouvez-vous nous indiquer, dans les grandes lignes, les prochaines étapes prévues ? Le calendrier de la consultation du public, annoncée pour la fin de l'année 2020, pourra-t-il être maintenu ? La première prise de position spécifique concernera le réacteur n° 1 de la centrale ricastin. Elle est prévue pour 2022. Un certain nombre de centrales doivent suivre - le Blayais, le Bugey, Chinon, Cruas, Dampierre, Gravelines, Saint-Laurent-des-Eaux. Quant aux deux réacteurs nucléaires de Fessenheim, ils doivent être arrêtés en 2020.
En préambule, je tiens à saluer devant vous l'engagement particulièrement important des personnels de l'ASN, qui a permis de continuer à assurer, dans des conditions adaptées, cette mission essentielle qu'est le contrôle de la sûreté nucléaire.
Premièrement, avec l'épidémie de Covid-19, l'industrie nucléaire est confrontée, pour la première fois de son histoire, à une gestion de crise présentant des enjeux de sûreté dont l'origine n'est pas une cause technique liée aux activités nucléaires. Pour les responsables d'activités nucléaires comme pour les autorités de contrôle, l'enjeu commun est la capacité à mobiliser en nombre suffisant les personnels qualifiés nécessaires à l'exploitation, à la maintenance et au contrôle des installations dans des conditions sanitaires sûres. Pour faire face à ce défi, exploitants, responsables d'activité et régulateurs disposent d'outils de gestion en situation de crise, qui reposent largement sur les plans de continuité d'activité (PCA). C'est le cas de l'ASN. Ces plans ont été activés et, à ce stade, leur mise en oeuvre ne soulève pas de difficultés particulières.
Deuxièmement, face à cette situation inédite, les installations nucléaires dont le fonctionnement n'est pas vital pour la production d'électricité ont été rapidement mises à l'arrêt ; c'est le cas des installations de recherches du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), des centres de stockage des déchets de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), des chantiers de reprise et de conditionnement des déchets relevant du CEA et d'Orano, ainsi que des opérations de démantèlement relevant du CEA, d'Orano ou des deux. Outre les centrales nucléaires d'EDF, les quelques activités liées à la production radiopharmaceutique et les opérations de transport, seules les activités d'Orano à La Hague et au Tricastin et de Framatome nécessaires au fonctionnement des réacteurs, comme la fourniture en combustible, ou à l'équilibre du cycle, comme le retraitement de combustibles usés, ont été maintenues.
Les enjeux de sûreté concernent donc un nombre réduit d'installations et un nombre très réduit d'exploitants - deux principalement. À ce stade, les installations nucléaires disposent d'une présence suffisante en personnel, dont l'organisation, le plus souvent en équipes séparées, permet d'assurer un fonctionnement normal. En revanche, faute de moyens suffisants en personnel et en prestataires spécialisés, ou du fait de la difficulté à respecter les gestes barrières et les règles sanitaires pour certaines opérations, les chantiers sont plus longs et les activités sont réduites pour l'ensemble des exploitants. Par exemple, fin avril, dans les centrales nucléaires, la durée de nombreux arrêts de tranche a été augmentée et plus d'une vingtaine d'arrêts de réacteur ont été décalés. Ces décalages ont des incidences sur le respect de certaines échéances réglementaires et conduisent l'ASN à instruire des demandes ponctuelles de dérogation, qui n'ont pas, pour l'instant, soulevé de difficulté. Ils ont également des incidences sur la maintenance et induisent des retards dans certains travaux d'amélioration de la sûreté. Il en est ainsi de la mise en service, prévue le 30 juin prochain, de certains diesels d'ultime secours (DUS) ; elle devra être reportée du fait de la défaillance du prestataire américain, retourné aux États-Unis.
Troisièmement, le contrôle des installations nucléaires en exploitation se poursuit, sous des formes adaptées, sans que l'ASN baisse son niveau d'exigence. Nous sommes en contact avec nos homologues étrangers. Dans tous les pays, ils ont dans un premier temps déployé des techniques de contrôle à distance. Les autorités qui disposaient d'inspecteurs permanents sur les sites nucléaires, comme aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ont réduit très notablement leur activité ou leur ont demandé d'opter pour le télétravail.
Dès l'annonce du confinement, l'ASN a adapté ses modalités d'intervention et de contrôle, en procédant à distance tout en maintenant la possibilité d'interventions sur site en cas d'événement significatif. Ainsi, une inspection réactive a eu lieu sur le site de Belleville-sur-Loire d'EDF, à la suite d'un incident hors secteur nucléaire, à savoir un départ de feu provoqué par la rupture d'un flexible sur un parc à gaz, avec une inflammation d'hydrogène.
Les opérations de contrôle menées par l'ASN conviennent pour une très grande majorité des situations rencontrées : elles consistent à exercer un contrôle de second niveau sur la bonne exécution des opérations d'exploitation ou de maintenance, qui sont contrôlées au premier niveau par l'exploitant, premier responsable de la sûreté, ou par des organismes habilités mandatés par l'ASN. Ce contrôle de second niveau peut être réalisé sur la base de justificatifs consultables sur place ou à distance, ou en ayant un accès direct, par liaison numérique, au système de gestion et d'enregistrement informatique des exploitants. L'accès direct permet aux inspecteurs de combiner en temps réel un certain nombre de paramètres d'exploitation et de données concernant le traitement des écarts et d'aller chercher les informations dont ils ont besoin.
Après une période de démarrage, les contrôles exercés à distance par l'ASN sont, aujourd'hui, par leur intensité et leur profondeur, équivalents à ceux réalisés en situation normale, y compris sur les réacteurs. Le nombre d'inspections et de contrôles réalisés en un mois à distance est comparable au chiffre de l'année dernière, pour la même période.
Toutefois, après la première annonce de prolongation du confinement par le Gouvernement, l'ASN a engagé un travail de réflexion pour définir de manière concertée avec son personnel les sujets spécifiques pour lesquels les inspections sur site sont nécessaires, en sus des contrôles à distance, ainsi que les conditions de leur réalisation. Ces inspections sont notamment justifiées par le besoin de superviser la réalisation de certains gestes techniques complexes, qui ne peuvent être examinés que de visu, ou encore de contrôler l'état des installations et le respect des gestes barrières dans le contexte épidémique. Cette reprise de l'activité d'inspection sur site est désormais opérationnelle. Elle sera réalisée de manière coordonnée pour nos missions d'inspection de sûreté et d'inspection du travail.
En outre, l'ASN poursuit son activité d'instruction en s'appuyant sur l'expertise de l'IRSN. Des dossiers à fort enjeu, notamment la poursuite d'exploitation des réacteurs de 900 mégawatts, sont instruits normalement à ce stade. Nous maintenons la date prévisionnelle de la consultation publique à la fin de l'année 2020. Seules quelques décisions imposant une consultation publique ou ayant un impact significatif sur l'environnement seront retardées, conformément à l'ordonnance du 25 mars 2020.
Quatrièmement, dans les prochains mois, les retards et les reports cumulés des arrêts de tranche pour EDF vont imposer une reprogrammation substantielle des arrêts. Par effet domino, cette dernière va largement déborder sur 2021, voire sur 2022. Cette situation conjuguera des enjeux forts de sûreté et de sécurité d'alimentation électrique. Contrairement à ce qui se passe dans d'autres pays, notamment les États-Unis, EDF n'a pas prévu de réduire drastiquement son volume de travaux - maintenance et modifications - pendant les arrêts de réacteurs, ce qui est favorable à la sûreté. EDF et l'ASN sont en étroite relation pour examiner l'ensemble de ces questions et leurs conséquences, au regard des échéances et des prescriptions applicables à chaque réacteur.
La reprise des activités sur site, qui s'effectuera dans un contexte de surcharge d'activité, du fait des reports, et d'accumulation de la fatigue et du stress, devra faire l'objet d'une attention particulière. Une grande vigilance sera portée au risque organisationnel et humain, dû notamment aux changements de l'organisation du travail, aux évolutions, menées dans l'urgence, des procédures et des référentiels, ainsi qu'aux arbitrages à réaliser au quotidien entre la sûreté réglée, définie par les textes, et la sûreté gérée, sur le terrain, au regard du contexte.
Plus généralement, la gestion de la crise sanitaire devra nous conduire à étudier, le moment venu, le retour d'expérience en vue de la gestion de situations post-accidentelles en cas d'accident nucléaire, qu'il s'agisse de la communication, de l'expertise, de l'association des parties prenantes lors du déconfinement, des équipements à distribuer ou encore de la gestion des impacts indirects, de longue durée, sur la population.
Cinquièmement et enfin, la majorité des activités contrôlées par l'ASN dans le secteur médical concernent les actes diagnostiques et thérapeutiques mettant en oeuvre des rayonnements ionisants. Ces activités ne sont pas situées en première ligne face à l'épidémie, mais elles apportent un soutien significatif. Elles doivent être maintenues dans des conditions sûres pour ne pas réduire les chances des patients, notamment ceux atteints de tumeurs cancéreuses.
Pour faciliter la mobilisation de l'ensemble des personnels médicaux des hôpitaux publics et privés contre l'épidémie, l'ASN a, dès le début du confinement, réduit drastiquement son activité de contrôle sur sites. En revanche, elle a traité de manière prioritaire les demandes d'autorisations spécifiques en lien avec la gestion de la crise, notamment pour l'utilisation à des fins de diagnostic du Covid-19 des scanners de radiothérapie, de médecine nucléaire et de blocs opératoires.
De plus, l'ASN a instruit dans des délais très courts des demandes de déplacement de matériels de diagnostic entre établissements et d'adaptation ponctuelle des locaux pour faciliter la prise en charge des patients atteints du Covid-19 dans des chambres de plurithérapie ou de radiothérapie interne vectorisée. Avec les sociétés savantes, les constructeurs et les fournisseurs de dispositifs médicaux, l'ASN a mené des réflexions pour évaluer les conséquences de la gestion de l'épidémie. Il s'agit d'anticiper l'absence éventuelle de professionnels nécessaires à la radioprotection et la difficulté de réalisation des contrôles ou des opérations de maintenance sur les équipements, y compris dans les prochains mois. Là est l'enjeu pour faire face au rattrapage des soins. Ces travaux ont été menés en lien avec le ministère de la santé, l'Institut national du cancer (INCA), le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).
L'incendie survenu récemment sur le site de Tchernobyl nous le rappelle : qu'il s'agisse des centrales ou du nucléaire médical, il ne faut jamais baisser la garde. EDF a activé des plans de continuité d'activité (PCA) pour assurer le maintien en exploitation de certaines centrales. Les avez-vous évalués et contrôlés ? Dans l'affirmative, quel est le taux d'activité des personnels d'EDF dans les centrales ? Avez-vous chiffré les besoins en masques et en équipements pour ces personnels, afin qu'ils respectent les mesures de prévention sanitaire ?
Ensuite, dans un communiqué du 26 mars dernier, vous indiquez avoir alerté EDF sur la situation de salariés d'entreprises sous-traitantes, lesquelles sont très présentes sur les sites nucléaires. Vous avez demandé à EDF de définir clairement les activités de maintenance et de logistique pour lesquelles une continuité d'activité est indispensable, en s'assurant que les conditions de santé et de sécurité sont communiquées et mises en place correctement pour tous les salariés, sur tous les sites. Quels manquements avez-vous constatés à ce titre ? Comment les avez-vous relevés : par les remontées des syndicats ou par des inspections sur place ? EDF a-t-elle donné les informations demandées ? Avez-vous d'autres points ou enjeux à signaler, pour ce qui concerne vos relations avec EDF pendant cette période ?
Enfin, dans une note récente, France Stratégie anticipe une baisse de la production d'électricité nucléaire annuelle. Quels sont les enjeux du déconfinement et de la reprise d'activité pour les installations arrêtées ? Quels dispositifs mettez-vous en place pour en garantir la sûreté dans cette phase sensible ? Quels sont les équipements et les activités à surveiller spécialement sur les sites mis à l'arrêt ? Avez-vous préparé des lignes directrices ou des instructions techniques ?
EDF a activé son plan de continuité d'activité (PCA), qui comprend des dispositions quant à la présence minimale des équipes de conduite et de maintenance pour poursuivre l'activité. Ainsi, EDF ne peut pas maintenir son activité dès lors que 20 % du personnel indispensable à la conduite des réacteurs est indisponible pendant dix semaines ou que 40 % de ce personnel est indisponible pendant deux semaines ; aujourd'hui, nous en sommes très loin. EDF dispose d'effectifs suffisants, y compris en télétravail. Nous avons contrôlé ces exigences en continu et nous n'avons pas constaté de difficulté particulière.
Par ailleurs, EDF a pris des dispositions visant à éviter le risque de contamination au sein de son personnel. Elle a mis en place des équipes qui se succèdent sans se rencontrer. Elle a prévu des effectifs de réserve, maintenus à domicile, sans risque d'exposition, qui peuvent être mobilisés en cas de difficulté pour intervenir sur site. Ces dispositions nous ont semblé tout à fait adaptées.
En revanche - et la question ne se pose pas seulement pour EDF -, on observe un fort besoin en masques. Ces derniers ont été attribués en priorité aux postes les plus sensibles, en particulier en salle de commande, ou encore sur les chantiers où la coactivité entre les prestataires et le personnel d'EDF est la plus importante. Au fil du temps, la fourniture de masques s'est améliorée : depuis hier, l'ensemble des intervenants des sites nucléaires, personnels EDF ou prestataires, semblent tous équipés de masques de protection chirurgicaux, quel que soit le poste qu'ils occupent. Nous avons suivi ce dossier, notamment le déploiement des mesures de protection et le respect des gestes barrières, en notre qualité d'inspecteur du travail dans les centrales nucléaires.
C'est au titre de cette même mission que nous avons veillé au respect des règles d'intervention sur site en situation de pandémie. Avec l'ensemble des entreprises de la filière nucléaire, EDF a élaboré une charte de protection des personnels intervenants, qu'ils soient prestataires ou relèvent de l'entreprise elle-même. À notre connaissance, cette charte a été bien accueillie et les conditions d'intervention les plus satisfaisantes ont été garanties.
Nous avons été associés à l'ensemble des discussions avec les représentants du personnel, qu'il s'agisse du renforcement des plans de prévention ou de la mise en place des mesures barrières. Nous avons été sollicités dans un certain nombre de cas, comme pour l'exercice du droit de retrait. Nous avons donc été particulièrement présents, même à distance, en relation avec les personnels, leurs représentants, EDF et ses prestataires. La situation n'est pas idyllique mais elle s'améliore et nous restons on ne peut plus vigilants.
La reprise d'activité exigera, elle aussi, une vigilance extrême. Certaines équipes sont fatiguées et stressées, du fait de préoccupations personnelles - certaines familles ont par exemple été infectées. Le facteur humain devra être pris en compte dans le rythme de reprise d'activité. Nous avons attiré l'attention d'EDF sur ce point, dont elle est parfaitement consciente.
Un certain nombre de règles du jeu seront différentes. Les conditions d'intervention et de travail ne seront pas les mêmes qu'auparavant ; les chantiers seront plus longs et plus séquencés, les prestataires interviendront avec plus de difficulté, en devant respecter les gestes barrières et les distances de sécurité. Nous ferons preuve d'une grande vigilance, notamment par le biais des inspections sur site, qui vont reprendre ; nous examinerons les aspects de sûreté, organisationnels et humains et nous veillerons au respect du code du travail.
Enfin, les réacteurs arrêtés sont ceux dont l'arrêt était déjà programmé, soit pour simple rechargement en combustible neuf soit pour visite périodique. Toutefois, les opérations d'arrêt de tranche seront plus longues que prévu et les réacteurs qui devaient suivre font, aujourd'hui, l'objet d'un report d'arrêt.
S'inscrivant dans le long terme, le démantèlement des centrales ne devrait pas être affecté par la crise. La loi prévoit de faire passer la part du nucléaire dans la production d'électricité de 75 % à 50 % d'ici à 2035. Les deux réacteurs de la centrale de Fessenheim devaient être arrêtés cet été. Il s'agit d'une opération complexe et coûteuse. Or les opérateurs du secteur de l'énergie, et notamment EDF, voient leurs recettes chuter avec la baisse de la demande et la crise les amène à réduire leurs effectifs sur place. Le démantèlement du réacteur n° 1 pourra-t-il néanmoins être opéré dans des conditions optimales de sûreté et de sécurité ? Les arrêts de tranche ont été reportés, mais ils devront être effectués. Pourront-ils l'être dans de bonnes conditions de sécurité ? Il y aura, comme vous l'avez dit, une forte pression sur le personnel. Si l'hiver est précoce et rigoureux, la maintenance pourra-t-elle être assurée en toute sécurité ? L'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) nous a dit qu'un plan était à l'étude : pouvez-vous nous donner davantage de précisions ?
Les opérations de démantèlement font l'objet de provisions financières de long terme, qui ne sont pas affectées par les pertes d'exploitation actuelles. Leur calendrier s'étale sur des années, voire des décennies, et la crise ne le modifiera pas de manière significative. Mais la non-mobilisation de certaines compétences dans les mois qui viennent peut mettre en péril certaines entreprises. En sortie de confinement, l'ensemble des chantiers pourront être réactivés, je suppose, en respectant les gestes barrières. Après tout, les opérations de démantèlement ne mobilisent que quelques dizaines de personnes simultanément.
Les arrêts de tranche sont actuellement allongés du fait de la difficulté à mobiliser les prestataires habituels. Le 21 avril, trente-huit tranches nucléaires étaient en production, trois réacteurs étaient en arrêt fortuit, trois étaient arrêtés pour économiser le combustible et treize tranches étaient arrêtées pour maintenance. C'est normal : au printemps, la baisse de consommation permet de débuter les opérations de maintenance. L'idée est que les tranches soient disponibles entre novembre et février. C'est cette disponibilité que la crise peut compromettre, en retardant les arrêts prévus au printemps. Cela peut créer un problème d'équilibre entre offre et demande. Nous travaillons sur ce sujet avec EDF, qui envisage plusieurs solutions, comme le report, pour quelques mois, de certaines épreuves de contrôle réglementaires, voire l'annulation de certains arrêts de simple rechargement. Dans les deux cas, cela ne poserait pas de problème de sûreté, mais il y aura sans doute un impact de la crise actuelle jusqu'à la campagne 2021-2022.
Il importe en tous cas qu'EDF maintienne des marges de manoeuvre pour faire face au défi de la sécurité de l'alimentation électrique : si la capacité des réacteurs n'était que légèrement supérieure ou égale à la demande et qu'un problème fortuit ou générique survenait, l'ASN n'en demanderait pas moins l'arrêt ponctuel des réacteurs concernés.
La crise a modifié l'organisation du travail. Certaines méthodes nouvelles pourraient-elles perdurer après la crise ? Je pense, par exemple, à l'usage plus vertueux du combustible. La crise a-t-elle provoqué des tensions sur l'approvisionnement en uranium ? Quel est son impact sur vos tâches d'inspection et de contrôle ? Comment avez-vous fixé l'ordre de priorité de vos interventions, forcément moins nombreuses ? Quid du lien avec les sous-traitants ? C'est lors de la reprise de la production que les risques seront les plus importants. La gestion des stocks de masques pose de nombreuses questions. Cela vous incite-t-il à repenser celle des stocks de pastilles d'iode ?
Concernant l'approvisionnement en combustible, nous n'avons pas connaissance de difficultés particulières, car les usines concernées continuent à fonctionner. Les arrêts pour économie de combustible effectués actuellement par EDF ne sont pas un levier nouveau : ils sont couramment utilisés pour ajuster la production à la consommation.
Dès le début de la crise, nous avons compris qu'il faudrait inventer de nouvelles méthodes de contrôle. Certaines seront sans doute encore utilisées après la crise. Il en est ainsi des inspections à distance, qui nous permettent d'examiner les mêmes documents que sur site ; comme ceux-ci nous sont transmis au préalable, nous pouvons mieux cibler nos questions. La vérification à distance des paramètres de la centrale, grâce à des outils de visualisation que nous avons mis en place à la suite de la crise, permet aussi un monitoring précis de la situation des réacteurs.
Nous réfléchissons dès aujourd'hui à la reprise de l'activité des installations après le 11 mai. Nous discutons avec le ministère de l'intérieur et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) des enseignements que nous pouvons tirer de cette crise pour la gestion post-accidentelle.
Il n'y a pas de tension sur l'approvisionnement en combustible, en effet. Nous devons veiller à disposer de la capacité d'entreposer les combustibles usés. L'usine de La Hague a été arrêtée pendant les discussions avec le personnel sur les mesures de protection mais elle a repris son activité. Si le retraitement avait dû être interrompu pendant une longue période, il aurait fallu entreposer davantage de combustible usé. Cela souligne l'urgence de mettre en place, en France, des capacités supplémentaires d'entreposage des combustibles usés, notamment pour faire face aux aléas.
Un réacteur de Fessenheim devait être arrêté en février, l'autre en juin. L'ont-ils été tous les deux ? Y en a-t-il encore un en activité ? Comment avez-vous pu exercer votre contrôle sur le personnel des sous-traitants ? A-t-il été suffisamment protégé ? Comment a-t-il vécu la crise, le stress et la réduction des effectifs ?
J'ai visité une centrale de 900 mégawatts, robuste, comportant peu d'électronique - ce qui est un gage de sécurité. Vous parlez de surveillance à distance, mais il ne faut pas que n'importe qui puisse pénétrer dans les systèmes. Comment vous en assurez-vous ? Vérifiez-vous que la quantité de pastilles d'iode stockées est suffisante ? Que pensez-vous des perspectives d'évolution de la filière de gestion des déchets de très faible activité (TFA), qui a fait l'objet d'un avis rendu le 7 avril dernier ?
Le personnel de la filière nucléaire est déjà habitué à des consignes strictes de sécurité, notamment sanitaire. Comment ces consignes sont-elles adaptées à la situation nouvelle ?
Après Fukushima, les plans d'urgence avaient été adaptés. Aviez-vous envisagé le type de crise que nous connaissons actuellement ? Des exercices ont-ils été organisés ? Vous dites que cette crise est exceptionnelle et indépendante des installations, mais la gestion du risque, dans votre filière, doit être au plus haut niveau. Quels enseignements tirez-vous de la gestion de la crise actuelle ?
Madame la sénatrice Préville, le réacteur n° 1 de la centrale de Fessenheim est à l'arrêt depuis le 22 février et le réacteur n° 2 doit être arrêté le 30 juin ; ce calendrier n'est pas remis en cause.
S'agissant de la protection des travailleurs en sous-traitance, nous avons eu, au titre de notre mission d'inspection du travail, des discussions sur ce sujet avec les entreprises intervenantes et les représentants du personnel, y compris ceux du personnel prestataire, car nous sommes attentifs à la protection de tous. Un effort a été fait sur ce sujet par EDF et les membres du groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (GIFEN), qui ont préparé une charte des précautions à prendre pour l'ensemble des intervenants. Cette question est maintenant correctement traitée, avec la mise à disposition d'équipements de protection pour tout le personnel depuis quelques jours.
Nous sommes attentifs à la remontée en puissance des activités, car, ainsi que nous l'avons constaté en inspection réactive, il ne sera pas facile de respecter totalement les gestes barrières dans l'action. Le démarrage devra être très lent et la présence en continu d'observateurs sera nécessaire pour s'assurer que les acteurs ne se laissent pas emporter par leur activité et ne négligent pas, par réflexe, les règles de protection. Il faudra leur rappeler continuellement d'y prêter attention. De plus, il peut être difficile de réaliser les gestes techniques avec les équipements de protection. Nous avons identifié ces sujets, nous allons faire davantage nous-mêmes et demander aux exploitants de surveiller attentivement ces chantiers.
S'agissant de la transmission de données informatisées, elle ne présente pas de risques en termes de cybersécurité et concerne, par ailleurs, également les centrales de 900 mégawatts. Auparavant, ces données d'exploitation ne faisaient pas l'objet d'une transmission en temps réel. Nous disposons maintenant de davantage d'éléments en amont et c'est un plus en matière d'informations sensibles, car la vigilance peut être encore plus grande aux moments décisifs.
Concernant les comprimés d'iode, il faudra en effet s'inspirer de ce retour d'expérience. Un dispositif de prédistribution a été mis en place après l'élargissement du périmètre mais il n'a pas rencontré un franc succès, dans la mesure où 20 % à 25 % seulement des habitants concernés ont retiré leurs comprimés. La situation n'est pas satisfaisante, car ces personnes, de leur propre fait, ne sont pas équipées. Nous devons donc tenir compte de ces comportements et prévoir des stocks ainsi que la logistique nécessaire pour les acheminer très rapidement en cas de besoin. Nous avions déjà opéré ce retour d'expérience, mais nous constatons, à la faveur de cette crise, la nécessité de constituer des stocks de proximité et de prévoir la logistique indispensable.
Les déchets de très faible activité (TFA) font l'objet d'un processus de concertation au titre du prochain plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR) qui va s'amplifier dans les mois qui viennent. Après la remise des conclusions du débat public, nous nous sommes engagés à examiner la possibilité d'ouvrir des voies de valorisation pour certains déchets métalliques de très faible activité, nous continuons d'instruire ces sujets pour l'élaboration du plan, qui sera sans doute retardée, peut-être jusqu'au début de 2021, compte tenu de la situation de crise et de la difficulté de réunir les parties prenantes.
Monsieur le sénateur Chevrollier, comme je l'ai dit, les masques de protection manquaient pour les prestataires et les personnels d'EDF. C'était d'ailleurs également le cas à l'ASN : nous disposions d'un stock très limité, qui a été réquisitionné et mis à disposition des personnels hospitaliers, de sorte que nous n'en avons plus. EDF et Orano étant les deux seuls exploitants à avoir poursuivi leurs activités, nous avons entamé un dialogue avec eux afin qu'ils équipent eux-mêmes de moyens de protection les agents de l'ASN devant se rendre sur sites. De mon point de vue, toutefois, il n'est pas satisfaisant que les personnels de l'État ne disposent pas de moyens de protection pour mener une mission aussi importante.
Fukushima, mais la situation de pandémie n'entrait pas dans leur champ. En revanche, depuis l'épidémie de grippe A (H1N1), les plans de continuité d'activité (PCA) des grands exploitants l'incluent. Ils prévoient d'organiser, avec les personnels disponibles, des rotations d'équipes ne se croisant pas. Cela avait été anticipé.
- Présidence de M. Patrick Chaize, vice-président -
EDF indiquait disposer d'un plan « pandémie » depuis les années 2000. Ce plan a-t-il été approuvé par l'ASN ? Après le retour d'expérience, envisagez-vous l'élaboration d'un nouveau plan de ce type, qui serait soumis à certification et communiqué aux parlementaires ?
La production d'électricité a chuté de plus de 10 % : avez-vous des retours particuliers sur cette baisse et sur sa répartition au regard de la production nationale ou européenne ?
Tout d'abord, les salariés de la filière nucléaire ont une très forte culture de la sûreté et de la sécurité, en particulier en ce qui concerne l'hygiène et la santé au travail. Ils sont familiers des notions de contamination et de gestes barrières et ont, par ailleurs, la culture de la dosimétrie.
Ensuite, il y a, certes, urgence à répondre aux besoins en matière de nouvelles capacités d'entreposage des combustibles usés, mais qu'en est-il de l'information du public ? Les commissions locales d'information (CLI) ne peuvent se réunir, ce qui provoque un déficit d'information et un manque de dialogue. En leur absence, comment informer le public ?
Je suis élu de la Manche. La centrale de Flamanville avait été placée en septembre sous surveillance renforcée ; la situation actuelle a-t-elle perturbé ce processus ? S'agissant de l'EPR de Flamanville, la crise sanitaire risque-t-elle d'entraîner de nouveaux retards ? Si tel devait être le cas, disposez-vous d'une estimation de leur ordre de grandeur ?
Le plan de continuité d'activité (PCA) d'EDF comportait bien un volet concernant la survenue d'une crise sanitaire, mais il n'est pas approuvé par l'ASN : EDF étant un opérateur d'importance vitale, cette tâche incombe au haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS) et nous n'avons donc pas eu à nous prononcer. Nous avons simplement vérifié que les obligations de présence minimale prévues, nécessaires pour garantir la sûreté des installations, pouvaient être respectées.
Je ne dispose pas de chiffres concernant la chute de production d'électricité mais celle-ci intervient à une période où l'activité économique a considérablement baissé. La production d'EDF est donc en excédent, ce qui a conduit l'entreprise à opérer des arrêts temporaires afin de faire des économies de combustible plutôt que de devoir gérer une surproduction. Ces sujets relèvent d'EDF ; ils sont traités en concertation étroite avec RTE, l'ASN n'exerçant pas de responsabilité dans ce domaine.
Monsieur le sénateur Houllegatte, vous avez raison, dans la situation que nous connaissons l'information du public est mise à mal. C'est pourquoi j'ai insisté pour que la consultation publique soit maintenue dans les ordonnances de mars dernier. Il a été décidé de repousser certaines décisions pour que les consultations puissent avoir lieu après la crise : il en est ainsi de l'autorisation de livraison de combustible neuf pour entreposage dans les piscines de la centrale de Flamanville. Le processus est engagé, il a été approuvé par le HFDS et l'ASN, mais sa mise en application a été reportée. Il en va de même s'agissant de l'autorisation de mise en service de l'installation de conditionnement et d'entreposage de déchets activés (Iceda) en région lyonnaise, destinée à accueillir les déchets issus du démantèlement. Nous avons opéré un glissement des dates afin de préserver la capacité du public à s'exprimer. Ce n'est toutefois pas le cas pour les réunions des CLI, qui ne relèvent pas de nous et pour lesquelles il faudrait trouver les moyens d'organiser, à distance, le maintien de l'information sur d'éventuelles situations d'exploitation. Cela me semble fondamental.
S'agissant du placement sous surveillance renforcée de la centrale de Flamanville, il découlait du constat de difficultés, concernant en premier lieu la maîtrise des activités d'exploitation et de maintenance : les deux réacteurs connaissaient un arrêt anormalement long, traduisant un problème de planification des travaux. En outre, la gestion du retour d'expérience sur les incidents nous semblait insuffisante. Enfin, nous souhaitions surveiller le contrôle exercé par EDF sur la sûreté et la priorité accordée à ce sujet. Le directeur de la centrale nous a présenté un plan d'actions ; notre surveillance renforcée, qui se poursuit, s'attache au suivi de son application ainsi que de son efficacité.
Sur le chantier de l'EPR, beaucoup d'activités ont été suspendues ; pour autant, certains travaux de réfection des soudures se poursuivent. Je ne suis pas en mesure de vous répondre en ce qui concerne le calendrier et les éventuels retards.
Quel est le point de vigilance particulier que vous suivez au jour le jour et qui vous semble poser le plus de difficultés ?
C'est d'abord, à mon sens, le facteur organisationnel et humain. Dans ce secteur, la culture de la sécurité est très forte ; chez EDF, elle est codifiée dans une série de règles, de prescriptions et de codes à respecter. Nous appelons cela la sûreté réglée, qui consiste à respecter en tout point ce qui est écrit. Nous sommes particulièrement vigilants, parce que nous sommes confrontés à des situations dont l'ampleur, la durée et les contraintes afférentes n'ont pas été anticipées. Nous craignons donc que l'application de ces règles n'entre en concurrence avec ce que l'on appelle la sûreté gérée, qui consiste, face à une situation concrète différente des anticipations, à trouver une solution, à inventer un moyen, quitte à mettre de côté la sûreté réglée. Dans l'urgence, cela peut créer des risques, notamment en situation de reprise d'activité ; c'est là notre principal point de vigilance.
La majorité des activités contrôlées dans le domaine médical ne sont pas en lien direct avec la gestion de la crise sanitaire : il s'agit de la radiologie, de la radiothérapie, de la médecine nucléaire et des procédures interventionnelles radioguidées. Toutefois, la crise sanitaire entraîne beaucoup de déprogrammations, notamment en radiologie et en médecine nucléaire. Un problème majeur risque de se poser à la reprise de ces activités, car ce qui n'était pas urgent pourrait le devenir. Nous sommes donc très sensibles aux conditions de cette reprise, car nous pourrions être confrontés à un manque de personnel, s'agissant, en particulier, des manipulateurs en radiologie, qui ont subi de grosses surcharges et des annulations de vacances. Il est fondamental que ces facteurs soient analysés pour éviter que la qualité de prise en charge des patients n'en pâtisse. Nous sommes en contact permanent avec les sociétés professionnelles concernées pour anticiper leurs besoins.
- Présidence de M. Jean-François Longeot, secrétaire -
Merci pour ces éléments et votre disponibilité, nous avons pu aborder de nombreux sujets essentiels en cette période de crise sanitaire et pour l'après.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.
La téléconférence est close à 16 h 30.