La délégation a procédé à l'audition de M. Jacques Bourdon, professeur de droit public à l'Université d'Aix-Marseille III, sur la conformité des modes de scrutin prévus par la réforme des collectivités territoriales au principe de l'égal accès des hommes et des femmes aux mandats électifs.
a demandé au professeur Jacques Bourdon dans quelle mesure le dispositif électoral prévu par le projet de loi n° 61 (2009-2010) relatif à l'élection des conseillers territoriaux et au renforcement de la démocratie locale, lui paraissait conforme aux exigences posées par la Constitution pour garantir l'égal accès des hommes et des femmes aux mandats électoraux et aux fonctions électives.
a tout d'abord rappelé que le projet de loi instituait un élu unique, le conseiller territorial, appelé à siéger à la fois au conseil général et au conseil régional : 80 % des sièges seraient pourvus au scrutin uninominal à un tour et 20 % au scrutin de liste, à la proportionnelle au plus fort reste.
Puis il s'est interrogé sur la compatibilité de ce dispositif avec l'article premier de la Constitution selon lequel « la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives ».
Il a alors indiqué qu'on recensait aujourd'hui 1 880 conseillers régionaux dont 47,6 % de femmes, soit 896 élues, grâce au recours à un scrutin de liste incorporant un mécanisme imposant l'alternance, dans la présentation des listes, de candidats de sexes opposés. Il a rappelé, en revanche, que les femmes ne représentaient que moins de 13 % des élus aux élections cantonales qui se tiennent au scrutin uninominal à deux tours.
a souligné que, selon les calculs de l'Observatoire de la parité, la mise en application du dispositif prévu par le projet de loi se traduirait par une proportion de 20 % de femmes élues dans les nouveaux conseils, soit environ 600 élues sur un total de 3000 conseillers territoriaux. Il en a déduit que, par rapport à la situation actuelle des conseils régionaux, le projet de loi « défavorisait » en quelque sorte l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux puisqu'il aurait pour effet de diminuer de près de 300 l'effectif des femmes élues à l'échelon régional et que, à ce titre, il serait contraire aux dispositions de l'article premier de la Constitution.
Il a cependant observé qu'il convenait de prendre en considération le fait que le projet de loi comporte également des mesures de renforcement de la démocratie locale favorables à la parité et notamment celles qui prévoient l'extension du scrutin de liste proportionnel, aujourd'hui appliqué aux communes de plus de 3 500 habitants, à celles dont la population est comprise entre 500 à 3 499 habitants. 13 150 communes, au total, seraient dès lors concernées par ce scrutin, ce qui amènerait, selon les projections, 29 876 conseillères municipales supplémentaires (88 895 contre 59 019 à l'heure actuelle).
Il a ajouté que cette amélioration de la parité dans les conseils municipaux allait mécaniquement accroitre celle des conseils communautaires, qui demeurent à l'heure actuelle insuffisamment paritaires.
s'est alors demandé si, lorsqu'il aurait à statuer sur la conformité de ce projet de loi à la Constitution, le Conseil constitutionnel prendrait en considération l'augmentation globale du nombre de femmes élues qui en résulterait, ou s'il estimerait plutôt que le « retour en arrière » au niveau régional justifiait une décision d'incompatibilité.
a observé, à cet égard, que l'augmentation du nombre global de femmes élues, qui pourrait résulter de l'application du projet de loi, était purement quantitative alors que le Conseil constitutionnel se montrait aussi attentif à la dimension qualitative, dans la mesure où les mandats de conseiller municipal et de conseiller régional présentent, en effet, une différence de nature. A l'appui de sa démonstration, il a évoqué la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative à l'Assemblée de Corse, qui, insistant sur la nécessité de respecter de la même façon le principe de parité dans des assemblées similaires, a comparé l'Assemblée de Corse aux conseils régionaux à travers l'analyse de leurs compétences, de leur statut et de leur organisation respectifs. Transposant ce raisonnement, M. Jacques Bourdon a estimé que les nouvelles assemblées prévues dans le projet de réforme territoriale s'apparentaient « à 90 % », aux conseils régionaux actuels. Il a souligné, a contrario, la différence de nature qui sépare le mandat de conseiller municipal dans une petite commune et celui de conseiller régional.
Puis il a insisté sur la « brutalité » du mode de scrutin uninominal à un tour retenu par le projet de loi, craignant qu'il ne se traduise par une remise en cause de la légitimité de certains élus, liée aux conditions de leur désignation.
Il s'est déclaré assez réservé à l'égard du mode de scrutin mixte retenu par le projet de loi, majoritaire pour l'essentiel, mais doublé d'une dose significative de représentation proportionnelle, dont le Gouvernement veut voir un précédent dans le système défendu dans une proposition de loi déposée par Léon Blum le 8 février 1926, puis par le député socialiste Étienne Weill-Raynal sous la IVème République.
Il a estimé que le dispositif proposé ne présentait pas les mêmes garanties de clarté que le système électoral qui s'applique en Allemagne pour les élections législatives, depuis 1949, et dans lequel l'électeur émet deux votes sur un même bulletin : l'un pour un candidat et l'autre pour un parti.
Il a souligné que, dans le système allemand, tous les suffrages étaient pris en compte tandis que le dispositif prévu par le projet de loi soumis au Parlement français ne prenait pas également en compte tous les suffrages exprimés. Il a rappelé que, dans le système proposé, ne seraient prises en compte ni les voix qui se seront portées sur un candidat qui aura effectivement été élu, ni les voix obtenues par un candidat non élu mais qui ne se serait pas préalablement rattaché à la liste d'un parti. Il a d'ailleurs relevé que, d'après les informations disponibles, le Conseil d'Etat aurait considéré que ce dispositif ne respectait pas l'égalité des suffrages.
s'est demandé si le Gouvernement avait bien mesuré toutes les conséquences du scrutin envisagé.
a ensuite douté de l'efficacité de ce système électoral à l'échelon régional en évoquant les difficultés liées, pour les « têtes de liste » départementales, à la nécessité de se rattacher à une liste régionale.
a remarqué que le Gouvernement semblait aussi se référer à un système électoral italien mis en place sous le gouvernement Ciampi.
Puis M. Jacques Bourdon a indiqué que la mise en oeuvre du projet pourrait se traduire par l'apparition de deux catégories différentes d'élus, certains étant « bien élus », au scrutin uninominal, et bien identifiés par la population dans les cantons, d'autres risquant d'être considérés comme moins légitimes, car élus au scrutin de liste sur la base des suffrages recueillis par les candidats malheureux du scrutin uninominal.
a alors rappelé que le comité Balladur s'était prononcé en faveur d'un dispositif différent. Elle a demandé s'il n'aurait pas été possible d'envisager des modes de scrutin différents pour les zones urbaines les plus peuplées, qui auraient pu relever d'un scrutin de liste à la proportionnelle, et pour les cantons ruraux, qui auraient relevé du scrutin uninominal, à l'image de ce qui se pratique pour les élections sénatoriales dans lesquelles on distingue les départements où l'élection se fait au scrutin majoritaire et ceux où est organisé un scrutin de liste.
a répondu qu'une telle solution nécessiterait un redécoupage cantonal aboutissant à créer des espaces urbains d'un seul tenant où pourraient être élus des conseillers territoriaux au scrutin de liste, alors que le scrutin uninominal serait utilisé en zone rurale, l'ensemble devant pouvoir être justifié par des considérations démographiques.
Abordant un autre aspect de la réforme, il a souligné que, du fait de son mode d'élection, le conseiller territorial continuerait d'assurer la représentation des territoires, conformément à la vocation actuelle du conseiller général, consacrée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, mais que la réforme ne traduirait pas l'abandon de la représentation démographique qui prévalait jusqu'alors dans les scrutins régionaux. Tout en rappelant qu'aucune norme constitutionnelle n'exigeait le maintien de cette configuration, il a toutefois observé que le projet de loi remettait en cause une répartition sur laquelle se fondait traditionnellement l'équilibre de la représentation territoriale et démographique de la France.
A ce titre, il a estimé que le dispositif prévu par le projet de loi risquait, contrairement à l'idée reçue, d'aboutir à une « départementalisation » des régions qui perdront la vision d'ensemble du territoire régional.
a ajouté que cette évolution avait même pu être qualifiée de « cantonalisation ». Puis elle s'est demandé si le projet de loi ne bouleversait pas les institutions locales sans pour autant imaginer des solutions innovantes de remplacement
a alors noté qu'il n'était pas en soi contraire à la Constitution de faire évoluer le système territorial, mais a souligné les deux éléments essentiels susceptibles de soulever un problème au regard de la conformité à la Constitution : l'atteinte au principe de parité, inscrit à l'article premier, et le principe de l'égalité du suffrage, garanti par l'article 3.
a relevé que l'appréciation du Conseil constitutionnel ne pourrait malheureusement être connue qu'après l'adoption de la réforme territoriale par le Parlement.
a rappelé que le scrutin uninominal à un tour pour les élections législatives, inspiré du système électoral britannique, avait été envisagé au début de la Vème République mais refusé par le général de Gaulle au motif qu'il ne s'inscrivait pas dans les traditions françaises.
Il a craint que la brutalité de ce mode de scrutin ne se traduise par la remise en cause de la légitimité de certains élus locaux en cours de mandat et ne compromette la stabilité des institutions locales.
Puis, prolongeant une interrogation de Mme Michèle André, présidente, qui évoquait le principe de l'interdiction de la tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre, M. Jacques Bourdon s'est interrogé sur les marges de manoeuvre d'un président de conseil régional dans l'hypothèse où il serait confronté à plusieurs présidents de conseils généraux non issus de la même majorité. Il s'est inquiété des blocages qui pourraient résulter de l'organisation concomitante des sessions départementales et régionales, qui pourraient compromettre l'autonomie respective de ces deux collectivités.
a précisé que, contrairement aux analyses les plus répandues, il considérait que le projet de loi se traduirait plutôt par un affaiblissement des conseils régionaux.
a estimé que le déclin des départements résulterait surtout de l'affaiblissement de leurs ressources financières propres, inscrit dans le projet de loi de finances.
Sur ce sujet, M. Jacques Bourdon a rappelé que l'article 72-2 la Constitution disposait que les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales devaient représenter une part déterminante de leurs ressources et que cette proportion minimale avait été précisée par la loi organique n° 2004-758 du 29 juillet 2004 par référence au niveau constaté en 2003.
s'est interrogée sur les difficultés pratiques que risquait de soulever la conciliation du projet de loi avec les dispositions de la loi du 31 janvier 2007 qui garantit la parité dans les exécutifs régionaux.
a évoqué à son tour la difficulté, pour les élus, de participer à la fois aux conseils régionaux et départementaux, particulièrement dès lors qu'ils y exerceraient des fonctions exécutives, et a insisté sur le coût engendré par les déplacements réguliers des élus des capitales régionales aux capitales départementales.
Il a également évoqué les difficultés qui pourraient naitre du découpage cantonal notant que si les frontières communales seraient respectées dans les communes de moins de 3 500 habitants, la limite cantonale pourrait en revanche, en milieu urbain, passer au milieu d'une ville d'une façon qui paraîtrait arbitraire aux citoyens.
a cité, à titre d'illustration, une ville du Nord de la France coupée en deux par le découpage cantonal, tout en relevant qu'un tel phénomène s'observe fréquemment dans le découpage des circonscriptions législatives.
Elle s'est ensuite interrogée sur la pertinence de la référence faite par le Gouvernement au système électoral défendu par le député socialiste Étienne Weill-Raynal. Elle a demandé quelles étaient les solutions qui permettraient de préserver la parité.
a indiqué que le scrutin de liste, proportionnel ou majoritaire, était le mieux adapté à la préservation de la parité.
Par ailleurs, il s'est interrogé sur le bien-fondé de l'institution d'élus - les conseillers territoriaux - dont certains auraient vocation à siéger dans deux assemblées locales différentes : évoquant la régularité juridique de cette innovation, il s'est demandé dans quelle mesure ce cumul pouvait poser un problème au regard du principe de l'autonomie de ces assemblées, en ajoutant que ce mandat considéré comme unique posait également des difficultés en matière de cumul des mandats et de représentation des collectivités respectives.
a estimé que si le Gouvernement avait affirmé qu'il s'agissait bien d'un mandat unique, la mise en oeuvre de la réforme soulèverait inévitablement des difficultés pratiques.
s'est demandé si les effets négatifs du nouveau mode de scrutin sur la parité ne pourraient pas évoluer avec le temps.
a évoqué la possibilité d'aggraver les sanctions à l'égard des partis qui ne respecteraient pas le principe de parité, se demandant s'il serait possible d'aller jusqu'à la suppression de leur financement public.
a noté qu'il avait toujours été difficile de sanctionner les partis politiques, estimant qu'il serait juridiquement plus adéquat d'ériger le respect de la parité en condition de l'attribution des financements publics.
a enfin regretté qu'au moment où des Etats comme l'Egypte prennent des mesures permettant de faire progresser la parité en politique, la France puisse se singulariser par une régression dans ce domaine.