Au cours d'une deuxième séance tenue dans l'après-midi, la commission procède à l'audition de M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, sur le projet de loi de finances pour 2013 - mission « Conseil et contrôle de l'État », programme « Conseil d'État et autres juridictions administratives »).
Nous accueillons le vice-président du Conseil d'Etat, M. Jean-Marc Sauvé, en cette période de préparation budgétaire, pour l'entendre sur le programme « Conseil d'État et autres juridictions administratives » de la mission « Conseil et contrôle de l'État », dont le rapporteur pour avis à la commission des lois est M. Yves Détraigne. Cette audition sera aussi l'occasion d'élargir le débat aux évolutions de la justice administrative. Hier, assistant à une séance solennelle du tribunal administratif d'Orléans, j'ai entendu dénoncer une inflation législative et des phénomènes d'engorgement des tribunaux, dus au contentieux de l'immigration, l'intégration et la nationalité, au contentieux du droit au logement opposable (Dalo), au contentieux concernant le revenu de solidarité active (RSA), etc. Comment voyez-vous l'avenir ?
Le Sénat a eu un débat sur les normes, à l'occasion de l'examen de la proposition de loi de notre collègue Eric Doligé, mais aussi lors des états généraux de la démocratie locale, où nombre d'élus se sont exprimés sur ce sujet. Il y a cinquante ans, la construction d'une route, fût-ce au détriment d'un paysage remarquable, était perçue comme une modernisation utile. Aujourd'hui le moindre projet d'aménagement suscite une multitude de recours. N'est-on pas passé d'un extrême à un autre ? Comment simplifier les normes, limiter les délais de procédure, sans pour autant restreindre le droit de chacun à faire valoir son point de vue devant la juridiction administrative ?
Je suis rapporteur pour avis de la mission « droit d'asile » et je tiens à saluer, Monsieur le vice-président, votre action remarquable concernant la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) : ses moyens ont augmenté, le nombre des rapporteurs s'est accru, les délais de jugement ont été réduits. L'aide juridictionnelle a été portée de 187 euros à 374 euros par dossier, le gouvernement a pris là une décision positive, qui pourrait en inspirer d'autres ...
Le taux de recours des décisions de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) devant la CNDA s'élève à 85 %. N'est-il pas paradoxal que la cour accorde à davantage de requérants le statut de réfugié ou d'apatride ? Si l'OFPRA donnait plus de réponses positives, cela ne contribuerait-il pas à désengorger la CNDA ?
En matière de droit européen, quel est votre sentiment sur la procédure prioritaire : est-elle selon vous fondée en droit ? Quelles conséquences faut-il tirer des décisions récentes de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ?
Enfin, pouvez-vous nous en dire davantage sur le mouvement de grève des avocats devant la CNDA ? Quels sont les résultats de la procédure de médiation que vous avez lancée et confiée à M. Jean-Marie Delarue, contrôleur général des lieux de privation de liberté ?
Les juridictions administratives connaissent une forte tension depuis 25 ans, et encore plus depuis une dizaine d'années. La demande de justice augmente de 6 % par an depuis 40 ans. Les résultats obtenus dans la dernière décennie sont satisfaisants, le délai prévisible de jugement, qui représente la capacité de la juridiction à résorber son stock, est passé de vingt mois à moins de onze mois en première instance, de trois ans et deux mois à moins d'un an en appel, pour 2011. Et ce, malgré une forte hausse du nombre des dossiers. Ces résultats sont le fruit non seulement d'un renforcement des moyens mais aussi des efforts accomplis par les magistrats qui traitent en première instance 25 % d'affaires en plus qu'au début des années 2000. Cependant, l'objectif d'atteindre un délai prévisible moyen de jugement inférieur à un an n'est pas encore atteint. Dans onze tribunaux administratifs et deux cours administratives d'appel, les délais de jugement restent supérieurs à un an. De même, le délai moyen constaté pour les affaires ordinaires - hors dossiers traités par voie d'ordonnance ou procédures d'urgence - s'établit à deux ans dans les tribunaux administratifs. Notre objectif est de rapprocher le délai moyen constaté du délai prévisible et atteindre un délai de jugement maximal de dix-huit mois en première instance et en appel.
Le ratio des affaires traitées par rapport au nombre d'affaires enregistrées reste inférieur à 100 % dans quatorze tribunaux administratifs sur 42 et dans 5 cours administratives d'appel sur 8, ce qui signifie qu'ils ne traitent pas autant de dossiers qu'ils en reçoivent.
Les affaires en stock depuis plus de deux ans représentent 14 % du total, contre plus de 40 % il y a 10 ans dans les tribunaux administratifs. Les progrès sont spectaculaires mais fragiles.
Le contentieux connaît une explosion particulièrement nette pour les dossiers Dalo - 8 500 en 2011, 12 000 prévus en 2015, après une hausse de 56 % en 2010, de 13% en 2011. Le RSA représente 2 750 affaires en 2011, 9 100 probables en 2015, leur nombre étant en hausse de 50 % sur les cinq premiers mois de 2012, après avoir doublé depuis 2009. Le volume de dossiers concernant des permis de conduire est parfaitement corrélé au rythme de déploiement des radars. Il représente environ 11 000 affaires. Les naturalisations ont suscité 4 600 affaires en 2011, en hausse de 120% par rapport à 2009. En outre, le Conseil d'État a traité plusieurs centaines de questions prioritaires de constitutionnalité, les cours d'appel 416, les tribunaux administratifs 1 065, mais celles-ci ne sont pas prises en compte dans les statistiques car elles concernent des affaires déjà en cours.
Nos inquiétudes concernent l'impact de la loi du 16 juin 2011, relative à l'immigration, l'intégration et la nationalité, qui a modifié la ligne de partage entre juge administratif et juge judiciaire. Désormais le juge administratif traite plus de dossiers et, pour chacun, au lieu de connaître de deux décisions, il a désormais à connaître de cinq décisions administratives. Les audiences sont plus longues, les décisions davantage motivées. Le contentieux des étrangers a progressé de 50 % entre le premier semestre 2011 et le premier semestre 2010, avant l'entrée en vigueur de la loi. La loi de 2011 a provoqué une nouvelle progression en 2012. Au 30 septembre 2012, la hausse s'établit à 18 %, alors même que l'arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 5 juillet 2012, excluant la garde à vue des étrangers pour le seul séjour irrégulier, était de nature à faire diminuer mécaniquement le nombre de décisions attaquables. La hausse réelle va donc atteindre plutôt 30 %, ce qui est considérable car ce contentieux représente déjà 26 à 27 % du total.
Tout laisse donc à penser que nous allons continuer avec un rythme d'augmentation du contentieux d'au moins 6 % par an dans les années qui viennent. La création de 40 emplois chaque année, inscrite dans le budget triennal 2013-2015, n'absorbera que 3 % de hausse. On peut donc craindre, dans les années à venir, une dégradation des délais de jugement. La situation est tendue : nous sommes sur une ligne de crête, difficile à tenir. Néanmoins depuis deux décennies et la création des cours administratives d'appel en 1989, les progrès ont été sensibles.
En ce qui concerne la CNDA, dont les dossiers et procédures sont plus homogènes, les délais de jugement sont passés de 15 mois et 12 jours en 2009 à 9 mois et 5 jours en 2012, l'objectif étant de parvenir à six mois en 2015. Ils auraient été de 7 mois cette année sans le mouvement des avocats qui a perturbé le déroulement des audiences pendant un mois. Nous terminerons l'année avec un délai de 8 mois.
Aujourd'hui, vous avez raison, Monsieur le Président, la CNDA reconnaît le statut de réfugié dans un plus grand nombre de dossiers que l'OFPRA. Le taux de rejet de l'OFPRA est de 90 % ; le taux de réformation de la CNDA est relativement élevé : 20 % sur un taux de recours de 85 %. Il serait effectivement utile d'en discuter avec l'Office. Celui-ci doit tenir compte de la jurisprudence de la CNDA. Mais n'oublions pas qu'il y a plus de 50 000 demandes d'asile en première instance, et une grande diversité de situations, de régions d'origine. On ne peut donc pas tirer durablement de leçons de cet écart ...
En outre - vous avez du reste mentionné le mouvement des avocats devant la CNDA - la Cour se prononce sur des requêtes écrites, soutenues oralement, sans contradiction. L'OFPRA n'est pas en mesure d'assurer sa défense écrite ni même orale. Cela contribue à expliquer l'écart entre les taux d'admission avec la CNDA, mais cela modifie également la perception du jugement par le justiciable, qui, seul face au juge, sans contradicteur, peut le considérer comme un adversaire. Même si l'OFPRA n'est pas concerné par le programme 165, cette question est d'importance.
La procédure prioritaire est-elle menacée ? Dans l'arrêt « I.M. contre France » du 2 février 2012, à propos de la situation particulière d'un étranger en situation irrégulière n'ayant pu, en raison de la complexité de sa situation, préparer sa défense, la CEDH a jugé que les exigences du procès équitable n'avaient pas été respectées. La procédure n'est suspensive qu'au stade de l'OFPRA, non devant la CNDA. Les autorités françaises estiment que cet arrêt, tel qu'il est rédigé, ne condamne pas la procédure prioritaire dans son principe mais impose des aménagements. Un décret devrait être pris prochainement pour permettre de redéfinir le périmètre de la procédure prioritaire, de telle sorte que dans des circonstances particulières, comme celles de cette affaire, elle ne soit pas mise en oeuvre.
Sur la grève des avocats à la CNDA, j'ai désigné un médiateur, M. Delarue, contrôleur général des lieux de privation de liberté. Il a la confiance des parties et remettra ses conclusions début novembre. Ses investigations approfondies et l'esprit qui a prévalu lors des différentes réunions ont contribué à apaiser les tensions. A l'époque où j'étais rapporteur à la commission de recours des réfugiés, il y a une trentaine d'années, plus de la moitié des affaires se déroulaient sans avocats. Aujourd'hui les avocats sont présents dans plus de 80 % des cas. Les droits de la défense ont progressé : l'aide juridictionnelle est accessible, depuis le 1er décembre 2008, aux étrangers entrés irrégulièrement sur le territoire pour demander l'asile ; les conditions d'accès au dossier ont évolué tandis que l'audiencement des affaires s'efforce de tenir compte de la disponibilité des avocats, même si ceux-ci peuvent difficilement représenter les parties dans plusieurs audiences simultanées.
Ayant visité plusieurs juridictions administratives, j'y ai constaté l'importance des efforts de productivité accomplis. La dématérialisation est une réalité, acceptée par toutes les générations de magistrats. J'ai apprécié le reporting qui est fait sur les affaires en cours ou enregistrées. L'existence d'un tableau de bord commun aux juridictions administratives est appréciable.
Concernant l'inflation des contentieux, des réformes de procédure ont eu lieu, comme la dispense de conclusions du rapporteur public dans certains cas. Quel premier bilan en tirez-vous ? Quelles pistes suggérez-vous pour diminuer le nombre de contentieux : l'instauration d'un recours préalable obligatoire ? D'une procédure de conciliation ?
Le droit de timbre de 35 euros est depuis peu applicable également devant les juridictions administratives. A-t-il eu des effets sur le nombre et l'évolution des contentieux ? Quels types de contentieux sont concernés par le droit de timbre ? Que pensez-vous de ce droit de « péage » avant de pouvoir engager un recours ?
Le Dalo enfin est une source sans fin de recours, mais la procédure judiciaire reste formelle : il ne suffit pas de déclarer une famille prioritaire pour que son problème de logement soit résolu. Quelle est votre appréciation ? Le législateur peut-il améliorer la situation ?
La réduction des délais de jugement n'atteint hélas pas encore le contentieux de l'urbanisme. Lorsqu'un plan local d'urbanisme (PLU) est attaqué, le jugement n'intervient pas avant deux ans, voire quatre ou cinq, si l'affaire est portée en appel. Les collectivités locales sont paralysées. Je suis surpris par certains contentieux et j'attends avec impatience que le Conseil d'État fixe une jurisprudence stable, comme il le fit lors de la loi Littoral - au début, les recours se multipliaient ; les choses se sont progressivement calmées. Certaines annulations de schémas de cohérence territoriale (Scot) ou de PLU semblent surtout relever de l'opportunité et ne paraissent guère fondées en légalité.
Enfin la loi prévoit l'imposition d'amendes en cas de recours abusifs. Or cette disposition est très rarement appliquée.
Des associations qui multiplient les recours infondés pourraient être sanctionnées. Elles deviendraient plus prudentes.
Les progrès réalisés par les tribunaux administratifs sont spectaculaires. Quelles mesures ont été prises en plus de la dématérialisation ?
Egalement, qu'en est-il de l'application de la loi sur les emplois précaires au Conseil d'État ?
Je suis rapporteur pour avis de la mission « immigration, asile et intégration ». Les syndicats de magistrats administratifs que j'ai reçus mettent en avant le fait que, souvent, les préfectures n'exécutent pas les décisions de justice en matière de droit des étrangers. Les tribunaux n'émettent pas d'injonctions à agir a priori. D'où des délais supplémentaires. Des astreintes ne peuvent être prononcées qu'après un délai de six mois, au terme de tribulations complexes. Comment inciter les préfectures à appliquer plus rapidement les décisions de justice concernant les étrangers ? Est-il possible notamment de préciser ces dispositions dans la rédaction des jugements ?
Sur le contentieux de l'urbanisme et les permis de construire, est-il envisageable d'établir un délai d'examen de la recevabilité des recours, pendant lequel les juridictions statueraient, à titre préalable, sur la recevabilité des recours, permettant d'éliminer les recours abusifs plus rapidement ?
Des gains de productivité ont été accomplis dans le fonctionnement des tribunaux. En 2011 la Cour des comptes a mené un contrôle qui a donné lieu à une mention dans son rapport public en 2012 : les conclusions sont dépourvues de critiques et jugent très positif le travail accompli durant la dernière décennie. L'activité juridictionnelle est quantifiable, les délais, les taux de recours sont des indicateurs aisés à établir. Le public peut mesurer les forces et les faiblesses de ce service public.
La dématérialisation est bien avancée : au tribunal administratif de Strasbourg comme à la cour administrative d'appel de Paris, tous les magistrats, quelle que soit leur génération, utilisent la plateforme dans leur travail et leurs délibérations. L'an prochain l'application « télérecours » permettra à toutes les parties qui l'accepteront de saisir la justice administrative par le même certificat électronique que celui dont elles disposent par le réseau privé virtuel des avocats (RPVA) : elle sera expérimentée à partir du 31 mars à Nantes, Nancy et à la section du contentieux du Conseil d'État, avant d'être étendue aux autres juridictions le 1er septembre. Elle entraînera des gains de temps sur les tâches répétitives comme les expéditions, et se traduira par des économies sur l'affranchissement postal. Je suis confiant.
La dispense de conclusions du rapporteur public dans certaines affaires n'est pas due à des considérations de productivité mais motivée par le souci de donner plus de liberté aux rapporteurs publics pour étudier de manière approfondie des affaires complexes. Les nombreuses évolutions de procédure ces quinze dernières années visaient à proportionner le traitement des affaires aux difficultés : le traitement par ordonnance n'est-il pas plus approprié qu'une audience publique pour une affaire irrecevable ? La collégialité est-elle toujours nécessaire ? L'appel est-il utile dès lors qu'existe une procédure de cassation directe devant le Conseil d'État ? J'ai nommé une commission pour dresser un bilan du décret important de juin 2003. Un nouvel état des lieux est en cours de finalisation, avec une série d'ajustements pour en tirer les enseignements. Nous pourrons revenir à la collégialité pour certains contentieux, ou faire progresser le recours au juge unique quand c'est nécessaire.
Nous avons épuisé les mesures de simplification envisageables. Se pose à présent la question de la réduction des contentieux. Le recours au juge est-il toujours pertinent ? Le recours administratif préalable obligatoire, dont le principe a été voté en 2000, a peu progressé, à l'exception des décisions concernant les carrières des militaires et du décret du 10 mai 2011 qui élargit, par expérimentation, à la fonction publique civile ce recours. Son extension constitue une piste pour les prochaines années. La garantie de l'accès à un juge ne signifie pas que celui-ci doive intervenir au tout début de la procédure et de manière inconditionnelle. On voit qu'en matière fiscale, le recours préalable n'est pas un obstacle à l'accès au juge.
Le droit de timbre n'a pas eu d'incidence sur le nombre de contentieux. Il n'a pas eu non plus d'incidence sur les contentieux de la précarité (RSA, Dalo, ...), puisqu'il n'est pas dû quand le justiciable est éligible à l'aide juridictionnelle.
Le Dalo est-il un contentieux formel ? En Île-de-France, sans doute, parce que l'offre de logements n'est pas suffisante. Ailleurs, cette procédure juridictionnelle débouche plus fréquemment sur l'attribution d'un logement. La procédure y paraît donc utile. Mais je reste prudent sur cette question, car nous n'avons pas fait d'enquête globale.
Les délais des contentieux de l'urbanisme sont effectivement longs. En retranchant des statistiques le contentieux de l'urgence et les ordonnances, celles-ci font apparaître des délais de l'ordre de deux ans en première instance, que nous voulons ramener à dix-huit mois. Certains désordres résultent d'une « quérulence excessive » : certains recours systématiques, qui ne sont pas toujours destinés à protéger des intérêts légitimes, mais conçus pour monnayer des désistements ultérieurs. Je n'ai pas de réponse à la proposition que vous avancez. Il faudrait examiner les modalités et les conséquences à tous les niveaux : dans la gestion du flux de contentieux, on pourrait imaginer des priorités d'enrôlement, mais cela ferait redescendre d'un cran tous les autres dossiers de la pile...
L'accès au juge en matière d'urbanisme est en France très ouvert et généreux par rapport à ce qui se pratique chez nos voisins européens. Si nous le resserrions, il faudrait alors compter avec un grand nombre... de recours, et pas seulement devant la Cour européenne des droits de l'homme, car en France, l'accès au juge constitue une garantie fondamentale. Mais c'est une question que les autorités publiques doivent examiner.
Est-on parvenu à un juste équilibre dans le code de l'urbanisme ? Les décisions de première instance peuvent faire l'objet d'un appel. Les délais sont passés de trois ans à moins d'un an. En appel, il n'y a plus de grand écart entre le délai prévisible et le délai constaté.
Des diverses juridictions françaises, la juridiction administrative est la plus « britannique » : la jurisprudence y est très stable et respectée. Une jurisprudence vieille de trente ans peut mériter révision, une cour d'appel pourra attirer l'attention sur ce point, mais il existe une réelle sécurité juridique. Lorsque surgit une question de droit délicate, le juge de première instance, ou celui d'appel, a la faculté de saisir le Conseil d'Etat d'une demande d'avis - celui-ci a trois mois pour répondre. En matière de droit des étrangers, par exemple, nous clarifions la portée de telle ou telle disposition législative.
Monsieur Buffet, nous ne pouvons pas rejeter d'entrée de jeu les recours ! Si elle n'est pas irrecevable, la requête doit être jugée au fond et selon une procédure contradictoire. Il en résulte des délais incompressibles de quelques mois.
L'amende pour recours abusif fait partie de la panoplie des outils, mais elle est peu utilisée, surtout si l'on compare avec ce qui se fait au Royaume-Uni notamment. Je ne dis pas que tout est parfait !
Madame Tasca, les progrès tiennent, d'abord, à l'augmentation, modeste mais constante, des moyens des juridictions administratives. Ensuite, à la réforme de nos procédures - dans le passé, toutes les affaires étaient examinées par une formation de neuf juges. Mais aussi, au recrutement de collaborateurs, pour la plupart titulaires d'un master de droit public, qui trouvent dans ces fonctions une forme de transition entre les études et l'entrée dans la vie professionnelle. Ce recrutement n'a jamais été massif - entre 100 et 200 équivalents temps plein au total - et les juges sont toujours plus nombreux que leurs collaborateurs. Ces dispositions ne sont guère ambitieuses statutairement ni budgétairement, mais les assistants de justice jouent un rôle précieux auprès des magistrats, en les déchargeant des dossiers les plus simples. Enfin, les magistrats administratifs font face à des exigences croissantes de productivité. Le nombre de dossiers inscrits à l'audience de chaque quinzaine n'a pas diminué par rapport aux années soixante-dix ou quatre-vingt. Mais les dossiers ont changé de nature : marchés publics, affaire de Scot un peu consistante, fiscalité d'entreprise.... La représentation nationale doit avoir conscience que les magistrats administratifs travaillent beaucoup, sensiblement plus qu'il y a dix ans. Compte tenu des exigences et des attentes que nous avons envers eux, nous devons leur offrir des conditions de travail décentes. Leur charge de travail est lourde ; nous sommes arrivés à un pallier, il nous faudra recourir à de nouvelles méthodes, développer la collaboration auprès des juges par exemple.
L'application de la loi du 12 mars 2012 sur l'emploi précaire, que le Parlement a considérablement enrichie, est en bonne voie. Toutes les dispositions concernant les juridictions administratives sont maintenant en vigueur. Deux maîtres des requêtes en service extraordinaire ont été nommés par décret nominatif des 12 et 13 mai. Nous avons engagé la procédure pour la nomination d'un conseiller d'Etat issu des tribunaux administratifs et les rapporteurs détachés au Conseil d'Etat sont devenus maîtres des requêtes en service extraordinaire. Enfin, la procédure qui permettra de nommer maître des requêtes au Conseil d'Etat dès 2012 un ancien maître des requêtes en service extraordinaire est lancée.
La résorption de l'emploi précaire dans les juridictions administratives est également bien engagée : après concertation avec les représentants du personnel, la liste des agents éligibles a été établie, les formations sont programmées et l'on pourra bientôt procéder aux titularisations au Conseil d'Etat et à la CNDA, mais aussi, en lien avec le ministère de l'intérieur, aux titularisations des personnels des greffes de la juridiction administrative.
Je tiens à rappeler que malgré la procédure accélérée, les deux assemblées ont résisté à la volonté du gouvernement d'enrichir cette loi par des dispositions sur une grande école bien connue... Nous avons revendiqué notre grand attachement au principe d'égalité.
L'administration française est légaliste : elle exécute les décisions de justice. Bien que la loi du 8 février 1995 ait doté le juge administratif de pouvoirs importants pour faire appliquer ses décisions - injonctions, astreintes - Mme Lipietz évoque des difficultés d'exécution dans le domaine du droit des étrangers. Il est vrai qu'il peut y avoir localement des problèmes liés à la dotation de tel ou tel service des étrangers à la préfecture. Peut-être faut-il revoir les effectifs.
Dans le contentieux des étrangers, nous intervenons comme juge de la légalité. Lorsque nous annulons une décision, cela n'implique pas que l'étranger doive recevoir un titre de séjour, mais que son dossier doit être réexaminé... Mais peut-être le juge devrait-il statuer sur le fond également, sur la possibilité pour l'étranger d'obtenir un titre de séjour ? La tâche du magistrat en serait alourdie, mais quelle économie en procédures, en va et vient entre le tribunal et les préfectures ! Nous devrons mener cette réflexion, qui relève de la représentation nationale. Quant à nous, nous pouvons évaluer la soutenabilité d'une telle réforme. Je n'en fais pas une proposition, mais les réexamens imposés aux préfectures à la suite d'annulations sont des exercices administratifs assez improductifs ! Bien sûr, cela impliquerait que les préfectures instruisent les dossiers à la lumière de l'ensemble des dispositions du code de l'entrée et du séjour des étrangers et pas seulement au regard de l'article en cause. Peut-être suis-je ici imprudent mais il faut avant tout être efficace et je parle d'une modification à législation de fond inchangée : il ne s'agit pas de revenir sur les critères applicables.
Une question accessoire : seriez-vous favorable à ce que devant votre haute juridiction, les parties puissent s'exprimer oralement ? Il est un peu frustrant de ne pouvoir le faire. Vos rites peuvent paraître étranges. Tel avocat se lève, déclare « Je m'en remets à mes écritures » et se rassoit... Cette question vous paraît-elle incongrue ?
A ma connaissance, il n'existe aucune juridiction suprême au monde où les parties peuvent s'exprimer directement devant le juge. Le recours à l'avocat est systématique. Les audiences de référé, ne serait-ce que par le cadre et les lieux, sont plus propices à un dialogue entre juge et parties, lequel aboutit parfois à dénouer un contentieux et obtenir un désistement. La justice s'illustre alors dans ce qu'elle a de plus exemplaire, sa capacité d'apaisement et de règlement des litiges par le dialogue... même si dans 250 000 cas par an, le juge tranche !
Désormais, le président du Sénat et celui de l'Assemblée nationale peuvent saisir le Conseil d'Etat à propos d'une proposition de loi. Vous rendez votre avis au président de l'assemblée qui vous a sollicité. D'après vous, quel statut a cet avis ? Peut-il être publié en annexe au rapport ? Est-il rendu au président du Sénat es qualité ? Doit-il être transmis à l'auteur de la proposition de loi ?
La Constitution prévoit que le président de chaque assemblée peut soumettre pour avis au Conseil d'Etat une proposition de loi, avec l'assentiment de l'auteur. Je ne peux que rendre compte de la pratique. La première proposition de loi dont nous avons été saisis concernait la simplification du droit, en 2009. L'avis a été remis au président de l'Assemblée nationale. La suite dépend du président de chaque assemblée. Il existe plusieurs possibilités, de la publicité totale à la confidentialité absolue... On peut aussi se borner à rendre publique la partie de l'avis relative aux articles maintenus - si l'auteur, ayant pris connaissance de l'avis, renonce à certaines dispositions, il n'y a pas nécessité de publier les observations du Conseil d'Etat les concernant. Quelles que soient les options choisies, nous les respectons, en vertu de la séparation des pouvoirs. Nous voulons être utiles, la notoriété ne nous importe pas.
Je vais saisir le président du Sénat, hors de toutes circonstances particulières, afin que notre assemblée établisse sa doctrine et le cadre de sa pratique. Votre conclusion témoigne d'une grande modestie et du sens aigu de l'intérêt public. Nous vous en sommes reconnaissants.