Je vous remercie d'avoir répondu positivement à notre invitation à cette mission d'information commune présidée par Henri de Raincourt, qui vous prie de bien vouloir excuser son absence aujourd'hui. Nous nous intéressons à la recherche hors de France en matière de développement, en particulier aux partenariats entre le Nord et le Sud auxquels cette recherche donne lieu.
Nous avons souhaité vous entendre sur les difficultés qui peuvent exister entre l'ouverture à la coopération scientifique et la nécessité de protéger notre potentiel scientifique et technique.
De nouvelles règles sont effectivement mises en place, nous sommes en phase de transition et nous ne disposons pas d'un recul très important.
La nouvelle règlementation répond du constat largement partagé de l'existence d'une menace réelle pesant sur nos activités scientifiques au sens large. Un recensement récent a établi cinq mille cas avérés d'atteintes au potentiel scientifique et technique en quatre ans, émanant de ressortissants de toutes nationalités et touchant très souvent des laboratoires de recherche. Nous devons donc assurer à la France et à ses laboratoires la protection nécessaire de savoirs qui, s'ils étaient détournés, pourraient nuire aux intérêts économiques, voire accentuer une menace terroriste ou nucléaire.
Ces risques ne sont pas théoriques mais bien réels dans le contexte général de la mondialisation, qui touche évidemment les activités de recherche. La menace est réelle, avérée, mais n'est pas toujours évaluée à son juste niveau, y compris par les scientifiques eux-mêmes.
Je ne pourrais vous citer d'exemples précis d'atteintes, pour les raisons de confidentialité.
Certains brevets se retrouvent déposés dans des pays d'où sont issus des stagiaires doctorants ayant travaillé sur les mêmes recherches en France. Le détournement de propriété intellectuelle profite au pays concerné ou à une entreprise créée autour du nouveau produit. Nous avons également déjà surpris des personnes récupérant des données directement sur les serveurs ou sur les postes informatiques de leurs professeurs. Nous avons la preuve que ces activités sont parfois organisées par des États.
Au-delà du rappel de l'existence d'une menace réelle, il faut également prendre conscience du fait que la protection contre cette menace est difficile à organiser, pour des raisons psychologiques et culturelles, mais également parce que les activités de recherche sont disséminées dans un très grand nombre de laboratoires, d'universités et d'établissements de recherche. La protection de tels sites est plus difficile à organiser que celle des sites militaires. Néanmoins, cette dissémination du risque a été prise en compte dans le dispositif mis en place à partir du décret de novembre 2011.
Les nouvelles modalités de la protection du potentiel scientifique et technique comprennent trois chapitres : la définition des secteurs protégés et de spécialités sensibles, dont la liste est centralisée auprès du Premier Ministre ; la création de zones protégées, les zones à régime restrictif (ZRR), où les infractions aux règles d'accès sont sanctionnées pénalement ; un contrôle a priori de tout projet de coopération avec les laboratoires étrangers.
Ces règles nouvelles, plus précises et contraignantes que les précédentes, exigent une compréhension et une certaine forme d'adhésion de la part des personnels de la recherche, ce qui implique une confiance dans le dispositif. Or, les avis donnés sur l'accès à une zone ou sur un projet de coopération n'ont pas à être motivés, ce qui peut engendrer des incompréhensions - et ce qui oblige à des efforts importants d'information et de pédagogie auprès des établissements de recherche.
Cette confiance résulte notamment de notre capacité à répondre dans des délais suffisamment brefs aux demandes d'avis. Pour l'accès à une ZRR, nous sommes tenus à un délai de deux mois : au-delà, l'avis est réputé favorable. C'est une soupape pour le dispositif, et une forte contrainte pour notre service, de même que le caractère impératif de notre avis est une garantie. Le dispositif est plus léger pour les projets de coopération, puisque le délai est de trois mois et que notre avis défavorable n'a pas de force contraignante.
Nous avons donc à réaliser un travail très important d'accompagnement pour mettre en place ces nouvelles règles. Certains des opérateurs fortement concernés, tels que l'INRIA, nous ont fait connaître leur souhait de retravailler le dispositif en concertation avec nous, pour essayer d'obtenir des formes d'assouplissement dans le cas d'avis défavorable.
Il n'est pas question de publier les endroits où nous entendons protéger des connaissances. Seuls les directeurs d'établissements ont donc une vue des lieux concernés.
La publication donnerait une indication des zones dont les recherches ne doivent pas être rendues publiques. En revanche, des panneaux indiquent qu'il s'agit d'une zone protégée.
Cela a-t-il des conséquences sur les conventions de partenariat et la mobilité estudiantine ?
Cela pourrait être le cas si des étudiants étrangers demandaient à travailler dans des laboratoires situés en ZRR sur des sujets intéressant la défense nationale, ou encore s'il existait une connaissance certaine de leur soumission à des structures étrangères.
Non, seules les sciences « dures » sont concernées aujourd'hui, ce qui ne signifie pas que les sciences humaines n'auraient pas vocation ultérieure à être protégées.
Oui, les mathématiques sont concernées, au même titre que la chimie et l'informatique. La liste des secteurs protégés est fixée par arrêté.
Je suppose que cette liste est connue des responsables directement impactés.
Oui.
La confidentialité d'un certain nombre de textes représente en soi un élément de complexité, au même titre que l'absence de communication sur les motivations d'un avis défavorable. Néanmoins, lors des échanges directs que nous avons avec les fonctionnaires des établissements, il est possible de leur donner des exemples de projets de coopération pouvant entraîner un avis défavorable.
Cette difficulté rend donc indispensable un contact rapproché avec les établissements. A mon sens, le dispositif ne fonctionnerait pas si nous n'avions pas ce dialogue de confiance avec les universités, et il est rendu possible par la nomination d'un Haut Fonctionnaire dédié à la sécurité, au sein même des établissements. Son rôle est essentiel car il est proche du terrain, et se trouve en lien direct avec les chercheurs pour leur donner les éléments d'explication nécessaires. Sans ce chaînon, les incompréhensions seraient bien plus grandes.
Le porteur de projet peut donner oralement les explications nécessaires, sans entrer dans les détails. Nous avons intérêt à minimiser les ressentis négatifs et à augmenter l'acceptabilité de nos décisions.
Les nouvelles règles ne représentent-elles pas une révolution culturelle pour les laboratoires de recherche ? Comment les chercheurs perçoivent-ils les nouvelles procédures ? Quels sont les recours possibles ?
Pour les anciens établissements à régime restrictif qui passent en ZRR, l'acculturation favorise l'adhésion. En revanche, dans le cas d'établissements non-initiés, la pédagogie est plus difficile à faire passer.
Des chercheurs peuvent craindre que les contrôles ne bloquent leurs recherches et c'est précisément notre rôle que de leur garantir le bien-fondé de la protection de notre potentiel scientifique et technique, de leur assurer que nos décisions ne sont pas arbitraires. Qui plus est, l'équipe de scientifiques donnant les avis sur les dossiers a été étoffée dans le sens d'une pluridisciplinarité, ce qui contribue à rassurer sur le caractère fondé des avis.
Aujourd'hui, les avis concernent essentiellement les coopérations dans le cadre d'appels à projets. Dans ce cas, nos avis s'intègrent entre ceux du comité scientifique et du comité directeur. Notre but n'est évidemment pas de bloquer la recherche, mais bien de protéger les secteurs sensibles, en se focalisant sur certains dossiers.
Nous exerçons notre fonction dans le cadre de notre tutelle et nous devons trouver le bon réglage entre les exigences de la recherche et l'impératif de sécurité. Nous devons donc expliciter nos critères, sans nuire à l'objet même de la recherche et de la coopération. Ce réglage n'est pas évident, surtout que le dispositif est récent et qu'il suscite encore des interrogations. Il peut, par exemple, arriver que le projet d'accueil d'un doctorant reçoive un avis défavorable, alors que ce chercheur présentait un potentiel important et qu'il a aussitôt été inséré dans un laboratoire étranger. Les réactions d'incompréhension sont nombreuses, mais nous espérons les limiter dans les prochains mois et années, à la faveur de la montée en charge du régime.
Peut-on envisager la mise en place de ZRR dans les pays du Sud, à l'occasion de partenariats avec les laboratoires ?
M. Frédéric Morinière. - Les ZRR sont exclusivement sur le territoire national. A l'étranger, il ne peut s'agir que de coopérations, qui sont examinées en tant que telles par le haut fonctionnaire de sécurité et de défense.
Les règles nouvelles sont-elles susceptibles de s'appliquer un jour aux sciences humaines ? Quelles conséquences sur la mobilité des chercheurs du Sud ?
Il est possible que les sciences humaines soient concernées. Par exemple, une étude sur le comportement d'une foule après une explosion dans un espace public pourrait être exploitée par des groupes terroristes.
De façon générale, le dispositif des ZRR participe aujourd'hui à la protection de la propriété intellectuelle, grâce à la sécurisation des connaissances.
La protection de la propriété intellectuelle est l'un des objectifs des règles nouvelles, qui placent l'ensemble des établissements sous un régime de protection plus rigoureux, sans distinguer de zones spécifiquement à protéger. La protection est donc diffuse et place l'ensemble de l'établissement à l'abri de la menace.
Notre analyse des dossiers procède par l'examen des risques concernant le nucléaire, les armes de destruction massive, le terrorisme et les intérêts économiques. Cependant, les règles nouvelles pénalisent moins les pays du Sud que les pays plus développés et plus directement concurrents de la France.
La protection du potentiel scientifique et technique ne fait pas l'objet d'une coopération européenne.
C'est difficile à dire, car nous ne connaissons pas tous les projets en cours.
Nos moyens ne sont pas très étendus, et notre capacité d'audit et de contrôle encore assez faible. C'est pourquoi en dehors des gros projets, la non-sollicitation d'avis aurait peu de chances d'être repérée. En revanche, le non-respect d'un avis donné pourrait facilement attirer l'attention. Du reste, le droit actuel punit déjà l'atteinte à la défense et à la sécurité.
Vous n'avez pas répondu à ma question sur la perception des chercheurs.
Je sensibilise les chercheurs non pas directement, mais par le relais de leurs établissements, ou par l'intermédiaire des présidents siégeant à la Conférence des Présidents d'Université. J'ai donc peu de contact direct avec eux et je n'ai pas fait d'enquête sur le sujet. Je perçois des réticences, des inquiétudes, mais pas de blocages.
Nous devons développer davantage les discussions directes avec les organismes et les laboratoires. Les réactions varient fortement selon les établissements, entre ceux qui ont une culture sécuritaire depuis longtemps, comme le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et le centre national d'études spatiales (CNES) et ceux qui découvrent l'existence même de règles protectrices. Un laboratoire universitaire intervenant dans un contexte libéral sur des champs de recherche théoriques, éprouve plus de difficultés à comprendre les impératifs de la sécurité que le CEA, qui de son côté a déjà mis en place un dispositif très rigoureux.
Il s'agit de les convaincre que les incidents ne sont pas fictifs, et qu'il n'existe aucune exagération de la part des services de renseignements. Les chercheurs savent généralement que leur ordinateur et leur téléphone portable sont fouillés.