Commission des affaires européennes

Réunion du 4 novembre 2020 à 13h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • coopération
  • délégué
  • enquête
  • enquêteurs
  • fraude
  • intérêt
  • parquet
  • parquet européen
  • procureur

La réunion

Source

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Rapin

Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui Mme Laura Kövesi, qui a été nommée il y a un an à la tête du Parquet européen.

Mme Kövesi, nous vous entendons par visioconférence depuis Luxembourg, puisque le contexte sanitaire nous empêche malheureusement de vous recevoir physiquement à Paris, mais ce n'est que partie remise. Merci d'avoir bien voulu accepter cette audition par visioconférence.

Le Parquet européen est une création récente : il est censé entrer en fonctionnement dans trois semaines. Nous sommes donc particulièrement curieux de vous entendre à la veille de la mise en oeuvre de ce projet que le Sénat a soutenu de longue date.

En effet, la mise en place d'un Parquet européen est une grande avancée pour l'Union européenne. La coopération en matière de justice s'y est construite progressivement : un premier pas décisif fut franchi il y a vingt ans, avec la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires ; une deuxième étape importante fut ensuite la mise en oeuvre du mandat d'arrêt européen ; c'est le traité de Lisbonne de 2009 qui a ouvert la voie vers un nouveau degré de coopération judiciaire, passant notamment par la création d'un Parquet européen compétent pour la protection des intérêts financiers de l'Union.

Cette idée remonte à plusieurs décennies : l'objectif est de s'assurer que l'argent issu du budget de l'Union européenne est utilisé correctement. Or les cadres juridiques des États membres diffèrent et les enquêtes transfrontalières se heurtent à plusieurs entraves. La lutte contre la fraude, le blanchiment et la corruption n'est donc pas efficace. À elle seule, la fraude à la TVA représenterait 50 milliards d'euros de pertes par an pour les budgets des États membres.

Une première réponse fut apportée en 1999 avec la création de l'Office européen de la lutte anti-fraude, l'OLAF, muni d'un pouvoir d'enquête indépendant. Mais il n'émet que des « recommandations », non contraignantes. En outre, il est limité aux enquêtes administratives et ne peut directement mener des poursuites à l'échelle nationale.

D'où la nécessité de créer un Parquet européen. C'est finalement par le biais d'une coopération renforcée qu'il a vu le jour. Aujourd'hui, 22 des États membres y participent et, dans chacun d'eux, a été nommé pour six ans un Procureur européen. Pour la France, il s'agit de M. Frédéric Baab, qui vous accompagne aujourd'hui. Les 22 procureurs européens sont réunis dans un collège qui doit permettre au Parquet européen de travailler main dans la main avec les autorités nationales, et avec Eurojust et Europol.

En tant qu'ancienne procureure en chef de la Direction nationale anticorruption de Roumanie, vous êtes apparue pleinement légitime pour être la première à diriger le nouveau Parquet européen. Pouvez-vous nous faire part de l'état d'avancement des préparatifs pour sa prochaine mise en service et nous indiquer comment vous concevez son rôle et son avenir ?

Vous avez reçu une liste de questions qui vous permettront d'orienter vos propos, puis mes collègues vous poseront leurs questions.

Je vous remercie.

Debut de section - Permalien
Laura Kövesi, Premier chef du Parquet européen

Merci beaucoup de me donner l'opportunité d'engager un dialogue avec vous. Aux côtés de la Cour européenne de justice, le Parquet européen renforcera le pilier judiciaire communautaire. Lorsqu'il sera opérationnel, le Parquet européen protégera de manière efficace les valeurs, les citoyens et les intérêts financiers de l'Union européenne.

Pour la première fois, un organe européen mènera ses propres enquêtes, poursuivra et fera traduire en justice les atteintes criminelles aux intérêts financiers de l'Union. Contrairement à Eurojust, le Parquet européen n'est pas seulement un instrument pour améliorer la coopération judiciaire entre les États membres. Contrairement à l'OLAF, il n'émettra pas de recommandations aux services judiciaires, sur la base d'enquêtes administratives. En tant que parquet spécialisé, la compétence du Parquet européen sera obligatoire : nous aurons l'obligation légale d'enquêter sur toute fraude impliquant des fonds européens ou toute fraude grave à la TVA transfrontalière commise dans les États participants depuis novembre 2017.

En pratique, le Parquet européen sera composé de 22 procureurs européens basés au Luxembourg, qui superviseront les enquêtes ouvertes par les procureurs européens délégués dans les États membres participants. Les procureurs européens délégués feront pleinement partie du système judiciaire national de chacun de leur État membre et mèneront les poursuites devant les tribunaux nationaux. La mise en place de ce système constitue un défi sans précédent pour un magistrat de ma génération.

Le but de la Commission est que le Parquet européen soit opérationnel à partir de la fin 2020. Pour ma part, j'ai pris mes fonctions le 4 novembre 2019 mais j'ai dû attendre septembre 2020 que le collège des 22 procureurs européens soit composé. Nous nous sommes immédiatement mis au travail.

Tout d'abord, nous avons alerté sur le déficit de financement du Parquet européen prévu dans le projet de budget pour 2021 et dans le prochain cadre financier pluriannuel proposé par la Commission européenne : il manque presque 18 millions d'euros par rapport à ce dont nous avons besoin pour fonctionner, et nous n'avons pas de marge pour des développements ultérieurs de notre activité. Avec cette proposition de budget, il existe un risque de blocage du Parquet européen au niveau central, risque qui ne peut être réduit que par un soutien opérationnel aux procureurs européens.

De plus, en quelques semaines, nous avons arrêté les conditions applicables aux contrats de travail des procureurs européens délégués, pour que les États membres puissent lancer les procédures de sélection ; en effet, en l'absence d'un nombre suffisant de procureurs européens délégués dans tous les États participants, nous ne pourrons pas commencer les opérations. Conformément au règlement établissant le Parquet européen, et même si plusieurs États membres, dont la France, contestaient ce point, le collège a décidé de laisser aux États participants le soin d'assumer les dépenses afférentes au maintien des droits de sécurité sociale et de retraite des procureurs européens délégués. Cette question de principe, soulevée par certains États membres, devra être traitée lorsque le statut des procureurs européens délégués sera redéfini, de même que les responsabilités budgétaires des différentes parties prenantes, dans le cadre de la prochaine révision du règlement fixant le statut des fonctionnaires et autres agents européens, et du règlement établissant le Parquet européen.

Dans ce contexte, je regrette que la France fasse partie des États avec lesquels nous n'avons pas, pour l'instant, d'accord formel sur le nombre de procureurs délégués, et qui n'ont pas encore adapté leur législation interne. Je compte donc sur votre aide pour accélérer ce processus.

Dans l'intervalle, nous continuerons bien entendu à travailler de manière indépendante et déterminée ; nous travaillons d'arrache-pied pour rattraper le temps perdu. Nous prenons notre rôle extrêmement au sérieux et nous avons l'intention de commencer nos opérations le plus rapidement possible.

Mesdames et messieurs, la question que nous devons nous poser aujourd'hui est très simple : voulons-nous un Parquet européen uniquement pour pouvoir dire que nous en avons un ou voulons-nous un Parquet européen qui soit une institution efficace ? En ce qui me concerne, je souhaite que le Parquet européen soit une institution réellement indépendante, efficace et forte, une institution en laquelle les citoyens auront confiance, un centre d'excellence capable d'oeuvrer à la confiscation des avoirs d'origine criminelle et au recouvrement des dommages et intérêts, et qui apporte une vraie plus-value en matière de fraude à la TVA transfrontalière.

Enfin, il est clair, selon moi, que le Parquet européen revêt un sens plus profond pour les citoyens européens : ils le considèrent comme le premier instrument réellement efficace pour défendre l'État de droit dans l'Union européenne. Ils ont, à raison, des attentes élevées concernant le Parquet européen.

J'espère que je pourrai aussi compter sur votre soutien dans ce moment crucial qu'est la mise en place du Parquet européen. Je vous remercie pour votre attention et répondrai volontiers à toutes vos questions.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Rapin

Merci Madame Kövesi pour votre exposé. Je souhaiterais vous poser une question et revenir sur l'une de vos remarques concernant le nombre de procureurs en France.

Ma question porte sur le choix de votre langue de travail. Notre commission a adopté un avis politique en début d'année concernant l'usage du français dans les institutions européennes. Le français n'a pas été la langue retenue pour le travail du Parquet européen. Quel est votre avis sur la question ? Comment les décisions ont-elles été prises à ce sujet ?

Concernant le nombre de procureurs délégués, j'entends écrire au Premier ministre au sujet des blocages éventuels freinant leur nomination et des incidences des arbitrages afférents qu'il va rendre. Ce matin - et je parle sous le contrôle de l'ancien président de la commission, Jean Bizet - je suis intervenu en commission des finances pour que nous ayons une vigilance particulière, y compris au sein de la commission des finances du Sénat à ce sujet, notamment au regard de l'effort budgétaire engagé par la France au bénéfice de la mission justice.

Debut de section - Permalien
Laura Kövesi, Premier chef du Parquet européen

En ce qui concerne la langue de travail, l'article 1 de la décision du collège du Parquet européen concernant les langues de travail stipule que la langue de travail pour le fonctionnement courant et les activités administratives du Parquet européen est l'anglais, mais que le français peut lui aussi être utilisé dans les relations avec la Cour de justice de l'Union européenne. Le collège du Parquet européen a pris une décision pragmatique : certains membres du collège parlent français, certains parlent d'autres langues, mais tous sont capables de comprendre l'anglais et de s'exprimer et écrire dans cette langue, donc nous avons choisi l'anglais.

Je voudrais souligner la particularité du Parquet européen, chargé de mener des enquêtes au sein de 22 États membres différents. Nous sommes avant tout soucieux d'assurer l'efficacité et la régularité des procédures judiciaires. Nous ne pouvons pas nous permettre d'allonger les délais à cause de règles procédurales internes. Je vais vous donner un exemple.

Le Parquet européen doit décider d'exercer ou non son droit d'évocation dans les cinq jours après réception des dossiers communiqués par les autorités nationales. Dans ce délai, le procureur européen délégué compétent doit vérifier l'information et préparer une décision dans la langue de travail du Parquet européen et la chambre permanente doit l'examiner. Traduire ce rapport dans une langue supplémentaire nous exposerait à ne pas pouvoir respecter les délais procéduraux légaux.

Nous devons également considérer l'implication financière potentielle qu'aurait l'ajout d'une seconde langue de travail. Les enquêtes du Parquet européen seront menées dans chacune des langues des 22 États participants, et de nombreux documents devront être traduits dans la langue de travail du Parquet européen. Nous avons estimé que le coût de traduction minimal, en travaillant avec une langue unique, serait de 8,3 millions d'euros par an. Au vu du budget annoncé par la Commission européenne pour le Parquet européen, nous disposerions au maximum de 5,2 millions d'euros par an pour la traduction. Il est donc évident que nous ne pouvons pas nous permettre d'ajouter une deuxième langue de travail.

Concernant le deuxième point, tant que nous n'aurons pas des procureurs délégués nommés par chaque État membre, nous ne pourrons pas commencer à travailler.

Debut de section - PermalienPhoto de Marta de Cidrac

Merci Madame, j'ai deux questions à vous poser.

Alors que les géants du numérique sont en moyenne deux fois moins imposés que les entreprises traditionnelles en Europe, la France et l'Union européenne plaident pour plus de justice fiscale sur le sujet. Par exemple, Google n'a déclaré qu'un chiffre d'affaires de 411 millions d'euros en 2018 et n'a payé en France que 17 millions d'euros d'impôts. Pourtant, les seules recettes publicitaires réalisées en France auraient rapporté à Google environ 2 milliards d'euros, selon le syndicat des régies internet.

En moyenne, dans l'Union européenne, les entreprises du numérique sont soumises à un taux d'imposition effectif deux fois moins élevé que celui applicable aux entreprises traditionnelles, ce qui crée des conditions de concurrence défavorables et prive les États membres d'importantes recettes fiscales, encore plus en période de confinement, où les ventes sur internet sont dopées.

La Commission a par ailleurs prévu de dédier une enveloppe de 1,8 milliard d'euros pour la lutte contre le réchauffement climatique sur la période 2021-2027. Il s'agit là d'un montant significatif. La mission du Parquet européen est de contrôler également la distribution des fonds européens, afin de lutter contre la fraude. Ainsi, le Pacte Vert européen peut être vu comme une aubaine pour des fraudeurs.

Quels sont les outils dont le Parquet européen dispose pour lutter plus efficacement contre les fraudes et plus particulièrement la fraude à l'impôt des géants du numérique ?

Quelles seront les mesures pour contrôler la chaîne de distribution des fonds du Pacte Vert ?

Debut de section - Permalien
Laura Kövesi, Premier chef du Parquet européen

Le Parquet européen a été créé pour enquêter sur les fraudes aux fonds européens portant sur des montants supérieurs à 10 000 euros et sur toutes les opérations de fraude à la TVA transfrontalière de plus de 10 millions d'euros. Nous avons ce pouvoir d'enquête, mais uniquement pour les affaires constatées après 2017.

Nous sommes bien sûr conscients que des groupes de crime organisé utilisent le marché unique et les opérations transfrontalières, y compris concernant les fonds européens, pour faire du profit et blanchir leur argent.

D'après une étude du Kiel Institute for the World Economy, on observe chaque année dans l'Union 30 à 60 milliards d'euros de pertes sur les recettes de TVA qui ne peuvent être expliquées autrement que par les activités d'organisations criminelles spécialisées dans la fraude à la TVA transfrontalière. Or qui est mieux à même de combattre ces crimes qu'une structure supranationale comme le Parquet européen ? En effet, notre rôle est bel et bien de lutter contre les fraudes transfrontalières à la TVA et les fraudes au financement au niveau européen.

Selon la réglementation européenne, le Parquet européen aura accès à des bases de données nationales comme européennes. Les procureurs européens délégués auront accès à leurs bases de données nationales, puisqu'ils feront partie des systèmes judiciaires nationaux. La valeur ajoutée du Parquet européen sera d'agréger les informations et de les analyser à l'échelle européenne. Bien sûr, pour être capable d'enquêter sur ces crimes qui relèvent de notre juridiction, il nous faudra avoir accès à tous les outils numériques disponibles à l'échelle européenne, mais pour pouvoir le faire, nous avons besoin d'avoir les ressources suffisantes.

À l'heure actuelle, nous n'avons pas le budget suffisant pour constituer une équipe adéquate au niveau central, au Luxembourg. Notre budget ne nous permet pas de recruter enquêteurs financiers et analystes. Nous avons pourtant besoin de ces ressources pour faire le lien entre tous les éléments auxquels nous aurons accès, pour relier des informations en provenance de 22 États ; nous en avons besoin pour travailler de manière efficace.

Nous sommes actuellement en négociation avec Europol, Eurojust et l'OLAF pour arrêter une méthode de travail conjointe, et j'espère que cela débouchera également sur la possibilité d'accéder à leurs bases de données - celles du moins qu'ils seront en mesure de partager, tout cela dans le respect de la réglementation européenne concernant la protection des données individuelles et les droits fondamentaux des citoyens.

Debut de section - PermalienPhoto de Richard Yung

Les fraudes à la TVA sont essentiellement menées par des groupes internationaux de grand banditisme. Comment allez-vous coordonner votre action contre cette fraude fiscale avec les autres aspects de procédure qui auront lieu soit au niveau des États membres, soit au niveau international ?

Debut de section - Permalien
Laura Kövesi, Premier chef du Parquet européen

Ce sera un enjeu pour nous de travailler avec 22 codes pénaux et codes de procédure pénale différents, dans chacun des États membres. Il est important de rappeler que nous aurons 22 procureurs européens basés au Luxembourg qui définiront des priorités et élaboreront des stratégies conformément à ces priorités. Pour la France, il s'agit par exemple de M. Frédéric Baab. Nous pourrons débattre de manière collégiale sur les différents aspects juridiques nationaux et sur les différentes procédures nationales.

Bien sûr, quand on parle de crime organisé, ce n'est pas uniquement le niveau national qui est concerné. Nous devrions également avoir 140 procureurs européens délégués : c'est une grande nouveauté. Ils pourront bénéficier de la capacité unique du Parquet européen à obtenir des informations et des données agrégées et analysées au niveau européen, ainsi qu'à enquêter simultanément dans les différents États membres. Ils pourront utiliser les preuves qui seront détenues par d'autres États membres sans avoir besoin de passer par des procédures administratives complexes. En généralisant les méthodes d'enquête les plus efficaces, j'ai vraiment confiance en la capacité du Parquet européen à faire la différence dans la lutte contre le crime organisé.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Bonnecarrere

Pouvez-vous préciser le nombre de dossiers que le Parquet européen devra traiter par an ?

Le règlement instituant le Parquet européen est d'application directe mais chaque pays doit organiser le cadre procédural dans lequel vont intervenir les procureurs européens dits délégués. La France est en train d'établir ce cadre procédural. Le Sénat a délibéré il y a quelques mois à ce sujet et nous attendons maintenant la position de l'Assemblée nationale. Sur les 22 pays embarqués dans le Parquet européen, quels sont les pays qui ont terminé leur organisation procédurale ? À l'inverse, combien n'ont pas encore terminé cette transcription procédurale ?

Vous avez évoqué les problèmes financiers rencontrés par le Parquet et le besoin de recruter des enquêteurs financiers. Cependant, selon moi, l'organisation du Parquet européen repose sur des enquêteurs nationaux placés sous le contrôle des procureurs délégués et sous la supervision du Parquet général. Je ne comprends donc pas pourquoi le Parquet européen aurait à recruter des enquêteurs financiers.

Debut de section - Permalien
Laura Kövesi, Premier chef du Parquet européen

La première lettre que j'ai envoyée aux États membres en 2019, lors de ma prise de fonction, demandait justement combien d'affaires susceptibles de relever du Parquet européen avaient été traitées au cours des quatre dernières années. Les réponses des différents États membres ont été très intéressantes, et parfois surprenantes. En effet, des États membres de taille comparable et recevant des volumes de financements européens comparables affichent des différences flagrantes. D'après ces réponses, nous estimons que nous allons recevoir environ 3 000 affaires dès le début de notre activité, mais je suis sûre que l'activité du Parquet européen conduira à mener davantage d'enquêtes et que nous constaterons une réduction des différences entre les États membres.

Pour répondre à votre deuxième question, il est évident que le règlement européen devrait être d'application directe, mais, dans les droits des différents États membres, il peut exister des spécificités qui exigent une transcription dans la loi nationale. D'après les échanges que nous avons concernant les nominations de procureurs délégués, je constate que certains États ont déjà adopté de telles législations tandis que d'autres n'ont pas encore terminé ce processus. En revanche, ce n'est pas mon rôle de préciser le nombre exact d'États membres qui sont en conformité, ce rôle revenant à la Commission européenne. Je peux simplement indiquer que l'Allemagne et la Slovaquie ont déjà envoyé des propositions en vue de nommer leurs procureurs délégués, car leur droit national a été adapté. En Roumanie, pays que je connais très bien, la situation est identique à celle de la France puisque le projet de loi est en cours d'examen et d'adoption.

Nous avons besoin de davantage de personnel dans trois domaines. Le premier est l'enregistrement des informations, notamment des plaintes et des rapports que nous recevons de la part des États membres. La deuxième catégorie de personnel à recruter est celle des analystes de cas, car nous allons utiliser des outils d'analyse statistique pour analyser de grandes bases de données d'éléments récoltés lors des enquêtes, mais également pour analyser les risques liés à l'octroi et à l'utilisation des fonds européens et prévenir la criminalité qui peut s'y associer. La troisième catégorie est celle des enquêteurs financiers, car l'une des priorités du Parquet européen sera d'obtenir des dommages et intérêts. Les enquêteurs financiers, parallèlement aux enquêtes en cours, enquêteront, à la demande des procureurs européens délégués, pour identifier les actifs qui pourront être saisis dans le cadre des demandes de dommages et intérêts, pour augmenter le montant potentiel des recouvrements. Leur travail sera donc complémentaire de celui mené par les enquêteurs nationaux, aussi bien par les officiers de police que par les procureurs européens délégués.

D'expérience, d'après ce que j'ai vu lors de mes précédentes fonctions, j'ai pu constater que les criminels détiennent très régulièrement des comptes bancaires et des actifs dans plusieurs États membre pour éviter d'être détectés. Ces enquêteurs financiers auront pour tâche de récupérer les actifs, d'établir leurs profils financiers, leur provenance et leur destination, d'identifier les flux et leur nature, ainsi que la structure de leur propriété. Ils devront aussi élaborer un corpus de bonnes pratiques dans ce domaine.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Yves Leconte

Vous allez avoir compétence sur la défense des intérêts financiers de l'Union européenne mais ne risque-t-il pas d'y avoir un double standard entre les 22 pays qui font partie de la coopération renforcée et les autres ? Dans le cadre de la négociation du cadre financier pluriannuel, nous avons eu toute une discussion sur les conditionnalités à l'État de droit, qui sont finalement surtout centrées sur des pays qui ne sont pas membres de cette coopération renforcée. Comment percevez-vous ce double standard au regard de votre mission ?

Quels sont les États qui n'ont pas encore désigné les procureurs délégués ? Ne craignez-vous pas que le Parquet européen soit limité par les moyens d'investigation qui seront dans chaque cas prévus par la loi nationale en fonction des capacités de la justice nationale ?

D'une manière plus générale, compte tenu de votre passé et compte tenu de ce qu'il se passe dans certains pays d'Europe mais aussi en Ukraine, considérez-vous que la lutte contre la corruption est toujours complémentaire de la défense de l'État de droit ? Au contraire, peut-il exister des contradictions ?

Debut de section - Permalien
Laura Kövesi, Premier chef du Parquet européen

Je ne peux pas répondre à votre question sur la conditionnalité liée à l'État de droit, car je suis moi-même procureur, mais il est certain que le Parquet européen appliquera la règle dans tous les États participants. Il est vrai que cinq États membres ont décidé de ne pas rejoindre le Parquet européen.

Le Parquet européen doit exercer ses compétences de la manière la plus large possible et, parfois, ses compétences pourraient s'appliquer même hors des frontières des États participants. Des enquêtes parallèles pourraient être conduites par le Parquet européen et par des autorités d'États membres qui ne participent pas au Parquet européen. Nous pourrons aussi solliciter des preuves détenues dans des États membres non participants au Parquet européen. Dans ces cas de figure, le Parquet européen utiliserait les formes classiques de la coopération judiciaire entre États membres, et pourra aussi demander la collaboration d'Eurojust pour faciliter cette coopération. De mon point de vue, nous n'appliquerons pas de double standard, nous essaierons d'appliquer les règles, en utilisant tous les outils de coopération judiciaire à notre disposition.

En réponse à votre deuxième question, je ne peux que répéter quels sont les États membres ayant déjà nommé leurs procureurs délégués : ce sont l'Allemagne et la Slovaquie. Certains États membres n'ont pas encore initié la procédure ; d'autres l'ont lancée mais elle n'a pas encore abouti.

En réponse à votre question relative à la limite de nos travaux imputable aux moyens nationaux, l'instrument principal que nous utiliserons sera la directive PIF, qui vise à défendre les intérêts financiers européens et qui malheureusement n'a pas encore été transposée par tous les États membres. C'est toutefois le devoir de la Commission de s'assurer que cette directive sera bien transposée dans les droits des différents États membres.

Concernant votre dernière question, on peut voir un lien entre la corruption et l'État de droit, car, quand l'État de droit est attaqué, il y a généralement des suspicions de fraude et de corruption systémique.

Debut de section - PermalienPhoto de Gisèle Jourda

Cinq pays européens ne participent pas au Parquet européen. Avez-vous connaissance d'avancées dans ces pays sur ce sujet ? Les Pays-Bas qui étaient opposés au démarrage de l'initiative l'ont finalement rejoint. Pouvons-nous espérer que d'autres pays suivent le même cheminement, par exemple la Suède, le Danemark ou l'Irlande ?

Vous avez évoqué le rôle d'Eurojust, mais le retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne ne risque-t-il pas d'affaiblir Eurojust ? Quel est l'état de vos pourparlers avec le Royaume-Uni pour mener les investigations qui seraient nécessaires ?

Debut de section - Permalien
Laura Kövesi, Premier chef du Parquet européen

Les cinq États membres qui ne font pas partie du Parquet européen ont pris une décision politique et je ne sais pas si ces États décideront à terme de nous rejoindre, mais je souhaite évidemment que tous les États membres contribuent au Parquet européen. J'espère que nos actions les convaincront de nous rejoindre. Pour l'instant, nous essayons d'établir des protocoles de coopération avec ces cinq États non participants. Nous sommes déjà parvenus à un accord avec la Pologne et la Hongrie, nous espérons faire de même avec le Danemark, l'Irlande et la Suède. J'espère que cela permettra d'améliorer notre coopération avec les États non participants.

En ce qui concerne le Royaume-Uni, nous utiliserons les outils de coopération internationale dont nous disposons. Pour la résolution des problèmes transfrontaliers, nous pourrons demander le soutien d'Eurojust en vue de la transmission de documents et de demandes d'assistance juridique, aussi bien en ce qui concerne les États membres non participants que les pays tiers comme le Royaume-Uni.

Debut de section - PermalienPhoto de Patrice Joly

J'ai eu l'occasion l'année dernière d'examiner les enjeux de la fraude sur les opérations financées par la Commission européenne : j'avais relevé une sous-estimation évidente avec 775 irrégularités ou fraudes identifiées en 2017 pour un montant de 390 millions d'euros, soit 0,29 % des dépenses européennes. À titre de comparaison, les fraudes constatées en matière d'assurance sont évaluées à 10 % du montant total des sinistres en Europe. Selon la Cour des comptes européenne, pour mieux appréhender le niveau réel de la fraude, il aurait fallu lancer des recherches s'appuyant sur des données sociologiques, au travers de sondages et d'enquêtes pour avoir une évaluation plus juste de la fraude dans ce domaine dans chacun des pays. Par exemple, en France, il n'y a eu aucune déclaration de fraude à l'échelle européenne en 2017. En revanche, la Slovaquie a identifié que 10 % des dépenses européennes auraient fait l'objet d'une fraude.

Comment percevez-vous cette sous-estimation de la fraude ? Quelles pistes sont envisageables pour que les estimations soient plus conformes à la réalité des actes frauduleux ?

Quelle stratégie voulez-vous mettre en place pour mieux identifier ces fraudes ? Quelle coordination doit être mise en place avec les autres structures européennes de lutte contre la fraude, notamment l'OLAF, et les structures nationales compétentes ?

Debut de section - Permalien
Laura Kövesi, Premier chef du Parquet européen

Les chiffres de la fraude sont basés sur le nombre d'affaires traitées. Comme précisé précédemment, nous estimons que nous recevrons 3 000 affaires par an, mais je suis sûre que ce nombre sera au final plus important, car tous les États membres n'ont pas forcément de statistiques précises sur le nombre d'affaires. Par ailleurs, le nombre d'enquêtes devrait augmenter, car nous recevrons, en plus des affaires enregistrées au niveau des parquets nationaux, des plaintes de la part de particuliers, d'entreprises, d'institutions et autorités nationales. Le Parquet européen offrira une valeur ajoutée par une approche commune de la lutte contre la fraude.

La détection des fraudes relève principalement de la police et des autorités financières, qui effectuent des contrôles. Les procureurs européens auront, eux, pour mission d'enquêter sur ces fraudes et de poursuivre. Pour autant, la Cour des comptes a pu établir que l'OLAF pouvait améliorer le niveau de détection des fraudes à l'échelon européen, tant en terme de rapidité de résolution des affaires que de volume des affaires traitées.

Concernant notre travail avec les institutions européennes, nous voulons établir des protocoles de coopération avec toutes les institutions. Il est de notre intérêt de travailler étroitement avec elles. Nous allons donc nous rapprocher de l'OLAF, mais aussi d'Eurojust et Europol. En ce qui concerne l'OLAF en particulier, si le Parquet européen enquête sur une affaire, l'OLAF n'ouvrira pas une enquête administrative, sauf si nous le lui demandons à titre complémentaire. L'OLAF continuera de coopérer avec les États membres non participants et les pays tiers.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Rapin

Il reste deux questions pendantes, que nous vous ferons parvenir par écrit. Je vous remercie pour le temps que vous nous avez accordé.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 heures.