Lors d'une première séance tenue dans la matinée, la commission auditionne SE. Mme Dina Kawar, ambassadeur de Jordanie, sur la situation en Syrie.
Nous accueillons aujourd'hui Son Excellence, Madame Dina Kawar, ambassadeur de Jordanie en France, sur la crise syrienne. Comme vous le savez, cette audition s'inscrit dans un cycle de sept auditions. Nous avons déjà rencontré hier M. l'Ambassadeur du Liban et nous recevrons cette semaine les représentants de la Russie, du Royaume-Uni, de l'Allemagne, des Etats-Unis et de la Turquie et peut être d'Israël, dont nous attendons encore la réponse.
Notre président, Jean-Louis Carrère, actuellement à l'Assemblée générale de l'ONU, a souhaité que la Commission puisse entendre les représentants des différents États concernés par cette crise syrienne et que ceux-ci puissent leur donner la position de leur propre pays, et les raisons qui les sous-tendent, sans aucun filtre médiatique.
Je vous remercie donc Madame l'ambassadrice pour avoir eu la gentillesse de bien vouloir vous prêter à cet exercice et vous donne la parole sans tarder pour présenter la position de votre pays, mais aussi pour nous donner la mesure de la situation en Jordanie et nous dire dans quelle façon la crise syrienne rejaillit sur la situation intérieure de votre pays.
La crise syrienne touche directement la Jordanie, qui est le premier pays d'accueil des réfugiés syriens.
Je voudrais commencer par un rapide état des lieux de la situation. Bachar el-Assad est toujours en position de force. Il a le soutien de l'armée et, en face, il a une opposition encore divisée. La Russie et la Chine le soutiennent dans les instances internationales, notamment à l'ONU, et l'Iran est également un soutien. Le temps joue donc pour lui, au moins à court terme. Les alaouites, qui critiquent en privé le Président, ne sont pas pour autant prêts à agir pour le changement. Enfin, la présence d'armes chimiques est source d'inquiétude.
Des efforts négociés doivent être menés pour trouver une solution politique, autrement la situation va encore empirer et tout doit être fait pour garantir l'unité territoriale du pays.
La Jordanie est traditionnellement un pays d'accueil des réfugiés, d'abord palestiniens, puis irakiens, et aujourd'hui syriens. Néanmoins, des problèmes existent, dus notamment à la situation économique très tendue dans le pays et aggravée par la crise économique du printemps arabe, en particulier sur la facture énergétique qui a fortement augmenté du fait du sabotage du pipeline qui permettait à la Jordanie de s'approvisionner en Egypte. L'impact sur la facture énergétique a ainsi été de 2,8 milliards de dollars. Un autre secteur majeur de l'économie, celui du tourisme a été également fortement touché par ce printemps arabe.
La crise syrienne a eu des conséquences de deux ordres. Tout d'abord économique, puisque la Syrie était un partenaire économique important pour la Jordanie qui lui permettait d'avoir accès à la mer, ensuite humanitaire, puisqu'on estime à 200 000 le nombre de réfugiés syriens sur le territoire jordanien, dont 30 000 dans le camp de Zaatari. Les Syriens n'ont jamais eu besoin de visa pour venir en Jordanie, où ils ont souvent des membres de leur famille, d'où une tradition de mélange, d'accueil et d'hospitalité pour les Syriens.
Mon pays demande l'aide de la communauté internationale pour pouvoir faire face à cet afflux de réfugiés. Le camp de Zaatari devrait augmenter sa capacité d'accueil à 80 000 personnes, d'ici la fin de cette année 2012, ce qui représente un coût de 150 millions de dollars. A ce jour, 60 000 Syriens seulement sont officiellement enregistrés comme réfugiés. L'accueil de réfugiés a également un impact direct sur les ressources nationales du pays avec l'accès aux services médicaux, à l'enseignement, au marché du travail et aux réserves en eau de la Jordanie.
Que faire ? La Jordanie a soutenu une solution politique, car, certes, le Président peut être relevé, mais il faut surtout réformer le système. Une transition politique incluant toutes les communautés, toutes les confessions du pays doit être installée afin que la Syrie se dirige vers un système démocratique et représentatif. Mais, pour cela, il est nécessaire d'avoir des partenaires et interlocuteurs, donc l'opposition doit s'unifier. Le Conseil national syrien connaît une situation difficile car, pour certains, il rassemble trop de Frères musulmans, pour d'autres, il n'est pas assez connaisseur de la situation sur le terrain du fait de sa localisation à Istanbul.
Le 31 mars dernier, l'effort a été fait pour aboutir à un pacte national syrien, prémices de la construction d'un futur État syrien. La Jordanie a également soutenu le plan transitionnel de Genève, où les États-Unis et l'Europe ont pour la première fois accepté que la transition se fasse pendant et non après le départ de Bachar el-Assad. Il y a donc plusieurs éléments intéressants.
Concernant les armements de l'armée de l'opposition, la Jordanie s'inquiète d'une éventuelle infiltration extrémiste des armées. La Syrie est désormais un terrain fertile, il faut être vigilant, donc la Jordanie s'oppose à ce que nous envoyions des armements tant que l'armée libre n'est pas organisée. Certains pays ont décidé d'arrêter l'envoi d'armements lourds afin qu'ils ne tombent pas entre de mauvaises mains.
Enfin, l'armée jordanienne fait de son mieux pour protéger les réfugiés, notamment lors du passage des frontières. Les déserteurs de l'armée syrienne, quant à eux, sont isolés.
Au début du conflit, les Jordaniens étaient tous favorables à l'accueil des réfugiés. Ceci tend à changer car ils prennent conscience des implications de cet accueil. Ce n'est pas un problème d'hospitalité mais bien la conséquence de la situation économique actuelle. Les sondages montrent que les Jordaniens sont de plus en plus nombreux à être favorables à la fermeture des frontières. Fin août, en moyenne 6 000 réfugiés par nuit arrivaient en Jordanie ! Ce nombre est aujourd'hui en baisse.
Non, car il est préoccupé par les élections actuelles. De plus, autant le Roi que le Gouvernement agissent au mieux pour qu'il n'en tire pas profit.
Mon interrogation porte sur les chrétiens d'Orient : en recevez-vous beaucoup et cette crise dégrade-t-elle leur situation ?
La question des chrétiens d'Orient se pose principalement en Égypte avec les Coptes, et elle n'est pas récente. Au Liban, en Syrie et en Jordanie, aucun problème n'est à signaler. En Cisjordanie et Israël, le départ de certains chrétiens est plus causé par des raisons économiques que confessionnelles.
Il est impossible de dire aujourd'hui quelles seront les conséquences d'un changement de régime. Tout dépendra de ce qui sera mis en place. Cependant, même dans le cas d'une victoire islamiste, je doute que les suites soient néfastes, car les chrétiens représentent tout de même 10 % de la population syrienne, ils sont bien intégrés et constituent une communauté économiquement forte.
n - Des manifestations se sont déroulées à Amman dernièrement. Est-ce un épiphénomène ou une réelle remise en cause du régime ?
Concernant le rôle joué par Israël, comment l'analysez-vous ? Anticipez-vous une redistribution des cartes du fait de l'affaiblissement de la Syrie ? Quelle est la stratégie d'Israël ?
Enfin, des déclarations fortes ont été faites par le Président François Hollande et Laurent Fabius à propos de l'aide humanitaire française. Celle-ci est-elle à hauteur des engagements ?
La France a permis la construction d'un hôpital militaire au sein du camp de Zaatari. Cela ne suffit pas à faire face à la situation, mais l'aide doit venir de tous, pas uniquement de la France.
Concernant les manifestations, celles-ci se tenaient tous les vendredis depuis 2010, elles étaient pacifiques et réclamaient la réforme du système. Mais ce mouvement s'était ralenti au début de la crise syrienne. Vendredi dernier, les Frères musulmans ont réactivé ce mouvement. Ils ont critiqué la réforme de la loi électorale, la trouvant insuffisante. Si l'on en croit les projections, les Frères musulmans, s'ils se présentaient, seraient en mesure de gagner 30 à 40% des voix aux élections et donc pourraient être potentiellement choisis par le Roi pour former un Gouvernement.
Enfin, à propos d'Israël, il a été annoncé que les élections seraient organisées huit mois plus tôt que prévu. Israël était très inquiet du printemps arabe, puisque ses dirigeants ne savaient pas ce qui allait en résulter. Puis des signes d'apaisement ont été montrés par l'Égypte, et Israël a été rassuré. Concernant la Syrie, je pense qu'Israël à la fois se réjouit du départ de Bachar el-Assad, qui provoquerait, de fait, un affaiblissement du Hezbollah, tout en étant inquiet de l'arrivée éventuelle des islamistes, ensuite. On ne peut pas, pour l'instant, présumer de l'issue de cette situation.
J'ai conduit dernièrement une délégation de sénateurs à Pékin. La France regrette la position chinoise, qui oppose son veto à l'ONU, ainsi que la Russie, et je m'en suis fait l'écho auprès de nos interlocuteurs. Il m'a été répondu que la Chine envisageait l'envoi d'une aide humanitaire en Jordanie pour les camps de réfugiés syriens. Qu'en est-il ?
Je n'en suis pas informée, mais cela ne veut pas dire que cette aide n'existe pas.
L'ambassadeur de Chine a été invité à rencontrer la commission, mais il a décliné.
Je pense qu'il y a eu rapidement un effet d'intoxication de l'opinion publique occidentale sur le rapport de force interne en Syrie, car il était globalement moins impopulaire que nous ne l'avions cru. Certes, il doit partir, mais je ne suis pas sûre que l'opinion portée sur lui au départ ait été objectivement la bonne.
Ma deuxième remarque est que nous avons un sentiment de vide quant à ce que peut représenter l'opposition dans sa diversité. Il risque d`y avoir de plus en plus de réfugiés. La France avait proposé que les espaces reconquis puissent permettre la réinstallation des personnes. Qu'en est-il, et qu'en est-il également de l'instauration de zones tampon ?
Enfin, concernant les événements récents en Jordanie, des élections vont être organisées en réponse. Cependant, ce sont des réformes qui étaient demandées pas des élections !
Les manifestants demandent des réformes, mais déjà beaucoup ont été apportées depuis deux ans, puisque près d'un tiers de la Constitution a été modifiée. Le système électoral a été refondu, et une commission électorale indépendante veille sur les élections à venir, en toute transparence. Une nouvelle loi sur les partis politiques a été instaurée et un Conseil Constitutionnel a été fondé. Les manifestations actuelles sont l'oeuvre des Frères musulmans qui souhaitent changer la loi électorale et donc ont annoncé le boycott des élections.
Concernant votre remarque sur Bachar el-Assad, il ne faut pas confondre fort et populaire. Difficile de connaître sa popularité. Néanmoins il reste en position de force, notamment parce qu'il a su placer des alaouites au sein de l'armée.
Du fait de votre proximité, avez-vous pu détecter en Syrie un groupe ou des individus susceptibles d'assurer la transition ? Ou craignez-vous un nouveau système pire que l'actuel ?
Nous avons des contacts avec l'opposition, mais celle-ci n'est pas assez unifiée pour le moment. Elle doit être unifiée et représentative.
Pouvez-vous faire le point sur l'aide apportée par l'Europe ? Quel est son montant, et quelles sont les attentes européennes ? Cette aide peut avoir des répercussions sur les pays périphériques ainsi que sur les acteurs, je pense notamment aux Frères musulmans et aux salafistes. Si l'on prend l'exemple de la Tunisie, les élections après la stabilisation ont permis à la population d'exprimer son point de vue, et il est apparu que ceux qui pensaient avoir gagné la révolution ont finalement perdu les élections. Les mouvements religieux ont remporté les urnes, notamment parce qu'ils avaient aidé le peuple en difficulté. Peut-on craindre la même chose en Syrie, sachant que l'aide actuellement apportée relève souvent de mouvements religieux et pas assez des pays amis? Une traduction politique pourrait-elle en découler ?
La réponse est contenue dans votre question. L'aide européenne est nécessaire, la Jordanie a d'ailleurs établi un document à ce propos, que je vous ferai parvenir. Pour assurer l'après, l'aide des pays amis et de l'Europe est essentielle, autrement cela produira un terrain propice à toutes sortes d'extrémistes.
Concernant votre remarque sur les élections post-révolution, les islamistes se présentent sans passé politique terni par des scandales ou autres, ils ont donc dans l'opinion publique une image positive, d'autant plus qu'ils ont une action sociale forte auprès de la population.
Notre armée est professionnelle, donc opérationnelle. Le roi était militaire auparavant, il est donc très attentif aux questions militaires en Jordanie. Heureusement nous ne sommes pas en guerre, mais l'armée continue de jouer un rôle important, par exemple de défense des frontières et des réfugiés dans la crise syrienne. Elle a également un important rôle de formation auprès d'autres armées du Moyen-Orient.
Vous nous avez parlé d'aspiration démocratique sans culture démocratique. Existe-t-il une organisation territoriale en Jordanie ? Tocqueville disait que les communes sont à la démocratie ce que l'école est à la science.
Oui, cela fait partie des nouvelles réformes. Concernant le besoin d'inculquer davantage la culture démocratique cela fait référence au besoin de fortifier la culture des partis politiques, car aujourd'hui le lien tribal est encore très fort en Jordanie.
Les bédouins sont aujourd'hui sédentarisés, cela n'est donc pas une difficulté.
Puis la commission auditionne SE. M. Alexandre Orlov, ambassadeur de la Fédération de Russie, sur la situation en Syrie.
Nous accueillons maintenant S. Exc. Monsieur Alexandre ORLOV, ambassadeur de Russie en France, sur la crise syrienne. M. Orlov est désormais familier de notre commission. Son français parfait nous rend toujours très faciles et agréables les conversations que nous pouvons avoir ensemble. Cette audition, M. l'Ambassadeur, s'inscrit dans un cycle de sept auditions. Nous avons déjà entendu hier M. l'Ambassadeur du Liban et nous venons d'entendre celui de Jordanie. Après vous, nous entendrons les représentants du Royaume-Uni, de l'Allemagne, des Etats-Unis et de la Turquie et peut être d'Israël, dont nous attendons encore la réponse. Notre président, Jean-Louis Carrère, actuellement à l'Assemblée générale de l'ONU, a souhaité que la Commission puisse entendre les représentants des différents Etats concernés par cette crise syrienne et que ceux-ci puissent leur donner la position de leur propre pays, et les raisons qui les sous-tendent. Je vous remercie donc M. l'Ambassadeur pour avoir eu la gentillesse de bien vouloir vous prêter à cet exercice.
La Syrie, c'est une vieille histoire, aussi bien pour la France que pour la Russie, même si notre relation avec ce pays est moins ancienne que la vôtre. Du temps de l'Union soviétique, nous avions de très bonnes relations avec la Syrie, si bien que des Russes se sont installés dans ce pays, s'y sont mariés avec des Syriens et aujourd'hui nous avons une communauté russe estimée entre trente mille et cent mille personnes.
Pour savoir ce qu'il convient de faire aujourd'hui, il faut porter un bon diagnostic, avant de proposer une quelconque solution, car si le diagnostic est erroné la thérapie ne pourra pas marcher. Je dirai donc que la situation sur place résulte de la superposition de plusieurs conflits.
Le premier d'entre eux est celui entre le peuple et son gouvernement qui résulte de ce qu'on a appelé le « printemps arabe ». Il y a une volonté de changement dans la jeunesse et d'une façon générale dans la majorité des peuples arabes lassés de voir toujours les mêmes à la tête de l'Etat. Cette volonté a conduit aux mutations que l'on sait en Tunisie et en Egypte. Je ne dirai pas la même chose en Libye car l'implication des forces extérieures était trop forte pour que l'on dise que c'est la révolution libyenne qui a abouti. Quoiqu'il en soit, la question se pose de savoir où vont s'arrêter ces révolutions ?
En Russie, nous avons connu une situation semblable et cela a conduit à la fin de l'Union soviétique. Le fait est que dans notre pays cela s'est déroulé de façon pacifique alors qu'en Syrie c'est un bain de sang.
Deuxième conflit : les tensions permanentes entre le monde chiite et le monde sunnite. Or ce conflit n'est pas notre conflit. Cette guerre n'est pas notre guerre. Je dirai simplement à titre personnel que les tendances les plus radicales ne sont pas où on peut l'imaginer et qu'il faut bien choisir ses amis. En tous les cas la Russie n'est pas le démon que l'on a bien voulu présenter et nos positions ne sont pas si éloignées de celles de l'Europe. Ce que nous voyons de Moscou, c'est une montée de l'Islam radical qui se fait contre le monde chrétien. Je pense en particulier à la situation des Coptes égyptiens.
Troisième conflit, inutile de se le cacher, c'est celui qui oppose au sein du monde atlantique les Etats-Unis et la Russie. L'objectif aux Etats-Unis est bien, dans un contexte de surenchère électorale, de « faire plier la Russie » de « faire plier Poutine ». Et je me demande bien ce qui va arriver si Mitt Romney est élu Président des Etats-Unis ? Ce qui est important c'est que les Américains puissent dire aux autres Etats ce qu'ils doivent faire, bref qu'ils conservent leur « leadership ».
Pour en revenir à la Syrie, il faut trouver une solution politique et s'assoir à la table des négociations. Mais avec qui ? Les membres de l'opposition disent tous qu'ils ne veulent pas négocier avec Bachar El-Assad. Soit, mais avec qui alors, si vous ne parlez pas à vos ennemis ? Il faut trouver des interlocuteurs.
Quelle est la solution politique ? Tout le monde la connaît. Il faut préparer des élections libres qui conduiront à la désignation d'une assemblée constituante qui elle-même mettra en place de nouvelles autorités et permettra l'élection d'un nouveau Président. On ne peut pas imposer un Président de l'extérieur. C'est inenvisageable et contraire au droit international.
Dans l'immédiat il faudrait un cessez-le feu de tous les côtés et je dis bien de tous les côtés. Nous avons fait un communiqué en ce sens et nos partenaires occidentaux s'en sont distancés.
Bachar El-Assad a évidemment une grande responsabilité dans cette situation. C'est vrai. Mais s'il part, cela ne va rien changer car il y a dans son entourage des gens bien pires que lui, dont on se demande s'il n'est pas l'otage et s'ils ne le manipulent pas. Assad a sa part de responsabilité. Mais il ne faut pas penser qu'il est à l'origine du mal. Il a tout un entourage. C'était très maladroit de commencer la négociation par la demande de son départ. Si vous voulez transformer le point de départ en un point d'arrivée, il ne peut pas y avoir de négociations. Quand bien même il voudrait partir, comment doit-il faire ? Il a les exemples de Kadhafi et de Moubarak sous les yeux et qu'on ne peut pas dire que ça se soit bien passé dans un cas comme dans l'autre. On ne lui a pas laissé de porte de sortie.
Il y a aussi l'aspect multiconfessionnel. Il faut que dans la nouvelle Syrie que nous appelons de nos voeux, il y ait un équilibre entre les différentes confessions. C'est très compliqué. Au lieu de mettre la situation actuelle sur le dos de la Russie on ferait mieux de se concentrer sur la constitution de la future Syrie et pour ce faire, chacun doit travailler avec les gens sur qui il peut avoir une certaine influence afin de les emmener à la table des négociations et c'est bien ce que nous essayons de faire.
Vous avez évoqué le communiqué que vous avez effectué à la suite de la réunion du 30 juin à Genève, mais au total, on a considéré que la mission de Kofi Annan avait échoué et que cela ne donnait pas grand-chose. Comment pourrait-on repartir aujourd'hui ?
S. Exc. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie - Le problème aujourd'hui est qu'il faut que chacun travaille à la fois avec les opposants et avec le régime. Nous n'avons aucun contact avec l'armée syrienne libre, tout simplement parce que ce sont des groupuscules et qu'il ne s'agit pas d'une armée. Nous parlons avec le Conseil Syrien Libre, mais c'est très difficile. Il faudrait que tout le monde fasse la même chose. Je suis persuadé que s'il y a un jeu honnête pour mettre tout le monde autour de la table, on pourra commencer ce processus politique autour de quelques personnalités syriennes acceptables par tout le monde. Des personnalités qui ont une autorité morale comme l'était Sakharov en Russie. Il faudrait trouver le Sakharov syrien. L'ONU ne peut pas se substituer à des parties sur place et ne fait qu'entériner des décisions déjà prises à l'avance. Pourquoi n'avons-nous pas voté jusqu'à présent les résolutions de l'ONU ? Parce qu'elles rejetaient toute la responsabilité sur le gouvernement syrien et rien sur l'opposition. Il y avait deux poids deux mesures qui incitaient en quelque sorte l'opposition à attaquer encore davantage le gouvernement.
Il y a déjà eu deux tentatives d'arrêt des hostilités. A chaque fois, les opposants ont pris les positions libérées par le gouvernement syrien. Alors celui-ci a dit : « c'est un marché de dupes que vous nous proposez ». Il y a un manque de confiance terrible non seulement entre les Syriens, mais entre les membres du Conseil de sécurité. Bien sûr nous n'avons pas oublié la leçon libyenne. C'est pourquoi nous étudions les projets de résolution avec beaucoup d'attention pour voir s'il n'y a pas de possibilité de nous impliquer dans des opérations que nous n'aurions pas voulues, comme en Libye. Mais encore une fois, nous sommes prêts à travailler au Conseil de sécurité des nations unies (CSNU), comme dans toute autre enceinte pour arriver à mettre en place ce processus politique.
Il y a en Russie quinze pour cent de musulmans et huit Républiques qui portent le nom de peuples à majorité musulmane. Quelle est la part de la politique intérieure russe dans la position de la Russie ? Par ailleurs, est-ce que nous ne sommes pas en train de toucher le fond en termes d'utilité pour le CSNU ? Nous comprenons bien les traces laissées par l'intervention en Libye, mais tout de même, l'affaire syrienne est un échec invraisemblable de l'Onu.
S. Exc. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie - Vous avez tout à fait raison de souligner l'importance des musulmans dans notre pays. Mais depuis la fin des conflits qui ont duré du XIVème au XVIème siècle, et à l'issue desquels soit dit en passant il y a un peu de sang mongol dans tout citoyen russe, on peut dire que nous avons toujours vécu en paix avec les peuples musulmans, mais pas bien sûr avec les extrémistes et les terroristes. Il me revient en mémoire la rencontre entre François Fillon et Vladimir Poutine en 2010. L'analyse que faisait Vladimir Poutine était que la menace des islamistes fondamentalistes ne s'arrêterait pas. Vous ne vous souvenez pas de votre guerre d'Algérie, mais nous nous souvenons bien de notre guerre de Tchétchénie. La Syrie c'est, en quelque sorte, notre frontière. Nous ne voulons pas retrouver des armes dans le Caucase. Donc pour répondre directement à votre question, nous n'avons pas peur que le monde russe musulman s'enflamme, mais nous ne voulons pas importer des armes et des terroristes dans le Caucase. Personne n'a envie que cela recommence en Tchétchénie.
Le CSNU fonctionne bien. Aujourd'hui ce sont les Russes qui exercent leur droit de véto. Mais les Américains le font depuis des années, chaque fois que l'on évoque le conflit israélo-palestinien. Le vrai problème est celui de la gouvernance mondiale qui a été conçue au sortir de la seconde guerre mondiale et qui ne correspond plus aux réalités du monde actuel. Il faut la revoir. Mais on ne peut pas la revoir tant qu'on ne se fait pas confiance.
Est-ce que la position de la Russie dans l'affaire de la Syrie a un lien avec la protection de son allié traditionnel iranien pour éviter la facilité d'une perméabilité supplémentaire de la frontière de ce pays en cas d'attaque ?
S. Exc. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie - Il n'y a pas de lien direct entre ces questions. Sur l'Iran, la position de notre pays est très simple : nous n'avons pas du tout les mêmes valeurs que ses dirigeants. Mais le peuple iranien est un grand peuple, issu d'une grande civilisation. Aujourd'hui le peuple iranien est à un moment difficile de son histoire. Tous les peuples ont eu des moments difficiles. Il ne faut pas pour autant le diaboliser à cause du régime qu'il connaît. L'Iran a le droit de développer le nucléaire civil. Nous sommes tous d'accord là-dessus. Par contre il n'a pas le droit de construire un programme nucléaire militaire, ce qui serait en contravention avec les engagements qu'il a signés. Or pour l'instant il n'y a pas de preuve matérielle qu'ils aient un programme nucléaire militaire. Ils veulent peut-être acquérir des capacités ? Il est même possible qu'ils veuillent construire une « dissuasion nucléaire du faible au fort » pour éviter d'être attaqué ? Ça c'est quelque chose que vous Français devaient comprendre mieux que quiconque puisque vous êtes les inventeurs du concept. Mais quoiqu'il en soit, pour l'instant il n'y a toujours pas de preuve et on voit bien que ces sanctions ne produisent aucun effet, à part faire souffrir le peuple.
Quelle est la « ligne rouge » que Bachar El-Assad doit franchir pour que vous arrêtiez de le soutenir ?
S. Exc. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie - C'est totalement erroné de dire que nous soutenons Bachar El-Assad. Il n'a jamais été le protégé de la Syrie. Du reste si on fait un peu d'histoire et de statistiques, le pays qu'il a visité le plus est la France. Il a même été présenté à Vladimir Poutine par Jacques Chirac comme son poulain. Donc ce serait absolument incorrect de présenter Bachar El-Assad comme une création de la Russie. Nous luttons pour la paix, pas pour le chaos. Si les Syriens le décident, alors il doit partir et il partira.
Vous n'avez pas parlé de la Turquie.
S. Exc. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie - Vous avez raison. C'est un joueur important qui a des ambitions de puissance régionale. Mais toutefois ils ont des problèmes avec les Kurdes et s'ils vont trop loin en Syrie, ils vont avoir la guerre avec les Kurdes sur leur territoire. Est-ce qu'on a vraiment besoin de ça ? Ils savent que la Syrie a une vraie armée et qu'il faut éviter à tout prix que la situation ne dégénère à la libanaise avec une guerre qui dure des années et des années.
Nous ne serons efficaces que si les cinq membres du CSNU sont d'accord. Nous avons besoin de vous. Par ailleurs, je souhaiterais que notre commission entende M. Lakhdar Brahimi, médiateur de l'ONU.
Le peuple iranien est certes un grand peuple, mais je ne peux pas accepter les propos de ses dirigeants à la tribune de l'ONU envers Israël. C'est totalement inacceptable. Par ailleurs nous connaissons particulièrement bien le régime iranien, puisque nous avons donné asile à l'Ayatollah Khomeiny, avec le succès et les remerciements que l'on sait. De la même façon nous avons été aimables avec tous les révolutionnaires arabes et où en sommes-nous ? L'ambassadeur américain en Libye a été assassiné et nos compatriotes sont maltraités. Il y a une dimension religieuse dans tous ces conflits qu'il ne faut pas occulter. Par ailleurs, il faut trouver un nouveau mode de gouvernance à l'ONU.
S. Exc. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie - Je partage entièrement ce que vous avez dit. Les gens comprennent mieux ce qui se passe maintenant. Même en Arabie Saoudite les dirigeants commencent à avoir des hésitations à aider des factions radicales. C'est un moment propice pour relancer la solution politique en Syrie.
Un mot sur la dissuasion nucléaire iranienne. Nous avons tous signé le traité sur la non prolifération (TNP). Si nous voulons préserver ce traité, il faut faire en sorte que ceux qui l'ont signé le respectent. Alors c'est vrai, certains pays non signataires sont dotés de l'arme : l'Inde, le Pakistan et Israël, sans compter le cas particulier de la Corée du Nord. Vous avez établi un parallèle entre la Syrie et la fin de l'URSS. L'URSS soutenait les régimes nationalistes arabes. Or ces révolutions qui se disent démocratiques, amènent sur le devant de la scène des gens qui le sont moins. Comment faire en sorte que les révolutions restent dans le champ démocratique ?
S. Exc. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie - Je vais être plus clair : nous sommes contre le fait que l'Iran devienne une puissance militaire nucléaire. Nous sommes pour le maintien du TNP. Sur les révolutions arabes, elles ont surpris tout le monde. Mais c'est le propre des révolutions. Les gens au départ se sont révoltés pour des raisons économiques et sociales et pour avoir leur liberté. C'étaient de vraies révolutions. En Egypte, il y a eu confrontation entre le modèle républicain et le modèle monarchique. Le régime était républicain en apparence, mais monarchique en réalité. Où ce mouvement va s'arrêter ? Tous les pays sont concernés, y compris l'Algérie, y compris l'Arabie Saoudite. Quelle attitude devons-nous adopter ? Nous pensons que si les Etats extérieurs s'en mêlent, cela sera une véritable catastrophe. Il faut les laisser faire et surtout ne pas essayer de soutenir l'une ou l'autre force.
J'adhère à nombre de vos propos. Sur l'Iran, n'oublions pas que le mandat d'Ahmadinejad prend fin en 2013 et qu'il y aura donc une nouvelle équipe au pouvoir. Toutefois je comprends de certains de vos propos qu'en fin de compte il vaudrait mieux garder Bachar El-Assad et que le repositionnement de la Russie a un prix. Quel est ce prix ?
S. Exc. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie - Je redis que nous ne soutenons pas Assad, personnellement. Nous disons que c'est au peuple syrien de choisir ses dirigeants. Il n'y a pas de militaires russes en Syrie. C'est faux. Il y a bien sûr de la coopération militaire, mais elle porte uniquement sur les armes anti-aériennes. Quant au prix du repositionnement de la Russie, ce n'est pas comme cela que ça marche. Chacun a sa place dans le monde. Il faut commencer par l'admettre et ne pas faire une politique des « deux poids deux mesures ».
Nous étions nombreux à penser que la Russie post soviétique allait se rapprocher de ses origines historiques et bâtir un partenariat avec l'Europe. Ce que nous voyons aujourd'hui et qui nous interpelle est qu'au contraire la Russie se rapproche de la Chine et délaisse l'Europe. Qu'en pensez-vous ?
S. Exc. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie - C'est une question essentielle. Nous les Russes avons eu les mêmes attentes et nous pensions qu'une fois débarrassés du régime soviétique, l'Europe nous recevrait à bras ouvert. Ça n'a pas été le cas et nous avons été très déçus. Nous avons bien compris que certains ne veulent pas de la Russie en Europe. Ceux qui n'en veulent pas, ne veulent pas de monde multipolaire. Nous avons les ressources naturelles qui vous manquent et vous avez les technologies qui nous font défaut. Nos économies sont complémentaires. Mais nous butons sur des problèmes ridicules. Regardez les visas, c'est un problème, alors que nous avons adopté les mêmes passeports biométriques que vous. Ce qui manque cruellement, c'est la volonté politique. On ne veut pas de nous en Europe. Regardez le gaz, de quoi parle-t-on ? Si l'Europe importe 20 % de ses besoins en gaz russe ce serait une catastrophe pour certains. Mais c'est faux ! Quand une société russe essaie d'acheter une société française, c'est une catastrophe. Je suis absolument navré de cette grande division entre la Russie et le reste de l'Europe. J'ai beaucoup réfléchi à cette question et si on essaie de remonter à la source, on trouve la division entre l'église catholique et l'église orthodoxe, les chevaliers polonais et teutoniques... Si on nous pousse dans les bras de la Chine, nous irons. Mais vous devez réfléchir aux puissances émergentes et dire qui sont vos alliés. Pour la Russie c'est très clair. Dans le discours d'investiture du Président Vladimir Poutine, la création d'un espace économique et humain commun entre la Russie et l'Europe apparaît comme une priorité. Cela ne veut pas dire l'intégration de la Russie dans l'Union européenne. Cela veut dire la négociation d'une sorte de Traité de Rome entre vous et nous.
Ce qui se joue aujourd'hui en Europe c'est l'accès aux matières premières. Par-dessus on y met l'idéologie que l'on veut.
S. Exc. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie - Vous touchez des points clefs : les ressources et l'eau. La Russie a suffisamment de terres pour nourrir le monde entier. Le lac Baïkal contient un quart des ressources en eau potable de la planète. Les questions énergétiques ont leur importance. Il faut investir dans les énergies propres.
Quel bloc, selon vous, pourrait se substituer au bloc de gouvernement actuel en Syrie ?
S. Exc. Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie - Je ne suis pas suffisamment connaisseur de la Syrie pour vous répondre. Je pense que ce sont davantage des raisons politiques, économiques et sociales que des raisons confessionnelles qui ont poussé les gens dans la rue en Syrie.