La table ronde que nous organisons aujourd'hui porte sur les pollinisateurs et leur état de santé. Cette thématique a fait l'objet de nombreux travaux scientifiques ces dernières années. Elle a été récemment au coeur des débats législatifs à l'occasion de l'examen du projet de loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages qui a interdit l'usage des néonicotinoïdes à compter du 1er septembre 2018, dont les effets sur la morbidité et la mortalité des abeilles ont été mis en avant. À cette occasion, nous avions décidé que la commission consacrerait un peu plus de temps et d'attention à cette question complexe. Nous avons été souvent montrés du doigt de façon sommaire voire simpliste, certains d'entre nous ont été qualifiés de « tueurs d'abeilles », à la différence des gentils « protecteurs des abeilles ».
Le terme « pollinisateurs » regroupe plusieurs catégories d'insectes qui participent à la pollinisation des plantes, en particulier la famille des hyménoptères qui inclut les abeilles. Ces insectes sont indispensables à la reproduction des plantes : on estime que 80 % des cultures, notamment les cultures fruitières, légumières, oléagineuses et protéagineuses sont dépendantes des pollinisateurs.
Dès le milieu des années quatre-vingt, un phénomène préoccupant d'affaiblissement et de surmortalité des colonies d'abeilles a été observé dans plusieurs pays dont la France. Ce phénomène est allé croissant, avec des taux de mortalité hivernale des abeilles supérieurs au taux considéré comme normal, 10 %.
La question du déclin des colonies d'abeilles et de la production de miel a fait l'objet d'un intérêt croissant de la part du monde scientifique comme des décideurs publics. En 2008, l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), devenue depuis l'Anses, a publié un rapport, Mortalités, effondrements et affaiblissements des colonies d'abeilles, qui dresse un bilan des causes de morbidité et de mortalité des abeilles.
Depuis, la recherche scientifique a continué de progresser, de même que la diffusion de la connaissance, grâce à la création de l'Institut technique et scientifique de l'apiculture et de la pollinisation (Itsap) en 2009, et à l'accréditation du laboratoire de Sophia-Antipolis de l'Anses comme laboratoire de référence de l'Union européenne pour la santé des abeilles en 2011, qui a bénéficié de financements européens pour produire des données objectives sur l'état de santé des abeilles.
Le programme de surveillance épidémiologique européen, « Epilobee », a pour objectif de mieux appréhender le phénomène de surmortalité des abeilles et d'identifier les agents pathogènes. Les premiers résultats de cette enquête, publiés en 2014, ont mis en avant des taux de mortalité hivernale très variables selon les pays européens, la France se situant en haut du classement des pays les plus touchés par le déclin des colonies.
Le phénomène de surmortalité des abeilles est complexe car ses causes sont multiples. Dans ses travaux, l'Anses a dégagé quatre principaux facteurs agissant seuls, ou en association, sur la santé des abeilles : des facteurs biologiques, c'est-à-dire la présence d'agents pathogènes comme le varroa ou de prédateurs comme le frelon asiatique qui menacent les abeilles ; des causes chimiques, l'exposition des pollinisateurs aux produits phytosanitaires présents dans l'environnement, soit de manière directe lors du traitement des plantes, soit indirectement à travers les résidus présents dans le sol et les plantes ; des causes environnementales, ensuite, à savoir la perte de la richesse florale qui réduit l'accès des abeilles à des apports en nourriture de qualité ou les perturbations climatiques qui menacent la survie des colonies ; les pratiques apicoles, enfin, qui ne favorisent pas toujours un bon développement des colonies.
Une grande diversité de facteurs menace la santé des abeilles. L'Anses a d'ailleurs mis en avant le rôle des coexpositions aux pesticides et aux agents infectieux dans l'effondrement des colonies dans un rapport paru en 2015.
Une des causes de mortalité a particulièrement focalisé l'attention ces dernières années : les substances néonicotinoïdes, classe d'insecticide qui agit en perturbant le système nerveux central des insectes. Selon une étude de l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) de 2012, ces insecticides désorientent les abeilles butineuses, les empêchant de regagner leur ruche. En raison des travaux scientifiques montrant la nocivité de ces produits pour la santé des abeilles, la Commission européenne a, en 2013, décidé de restreindre l'utilisation de trois produits phytosanitaires à base de néonicotinoïdes.
En France, la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité a prévu l'interdiction de l'utilisation des néonicotinoïdes pour le traitement des semences à compter du 1er septembre 2018, avec des dérogations possibles pouvant être accordées jusqu'au 1er juillet 2020. La semaine dernière, un projet de décret relatif à la liste des néonicotinoïdes concernés par l'interdiction a été mis en consultation ; sept substances sont visées.
La grande diversité des menaces qui pèsent sur les abeilles rend l'action publique complexe, car elle doit porter sur de multiples sources de déclin des pollinisateurs. Les ministères de l'agriculture et de l'environnement ont respectivement mis en place un plan de développement durable de l'apiculture (PDDA) en 2012 et un plan national d'actions (PNA) en 2015 en faveur des insectes pollinisateurs, qui partagent de nombreux objectifs en termes de diminution de la mortalité due aux causes chimiques et biologiques et d'amélioration de la connaissance scientifique.
Les questions que nous souhaitons aborder au cours de cette table ronde sont : quel est l'état des connaissances actuelles sur la santé des pollinisateurs, notamment en termes d'évolution du taux de mortalité ? Quelles sont les causes de morbidité et de mortalité des pollinisateurs qui apparaissent prépondérantes ? Quel regard portez-vous sur l'interdiction des néonicotinoïdes votée l'année dernière, en termes d'efficacité escomptée de cette mesure et de la possibilité pour les agriculteurs de trouver des produits alternatifs pour protéger les plantes ? Quel bilan peut-on faire des actions menées dans le cadre du plan national d'actions « France, terre de pollinisateurs » ?
Nous sommes ravis d'accueillir M. Richard Thiéry, directeur du laboratoire pour la santé des abeilles, et Mme Agnès Lefranc, directrice de l'évaluation des produits réglementés, au sein de l'Anses ; M. Luc Belzunces, directeur de recherche et responsable du laboratoire de toxicologie environnementale et M. Jean-Luc Brunet, directeur d'unité adjoint, au sein de l'Inra ; M. Gilles Lanio, président de l'Union nationale de l'apiculture française (Unaf) ; M. Michel Perret, chef du bureau de la faune et de la flore sauvages et Mme Jeanne-Marie Roux-Fouillet, chef de projet du plan national d'actions « France, Terre de pollinisateurs » au sein du ministère de l'environnement, de l'énergie et de la mer. Malheureusement, M. Éric Lelong, président de la commission « apiculture » de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) a dû annuler sa participation à la table ronde à la suite du décès du président de la FNSEA, Xavier Beulin.
directeur du laboratoire pour la santé des abeilles, Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses). - Merci de votre invitation sur un sujet aussi important. Directeur de recherche, je dirige le laboratoire de Sophia-Antipolis spécialisé sur la santé des abeilles. L'Anses est une agence indépendante ayant une approche globale et transversale sur l'ensemble des risques sanitaires - sur la santé humaine, la santé animale et végétale - et en appui aux politiques publiques. Nous avons trois métiers : d'abord l'évaluation des risques alimentaires, de l'environnement, du travail et, dans le cadre de l'autorisation de mise sur le marché (AMM) de produits phytosanitaires, des biocides et des médicaments vétérinaires. Ensuite, nous effectuons des recherches et produisons des références analytiques dans ces différents domaines, avec l'appui d'un réseau de laboratoires parfaitement intégrés dans les territoires et spécialisés dans une filière. Celui de Sophia-Antipolis est spécialisé dans la filière apicole. Dernier métier, nous gérons des dispositifs de surveillance sanitaire, dans un souci de dialogue permanent avec toutes les parties prenantes, tout en protégeant notre indépendance.
Le laboratoire de Sophia-Antipolis sur la santé des abeilles a une approche pluridisciplinaire. Les dangers sanitaires sont liés aux agents pathogènes - agents infectieux ou parasitaires -, aux prédateurs des abeilles, aux phénomènes d'intoxication notamment par les produits phytopharmaceutiques ou les médicaments vétérinaires.
Nous avons plusieurs missions de référence liées à notre statut de laboratoire national de référence du ministère de l'agriculture et, depuis 2011, de laboratoire européen de référence sur la santé des abeilles, ainsi que de laboratoire de référence pour l'Organisation de la santé animale (OIE) dans ce domaine. Nos travaux de recherche viennent nourrir les travaux dits « de référence », et réciproquement. Cette recherche appliquée vise à comprendre les phénomènes d'intoxication et à mieux décrire les maladies, les agents pathogènes et leur variabilité éventuelle pour mettre au point des outils de diagnostic sans cesse plus performants.
Nous travaillons sur la loque américaine, la loque européenne, le petit coléoptère des ruches, parasite introduit en Italie il y a deux ans, le virus des ailes déformées, transmis par un parasite, et le virus de la paralysie chronique. Ces recherches très diverses sont menées en partenariat avec différents organismes comme l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) ou l'Institut technique et scientifique de l'abeille et de la pollinisation (Itsap). Nous sommes engagés dans le vaste projet européen Smart Bees qui met au point des outils valorisant la résistance naturelle des populations d'abeilles au parasite varroa, pathogène majeur pour les abeilles.
L'étude Epilobee, une première en Europe, a été commanditée par la Commission européenne dans le cadre de notre mission de référence. Cette vaste enquête a été conduite sur deux saisons apicoles dans 17 États-membres, et a permis de surveiller plus de 155 000 colonies dans lesquelles nous avons obtenu des données de santé harmonisées, toujours en cours de traitement. L'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) va missionner le laboratoire de référence de l'Union européenne pour intégrer un projet d'évaluation des risques des pesticides sur les abeilles domestiques.
Notre laboratoire participe à l'expertise sur le rôle des co-expositions des abeilles à différents risques. Le rapport sur les co-expositions que nous avons publié en 2015 montre que les abeilles sont soumises à un grand nombre de stress susceptibles d'interagir les uns avec les autres. Dans ses recommandations, l'Anses souligne la nécessité d'intervenir sur l'ensemble des facteurs identifiés comme contribuant à l'affaiblissement des colonies d'abeilles et rappelle l'importance du maintien de la biodiversité, l'appropriation du respect de bonnes pratiques apicoles, la réduction de l'exposition globale des abeilles aux produits phytopharmaceutiques, et l'utilisation à bon escient de traitements chimiques avec des molécules testées au préalable dans leur dimension additive, synergique ou antagoniste. L'Anses préconise aussi la création d'un réseau de ruchers de référence pour disposer de données harmonisées afin d'étudier, en fonction des différentes régions, l'état de santé des colonies d'abeilles.
La direction de l'évaluation des produits réglementés de l'Anses élabore une évaluation phytopharmaceutique a priori, lors de la demande d'autorisations de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques. Nous réalisons, de façon indépendante, une évaluation des risques pour la santé humaine et l'environnement - y compris la santé des pollinisateurs - des produits soumis pour une mise sur le marché ainsi qu'une évaluation de leur efficacité. Nous réalisons aussi l'évaluation pour autoriser la mise sur le marché des biocides - dont certains contiennent des molécules ayant une action sur les pollinisateurs. Ce travail est réalisé en toute indépendance au sein de l'Agence avec l'appui de comités d'experts spécialisés et indépendants externes.
Notre direction possède aussi une expertise sur les produits phytopharmaceutiques et, comme le laboratoire de Sophia-Antipolis, contribue à la réponse de l'Anses sur des saisines intéressant les produits phytopharmaceutiques et leur effet sur les pollinisateurs. Ainsi, l'avis de l'Agence sur les néonicotinoïdes de janvier 2016 faisait état des connaissances et des nombreuses incertitudes sur les effets de certaines substances actives néonicotinoïdes sur la santé des pollinisateurs. Sur saisine du ministre de l'agriculture en avril dernier, en application de la loi sur la biodiversité, l'Anses conduit une analyse des usages des néonicotinoïdes, de leurs alternatives possibles et des risques et des intérêts agronomiques des usages de ces produits et de leurs alternatives.
Merci de votre invitation. On dénombre 20 000 espèces d'abeilles dans le monde, 2 500 en Europe, et un peu moins de 1 000 en France. Elles participent à la pollinisation de 80 % des plantes à fleurs, et sont très importantes pour la biodiversité et les rendements agricoles.
Le pôle Abeilles et environnement de l'Inra, sur le site de recherche d'Avignon, regroupe l'unité de recherche Abeilles et environnement et l'Unité mixte technologique PrADE regroupant l'Inra, l'Itsap, l'Association pour le développement de l'apiculture provençale (Adapi), Terres Inovia et un partenaire privilégié et associé, le laboratoire de l'Anses de Sophia-Antipolis. Ce centre développe des recherches pluridisciplinaires sur une échelle complète qui s'étend de la molécule au paysage, en passant par les tissus, les organes, les individus et les populations, sur le thème du déclin des abeilles domestiques au cours de l'anthropocène - période de l'histoire à partir de laquelle l'activité humaine est considérée comme dérangeante pour la planète.
Le déclin des abeilles, observé depuis plus de trente ans, est bien décrit depuis 15 ans. Il est concomitant avec la modernisation de l'agriculture et l'industrialisation. Ce déclin concerne aussi les populations d'abeilles sauvages, les pollinisateurs, l'entomofaune - les insectes -, les populations d'oiseaux, la faune aquatique et quasiment toutes les espèces. Ce déclin n'est donc pas limité aux pollinisateurs. Il existe donc des facteurs communs à cette surmortalité, qui ne peut s'expliquer uniquement par des maladies spécifiques à chaque espèce. Les origines possibles du déclin des abeilles sont l'activité apicole, l'urbanisation, la fragmentation de l'habitat, l'industrialisation, le frelon asiatique, les pathogènes, les parasites comme le varroa - un petit acarien -, les traitements phytopharmaceutiques et le changement climatique. Mais actuellement, les deux facteurs prépondérants sont d'un côté les produits phytopharmaceutiques et les polluants, et de l'autre les agents pathogènes. L'exposition des abeilles est assez multiple : après épandage de produits phytopharmaceutiques, il y a une dérive ; 30 % des produits n'atteignent pas la plante traitée et contaminent l'écosystème. Ils se retrouvent dans les sols, la biomasse tellurique, les nappes phréatiques, les eaux de surface, dans les invertébrés et les plantes, et arrivent par voie aérienne dans la nourriture des abeilles, y compris des abeilles sauvages. Ils se retrouvent dans les ruches. Les effets toxiques peuvent être létaux ou sublétaux. Les effets sublétaux peuvent être délétères ou non, et compromettre la fonctionnalité ou la survie des individus et des populations. Souvent, ils sont impactés par l'environnement. Ces effets sont multiples : sur le système nerveux, le comportement... Une première étude de l'Inra en 1995 montrait l'altération du sens de l'orientation des abeilles. Ensuite, les pesticides peuvent avoir des effets sur la thermorégulation et sur l'infertilité, et des effets biochimiques cellulaires comme la spoliation des réserves énergétiques : l'abeille est bien nourrie mais elle meurt de faim.
Les pesticides peuvent agir seuls, même à faible dose, non détectable par les méthodologies les plus performantes. Ils peuvent également agir de manière combinée, ce qu'on appelle des « effets cocktails ». Ces synergies provoquent un effet total bien supérieur à la somme des deux effets des substances prises séparément, du type 1+1 = 10. Les effets de potentialisation nous inquiètent particulièrement : les substances n'ont pas d'effet individuellement mais produisent un mélange explosif, du type 0+0 = 1000. Cette association totalement imprévisible inquiète le plus les toxicologues. Les pesticides peuvent agir avec des agents pathogènes : les champignons, comme le montrait une étude de l'Inra en 2010, les virus ou les bactéries. Ce sont des interactions toxico-pathologiques. Ces actions peuvent se produire à bas bruit : aucune action du pesticide, aucune action du pathogène, mais le mélange des deux est explosif...
Les interactions environnementales entre les pesticides et les pathogènes dans notre nourriture sont préoccupantes, et notamment l'action des fongicides qui peuvent moduler l'action de deux classes d'insecticides : les néonicotinoïdes, en voie d'interdiction, et les pyréthrinoïdes sur lesquels nous alertons depuis trente ans. Les fongicides peuvent synergiser les actions de ces deux classes de pesticides, et les néonicotinoïdes peuvent modifier l'immunité et favoriser le développement de pathogènes. Ces pathogènes peuvent affaiblir l'abeille, de façon à ce qu'elle ne soit plus sensible à ces fameux pesticides, y compris aux fongicides. Lorsque la ressource énergétique est rare ou l'alimentation pauvre, cela favorise le développement des pathogènes et la sensibilité aux pesticides. C'est donc un cercle infernal, qui explique ce déclin des abeilles.
Cela fait plus de deux décennies que les apiculteurs connaissent le problème du déclin des abeilles. Passionnés, ces hommes et ces femmes de terrain sont de bons observateurs, sachant lire l'environnement et décrypter si tel emplacement est intéressant pour les abeilles, tenir compte de la météo et de tous les aléas climatiques. Aujourd'hui, toutes ces connaissances ne suffisent plus pour travailler sereinement. Les pertes de colonies avoisinent les 30 % - aucun secteur agricole n'en a autant. L'espérance de vie des reines diminue, de même que leur capacité de reproduction. Jadis, avant l'arrivée de l'agriculture moderne et de ce flot de pesticides, une reine se reproduisait correctement pendant cinq à six ans. Désormais, elle est usée au bout de deux ans et il faut la changer, quel que soit l'endroit.
En 1995, on comptait 1,350 million de ruches produisant 32 à 33 000 tonnes de miel, et 6 000 tonnes étaient importées. En 2015, le nombre de ruches était stable à 1,3 million en raison du nombre de passionnés, mais elles ne produisent plus que 15 à 17 000 tonnes de miel. En 2016, cette production est inférieure à 10 000 tonnes. Le déficit est grave : nous importons 30 000 tonnes de miel. L'apiculture est en crise, et les causes ne sont pas les mêmes que pour d'autres secteurs agricoles en crise.
L'apiculteur doit travailler plus pour gagner moins. Cette situation doit cesser. Depuis vingt ans, on discute... Cherche-t-on à résoudre rapidement le problème ou à gagner du temps ? Chacun sait que les pesticides pèsent lourd dans ce désastre. Déjà en 1995, les apiculteurs tiraient la sonnette d'alarme, car les ruchers près des maïs traités au Gaucho avaient des problèmes en raison d'un neurotoxique, l'imidaclopride. Il a fallu plusieurs années pour comprendre ce qui se passait. C'était hallucinant : nous devions prouver que les abeilles se posaient sur le maïs, qu'elles le récoltaient, qu'elles consommaient le pollen... Elles ne jouaient pas aux billes avec ! Les apiculteurs avaient découvert la dangerosité des neurotoxiques, les néonicotinoïdes. Depuis, ils ont envahi notre environnement : 40 % des insecticides utilisés aujourd'hui sont des neurotoxiques. Il y a un vrai problème d'addiction : ils sont partout et le sevrage sera long et difficile. J'espère que la loi sur la biodiversité d'août 2016 permettra leur sortie. L'accumulation est bien réelle. Il y a cinq ans, on ne trouvait aucun neurotoxique dans l'eau. Depuis, l'imidaclopride occupe la 15ème place sur 50 des substances les plus présentes. La situation est similaire à celle du tabac il y a quelques années : il a fallu des échanges vifs entre scientifiques et non scientifiques pour admettre que le tabac était nocif pour la santé. Désormais, c'est le lobby de l'agrochimie qui affirme que ses produits ne sont pas mauvais, et que l'effondrement des abeilles est dû aux apiculteurs ne sachant pas travailler sur leurs ruches. Mais comment expliquer aussi que les pollinisateurs sauvages, les oiseaux, les insectes ou la vie dans les mares s'effondrent partout ? Il y a quinze à vingt ans, une voiture traversant la France était criblée d'insectes. Désormais, il y en a très peu. De même, vous pouvez allumer sans problème la lumière le soir, fenêtre ouverte. Au lieu d'une nuée, vous aurez deux à trois petites bestioles. Et ce n'est pas la faute des apiculteurs... L'abeille est la sentinelle de notre environnement, et a montré la nocivité de nombreux produits, utilisés parfois à des doses très faibles. Des doses infiniment petites font désormais d'énormes dégâts, comme par exemple s'agissant du Fenoxycarb, un pesticide utilisé en agriculture. Dans le Nord de l'Italie, des agriculteurs ont relancé l'élevage du ver à soie, en système bio. Rapidement, ils ont observé que 80 % des vers à soie mourraient. Les feuilles des mûriers, théoriquement bio, portaient des traces de Fenoxycarb. Les vers à soie mourraient à des doses atteignant le nanogramme (10-9) et même le picogramme (10-12). À l'échelle du femtogramme (10-15), le ver à soie ne meurt pas mais rencontre des problèmes de développement et ne crée pas de cocon. L'infiniment petit peut tuer et est instable. On retrouve du sable africain sur les voitures parisiennes, 6 000 kilomètres plus loin. Les produits ne restent pas dans le champ, le vent les disperse, comme l'a montré l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). Attention aux formules magiques comme diviser par deux les quantités de pesticides : c'est de la poudre aux yeux. Des doses infiniment petites peuvent faire mal, d'autant que les produits ont une efficacité dix à mille fois supérieure à ce qu'elle était avant. Plus c'est petit, plus c'est volatil, plus cela se déplace et fait de dégâts.
Que faire ? Il est urgent de repenser notre modèle agricole : le « tout pesticide » a vécu. Il coûte cher et fait de nombreux dégâts collatéraux. Nous avons besoin des pollinisateurs. En Europe, la pollinisation pèse 28,5 milliards de dollars ; 35 % de l'alimentation mondiale dépend des pollinisateurs. Il est urgent de prendre des décisions énergiques.
chef du bureau de la faune et de la flore sauvages, Ministère de l'environnement, de l'énergie et de la mer. - Le bureau de la faune et de la flore sauvages est chargé d'élaborer et de conduire des réglementations et des politiques en faveur des espèces sauvages menacées. Nous avons des moyens réglementaires propres à la protection des espèces et mettons en oeuvre des plans nationaux d'action (PNA), qui visent au rétablissement de l'état de conservation des espèces menacées. Nous conduisons une soixantaine de PNA, dont le PNA « France, Terre de pollinisateurs », qui est singulier car il s'intéresse à l'ensemble des pollinisateurs sauvages et qui est étroitement lié au plan de développement durable de l'apiculture mis en oeuvre par le ministère de l'agriculture.
Avec plusieurs milliers d'insectes, il faut utiliser des moyens particuliers. Le PNA « France, terre de pollinisateurs » sonne la mobilisation générale des différents acteurs concernés autour des enjeux liés à la pollinisation. Nous avons vu les différents facteurs de menace pesant sur l'abeille et les pollinisateurs. Sont en jeu l'ensemble des compartiments de la biodiversité : les agents pathogènes, les agents toxiques, les facteurs environnementaux comme la qualité des habitats -gîte et couvert des abeilles - et leur fragmentation... Tous ces facteurs mobilisent l'ensemble des actions en faveur de la biodiversité qui doivent elles-mêmes avoir des effets sur les politiques sectorielles comme l'agriculture, l'aménagement du territoire, l'urbanisation et la qualité des milieux. Outre le PNA, le ministère met en oeuvre d'autres actions comme des initiatives non règlementaires - par exemple le plan Ecophyto 2 -, des initiatives sur la labellisation « Terres saines, communes sans pesticides », des actions contractuelles réalisées avec l'Unaf comme le réseau « Santé abeille environnement », le label « APIcité », ou l'utilisation du volet écologie de la labellisation sur les territoires à énergie positive. Toutes ces actions contractuelles accompagnent les différents secteurs dans une prise de conscience générale des enjeux et de la réglementation. La ministre a porté différentes initiatives législatives comme la loi de transition énergétique pour la croissance verte et la loi de reconquête pour la biodiversité d'août 2016 contenant certains éléments importants du service de pollinisation. C'est l'ensemble des compartiments de la biodiversité qui sont concernés. Les néonicotinoïdes ne sont pas les seuls visés par une interdiction : l'usage des pesticides par les collectivités et l'État est interdit, et à terme il le sera pour les particuliers. Des travaux sont menés sur la réglementation sur les conditions d'usage des pesticides et des prescriptions sur l'usage des insecticides, en prenant en compte la situation de l'abeille. D'autres dispositions législatives améliorent la situation des abeilles : une disposition de la loi d'août 2016 pour lutter contre les espèces exotiques envahissantes concerne le frelon asiatique, en lien avec le nouveau règlement européen de 2014.
Le panel d'actions est vaste. Chacun devrait à terme trouver des solutions pour rétablir la biodiversité et des pollinisateurs sauvages ou domestiques. De nombreuses espèces dépendent de la qualité de notre environnement et de nos milieux.
Nous avons eu un débat passionné sur les néonicotinoïdes. Nous avons interdit les néonicotinoïdes au 1er septembre 2018 tout en acceptant des dérogations jusqu'au 1er juillet 2020, après un arrêté conjoint des trois ministères de l'agriculture, de l'environnement et de la santé. Cet arrêté s'appuiera sur le bilan de l'Anses comparant les bénéfices et les risques liés aux usages des produits phytopharmaceutiques comprenant des substances actives de la famille des néonicotinoïdes avec ceux liés aux usages de produits de substitution ou aux méthodes alternatives disponibles. Où en est l'Anses de ce travail ? Les alternatives existantes - produits ou méthodes de substitution - permettront-elles de sortir des néonicotinoïdes à partir de septembre 2018 et définitivement en 2020 ? Avez-vous reçu des demandes d'autorisation de mise sur le marché, et avez-vous connaissance de travaux entrepris sur ces alternatives ?
Je poserai la question que je destinais à la Fnsea à l'Inra qui mène des expérimentations de réduction des produits phytopharmaceutiques : comment appréhendez-vous la réduction et la sortie des néonicotinoïdes ?
M. Belzunces, pourrez-vous nous transmettre votre présentation ? Elle nous permettrait de sensibiliser nos concitoyens.
Bien entendu.
Mme Bonnefoy a réalisé un excellent rapport sur les pesticides. La France a pris conscience de ces risques, et des politiques ont été mises en place. Mais cela ne suffit pas. Quelles politiques ont été appliquées à l'échelle européenne ? Comment comptez-vous éliminer le frelon asiatique qui s'attaque aux nids d'abeilles ?
Je parlerai en tant qu'apicultrice et observatrice de terrain depuis vingt ans. Nous possédons une petite dizaine de ruches. Sur ma commune, tous les ruchers en plein champ ont disparu. Lorsque nous avons débuté, on nous appelait pour venir chercher des essaims d'abeilles sauvages près des habitations. C'est désormais terminé. Nous habitons près d'un bois et n'avons jamais eu de pertes - peut-être en raison de nos actions préventives contre le varroa ou la loque -, hormis depuis deux à trois ans : l'arrivée du frelon asiatique est un vrai fléau. Nous avons obtenu que des spécialistes référents gratuits soient accessibles, mais lorsqu'on voit qu'en une heure on arrive à tuer dix à douze frelons près d'une ruche, c'est décourageant... Il manque de l'information et une lutte sur le terrain pour lutter contre le frelon.
Je suis très sensible à ce que l'ensemble de la population soit invitée à prendre conscience du phénomène, sans pour autant que chacun possède une ruche. Un document pourrait inciter à semer des jachères mellifères ou du blé noir - nous avons noué des partenariats en Bretagne avec les agriculteurs. Nous avons besoin de campagnes médiatiques afin d'associer toute la population à la lutte contre le frelon asiatique. Même si nous sommes favorables à la biodiversité, nous sommes en droit de demander l'éradication totale des espèces invasives.
J'ai l'impression que la filière apicole reste peu organisée. Les petits apiculteurs qui vendent leur miel localement paraissent démunis. Comment travaillez-vous avec les organisations apicoles ? Si ces dernières étaient plus visibles pour le grand public, pensez-vous que les autorités seraient davantage incitées à intervenir ?
Agriculteur et producteur de semences, je travaille avec des apiculteurs depuis 1975 : les abeilles sont nécessaires à la multiplication des semences, notamment de carottes et de betteraves. L'utilisation des pesticides a commencé en 1975, pour traiter les céréales couvertes de pucerons. Les pertes atteignaient alors 50 %, en particulier à cause de la jaunisse nanisante. Or les produits que nous utilisions à l'époque, comme le parathion éthyl, étaient efficaces ; nous les répandions au coucher du soleil, sans les mélanger avec les fongicides. Nous n'avions pas de problème avec les apiculteurs. Supprimé dans les années 2000, le parathion éthyl a été remplacé par les néonicotinoïdes, qui posent beaucoup plus de problèmes ; mais si tous les insecticides sont supprimés, nous risquons de retrouver les niveaux de perte d'il y a trente ou quarante ans. Y a-t-il des alternatives ? Interdit depuis vingt ans pour les céréales, le diméthoate a été autorisé jusqu'en 2016 pour le traitement des cerisiers... L'Anses et l'Inra ont-elles déjà mené des études pour développer des solutions alternatives ?
La mortalité des abeilles étant multi-factorielle, il a fallu plusieurs années pour identifier ses causes, chaque partie se renvoyant la balle. Le temps n'est plus à opposer les agriculteurs, les apiculteurs et les protecteurs de la nature. Tous sont conscients de la nécessité de protéger la biodiversité ; l'enjeu principal consiste à trouver, pour les agriculteurs, des solutions alternatives aux néonicotinoïdes. Au-delà de la biodiversité, la santé animale et humaine sont aussi en jeu.
Il y a eu une sorte de mode de l'apiculture : on a imaginé installer des ruches dans tous les jardins. N'y a-t-il pas un excès d'amateurs dans cette activité ? C'est un vrai métier nécessitant une formation et des connaissances. Cela me fait penser aux composteurs que les collectivités distribuent en quantité aux particuliers, inutiles si l'on ne sait pas s'en servir.
Le constat est là : l'agriculture dépend des insecticides, mais aussi, paradoxalement, l'apiculture, qui utilise des pyrèthres - l'Apistan et l'Apivar - pour lutter contre le varroa. En attendant un produit miracle qui n'a pas encore été mis au point, je vois deux pistes : d'abord, enrober les semences pour limiter la dissémination de l'insecticide ; ensuite, contourner l'obstacle en éloignant les ruches des zones de culture : l'implantation de ruches entre les pistes de l'aéroport de Toulouse-Blagnac est en cours d'expérimentation.
Merci de vos propos très intéressants, sur ce sujet qui nous mobilise tous au Sénat. J'ai aussi pu constater combien les agriculteurs de ma région, le Centre, y étaient attentifs ; utiliser des produits nocifs ne les satisfait pas.
Quelle est la position de la France sur la décision de la Commission européenne semblant donner plus de temps aux utilisateurs du glyphosate ? Chez les particuliers, le problème vient principalement, me semble-t-il, des emplois déraisonnables de cet engrais par les jardiniers. La vente en grande surface n'est pas encadrée : je souhaiterais être rassuré, car je considère le Roundup comme un poison.
Je souhaite vous relayer l'inquiétude de l'Association des apiculteurs de Guadeloupe (Apigua) au sujet de l'abeille mélipone. La Guadeloupe abrite au moins vingt espèces d'abeilles sauvages. Présente sur l'île depuis l'époque précolombienne, endémique, produisant un miel aux propriétés thérapeutiques, l'abeille mélipone est aujourd'hui menacée. Un travail scientifique a commencé sur ce thème. Les représentants du ministère de l'environnement sont-ils en contact avec l'Apigua ?
L'Anses préconise la création de réseaux de ruches, qui seront mis en place par le ministère. Il serait souhaitable que ce dernier se rapproche encore davantage des organisations d'agriculteurs pour aborder la question du traitement des plantes et trouver des solutions pour l'alimentation des abeilles. Les jachères obligatoires ont disparu, mais les bordures de bois, les parcelles mal exposées pourraient être converties en jachères mellifères. J'ai demandé à la chambre d'agriculture de mon département, la Haute-Saône, de se concerter avec les agriculteurs pour la mise en place de dispositifs de piégeage du frelon asiatique.
Quand j'étais agriculteur, j'avais de bonnes relations avec les apiculteurs, qui montaient des ruches en bordure des champs de colza pour nourrir leurs abeilles. Une étude a montré que la mortalité des abeilles était plus élevée dans les Hautes-Vosges, où les pesticides ne sont pratiquement pas utilisés, que dans les Basses-Vosges où domine la culture des céréales.
Quelle est l'efficacité escomptée de l'interdiction des néonicotinoïdes ? L'Anses sera-t-elle en mesure de trouver, dans les délais fixés par la loi, des produits de substitution ? Ces délais sont très courts, et vous avez un très grand nombre de produits à examiner.
Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, l'attention était concentrée sur deux catégories de molécules : les pyréthrinoïdes et les organophosphorés. On voyait alors des colonies entières d'abeilles en bonne santé s'effondrer en sept à dix jours, ce qu'aucune maladie ne peut provoquer. Et pourtant, les insecticides pyréthrinoïdes sont toujours utilisés. Interdire les néonicotinoïdes, par conséquent, améliorera la situation mais ne résoudra pas le problème, puisqu'ils ne sont pas les seuls responsables des dégâts causés aux abeilles. Autre exemple, la toxicité des fongicides a mal été évaluée : on a déterminé leurs effets sous 48 heures, alors que leur toxicité commence cinq à six jours après l'utilisation. Ils sont aujourd'hui autorisés à la pleine floraison.
Les organophosphorés ont été interdits en raison de leur toxicité directe pour l'environnement et l'être humain. Il a été montré qu'en exposant 200 abeilles au traitement, on en tuait 4 000 à cause des contacts ultérieurs entre les insectes. Les néonicotinoïdes posent un problème différent : ce sont des molécules systémiques qui présentent une toxicité résiduelle. Même la technique de l'enrobage des semences n'est pas sans danger, puisque le produit se disperse alors dans les sols avant d'être réabsorbé par la plante, qui le diffuse dans le pollen et le nectar. On en retrouve même dans les huiles.
La diminution des doses administrées est également une solution. Grâce au plan Écophyto, les quantités utilisées de certains pesticides sont passées de 2 000 grammes à quelques grammes à l'hectare. C'est en améliorant l'efficacité des molécules que l'on peut réduire les doses ; mais cela ne résout pas la question de la toxicité résiduelle, qui intéresse à la fois l'homme et l'abeille. Ne dissocions pas les deux : l'abeille visite nos cultures, et les systèmes physiologiques sont très proches - le prix Nobel de médecine a été attribué conjointement, voici quelques années, à des chercheurs qui travaillaient respectivement sur le système immunitaire des humains et des insectes.
Des familles entières de molécules - organochlorés, cyclodiènes, carbamates - ont été interdites. Par quoi les remplacer ? Il faut plutôt se poser la question du pourquoi du traitement. On traite parce que les plantes sont sensibles aux maladies. Plutôt que de privilégier, dans l'hybridation, l'aspect ou la tenue au transport, il conviendrait de sélectionner des variétés de plantes plus résistantes. La toxicité des néonicotinoïdes s'étend à leurs métabolites : ainsi, ils sont toxiques jusqu'à 200 heures après administration, alors que cette durée ne dépasse pas 24 heures pour les autres pesticides. L'un de ces métabolites, la clothianidine, a même été homologué en tant que pesticide ! Le meilleur parti est, à mes yeux, de créer des plantes résistantes aux agents pathogènes ravageurs.
On pense communément que les dégâts augmentent avec les doses administrées. L'insecticide est conçu pour produire un effet létal, sur une cible précise ; mais des effets sublétaux peuvent toucher d'autres cibles. Ainsi les insecticides neurotoxiques comme le diméthoate agissent directement sur le système nerveux mais induisent aussi des immunodéficiences, des cancers et des troubles du comportement. Les dégâts causés ne sont par conséquent pas tous liés à la neurotoxicité.
Attention à ne pas confondre phénomène multi-factoriel et multi-causal. Mettre avant la multiplicité des facteurs - plus de 70 ont été recensés dans le déclin des abeilles - est le meilleur moyen de ne rien faire, parce que cela revient à dire que tous les facteurs recensés interviennent simultanément. Ainsi des pratiques apicoles : les apiculteurs étant de mieux en mieux formés, le déclin des abeilles aurait ralenti si elles en étaient la cause. Quant aux apiculteurs amateurs, ils ont trop peu de ruches pour jouer un rôle dans la mortalité, qui peut atteindre 30 % en sortie d'hivernage mais plus de 50 % en saison. La multi-causalité, au contraire, met en évidence le fait qu'en fonction des cas, une cause - maladies, usage de pesticides, raréfaction des ressources alimentaires - l'emporte sur l'autre. Imaginez que l'on vous diagnostique un cancer du poumon : dans une analyse multi-factorielle, on pourra incriminer l'amiante, les particules de charbon, les particules fines, l'alimentation, autant de facteurs de cancer identifiés. Mais une analyse causale met en évidence l'origine du cancer, par exemple le tabac si vous êtes fumeur.
Dois-je conclure de votre intervention que la focalisation sur les néonicotinoïdes a été excessive ?
Oui, même si je ne nie pas pour autant le problème posé par les néonicotinoïdes.
Donc, pour résumer, l'interdiction des néonicotinoïdes est nécessaire mais elle n'est pas suffisante pour régler le problème.
C'est exact.
Lorsque vous avez évoqué la recherche d'espèces végétales plus résistantes, j'ai entendu plusieurs de mes collègues prononcer le mot « OGM »...
Rien n'oblige à recourir aux OGM ! Il suffit par exemple de recourir aux semences vernaculaires. Voyez l'Amérique du Sud, où l'interdiction de semences cultivées par les Toltèques, les Mayas, les Aztèques depuis des siècles ont été interdites a eu pour conséquence une recrudescence des maladies.
La loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages confie à l'Anses une évaluation bénéfice-risque des néonicotinoïdes et des alternatives. C'est une demande pharaonique : il y a beaucoup d'usages des néonicotinoïdes, et plusieurs milliers de produits phytopharmaceutiques susceptibles de s'y substituer. De plus, la demande ne se limite pas aux alternatives chimiques puisque nous sommes également saisis sur les pratiques culturales et les alternatives non-chimiques. Nous avons sollicité pour cette tâche des groupes d'experts externes.
La saisine ne porte pas que sur les pollinisateurs : ainsi les pyréthrinoïdes, considérés comme une alternative possible aux néonicotinoïdes, ont des effets négatifs sur les organismes aquatiques. Quant au diméthoate, toujours autorisé en Europe, il présente des risques pour les personnes qui l'appliquent.
L'Anses va donc décrire toutes les dimensions du risque et évaluer l'efficacité des traitements alternatifs sur les ravageurs ciblés, en incluant la possibilité d'apparition de résistances chez ces derniers. Ce travail, qui a commencé, est d'abord séquencé en fonction des trois usages des néonicotinoïdes : traitement foliaire en arboriculture et en viticulture, et traitement des semences. L'instruction se découpera, elle aussi, en différentes phases : identification des alternatives, évaluation des risques et des bénéfices, faisabilité d'une monétarisation de ces alternatives.
L'Anses a également été saisie par les ministres de la santé et de l'environnement, ainsi que par la secrétaire d'État en charge de la biodiversité, sur les impacts des substances actives dans les produits phytopharmaceutiques, mais aussi biocides et vétérinaires sur la santé humaine.
Enfin, monsieur Fouché, le cadre réglementaire européen des produits biocides et phytopharmaceutiques prévoit que toute autorisation de substance active est délivrée au niveau communautaire.
Des demandes d'autorisations de mise sur le marché (AMM) ont-elles déjà été déposées pour des produits alternatifs ?
Nous avons entendu, dans le cadre de nos travaux, des représentants de firmes et d'organismes techniques qui ont déjà développé des méthodes alternatives, à divers degrés de maturité. Certains produits sont encore dans les laboratoires, d'autres sont en phase de test dans les champs, les derniers font déjà l'objet d'une demande d'AMM. Le caractère opérationnel des méthodes proposées dès 2020, voire 2018, sera naturellement pris en compte dans l'évaluation.
Lorsque je rencontre mes homologues apiculteurs d'autres pays européens, ils se moquent de nous : pour eux, les Français sont fous de pesticides. Nous enrobons même les graines de salade ! C'est une addiction très dangereuse parce qu'elle entraîne des résistances. De plus, dans 90 % des cas, le traitement appliqué n'est pas nécessaire. C'est comme si des antibiotiques étaient administrés à toute la population au début de l'hiver pour éviter les infections...
Lorsque le frelon asiatique a été repéré pour la première fois, il y a douze ans dans la région de Bordeaux, le phénomène n'a pas été pris au sérieux. La lutte a ensuite été axée sur la destruction des nids par des pesticides. Or le frelon est citadin : la fondatrice a d'abord besoin d'un toit et de glucides. Ce ne sont pas les abeilles qui l'attirent : piéger les ruchers, qui sont majoritairement en campagne, ne sert à rien. C'est lorsqu'ils ne trouvent pas de nourriture en ville que les frelons se rendent dans les campagnes, pillant les ruches.
Lorsque l'on trouve les nids, généralement à la chute des feuilles, il est trop tard : les reines partent du nid dès la fin août pour aller en fonder d'autres. De plus, une fois traités aux produits chimiques, les nids situés trop en hauteur restent accrochés aux arbres, ce qui facilite un saupoudrage de ces produits sur la population. Il faut donc piéger au printemps, lorsque les fondatrices sont encore dans les nids. Travaillons sur des pièges plus sélectifs. Les oiseaux, qui attaquent les nids en hiver, seront peut-être nos alliés de demain ; ne les empoisonnons pas !
Les pertes moindres dans les bois s'expliquent par l'éloignement plus grand des cultures, avec leur flot de pesticides abusivement répandus. Les besoins en eau d'une ruche sont très importants - jusqu'à 100 litres par an - surtout pour le couvain. Or le traitement d'un champ aux néonicotinoïdes ou autres produits contamine les mares d'eau, intoxiquant les abeilles. Plus le nid est éloigné de ces eaux contaminées, mieux il est préservé. Les villes sont elles aussi moins touchées, parce qu'il y a moins d'insecticides.
Éloigner les ruches des cultures est donc une solution possible, mais l'abeille est un pollinisateur : agriculteurs et apiculteurs sont faits pour travailler ensemble et ont besoin les uns des autres. Cette collaboration se traduit par l'implantation de ruches aux abords des champs de colza ou de tournesol.
Plusieurs d'entre vous ont évoqué le manque d'organisation de la profession, et le nombre important d'amateurs. Il y a quinze ou vingt ans, les apiculteurs étaient dans leur coin ; compte tenu des récoltes à l'époque, ce n'était pas plus mal... Nombre d'entre eux avaient des connaissances assez modestes et intervenaient peu ; on les appelait des « poseurs de hausses ». Depuis, les apiculteurs ont fait des efforts de sélection, de recherche, ils ont échangé avec leurs homologues d'autres pays. Ceux d'aujourd'hui ne sont pas des ignares. Tous les responsables de rucher ont reçu une formation préalable. Depuis vingt ans, les ruchers-écoles se sont multipliés. Les apiculteurs ne sont plus dans leur bulle.
Au dernier congrès de la Fédération des apiculteurs de la Méditerranée (Fedapimed), au Maroc, mes homologues de ce pays m'ont dit que là où des pesticides modernes étaient employés, le varroa et le nosema ceranae faisaient autant de ravages que chez nous. En revanche, les zones où les pratiques ancestrales prédominent ne sont pas touchées. Ce n'est pas une question de race, mais de milieu. Ainsi les abeilles d'Ouessant se portent très bien, avec des reines qui vivent cinq à six ans ; mais sur le continent, elles ne dépassent pas les deux ans.
L'importance de la monoculture implique des sources de nourriture peu variées pour les abeilles, qui débouchent sur des carences ; de plus, de courtes périodes d'abondance sont suivies de disettes. Les jachères fleuries et les bandes enherbées sont souvent évoquées comme une solution possible, mais elles induisent une compétition pour la nourriture entre abeilles domestiques et solitaires. De plus, elles facilitent la diffusion des agents pathogènes.
Les semenciers sélectionnent les espèces sur des critères de résistance et de rendement ; mais, faute de tenir compte de l'existence de deux types de pollinisateurs - à langue longue et à langue courte - il arrive que des variétés sélectionnées ne soient pas adaptées aux pollinisateurs qui se trouvent dans leur environnement.
L'Inra travaille sur de nouvelles méthodes d'évaluation des risques. Les exigences de pharmacovigilance appliquées aux produits de santé humaine ou vétérinaires après obtention de l'AMM pourraient être appliquées aux produits phytosanitaires.
Enfin, le piégeage des nids de frelons est un procédé peu spécifique dont l'impact sur la biodiversité est significatif. Des méthodes plus spécifiques sont en cours d'évaluation.
La loi d'avenir agricole confie à l'Anses le pilotage d'un dispositif de phytopharmacovigilance tel que celui que vient d'évoquer M. Brunet.
Le Sénat s'est emparé de la question du frelon voici plusieurs années. En 2011, un débat en séance s'est tenu sur ce thème. J'ai ensuite déposé une proposition de loi, malheureusement jamais examinée, créant un fonds de prévention contre la prolifération du frelon asiatique. Rapporteure d'une mission d'information sur les pesticides, j'ai entendu de nombreux membres de la communauté scientifique pour qui l'éradication ne doit pas être un objectif : l'espèce sera probablement éliminée par une espèce concurrente. Le seul piégeage concevable est le piégeage à phéromones, qui n'a pas encore été mis au point. Des dispositifs de lutte contre le frelon asiatique ont été mis en place dans mon département, la Charente.
Les produits phytopharmaceutiques et biocides faisant l'objet d'AMM au niveau européen, l'action politique doit s'inscrire dans ce cadre. C'est pourquoi la ministre de l'environnement s'est opposée en juin 2016 au renouvellement de l'AMM de certains pesticides ; la France a fait savoir à la Commission européenne en mars de la même année qu'elle s'opposait au renouvellement de l'approbation du glyphosate, reconnu comme un cancérigène possible. Nous sommes bien dans le champ politique.
Le cadre réglementaire européen inclut aussi les directives « Nature », dont plusieurs dispositions touchent à la biodiversité, et le nouveau règlement européen sur les espèces exotiques envahissantes publié en octobre 2014, dont le texte d'application vise le frelon asiatique.
La Plateforme sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), équivalent du Giec pour la biodiversité, a publié en 2016 un rapport sur les pollinisateurs dont plusieurs recommandations ont été reprises dans la récente convention internationale pour le renforcement des mesures de protection des pollinisateurs. La prochaine réunion de l'IPBES, début mars, sera dédiée à ces actions. La France, qui n'est certes pas exempte de tout reproche sur l'usage des pesticides, n'est pas pour autant isolée : un mouvement européen se dessine.
Il est illusoire de croire à l'éradication du frelon asiatique ; je ne crois pas non plus à une élimination par les prédateurs, ou à la possibilité, également évoquée, qu'un manque de diversité génétique réduise drastiquement les populations. À ce stade, seul l'impact sur l'apiculture est évalué, se traduisant par des pertes de production. Les seules solutions disponibles actuellement restent le piégeage des nids aussi tôt que possible et des mesures d'éloignement du frelon des ruches ; le ministère de l'environnement soutient le Museum d'histoire naturelle et l'Inra dans leur recherche d'une solution à plus long terme.
L'usage des pesticides par les particuliers est encadré par la loi « biodiversité » : depuis le 1er janvier 2017, ils ne sont plus disponibles en libre-service, le conseil à la vente étant désormais obligatoire. Le législateur a voulu une phase de prise de conscience avant une phase réglementaire et contraignante qui s'ouvrira en 2019, avec l'interdiction d'utilisation par les particuliers.
Je vous remercie. Vous avez clarifié un grand nombre d'idées reçues.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.