Nous avons le plaisir de recevoir pour la première fois Mme Isabelle Autissier, navigatrice, qui préside depuis 2009 WWF France, ainsi que M. Gilles Boeuf, président du conseil scientifique de l'Agence française pour la biodiversité (AFB) et membre du conseil d'administration de WWF France.
Créée en 1973 comme section française du Fonds mondial pour la nature (WWF), l'association loi de 1901 WWF France est une fondation reconnue d'utilité publique ayant pour objet de « promouvoir, encourager et assurer la protection et la conservation de la faune et de la flore, des sites, des eaux, des sols et des autres ressources naturelles, soit directement, soit indirectement en associant d'autres organismes à la réalisation de ses actions et programmes. »
Vous conduisez aujourd'hui une cinquantaine de projets, tant en métropole que dans les territoires d'outre-mer. Vous êtes l'un des acteurs majeurs du monde associatif dans le domaine de l'environnement en France, en particulier en matière de protection des espèces les plus menacées. Pourriez-vous nous présenter votre organisation et vos actions ?
L'année 2019 est particulièrement importante pour la biodiversité. La France accueillera fin avril la prochaine réunion de la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), qui est l'équivalent du GIEC pour la biodiversité. Quels sont les enjeux, à moins de deux mois de ce rendez-vous ? Comment oeuvrez-vous dans la perspective de cette échéance ?
Nous serions également intéressés par votre point de vue sur le projet de loi de fusion de l'AFB et de l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS). Ce texte sera examiné par notre commission le 3 avril prochain. Avez-vous des réactions sur cette nouvelle réforme de la gouvernance de la biodiversité en France, deux ans à peine après la création de l'AFB ? Comment travaillez-vous avec ces établissements publics ?
Merci de votre accueil. Le WWF suit depuis plus de 40 ans des populations de vertébrés sauvages, pour disposer d'indicateurs de la biodiversité. Malheureusement, à chaque rapport que nous publions - tous les deux ans - la situation se détériore, alors même que nous accroissons le nombre de populations suivies.
En 40 ans, la biodiversité des vertébrés sauvages a régressé de 60 % : alarmant. Ce chiffre était de 52 % en 2014, de 58 % en 2016 et dépasse les 60 % aujourd'hui. Il diffère d'ailleurs selon les groupes : pour les espèces terrestres et marines, il se situe entre 35 et 40 % ; pour les espèces d'eau douce, il dépasse les 80 %. Le taux d'extinction d'espèces est infiniment supérieur à ce que comporte le renouvellement normal sur une planète vivante. Depuis le début du vingtième siècle, le nombre d'extinctions s'est accéléré, essentiellement sous l'action de l'homme.
Celle-ci s'exerce de plusieurs manières, qui malheureusement se conjuguent. D'abord, par la dégradation des habitats : nous enlevons aux espèces leur milieu de vie et les milieux grâce auxquels elles se nourrissent et se reproduisent. Puis, nous surexploitons certaines espèces, notamment marines. La pollution nuit aussi à la biodiversité, notamment la multiplication des déchets en plastique, encore soulignée par le dernier rapport mondial du WWF, mais aussi les pesticides agricoles. Autre facteur : les espèces invasives et les maladies qui se propagent à cause de la mondialisation, qui organise le transport des espèces d'un côté à l'autre de la planète. Et, bien sûr, le changement climatique, qui est déjà très ressenti par un certain nombre d'espèces.
Le problème est que, souvent, ces différentes menaces se conjuguent. Des espèces qui pourraient s'adapter, par exemple, au changement climatique sont fragilisées par d'autres facteurs. Ainsi, dans les milieux agricoles conventionnels, la perte d'habitat provoquée par la destruction des haies et l'asséchement des zones humides se conjugue à des pollutions aux pesticides, au changement climatique et, parfois, à la présence d'espèces invasives.
Pour les espèces terrestres et les espèces d'eau douce, la dégradation de l'habitat est le facteur principal de destruction. Pour les espèces marines, c'est la surpêche. Celle-ci est en réalité aussi un problème économique. En effet, le monde dispose d'une capacité de pêche deux fois et demie supérieure à ce que nous pouvons pécher. En d'autres termes, nous investissons dans des moyens de pêche qui finiront par épuiser le stock à pêcher ! On a bien vu, en France, se multiplier les dépôts de bilan et se réduire le nombre des pêcheurs, essentiellement parce que les ressources marines ne sont plus au rendez-vous.
Tous les indicateurs vont dans le même sens, et les courbes sont exponentielles, sans même présenter de palier. Évidemment, la biodiversité n'est pas capable d'absorber les demandes excessives des populations humaines. Et on voit bien que les courbes de chaque indicateur sont liées à celles reflétant l'activité humaine. L'augmentation constante des besoins par individu n'est pas soutenable. L'approche économique développée par le WWF montre que les services écosystémiques rendus gratuitement par la nature - épuration des eaux, pollinisation, fourniture de l'oxygène... - représentent à peu près une fois et demie le PIB mondial. Si nous devions nous en priver, quel déficit !
Bref, quand la biodiversité est attaquée, ce sont les sociétés humaines qui le sont. Il y a deux ans, le WWF a produit un rapport sur les trois « S » : soutenabilité, stabilité, sécurité. Ce qui n'est pas soutenable n'est pas stable. Et ce qui n'est pas stable conduira à une insécurité économique, puis politique. Les crises environnementales et de biodiversité ont toujours abouti à des crises d'ordre économique et politique. Que faire ? Il faut évidemment renverser la courbe. Si nous continuons « business as usual », nous arriverons vers 2030 à un écroulement de la biodiversité vraiment dangereux pour nous. Il faut donc remonter la pente.
À cet égard, 2020 est en effet une année particulière, comme vous l'avez souligné, monsieur le président. Et la France a une responsabilité particulière, notamment grâce à ses territoires d'outre-mer, qui lui confèrent un éventail de biodiversité extrêmement important et lui donnent un pouvoir d'intervention à peu près partout dans les différentes communautés et instances autour du monde. Sa voix porte. En 2019, l'IPBES publiera son rapport sur l'état de la biodiversité. Nous aurons alors des chiffres et des données incontestables, issues de l'ensemble des communautés scientifiques du monde entier. Au G7, la biodiversité doit être à l'ordre du jour, et nous espérons que la France portera des propositions fortes. En 2020, la COP 15 pour la biodiversité aura lieu en Chine. Nous espérons un mouvement comparable à ce qui s'est passé au moment de la COP 21 pour le climat à Paris : un engagement des parties prenantes que sont les États, les entreprises, les associations, les citoyens.
La question de la biodiversité doit monter dans l'agenda politique au même niveau que le climat. Aujourd'hui, pas un seul gouvernant ne néglige la question du climat, et tout le monde se met en ordre de marche. Il est grand temps d'arriver au même résultat pour la biodiversité. Chacun constate, chez soi, la disparition des espèces - en Europe, 80 % des insectes ont disparu - et la bataille des idées est en bonne voie. Reste à gagner la bataille de la décision. La menace que fait peser sur les sociétés humaines la réduction de la biodiversité n'est pas moindre que celle associée au réchauffement climatique.
Je suis membre du conseil d'administration de l'AFB, et le WWF accueille avec beaucoup d'intérêt la fusion projetée. Sans doute aurait-on pu souhaiter qu'elle ait lieu dès le départ, mais il n'est jamais trop tard pour bien faire ! L'important est qu'en France les questions de biodiversité soient traitées d'une seule voix et collectivement. Il importe aussi que l'ensemble des bassins de la biodiversité française - et donc en particulier l'ensemble des cinq outre-mer français - soient représentés individuellement. Vous savez que 80 % de la biodiversité française se trouve outre-mer, et l'AFB a besoin du point de vue de chacun. Le conseil d'administration actuel compte une quarantaine de membres, représentant les acteurs économiques et politiques et les associations qui ont un rôle dans la biodiversité. Il faut que ce conseil reste fourni et large de manière à ce qu'il continue d'être le lieu de véritables débats.
Je siège en effet au conseil d'administration de WWF France, mais suis surtout un chercheur, en océanographie. J'ai présidé pendant sept ans le Muséum d'Histoire naturelle, suis professeur invité au Collège de France à la chaire « développement durable, énergie, environnement et société », et j'ai passé deux ans dans les cabinets ministériels pour préparer les COP 21 et 22.
Pour moi, l'écologie scientifique n'est pas la même chose que l'écologie politique. Il n'existe que des socio-éco-systèmes. Même en Antarctique, les humains sont passés. En Arctique, les Inuits ont toujours été présents. Chaque désordre écologique a donc un impact social. Ces questions sont donc loin d'être secondaires - et, en septembre 2018, nous avions publié dans Le Monde un appel disant que nous ne ferions plus confiance à aucun Gouvernement qui ne les placerait pas en priorité. L'effondrement de la biodiversité n'est pas moins important que le changement climatique.
Le Medef m'a invité cette année - quel changement ! - à parler sur le thème « sale temps pour la planète ». J'ai dit que ce n'était pas pour la planète, mais pour les humains ! Les aspects sociaux n'ont pas suffisamment été pris en compte, ce qui explique en partie les désordres actuels. Lors de la première manifestation des gilets jaunes, ceux-ci ont dit qu'il y avait la fin du mois d'un côté, et la fin du monde de l'autre... L'objectif doit donc être de restaurer la confiance et, pour cela, votre rôle politique est absolument essentiel.
Nous sommes tous d'accord : les relations actuelles de l'humain avec la vie ne sont pas bonnes : destruction des écosystèmes, pollution généralisée partout. Même en Arctique, les oies, qui n'ont jamais vu d'être humain, sont bourrées de pesticides - non pas les actuels, mais ceux d'il y a cinquante ans. Je suis un farouche défenseur des pêcheurs, tant qu'on ne surpêche pas. Et les espèces invasives se disséminent partout. Ne croyons pas que tout vient du changement climatique ! Je l'ai redit à des jeunes récemment lors d'une émission : la surpêche du thon rouge en Méditerranée, la destruction des forêts tropicales ou les pesticides n'ont rien à voir avec le changement climatique, même s'ils peuvent en accélérer les effets. Le problème nous concerne tous. Le rôle des scientifiques est d'éclairer la décision politique, pas de s'y substituer.
Nous avons vécu il y a quinze jours le lancement à Jussieu par Pierre Larrouturou et Jean Jouzel du projet de plan climat et de Banque européenne pour le climat : 1 000 milliards d'euros ! Et, lundi, j'étais avec des lycéens, qui sont très admiratifs de la jeune Suédoise qui a pris la parole, à 16 ans, pour dire des choses fortes. Cela donne de l'espoir. Professeur d'Université, je dis à mes étudiants qu'il faut se retrousser les manches, tous ensemble.
Nous devons arrêter l'économie actuelle, suicidaire, qui consiste à faire du profit en surexploitant la nature. On peut très bien faire du profit en vivant au pays, où on est fier et heureux de vivre, avec sa famille, en créant des emplois, et sans détruire l'endroit où on se trouve. Il serait difficile de prétendre que l'homme n'est pour rien dans le changement climatique, qui va trop vite.
On a besoin de tout le monde : scientifiques, ingénieurs, entreprises, ONG et citoyens. Dans un monde de fausses nouvelles, le rôle de l'enseignement est de donner un esprit critique à nos enfants - qui sont en train de le perdre. Les programmes de sciences de la vie et de la terre pour le baccalauréat sont affligeants. C'est dès la maternelle qu'il faut commencer à enseigner l'écologie. Je m'étais battu pour qu'on propose un cours d'écologie à l'ENA. J'avais obtenu gain de cause, mais le cours était facultatif, et personne n'y est allé ! Pour avancer, nous avons besoin de vous.
Quand j'étais au cabinet de Ségolène Royal, je me suis battu pour que, dès le départ, l'ONCFS soit dans le système. Sinon, la chasse et la mer sont ballotées entre les ministères de l'environnement et de l'agriculture... Comme le disait Einstein, le monde ne va pas mal à cause des méchants et des stupides, il va mal à cause des gens normaux qui les laissent faire !
Constat à la fois intéressant et inquiétant... Guillaume Chevrollier est notre rapporteur sur l'avis budgétaire consacré à la biodiversité.
Je me félicite, en tant que rapporteur pour avis sur la transition énergétique et la biodiversité, de cette audition. Notre commission a souvent l'occasion de parler de climat, et les sujets sont imbriqués.
En début de quinquennat, le ministre Hulot avait lancé un plan de reconquête de la biodiversité, face à l'érosion sans précédent que l'on constate : il a parlé d'un poison lent. Comment avez-vous accueilli ce plan ? Favorablement, je suppose. Les annonces vous ont-elles paru suffisantes ? Les moyens sont-ils à la hauteur des ambitions ?
L'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) a récemment publié un rapport mettant en garde contre le risque de pénurie alimentaire liée à la perte de biodiversité au niveau mondial. Que pouvez-vous nous en dire ? Quelles actions menez-vous avec le monde agricole ?
Des négociations internationales sont actuellement en cours en vue de l'adoption d'un nouveau traité pour protéger la biodiversité et les ressources de haute mer. Dans le cadre d'une mission au Conseil économique, social et environnemental (CESE), vous avez rédigé un rapport sur ce sujet. Pourriez-vous nous faire un point sur ces négociations et sur les enjeux liés à la protection de la biodiversité des océans ? Quelles sont vos préconisations sur ce sujet extrêmement sensible ?
Il y a un lien entre le changement climatique, la pollution et la surexploitation des ressources, qui sont autant de facteurs qui aggravent la perte de biodiversité. Comment expliquez-vous qu'au niveau international il n'y ait pas suffisamment de passerelles entre les conférences sur le climat et les conférences sur la biodiversité ? Le résultat est une dilution des efforts, alors qu'il faudrait associer les combats.
Pour le Sénat, assemblée des territoires, les collectivités territoriales sont des acteurs incontournables sur le terrain. Elles ont aussi leur place dans la conservation de la biodiversité. Elles ont de nombreuses compétences. Comment mieux associer les élus locaux à la lutte contre l'érosion de la biodiversité ?
Nous avons bien accueilli le plan de reconquête de la biodiversité, bien sûr. Nous attendons à présent une mise en oeuvre rapide car, pour la plupart des espèces, il y a urgence.
J'avais pris note de l'alerte de la FAO. L'agriculture industrielle détruit la biodiversité, et subit les conséquences de cette destruction : explosion de certaines plantes, qui passent à travers la sélection imposée par les pesticides, destruction des sols eux-mêmes, imprégnés de pesticides depuis des dizaines d'années... Les sols ne comportent plus les insectes et les micro-organismes qui font en quelque sorte le travail à notre place pour transformer les déchets de bois ou les feuilles mortes en produits assimilables par les plantes. Les pratiques d'érosion des haies, par exemple, provoquent non seulement une érosion de la biodiversité mais aussi une destruction des sols, que plus rien ne retient. La FAO a montré que l'agro-écologie permettrait de nourrir la planète. Loin d'être un fantasme d'écolo, celle-ci fait appel à la véritable agronomie, qui tient compte du sol, du climat, et s'efforce d'appuyer une partie de la production alimentaire sur ces aides naturelles, au lieu de détruire et de reconstituer artificiellement, par exemple avec de l'engrais . Bref, le modèle actuel est dangereux. Il y a des alternatives ; toute la difficulté est d'opérer la transition. J'aime le nom du ministère de la « transition écologique et solidaire ».
J'ai fait voter une résolution sur la haute mer au CESE. La deuxième phase des discussions commencera dans quelques jours. La haute mer constitue tout de même la moitié de la planète - et, en volume, 90 % de la biosphère. Les enjeux de biodiversité y sont colossaux, et notre connaissance de ce qui se passe dans les profondeurs des océans est encore très lacunaire : il y a sans doute moins de personnes qui sont allées au fond des océans que sur la Lune !
La haute mer est un réservoir de biodiversité, de protéines, de mécanismes physico-chimiques, sans parler de l'énergie... C'est peut-être elle qui viendra au secours des hommes, en particulier sur les questions médicales. Je souhaite que les sénatrices et les sénateurs suivent ces négociations, car l'ambassadeur Ségura se sent un peu seul !
L'avis demandait que, dans l'introduction de cette négociation, on précise bien que la haute mer est un bien commun de l'humanité. Elle n'appartient à personne, sans être pour autant res nullius, car c'est un bien commun que nous avons la responsabilité collective de protéger. Les États ont la responsabilité collective de maintenir son bon état écologique. Une haute mer en mauvais état écologique, c'est moins de plancton, moins d'oxygène, moins d'absorption des gaz à effet de serre, donc une accélération du réchauffement climatique.
Quant au partage des avantages, c'est le point qui va faire le plus débat dans cette négociation. Aujourd'hui, chacun prend ce qu'il veut en haute mer, comme molécule ou poisson. Et 40 % des brevets déposés ainsi le sont par une seule entreprise : Bayer. Ce n'est pas tout à fait normal. Sans interdire à qui que ce soit de faire de la recherche en haute mer, il faudrait s'assurer que le produit de cette recherche aille au moins en partie à la protection de ce milieu, par des aires marines internationales en particulier. L'ONU a décrété une décennie de la recherche marine, cela réclame aussi des moyens.
On travaille trop en silos, en effet, ce qui sépare les efforts pour le climat, l'écologie et le social. Les questions de développement durable ne sont pas à la croisée du social, de l'environnemental et de l'économique. Il y a une base, qui est la vie sur Terre et la biodiversité, à partir de laquelle on peut commencer à faire fonctionner les sociétés humaines, qui à leur tour développent de l'économie et de la politique. La strate de base doit rester la protection de notre planète en tant que milieu de vie. Sans doute faudrait-il ré-imaginer le schéma comme une pyramide, plutôt que comme une intersection.
Enfin, les collectivités territoriales sont en effet impliquées au quotidien dans la vie des citoyens. Elles ont aussi pour responsabilité d'éduquer leurs citoyens à venir au secours de leur biodiversité locale. Elles peuvent favoriser ce qui est favorable à la biodiversité, dans l'agriculture ou l'industrie. Elles doivent être aidées par l'État, qui peut donner un cadre général favorable.
La biodiversité est avant tout locale. Elle est d'abord chez vous, dans votre jardin, votre forêt, votre terre agricole. On part du local, et les régions sont donc essentielles. Elles mobilisent d'ailleurs beaucoup de moyens, sans doute plus que l'État. Je travaille beaucoup avec les agences régionales de la biodiversité en Occitanie, en Nouvelle-Aquitaine et en Bretagne, car c'est chez elles qu'est la connaissance. Chaque commune peut faire un inventaire de ce qui vit chez elle. Il est important que les gens se rendent compte de ce qui vit chez eux, même si ce n'est pas le tigre ou le rhinocéros : il y a toujours un insecte, un papillon, une grenouille qui ne vit que là - et la population se l'approprie et la défend. C'est ainsi que vous trouverez du soutien local, pour ne pas assécher les mares, détruire les forêts ou ne faire que de la monoculture de pin maritime.
Je suis un homme de la biodiversité, mais me suis toujours intéressé au climat. Je suis membre du bureau de l'IPBES et du GIEC. Le GIEC a eu beaucoup plus de liberté au début parce qu'il ne dépendait pas des Nations Unies. L'IPBES avait un véritable carcan : je me rappelle qu'à Bonn nous avions discuté toute une demi-journée pour savoir si on allait travailler en euros ou en dollars ! Chaque demi-degré compte dans le réchauffement. Nous rendrons aussi un rapport sur la désertification : demain, nous aurons des déserts en Europe, et la Méditerranée va souffrir. Le débit du Rhône baisse, et sept réacteurs nucléaires sur huit sont arrêtés, faute d'eau pour les refroidir. Il y aura aussi en septembre un rapport sur les masses océaniques et la cryosphère.
A Tautavel, il y a 600 000 ans, les premiers Français ne faisaient que cueillir et chasser, mais ils étaient vingt ! Certains d'entre nous étaient nés en 1945. À l'époque, nous étions deux milliards. Nous sommes désormais quatre fois plus... Il n'y aura pas d'agriculture durable, ni de santé durable, si l'on ne respecte pas les conditions écologiques. Il y aura des centaines d'agricultures différentes, à condition de ne pas détruire les sols. Du reste, personne n'a envie d'empoisonner son environnement... L'essentiel est de discuter et de progresser collectivement, pour préserver notre bien commun. Les connaissances scientifiques dont nous disposons, pour n'être pas parfaites, sont suffisantes pour agir.
Le court-termisme politique est nuisible en matière environnementale. Pour qu'une décision soit visible sur le terrain, cela peut prendre dix ou quinze ans... Avec Alain Rousset, nous avons développé un projet « Territoires d'innovation de grande ambition » consistant à arrêter totalement l'usage des pesticides à Bordeaux en huit ou dix ans. L'agriculture a absolument besoin de la biodiversité. Laissons des coquelicots dans les champs : une étude menée dans les Deux-Sèvres a montré que 60 % de chaque particule de miel provenait de cette fleur. Il faut réconcilier l'écologie avec l'économie.
Jean-Claude Luche est rapporteur du projet de loi relatif à la création de l'Office français de la biodiversité (OFB).
J'ai bien compris l'intérêt que vous portiez à la fusion de l'AFB avec l'ONCFS. Que pensez-vous de l'organisation de la nouvelle gouvernance qui va être mise en place ? Quels effets concrets vont en découler ? Chez nos voisins européens, observe-t-on une démarche comparable ? Les moyens affectés à cet office seront-ils suffisants ? Vous avez parlé des agences régionales. N'y aura-t-il pas des doublons ? Y a-t-il des secteurs d'activités sur lesquelles les agences régionales peuvent intervenir en appui des agences départementales qui seront mises en place dès le début de l'année 2020 ? Le comité d'experts sur la gestion adaptative des espèces chassables vient d'être constitué. Que pensez-vous de ce nouveau concept ? Faut-il calibrer les autorisations de prélèvement en fonction de l'état de conservation des espèces ? Les missions de ce futur établissement répondent-elles concrètement au problème de la biodiversité ?
Il semble logique que le même organisme rassemble tout ce qui concerne la protection et la police de l'environnement. Les équipes sur le terrain ne sont pas si nombreuses qu'on puisse se permettre un éclatement. Il faut que tous les acteurs soient autour de la table. La biodiversité sauvage, ce n'est pas uniquement quelques espèces de la liste rouge de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) à protéger. Il y a aussi ce qu'on appelle la biodiversité ordinaire. Certaines communes font des états des lieux de leur biodiversité.
En ce qui concerne les moyens, on a tendance à déshabiller Pierre pour habiller Paul en abondant le budget de l'AFB avec les moyens des agences de l'eau... alors que celles-ci ont beaucoup à faire ! Il faut un budget conséquent pour l'OFB, car il faut du personnel sur le terrain pour voir ce qui se passe. Il importe aussi d'organiser des débats. Par exemple, pour mettre en place efficacement une aire marine protégée, il est indispensable de rassembler toutes les parties prenantes.
La gestion adaptative, ce n'est pas se donner des quotas de chasse ou de pêche sur des espèces protégées. Si elles sont protégées, on n'y touche pas. La France s'est engagée à protéger les espèces qui sont sur la liste rouge de l'UICN.
C'est une idée de base dans le monde cynégétique. Si une espèce est abondante, on peut faire des prélèvements. Si elle se raréfie, on n'y touche pas.
Je pensais notamment au loup.
C'est une espèce protégée par la loi en Europe.
En écologue, je dirais qu'il n'y a pas de place pour les loups partout. Mais il y a des endroits où ils peuvent très bien s'installer. Certaines hordes de loups n'attaquent jamais les moutons... Cela n'a donc pas de sens d'augmenter les prélèvements sans choisir à quel endroit on abat des loups - d'autant qu'on risque de désorganiser les meutes. Le loup peut aussi aider à réguler les populations de sanglier. Le film Saisons de Jacques Perrin montre des loups attaquer des sangliers en Pologne. D'ailleurs, chez nous, les loups n'ont pas été réintroduits : ils sont revenus à cause de la déprise agricole. Si l'on avait gardé dans le Mercantour des entreprises florissantes de fermage de montagne, il ne serait pas revenu tout seul. C'est très différent de l'ours. Il y a de la place aussi pour le lynx. Il faut effectivement une gestion des stocks en fonction de l'abondance. La collaboration avec les chasseurs est ici essentielle. C'est le cas avec les sangliers, dont on n'arrive pas à maîtriser la prolifération, ce qui est très embêtant.
J'ai des vaches dans ma réserve, contre l'avis du ministère, parce que cela me permet de maintenir 84 espèces de scarabées, qui mangent de la bouse de vache. Tout est question de bon sens. Je préfère avoir le monde de la chasse avec moi plutôt que contre moi. Il faut faciliter le dialogue.
Enfin, je veux dire qu'il n'y a pas d'équivalent de l'agence dans le monde. Nous sommes pionniers.
Vous avez rappelé à juste titre qu'il fallait protéger les espèces, dont nous faisons partie, mais j'aimerais avoir votre position sur la ressource en eau, sur le plan tant qualitatif que quantitatif. Comment protéger cette ressource ? Il n'y a pas que le problème de l'eau potable ; il y a aussi le monde marin, auquel vous êtes très attachée, madame Autissier.
Comme on est entre nous, je serai un peu provocateur en sortant du consensus. Le narratif sur la disparition des espèces est tout à fait juste, mais il ne permet pas d'alimenter le débat et de problématiser. On a pourtant quelques succès sur le plan patrimonial, mais ceux-ci ne sont pas assez analysés.
Une fois que tout le monde a admis qu'il fallait dialoguer, il faut que des propositions de politiques publiques soient avancées. Or il me semble que l'AFB n'a pas encore réussi à suffisamment structurer le débat. Nous avons besoin d'un grand compromis sur la base de propositions claires et opérationnelles.
Nous vivons une époque particulière avec les mobilisations de la société civile sur le climat. La jeunesse, notamment, a peur pour son avenir. En revanche, la biodiversité ne fait pas l'objet d'une telle attention. L'OFB regroupera l'AFB et l'ONCFS. Quel est votre sentiment sur ce futur organisme ? Toutes les missions seront-elles maintenues ? Ses moyens seront-ils suffisants ?
Je voudrais revenir sur le problème de l'artificialisation des sols et de l'urbanisme. Paradoxalement, l'urbanisation a, dans certains cas, permis de sauver certaines espèces en éloignant les pesticides. Comment voyez-vous l'aménagement de nos villes, demain, pour concilier urbanisme et biodiversité ?
La démographie peut-elle être intégrée dans la problématique ? On a parlé de résilience de la nature, avec de bonnes surprises de temps en temps. Y en aura-t-il d'autres à l'avenir ?
Le constat est bien entendu alarmant. Selon vous, quelle décision urgente s'impose en priorité ? À mon sens, l'éducation est fondamentale. Avez-vous des propositions à faire à ce sujet à nos ministres chargés de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur ?
Je suis toujours impressionné par les images de pollution marine par le plastique. Pourquoi n'arrive-t-on pas à avancer plus vite ? Cela ne semble pas si compliqué à traiter. Est-ce vrai qu'il y a une prolifération des méduses parce que les poissons mangent du plastique à leur place ?
Comment accompagner l'agriculture vers un modèle plus soutenable, tout en permettant aux agriculteurs de percevoir un revenu susceptible de les faire vivre ?
Je suis, pour ma part, favorable à l'agriculture urbaine, non pas pour sa fonction productive, assez faible, mais pour son effet symbolique. Elle permet en effet une reconnexion de nos concitoyens avec les cycles du vivant.
La grande erreur du XXe siècle, c'est le low cost en matière d'alimentation. Quand j'étais jeune, les pauvres étaient maigres ; maintenant, ils sont gros. C'est la malbouffe ! C'est le résultat du productivisme, qui bénéficie de 8 milliards d'euros de subventions européennes, quand l'agriculture bio reçoit 145 millions d'euros. C'est inacceptable que l'État cautionne ce système.
Je travaille beaucoup avec Thierry Marx, deux fois meilleur chef du monde, qui a un discours très social autour de l'alimentation. Il est passionnant.
Est-il décent de se déchirer au centime près sur le litre de lait ?
Il y cinquante ans, la moitié du panier de courses était constituée de nourriture ; aujourd'hui c'est 15 %. Il y a clairement un travail d'éducation à mener. Je suis désespéré de voir que des jeunes sont capables de dormir deux nuits devant la FNAC pour le dernier smartphone, mais qu'ils ne font pas attention à ce qu'ils mangent. Il faut aussi reprendre le modèle agricole collectivement. Il n'y a pas que le bio ; il y a aussi la biodynamie, la permaculture.
L'agro-écologie peut avoir les rendements suffisants pour nourrir tout le monde sans pesticides. Cessons d'empoisonner les sols pour aussi peu de résultats. Quand on pense que l'on a empoisonné des populations outre-mer avec le chlordécone pour quelques centimes de plus la tonne de bananes... De toute façon, c'est le consommateur qui tranchera un jour en n'achetant plus ces produits. On aurait dû travailler depuis longtemps sur ces questions.
Vous nous interrogez sur l'urbanisme. Avec l'artificialisation, on a imperméabilisé nos sols. Il n'a jamais aussi peu plu et, pourtant, il n'y a jamais eu autant d'inondations.
S'agissant de la démographie, on ne peut pas faire grand-chose, si ce n'est, comme l'a dit M. Macron, de remettre les petites filles à l'école. Avec la politique de l'enfant unique, la Chine a empêché la naissance d'un demi-milliard d'enfants. On serait donc à 8,3 milliards au lieu d'approcher les 8 milliards. Tout le monde sait que l'on va vers une asymptote, avec une stabilisation autour de 10 milliards.
Dans ce cadre, la France, avec son climat et la qualité de son sol, a un rôle agricole essentiel à jouer, si elle sait prendre les bonnes décisions.
Pour conclure sur la démographie, il faut remettre les femmes à leur juste place. C'est une question de civilisation essentielle.
Sur l'aspect économique, j'ai récemment participé aux assises du transport aérien. Ce secteur veut devenir vertueux tout en doublant le trafic d'ici à 2030 ! C'est lié au souhait de développer encore le tourisme de masse, qui est moteur de développement dans des pays en voie de développement. Comment faire ? Il y a des choix politiques déterminants à faire en la matière.
Sur la démographie, je souscris entièrement à vos propos. Une femme ne fait pas huit enfants par choix. Il faut redonner aux femmes la maîtrise de leur corps. Nous devons d'ores et déjà nous organiser pour gérer 11 milliards d'humains demain.
Concernant la pollution des océans, qui me touche tout particulièrement, il faut savoir qu'il est déversé une benne de plastique par minute dans la mer. On ne peut pas continuer dans cette voie. Sur 400 millions de tonnes de plastique produit par an, il y a 100 millions de tonnes qui vont dans la nature, dont 10 millions de tonnes dans les océans.
Les projets actuels de nettoyage, c'est de la foutaise. La question, c'est la production au départ. Le meilleur plastique, c'est celui que vous n'utilisez pas. Il faut donc que le législateur prenne le problème à bras-le-corps en taxant les gros producteurs.
S'agissant de l'éducation, je me demande pourquoi l'ENA ou les grandes écoles de commerce ne font pas ou peu de biologie ou d'écologie. Cela devrait être incontournable. Cette année, le WWF a conclu un partenariat avec l'École de guerre, car les prochains conflits auront une cause environnementale et les militaires ont intégré cette dimension. Pourquoi pas nos managers ?
Selon moi, deux décisions urgentes s'imposent. Il faut d'abord mettre un frein à l'artificialisation des sols. Arrêtons de détruire les milieux, et on ne détruira plus les espèces. Par ailleurs, il faut conclure un nouveau pacte agricole permettant aux agriculteurs de sortir de ce modèle, dans lequel on les a enfermés, et qui, de toute façon, ne réussira pas. C'est une honte que les agriculteurs aient un revenu si bas et soient poussés au suicide, car ils sont accusés d'être les responsables du désastre écologique. Redonnons-leur leur fierté en profitant de la négociation de la nouvelle politique agricole commune (PAC).
Comme l'a dit M. Jacquin, il faut reconnecter les citoyens avec leur agriculture et les cycles de la nature. Je partage votre point de vue sur l'agriculture urbaine : ce n'est pas elle qui nourrit la France, mais elle crée du lien social et contribue à l'éducation de nos enfants. Mais si la société souffre de déconnexion avec la nature, cela veut aussi dire qu'il faut repenser la ville.
Vous avez abordé la question de la résilience. La nature est quand même sacrément bonne fille. Je le vois avec les aires marines protégées. C'est fascinant de voir comment la mer est capable de se reconstruire à certains égards. Il y a, malgré tout, des écroulements que l'on n'est pas capable de réparer.
On ne peut pas résilier si l'on est mort !
Monsieur Gold, vous avez raison pour ce qui est de la mobilisation des jeunes pour le climat. Quelle bouffée d'oxygène ! Il faut les aider à se structurer, et WWF s'y emploie.
Avec l'eau, on assiste à des dérèglements, avec une succession de sécheresses et d'inondations. Une des solutions réside dans la désartificialisation des sols. Par exemple, on pourrait imposer que les parkings de supermarchés soient poreux ; c'est tout à fait possible. C'est un peu plus cher, mais combien coûtent les inondations, notamment aux assurances ?
C'est autant un problème de construction que de changement climatique.
Vous avez tous en mémoire les terribles inondations dans l'Aude l'automne dernier. Le problème n'est pas l'épisode cévenol en lui-même, car on a toujours connu cela, mais ses conséquences, que l'on n'est plus capable de maîtriser à cause de l'artificialisation.
Au Cap-Ferret, par exemple, c'est construit tout le long, mais il n'y a pas de bâtiments collectifs. Votre solution pour la désartificialisation n'est pas forcément applicable.
Vous avez aussi évoqué la qualité de l'eau. Aujourd'hui, on paye des fortunes pour épurer les eaux afin de les rendre potables. On commence à voir en France des collectivités qui passent contrat avec les agriculteurs autour des zones de captage pour qu'ils adoptent des process d'agriculture biologique. On peut ainsi avoir directement de l'eau potable sans avoir à la faire passer par un système d'épuration extrêmement coûteux. Cela coûte beaucoup moins cher d'aider les agriculteurs à faire leur transition que d'aller chercher de l'eau potable ailleurs ou de l'épurer.
L'eau, c'est la mémoire de notre civilisation ; c'est la mémoire de notre société. Mais 90 % des eaux françaises sont aujourd'hui impactées par les pollutions. On retrouve les pesticides agricoles, un certain nombre de polluants plastiques, dont les micromolécules qui se retrouvent dans les nappes phréatiques, puis dans nos verres d'eau.
Enfin, monsieur Dantec, vous avez raison, l'AFB ne remplit pas assez son rôle d'animateur du débat actuellement. Par exemple, on attendu très longtemps un bilan du plan Écophyto, que l'AFB subventionne largement. Il n'y a pas assez de lieux de débat, ou plutôt il y en a trop, mais ils sont isolés, cloisonnés.
Aucun lieu ne produit aujourd'hui de politiques publiques opérationnelles. Il y a des lieux où l'on va approuver ou refuser ce que proposent les pouvoirs publics, mais ce ne sont pas des forces de proposition en elles-mêmes.
Quel bilan faites-vous de la loi de 2016 sur la biodiversité ? Quelle est votre position sur l'huile de palme ?
Vous avez fait une présentation assez pessimiste et je voudrais m'inscrire un peu à contre-courant. Je veux notamment mettre l'accent sur le travail remarquable réalisé par les dix parcs nationaux et les cinquante-trois parcs régionaux, qui couvrent à peu près 60 % de la superficie française. J'en ai été témoin au Parc naturel régional des volcans d'Auvergne, dont j'ai assuré la présidence. À ce niveau, si l'on a ressenti l'impact du réchauffement climatique, on en voit moins les effets sur la biodiversité. Un important travail a notamment été fait avec les contrats de rivière.
Par ailleurs, les jeunes agriculteurs vivent mal la réputation qui leur est faite. Ils contribuent pourtant, eux aussi, à la restauration de la biodiversité, notamment au travers de l'agropastoralisme, qui est une belle réussite.
C'est vrai !
Que font les autres pays en Europe, mais aussi dans le reste du monde ?
Je pense qu'il y a un vrai travail d'éducation à faire. J'ai été effaré d'apprendre que, pendant la dernière sécheresse, les consommations individuelles d'eau n'avaient pas varié. On voit bien que c'est une question de pédagogie.
Nous allons bientôt assister à la fusion de l'ONCFS et de l'AFB. Comment se fera le financement de cette structure ?
En outre, je voudrais soulever un problème de retour d'information. On est toujours informé des chiffres quand il faut interdire le prélèvement, mais on ne sait jamais quand la situation de l'espèce pourrait justifier une reprise du prélèvement. C'est typique avec les oies.
Comme Claude Bérit-Débat, je fais partie de ces politiques qui sont aussi chasseurs, pêcheurs. À la création de cette agence, nous avons eu une réaction mitigée. Nous nous sommes dit : encore une usine à gaz !
Tout le monde a intérêt à coopérer, c'est évident. Malheureusement, on se trompe souvent de cible. Ainsi, on connaît les dégâts que font les chalutiers usines sur les mers du globe, mais on s'acharne en France sur la pêche artisanale et de plaisance. Je pourrais aussi parler du problème du cormoran, qui fait des dégâts énormes sur la biodiversité.
Si j'ai bien compris, vous prévoyez une disparition des pesticides sur le vignoble bordelais d'ici à dix ou douze ans.
Entre cinq et huit ans !
Est-ce ce même principe de réalité qui vous a conduit à proposer le délai de trois ans pour la sortie du glyphosate ?
Par ailleurs, quels accompagnements concrets proposez-vous aux agriculteurs qui voudraient muter ?
D'abord, concernant la question de M. Jean-Marc Boyer sur les réserves : je suis moi-même président d'une réserve naturelle, la forêt de la Massane. Le fait que ces réserves et ces parcs nationaux fonctionnent n'enlève rien au constat général. On m'appelle l'écologue optimiste, car je reste optimiste malgré tout ce que je raconte. C'est fondamental pour donner confiance aux jeunes. Il est trop tard pour être pessimiste.
Simplement, la question est : comment intervient-on globalement ? La situation est quand même globalement préoccupante. Je n'aime pas dire catastrophique. J'apprécie nos échanges aujourd'hui car nous nous battons pour que ce qui apparaît probable ne se produise pas. J'y crois encore, je reste optimiste. Mais il faut qu'on change. Or, ce n'est pas le cas. Nous devons nous préoccuper en permanence de certaines grandes questions.
Les parcs et réserves sont importants. Par exemple, aujourd'hui, je ne peux pas vous donner une seule espèce qui a disparu de France à cause du changement climatique. Ce qui est préoccupant, c'est l'effondrement du nombre d'individus dans les populations. Cela se passe aussi dans nos parcs, je le vois très bien. Je l'ai dit clairement tout à l'heure à propos de la déprise agricole. Heureusement, dans la forêt de la Massane, je garde mes vaches pour garder mes scarabées. Il n'existe pas d'antinomie de principe entre l'agriculture et la biodiversité. Simplement, aujourd'hui, je pense qu'il faut être raisonnable. On ne fera pas une agriculture digne de son nom en détruisant les sols. Je pense qu'il faut qu'on le reconnaisse tous, y compris le monde agricole. C'est pourquoi ces parcs et ces réserves gardent une grande importance.
Concernant le Mercantour, sur lequel je travaille beaucoup, c'est pareil. Quand on a créé le parc du Mercantour, il y avait 5 000 moutons. Combien y en a-t-il aujourd'hui ? 50 000 ? Est-ce qu'on a créé des parcs nationaux pour élever des moutons ? Je ne suis pas opposé à l'activité économique d'un parc national mais celle-ci ne doit pas devenir prédominante par rapport aux autres activités.
Arrêtons également l'opposition systématique entre le monde agricole et le reste. Nous avons besoin des agriculteurs, et nous devons leur redonner leur dignité. Je crois que cela est possible. Il en va de même pour la petite pêche. On vit un effondrement des populations de bars et de loups à la pointe du Raz. J'ai été élevé en baie de Douarnenez : c'était un poisson que tout le monde péchait. Pourquoi un tel effondrement ? Car quelques gros chalutiers industriels étaient autorisés à aller chaluter sur les frayères.
Cette situation est paradoxale : d'un côté, des instituts s'occupent de protection de l'environnement, de l'autre, certains mettent des technologies au point - le chalut pélagique pour ne pas le nommer - qui sont très destructrices. La pêche électrique est un drame. On ne va pas encore augmenter la pression sur les stocks menacés en inventant une technique que l'on sait insoutenable dans la durée.
Il existe une note d'espoir, sinon je ne serais pas là, mais il faut dire à nos concitoyens qu'aujourd'hui tout le monde doit se retrousser les manches pour faire beaucoup mieux.
Concernant la question de l'huile de palme, je suis allé en Indonésie car j'ai suivi des mouvements écologistes français. C'est une catastrophe. J'ai vu les petits paysans. Contrairement à ce que l'on pense, la plus grande quantité d'huile de palme n'est pas produite par des multinationales. J'ai vu de nombreux petits paysans qui ont amélioré leur niveau de vie grâce à l'huile de palme. Encore une fois, on revient à la mesure. Lisez un petit livre écrit par le CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) - ce ne sont ni des écolos, ni de farouches destructeurs de l'environnement - qui s'appelle La palme des controverses - Palmier à huile et enjeux de développement. Il montre bien ce qui se passe en fait. La question qu'on peut se poser est de savoir si la France a besoin d'huile de palme pour faire de l'énergie électrique mais c'est une autre question.
Encore une fois, ce que je crois aujourd'hui insoutenable c'est qu'on détruise une partie de la forêt primaire tropicale pour fabriquer de l'huile de palme. Il faut être responsable et mener une réflexion collective sur ces questions.
Sur l'huile de palme, WWF essaie d'agir en amont au niveau mondial. Par exemple, WWF a été à l'origine d'une labellisation qui s'appelle RSPO (Roundtable on Sustainable Palm Oil). C'est une certification pour définir avec les producteurs, les consommateurs et les utilisateurs une façon de produire de l'huile de palme qui ne soit pas destructrice de la biodiversité et qui permette aux populations locales de continuer à bénéficier de l'ensemble des services rendus. Ainsi, pour obtenir le label, il ne faut pas détruire de forêt primaire ; il faut aller chercher des sols qui ont déjà été antérieurement déforestés, qui peuvent être dégradés aujourd'hui et qu'on va essayer de restaurer afin, en cas de besoin, d'implanter des palmiers à huile.
La question n'est pas « blanc ou noir », c'est-à-dire on produit ou on ne produit pas. C'est une politique que WWF défend au niveau mondial. Vous connaissez peut être FSC (Forest Stewardship Council) pour le bois, MNC (Marine Stewardship Council) pour le poisson et il y en a bien d'autres. Toutes ces certifications, nous essayons de les mettre au point pour dire : bien sûr, nous avons besoin de ces grandes commodités mondiales - nous avons besoin de blé, de viande, de lait, de forêt, etc. - mais essayons de nous organiser pour produire de manière durable parce que sinon, comme son nom l'indique, ça s'arrêtera un jour. Évidemment c'est nous qui seront les premiers à en souffrir.
Pour répondre à votre interrogation sur la fin du monde : ce ne sera pas la fin du monde mais celle de notre monde, celle de notre modèle économique et social.
Concernant l'éducation et au fond celle du citoyen, nous essayons également de beaucoup travailler sur ce sujet. Nous avons, par exemple, créé une application voici quelques mois nommée WAG (We Act for Good), que je vous invite d'ailleurs à télécharger. Elle s'adresse à tous les citoyens et les invite à entrer dans une démarche plus vertueuse. De nombreux sujets y sont abordés tels que l'énergie, l'alimentation, les déchets. Une déclinaison à destination des enfants, les 7-12 ans, vient de sortir également.
C'est très important de s'adresser très simplement aux citoyens et d'ailleurs, on s'aperçoit que cette démarche est non seulement vertueuse pour la planète mais encore plus pour la santé et le budget des ménages. On a tendance à dire que les questions environnementales, par exemple manger « bio », sont une affaire de « bobos ». Pas du tout. À partir du moment où l'on s'oriente vers la réduction de sa consommation de viande et que l'on favorise les circuits courts, comme l'achat dans les AMAP (Association pour le maintien d'une agriculture paysanne), on peut avoir une alimentation moins chère et de très bonne qualité. Finalement, des divers échanges que je peux avoir lors des conférences auxquelles je participe, émerge le sentiment que la situation actuelle ne peut continuer. Les gens prennent conscience qu'au-delà des politiques publiques attendues, ils peuvent intervenir à leur échelle. Il est vrai que c'est compliqué car de nombreuses informations contradictoires circulent, notamment via internet. C'est pourquoi, nous essayons d'améliorer l'éducation grâce à la labellisation de certains produits, ainsi que, par exemple, à l'édition de petits conso-guides, toujours avec l'appui des scientifiques.
Nous avons déjà évoqué le financement de l'AFB. Je pense qu'il n'y a aucune raison qu'il soit associé au financement des agences de l'eau. Par ailleurs, ne doit-on pas avoir une réflexion sur le financement des ressources par les bénéficiaires de ces mêmes ressources ? Par exemple, le tourisme en lieu protégé ne doit-il pas financer les agences de protection de ces lieux ?
A la question « comment cela se passe ailleurs ? », je répondrai très rapidement. Nous assistons très clairement à l'émergence de la question du climat, bien sûr, et à celle de la biodiversité dans de nombreux Etats. Certains ont des politiques très anciennes (la politique des parcs aux Étas-Unis, par exemple). Les pays en voie de développement s'y intéressent de plus en plus. WWF-France étant présent dans un pays sur deux, nous le constatons effectivement. En Chine, par exemple, où nous sommes très présents, nous commençons à voir émerger une politique de l'environnement, même si je le dis avec précaution.
Pour en finir sur la question de la pêche, le WWF travaille beaucoup avec les pêcheurs et notamment à Bruxelles, pour défendre un certain nombre de propositions qui peuvent surprendre des députés européens. Nous travaillons particulièrement avec la petite pêche car ce secteur a très bien compris qu'il fallait préserver l'environnement pour pouvoir bénéficier de ses ressources. Par exemple, en Guyane, nous avons travaillé de concert avec les pêcheurs de crevettes sur un projet d'invention de chalut avec sortie de secours pour les grandes espèces de poissons et les tortues marines. Cela bénéficie à tout le monde. La biodiversité est préservée et les conditions de travail des pêcheurs sont améliorées (charges moins lourdes dans les filets, baisse du danger lié aux requins pris dans les mailles des filets, crevettes de meilleure qualité ayant pour conséquence une valeur marchande accrue). Nous travaillons également avec les grands acheteurs industriels des produits de la mer. En particulier, nous les avons alertés, via un petit guide, sur l'identification de produits pêchés illégalement et avons orienté tous ces grands acteurs vers des pêcheries certifiées.
Peut-être pouvez-vous dire deux mots en réponse à M. Médevielle sur la question agricole ?
Qu'on n'accuse surtout pas le monde agricole de la « malbouffe », due essentiellement à la grande distribution. Je pense que, là encore, de nombreuses réformes sont à envisager.
Je vous remercie pour la clarté de vos propos et la passion que vous y mettez. Je retiens, pour ma part, votre optimisme mais aussi votre alerte sur l'urgence nécessaire, votre souhait d'équilibre entre la biodiversité et le climat, le besoin d'une vision large, à grande échelle et collective sur le sujet. Et enfin, j'ai bien noté votre rêve d'une loi auquel un de nos collègues se fera certainement un plaisir de répondre, afin de faire de la perméabilisation des sols un sujet d'avenir. Merci encore.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.