Commission d'enquête Évaluation politiques publiques face aux pandémies

Réunion du 15 octobre 2020 à 14h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Alain Milon

Nous poursuivons nos travaux avec l'audition des représentants des organisations d'internes M. Justin Breysse, président de l'Intersyndicale nationale des internes (ISNI), et M. Julien Flouriot, président du Syndicat des internes des hôpitaux de Paris (SIHP). Les internes ont été particulièrement sollicités dans la première phase de la crise et ils le sont encore aujourd'hui, alors que la situation des hôpitaux contraint l'exécutif à prendre de nouvelles mesures restrictives. MM. Justin Breysse et Julien Flouriot nous feront un premier retour d'expérience et nous apporteront des éléments sur la situation actuelle.

Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site Internet du Sénat et consultable à la demande. Je rappelle que le port du masque et la distance d'un siège entre deux commissaires sont obligatoires et je vous remercie de bien vouloir y veiller tout au long de cette audition. Une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du Code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Justin Breysse et Julien Flouriot prêtent serment.

Debut de section - Permalien
Justin Breysse, président de l'Intersyndicale nationale des internes (ISNI)

L'Intersyndicale nationale des internes fédère les syndicats locaux d'internes au sein des 30 subdivisions locales que sont les villes de Centres hospitaliers universitaires (CHU). Interne est une fonction : les internes sont des agents publics, encore étudiants, qui ont fait six ans de médecine et qui sont employés à temps plein à l'hôpital pour prendre en charge les patients jusqu'à la fin de leur internat et l'obtention de leur diplôme d'enseignement supérieur. Pendant la crise sanitaire, les internes ont été en première ligne. Ils représentent 25 % des médecins hospitaliers et 40 % des médecins dans les CHU. Habituellement, les internes sont indispensables au fonctionnement des hôpitaux.

Je souhaite revenir sur le contexte dans lequel cette crise sanitaire est arrivée. Quand elle a commencé, nous avons mis fin, le 19 février, à une grève historique, qui a duré 70 jours et dans laquelle nous nous sommes fortement mobilisés contre le manque de moyens et de personnel. Pendant ces 70 jours de grève, qui a été massivement suivie, aucune de nos revendications, notamment sur la question du temps de travail et sur celle des situations d'épuisement professionnel, n'a été entendue. Nous avons fait en 2019 une enquête dont il ressort que le temps hebdomadaire moyen de travail était de l'ordre de 56 heures. Nous demandons que la réglementation française permette un décompte horaire du temps de travail des internes, pour ne plus dépasser la durée fixée par la réglementation européenne, qui est de l'ordre de 48 heures. Nous nous sommes heurtés à un refus, à l'époque, de Mme la ministre Agnès Buzyn. Début 2020, quand la crise sanitaire a commencé, déjà quatre internes s'étaient suicidés, notamment par épuisement professionnel. Et je vous passe les chiffres sur la santé mentale des internes en France, qui est catastrophique, notamment en raison de la multiplicité de situations d'épuisement. C'est dans ce contexte que la crise sanitaire est arrivée.

Nos rapports avec les instances nationales sont d'habitude d'assez bonne qualité, avec des réunions bihebdomadaires ; nous discutons régulièrement avec les conseillers des cabinets, et notre interlocuteur est le directeur de cabinet. Au début de la crise, il y a eu un retard à l'allumage : nous avons écrit un courrier le 19 février pour être reçus par les cabinets, et ce n'est que le 19 mars que nous avons enfin reçu une réponse et une proposition de rendez-vous ! Il y a donc eu un mois de latence, pendant lesquelles nous n'avons reçu ni consignes ni perçu d'initiatives des différentes administrations, notamment pour nous permettre de réaffecter les internes là où il y en avait le plus besoin. Nous avons donc décidé de prendre l'initiative de ces réaffectations, en commençant par recenser les internes et faire état de leurs compétences. Nous avons lancé un appel à la mobilisation générale des internes, pour faire revenir tous ceux qui étaient en vacances, en disponibilité, en année de recherche... Dans toutes ces démarches, les administrations ont été particulièrement absentes. Nous avons dû créer nos propres cellules de crise pour organiser toutes ces réaffectations.

L'important pour nous était avant tout qu'il n'y ait pas, pendant cette crise sanitaire, de suicide d'interne par épuisement professionnel. Nous avons érigé le droit au remplacement, pour qu'un interne qui sentait que la charge de travail était trop importante puisse être remplacé par un collègue. Nous avons fini par écrire un courrier, cosigné par la Conférence des doyens de santé, la Conférence des directeurs généraux de CHU et la Conférence des présidents de commissions médicales d'établissement (CME), pour obtenir les mesures réglementaires nécessaires pour pouvoir procéder à ces réaffectations.

Ce n'est qu'à la suite de ce courrier que nous avons finalement obtenu une instruction des cabinets, puis des rendez-vous hebdomadaires avec les cabinets permettant de faire d'appliquer au mieux la réglementation et de mettre en place des guides à destination des agences régionales de santé (ARS) et des centres hospitaliers. Une mesure très importante pour nous a été le report de la fin de semestre, du 1er mai à fin juin. Il était clair que, dans le contexte, on ne pouvait pas désorganiser l'ensemble des services et se priver d'une bonne partie des internes en fonction. Nous avons donc demandé à ce que la fin de semestre soit repoussée d'un mois, ce qui a permis de conserver des médecins au sein de l'hôpital public.

Nous avons réalisé plusieurs enquêtes, et les conclusions que nous en avons tirées sont graves. Nous avons interrogé 980 internes. Les deux tiers d'entre eux disent ne pas avoir pu accéder à du matériel de protection en quantité suffisante - il s'agit des masques et des surblouses. Seulement la moitié des internes - 53 % - qui présentaient des symptômes de covid au début de la crise ont pu accéder à des tests de dépistage. Autrement dit, la plupart des internes n'ont pas pu connaître leur statut. Et on sait aujourd'hui que plus d'un interne sur deux qui se savait positif au covid a été obligé de travailler malgré sa positivité, c'est-à-dire qu'il a mis en danger ses collègues et des patients : nous savons que les soignants, et particulièrement les internes, sont une source de contamination pour les patients.

Pourquoi ont-ils dû travailler ? Parce que les politiques de gestion des ressources humaines des hôpitaux, notamment à destination des internes, sont de très mauvaise qualité. La durée moyenne des arrêts maladie a été de huit jours, il n'y a eu aucun contrôle, aucune surveillance, et surtout le personnel était manquant : dans les services, on ne pouvait pas se mettre en arrêt maladie et cesser de soigner les patients. Je précise que 5 % des internes infectés ont présenté une forme sévère de la maladie. Heureusement, nous n'avons pas eu à déplorer la perte d'un interne, mais un certain nombre d'entre eux ont été hospitalisés pour cette maladie. Enfin, il n'y a pas eu de priorisation pour le rapatriement des personnels soignants et des internes se trouvant l'étranger : on nous a renvoyés vers le ministère des affaires étrangères, sans aucune aide pour rapatrier des forces sur le territoire.

Debut de section - Permalien
Julien Flouriot, président du Syndicat des internes des hôpitaux de Paris (SIHP)

Président du syndicat des internes des hôpitaux de Paris, je représente les internes de l'interrégion Île-de-France, qui est une région assez dense en ce qui concerne les internes, puisqu'un interne sur six, en France, est affecté en Île-de-France, à l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Nous sommes 6 000 internes en Île-de-France.

Dès le 16 mars, à l'instar de nos collègues internes de la région Grand Est, nous avons proposé à l'ARS de nous organiser nous-mêmes pour recenser les internes volontaires pour aller aider dans les services en difficulté. Nous avons reçu des réponses d'abord de la Conférence des doyens d'Île-de-France, puis de l'ARS et de l'AP-HP.

Nous avons dû nous mettre en accord avec leurs plans organisationnels, qui nous imposaient de déclarer chaque interne qui changeait d'hôpital ou de service à son coordonnateur, lequel est le responsable de son diplôme, mais également à son doyen, à son chef de service, à l'ARS et à l'AP-HP, son CHU de rattachement.

Nous avons recruté 31 internes qui se sont consacrés à temps plein à la gestion des retours des services qui avait besoin de médecins. Il s'agissait surtout d'internes en situation de grossesse, donc devant être placées en éviction des services, ou d'internes souffrant de pathologies chroniques. Ces 31 internes ont rassemblé un réseau de 250 internes à travers les hôpitaux d'Île-de-France. Nous avions des données quotidiennes sur la situation tendue en médecins et en internes de chaque service de réanimation, d'urgence et d'hospitalisation Covid d'Île-de-France. Nous avons collecté les noms et les coordonnées des internes volontaires pour participer à l'offre de soins et au soutien aux services en difficulté. Dès le 16 mars, nous avons publié un questionnaire en ligne pour collecter les noms des internes volontaires. Ce sont quelque 1 900 internes franciliens qui ont déclaré souhaiter aider les services en difficulté, dont 1 200 dans les 48 premières heures. Nous avons pu participer à près de 600 transferts dans les services en difficulté en Île-de-France.

Nous avons aussi eu besoin de soutenir les internes qui étaient en difficulté. Notre syndicat dispose d'une cellule spécifique de soutien psychique et moral, pour aider à faire face aux risques psychosociaux spécifiques qu'encourent les internes. L'Intersyndicale nationale des internes a déjà fait des enquêtes sur la santé mentale des internes, dont il ressortait qu'au cours du dernier mois, deux tiers des internes avaient eu des symptômes anxieux, un tiers des symptômes dépressifs et un quart des idées suicidaires. Une enquête sur la santé mentale des internes réalisée à la suite de la crise a montré que tous ces chiffres ont augmenté. Aussi avons-nous renforcé notre cellule de soutien psychique et moral.

Les internes d'Île-de-France sont répartis habituellement entre 180 hôpitaux, pouvant être situés aussi bien intra-muros que dans les départements de la grande couronne. Notre but a été de répartir les internes dans tous les hôpitaux, y compris dans ceux qui étaient déjà en difficulté, comme l'hôpital de Longjumeau. L'idée était de bien répartir l'offre de soins sur l'ensemble des territoires franciliens. Nous avons donc dû accompagner les internes qui étaient en difficulté, ne serait-ce que pour se loger à proximité des hôpitaux ou pour s'y rendre : quand on sort d'une garde de réanimation ou aux urgences, ou d'une journée qui se termine à 21 heures à Meaux, il peut être difficile de rentrer si les transports en commun sont réduits du fait de la crise sanitaire... Nous nous sommes donc arrangés avec la cellule de crise pour obtenir des logements et des facilités de transport pour l'ensemble des internes qui étaient affectés dans des hôpitaux périphériques. Nous avons reçu un grand soutien de la région Île-de-France, qui nous a aidés avec une conciergerie entièrement gratuite pour les internes franciliens, avec des voitures mises à disposition et des logements, y compris des logements du centre régional des oeuvres universitaires et scolaires (CROUS).

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Deroche

Merci pour les précisions que vous venez de nous donner sur le rôle et la situation des internes dans la crise. Vous avez évoqué un réseau des internes, et mentionné le soutien apporté par la région d'Île-de-France. Quel a été le soutien de l'ARS dans cette gestion ? Vous parlez des difficultés psychologiques, qui font écho à celles, plus généralement, des étudiants en santé. La gestion de crise, au moment de la première vague, a-t-elle accentué ces difficultés ? Les internes sont en formation. Quel a été l'impact de la crise sur les internes contraints de rester dans des services soignant le covid ? Quelle est la situation actuelle dans vos services ? Un couvre-feu a été décidé, pour essayer d'enrayer la hausse du nombre d'hospitalisations. Que pensez-vous de cette mesure ?

Debut de section - PermalienPhoto de Sylvie Vermeillet

N'étant pas médecin, je suis assez effarée de vous entendre. On nous a dit que les freins administratifs et financiers avaient été levés et que, par exemple, on avait pu ouvrir des lits de réanimation en trois jours. Pourquoi est-ce aussi compliqué de déplacer des internes d'un service à un autre ? Des praticiens nous ont dit que les freins financiers comme administratifs avaient été levés. Apparemment, ce qu'on pouvait faire en trois jours, sur un plan technique, était impossible en termes de ressources humaines... Pouvez-vous nous confirmer que, pendant la crise, il était toujours impossible de déplacer un interne d'un service à un autre ? Qu'a fait l'ARS ? Pourtant, en Île-de-France, les auditions nous ont donné l'impression que tout s'était bien passé entre les élus, l'État et les praticiens. Ces complications au niveau des ressources humaines n'ont-elles concerné que les internes ou tout le personnel ?

Debut de section - Permalien
Justin Breysse, président de l'Intersyndicale nationale des internes (ISNI)

Un interne est affecté réglementairement dans un service. Jusqu'à la crise, il n'était pas possible qu'il change de service. N'oublions pas qu'un interne est un médecin prescripteur. Quand il prescrit, il le fait par délégation de son chef de service, et il met en jeu sa responsabilité pénale : il y a déjà eu plusieurs cas d'accusation d'homicide involontaire. Nous avions donc besoin d'un support réglementaire pour procéder à des réaffectations. Mais il y a eu, pendant un mois, une sorte de sidération, pendant laquelle nous n'avons pas pu obtenir ce support réglementaire. Il a fallu attendre le 18 mars. Autrement dit, jusqu'au 18 mars, nous avons fait des réaffectations, mais en engageant la responsabilité pénale de nos mandants.

En ce qui concerne nos relations avec les institutions, nous avons envoyé une solution clés en main à l'ARS. La difficulté était qu'on avait besoin de compétences dans les services, mais que les institutions ont beaucoup de mal à connaître les compétences de chaque médecin, ou de chaque interne. Certes, pour les internes d'anesthésie-réanimation et les internes intensivistes, c'est écrit dans leur diplôme qu'ils savent faire de la réanimation. Mais quid des autres ? Un interne en cardiologie, ça passe en réanimation. Un interne en hépato-gastro-entérologie, ça passe en réanimation. Il faut qu'ils soient encadrés, mais ils savent faire. Même chose pour la gestion des urgences, même si la majorité des internes y sont passés. Ni le CHU ni l'ARS ne connaissent le détail des compétences de chaque interne. Au fond, ceux qui connaissent le mieux leurs compétences, ce sont les internes eux-mêmes. Nous leur avons donc demandé de nous les signaler, pour mieux les répartir.

Il n'est pas difficile de changer des internes de services dans les hôpitaux, puisqu'un interne est financé par l'ARS, qui donne à l'hôpital l'argent nécessaire pour le rémunérer. Ce qui est très compliqué, c'est de changer un interne d'hôpital. Nous avons dû créer un système de validation avec les directions des affaires médicales des hôpitaux, les coordonnateurs, l'ARS, pour chaque interne qui changeait d'hôpital... Ce qui a créé le plus de problèmes, c'est que la direction générale de l'offre de soins (DGOS) a mis en place une foire aux questions pour aider les acteurs du terrain dans la gestion des étudiants en santé et des internes, mais sans trancher la question de savoir qui devait payer un interne. Un interne est affecté dans un hôpital pendant six mois. C'est l'hôpital dans lequel il est affecté qui reçoit pendant six mois l'argent pour le rémunérer. S'il change d'hôpital au milieu de cette période, son ancien hôpital continue à toucher cet argent, et le nouvel hôpital ne touche rien. J'ai connu des situations où aucun des deux hôpitaux ne voulait payer l'interne... Et, jusqu'au mois d'août, j'ai géré avec la direction des affaires médicales de tous les hôpitaux d'Île-de-France la situation des internes qui n'avaient pas été payés pendant deux mois. Ces internes m'ont déjà dit qu'en cas de deuxième vague ils ne viendraient pas aider !

Des risques psychosociaux particuliers pèsent sur les internes et une psychopathologie relativement importante les concerne. L'enquête faite à la suite de la crise a montré une aggravation de l'ensemble des symptômes d'anxiété ou de dépression, accompagnée de symptomatologies traumatiques. Nous avons triplé les effectifs des structures de soutien psychique et moral aux internes. Il s'agit non seulement de les soutenir, mais aussi de les orienter auprès de psychiatres ou de psychologues, et de répondre à tous les appels d'internes ayant besoin d'un soutien psychique.

L'impact de la crise sur la formation des médecins a été multiple. Les blocs chirurgicaux ont été fermés. Les opérations non urgentes ont été annulées. Comment, dès lors, former des internes en chirurgie ? Ils ont été envoyés dans les services de réanimation pour retourner les malades, ou faire ce qu'ils pouvaient dans les services de médecine ou d'urgence. Les internes en chirurgie sont donc moins bien formés parce qu'ils n'ont pas fait de bloc pendant trois, quatre ou cinq mois. En Île-de-France, il s'agit parfois de terrains de stage très spécifiques et ultraspécialisés, sur lequel des internes d'autres régions viennent aussi se former. Il en va de même des internes qui se formaient à la recherche. Tous les laboratoires ont été fermés. Pour ma part, j'étais en laboratoire d'analyse statistique, et ai pu travailler chez moi. Mais pour tous les internes dont la recherche impliquait de faire des manipulations...

La moitié du financement des postes d'internes est versée par les ARS, sur une sous-enveloppe de l'objectif national des dépenses d'assurance maladie (Ondam), et l'autre moitié est financée par l'hôpital lui-même, sur la tarification à l'activité (T2A). Je pense que c'est la partie liée à la T2A qui a entraîné des conflits entre les différents hôpitaux, et le fait que le ministère de la santé, malgré nos demandes répétées, ait mis si longtemps à trancher sur qui devait être le payeur : nous voulions que ce soit l'établissement d'origine qui paie dans tous les cas, mais les vieilles logiques budgétaires ont continué à fonctionner. Nous avons demandé, dans le Ségur de la santé - et nous avons obtenu un engagement - que les internes ne soient plus payés par de la T2A, mais uniquement sur des sous-enveloppes de l'Ondam : la formation des médecins ne doit pas reposer sur la T2A. Nous espérons que cet engagement sera rapidement tenu.

Du point de vue psychologique, pour les internes, la priorité est la formation. Ils sont très dévoués aux soins du patient. Beaucoup d'internes nous ont fait part de situations d'anxiété, non pas tant par peur de la maladie, mais par peur de se retrouver dans un service qu'ils ne connaissent pas, sans avoir accès à du matériel de protection, et de craindre de contaminer leur famille ensuite. Cela a occasionné une détresse psychologique intense, avec ensuite des situations de stress post-traumatique.

Enfin, la formation de tous les internes a été impactée, puisque tout le monde s'est retrouvé déplacé, pour faire une autre tâche, qui n'est pas celle pour laquelle la formation était prévue. Sur la prise en charge du Covid, 46 % des internes ont déclaré avoir une mauvaise formation à la prévention du risque de contamination et à la prise en charge des patients pendant la crise ; 60 % des internes se sont formés eux-mêmes ! Nous avons mis en place une plateforme de formation numérique pour pallier ce manque, mais la qualité de la formation en temps de crise n'a pas été au rendez-vous.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurence Cohen

Merci pour vos propos, aussi instructifs qu'effrayants. Vous dites les choses avec beaucoup de sincérité, sans détour, ce qui est important pour notre commission d'enquête. Compte tenu de ce que vous nous avez décrit comme conditions d'exercice, extrêmement difficiles, de votre activité, avez-vous connaissance d'internes qui auraient abandonné leurs études ? Il est beaucoup question d'un manque de médecins. Le numerus clausus est censé avoir été abandonné, mais on sait pertinemment qu'il ne l'est pas, puisqu'il n'y a pas davantage de moyens donnés à l'université pour former davantage de médecins. Pour moi, le ministère s'est simplement défaussé, sans poser d'actes concrets. Que faudrait-il faire pour que plus de médecins soient formés ? Avez-vous le sentiment que, dans la gestion de la crise, avec la deuxième vague qu'on évoque désormais, des leçons ont été tirées ? Je pense notamment à la façon dont on a maltraité les internes. Au printemps, combien d'heures avez-vous travaillé en moyenne ? Je pense que vous avez largement dépassé la durée légale de 48 heures.

Debut de section - Permalien
Julien Breysse

Sur le découragement ou le décrochage des internes en médecine, nous n'avons pas de données, au-delà de cas individuels que nous connaissons. Un des premiers facteurs a été l'aspect financier : certains internes n'ont pas été payés... Déjà, en temps normal, la question financière entraîne le décrochage d'un certain nombre d'internes. Avec 1 800 euros net, quand on a vingt-cinq ans et une famille, à Paris, on n'y arrive pas toujours. Certains internes préfèrent donc prendre un boulot d'infirmier ou d'aide-soignant, voire changer de voie. Pis, beaucoup d'internes ont eu le sentiment qu'ils étaient dangereux pour leur famille. Certains ne rentraient plus chez eux, allaient à l'hôtel, par peur de contaminer leur famille. Voilà qui peut être démotivant !

Mais nous avons très peu de données sur le décrochage. L'Ordre national des médecins avait fait état d'une statistique de 20 % des étudiants qui décrocheraient entre le début et la fin de leurs études. Actuellement, il n'y a pas de suivi des étudiants en médecine entre la première et la dernière année. En l'absence de statistiques, on est incapable de nous dire combien il y a de suicides, d'arrêts maladie, etc. Il y a une pénurie de médecins, mais si on ne connaît pas les statistiques du décrochage et ses causes, on ne pourra pas résoudre cette question. C'est un verre qui se remplit, et qui fuit. Deux solutions : boucher la fuite ou accélérer le remplissage. Sans statistiques sur les fuites, on ne pourra rien faire. Pour ce qui est d'augmenter le remplissage, les capacités de formations sont largement saturées, dans quasiment toutes les subdivisions et toutes les spécialités, notamment en anesthésie-réanimation. On ne voit pas comment on pourrait former plus d'internes. Cela demanderait, en tout cas, davantage de moyens universitaires.

Enfin, je suis désolé, nous n'avons pas compté nos heures de travail pendant cette période. Sans doute ont-elles dépassé la norme. D'un autre côté, certains internes, dans certaines spécialités, se sont retrouvés complètement à l'arrêt, sans la capacité d'aider d'autres personnes. En 2019, notre étude sur le temps de travail a abouti à un chiffrage de 56 heures hebdomadaires en moyenne, et a montré que 10 % des internes font plus de 79 heures par semaine, notamment en chirurgie. Elle a révélé aussi que le repos de sécurité est de moins en moins respecté : un tiers des internes dit ne pas prendre son repos de sécurité systématiquement après une garde de 24 heures. En 2012, nous avions déjà fait une enquête, qui révélait un temps de travail exorbitant. Du coup, la Commission européenne s'était autosaisie et avait demandé à modifier le décret sur le temps de travail. Le décret avait été modifié, mais le problème est que notre temps de travail n'est pas défini en heures, mais en demi-journées ! Si je travaille la nuit pendant quatorze heures d'affilée, cela compte pour deux demi-journées ! Et la demi-journée n'est ni définie ni bornée... Bref, personne n'arrive à faire respecter ce texte, même si le ministre annonce des sanctions contre les hôpitaux qui ne le respectent pas.

Nous demandons davantage de contrôles. Les services des ressources humaines sont aussi en déficit de personnel et n'arrivent pas à assurer leurs fonctions essentielles, notamment le respect des conditions de travail et la prévention des risques psychosociaux. C'est ce qui explique également que ces services ne peuvent pas gérer les capacités sanitaires en cas de crise.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurence Cohen

Avez-vous le sentiment que vos avertissements ont été pris en compte en vue de la deuxième vague ?

Debut de section - Permalien
Justin Breysse, président de l'Intersyndicale nationale des internes (ISNI)

Honnêtement, non ! Et ce ne sont pas les résultats du Ségur de la santé qui vont me faire changer d'avis : nous nous sommes battus pour être payés au SMIC horaire et nous avons réussi à l'obtenir, mais nous n'avons reçu aucune écoute sur le temps de travail. Je suis donc pessimiste. Parallèlement, énormément d'internes sont épuisés et ont compris qu'ils étaient eux-mêmes en danger s'ils se portaient volontaires pour aller aider dans les services. Je pense qu'ils continueront d'être volontaires, mais c'est loin d'être évident dans ces conditions.

Debut de section - PermalienPhoto de Roger Karoutchi

Sincèrement, après vous avoir entendu, je ne serais pas franchement rassuré si je devais aller à l'hôpital demain, et j'espère ne pas attraper le covid ! Vous nous dites que la moitié des internes est mal formée à la prise en charge des patients covid. Vous parlez de problèmes psychologiques pour un grand nombre d'internes. Les éventuels patients que nous sommes tous se disent nécessairement : « C'est pas gagné... »

Et j'ai un peu de mal à comprendre, parce que notre commission d'enquête a entendu sous serment de nombreux responsables - ministres, directeur général de la santé, directeurs d'ARS, etc. - qui nous disent tous en choeur : « Vous n'imaginez pas ce qu'on a appris depuis mars et combien les réponses et la fluidité se sont améliorées. Les blocages ont été levés. » Et j'en passe... À vous entendre, les blocages ne sont aucunement levés, les relations entre les hôpitaux ne se sont pas améliorées, la formation à la prise en charge des patients covid à l'hôpital non plus, etc.

Alors, sommes-nous dans une meilleure situation qu'en mars ? Et, si l'on voulait être optimiste pour essayer de se rassurer, quels éléments d'amélioration pourrions-nous avancer ?

Debut de section - Permalien
Justin Breysse, président de l'Intersyndicale nationale des internes (ISNI)

Vous soulevez un point important, celui des interlocuteurs. Lors de l'épidémie de H1N1, les syndicats professionnels avaient été largement consultés, notamment les syndicats d'internes - rappelez-vous, les internes ont beaucoup participé à la vaccination. Cette année, ce sont plutôt les fédérations hospitalières qui ont été les interlocuteurs des autorités, ce qui ne pose pas de problème en soi, mais il faut aussi dialoguer avec les professionnels et leurs représentants pour appréhender au mieux les réalités du terrain. Or cette manière de procéder continue aujourd'hui. Je prends un exemple : seuls les signataires du Ségur sont invités aux réunions du comité de suivi, ce qui écarte de fait des discussions la moitié des représentants des personnels - c'est très grave. Même les organisations qui n'ont pas signé l'accord ont une valeur ajoutée à apporter pour transformer notre système de santé.

Alors, vous nous demandez de l'optimisme ! Un aspect positif de cette crise est le « retournement » de notre société : la santé est devenue un sujet prioritaire dans les médias, dans les discussions, au Parlement... Nous sommes invités devant vous et nous pouvons parler de nos conditions de travail, ce qui aurait été plus difficile auparavant. Cette évolution nous a donc, d'une certaine manière, aidés, mais il faut transformer l'essai ! Or le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2021 prévoit encore des restrictions budgétaires, donc de nouvelles fermetures de lits - il suffit de regarder le niveau de l'Ondam.

Si l'on examine les conditions de travail, il faut regarder l'ensemble des sujets, y compris l'hôtellerie : les chambres de garde sont parfois insalubres, les repas sont souvent frugaux pour ne pas dire autre chose... C'est pour toutes ces raisons que les personnels hospitaliers partent. Un tiers des postes de praticiens hospitaliers est vacant. Nous avons besoin d'un choc d'attractivité pour donner au système de santé les moyens de fonctionner correctement.

Debut de section - Permalien
Julien Flouriot, président du Syndicat des internes des hôpitaux de Paris (SIHP)

Ce qui a été positif dans cette crise, c'est aussi la résilience des professionnels de santé. La santé publique est le coeur de notre métier, mais on ne nous donne pas les moyens d'agir. Quand les internes vont à l'hôpital, il y a un mélange de colère et de peur. J'ajoute que la gestion des ressources humaines n'a pas changé avec le covid.

Surtout, je suis très étonné que les préfets n'utilisent toujours pas leur pouvoir de réquisition. Or il faut savoir que les personnes réquisitionnées sont payées et que les grilles de rémunération sont supérieures au SMIC horaire... Que dire alors aux internes qui rechigneraient à être volontaires dans les prochaines semaines pour l'ensemble des raisons que nous avons évoquées ensemble, alors qu'ils seraient mieux payés s'ils étaient réquisitionnés ?

Debut de section - PermalienPhoto de Angèle Préville

Je suis très émue par vos interventions et par votre sincérité et je salue l'engagement de la jeunesse. Je retiens plusieurs éléments. Tout d'abord, chacun a pu constater un manque d'organisation total dans la gestion de cette crise et vous avez pris les devants pour vous organiser, sans que personne ne vous sollicite. Est-ce exact ? Avez-vous eu l'impression de devancer les choses ? Pourriez-vous être encore à la manoeuvre à l'avenir, comme vous l'avez fait au printemps ? Ensuite, en ce qui concerne la formation - 46 % des internes ont le sentiment de ne pas avoir été formés -, faut-il modifier le cursus dans ce sens ? Cette période particulière a pesé sur le cursus prévu ; pourrait-elle être valorisée d'une manière ou d'une autre en vue de l'obtention des diplômes ?

Debut de section - Permalien
Justin Breysse, président de l'Intersyndicale nationale des internes (ISNI)

Nous nous sommes mobilisés de nous-mêmes devant l'absence de consigne. L'administration a pris du temps pour s'organiser elle-même, ce qui a été un frein. D'ailleurs, ce n'est pas le fait de trouver des volontaires et des services qui nous a demandé le plus de travail, mais bien de faire en sorte que les volontaires soient payés !

Debut de section - PermalienPhoto de Angèle Préville

Parmi les aspects positifs de cette crise, il y a donc bien le fait que vous ayez été réactifs et que vous avez su vous organiser.

Debut de section - Permalien
Justin Breysse, président de l'Intersyndicale nationale des internes (ISNI)

Oui, la mobilisation des internes a été incroyable. Julien Flouriot a parlé des réquisitions, mais en fait, nous voulions anticiper, notamment parce que le préfet ne connaît pas les réalités de terrain et aurait pu nous mettre au mauvais endroit au mauvais moment.

En ce qui concerne la valorisation de l'expérience, les stages seront validés et nous finirons bien par avoir nos diplômes. Le problème, c'est la qualité de notre formation, parce que nous avons perdu du temps, que nous ne récupèrerons pas. En même temps, nous avons beaucoup appris sur les questions d'organisation et de santé publique. Il existe une spécialité de santé publique, mais il me semble que tous les médecins devraient avoir des qualifications en santé publique, en gestion de projet et de personnel et en communication. Plus globalement, les facultés de médecine doivent s'ouvrir sur d'autres pans de l'université - aujourd'hui, seuls des médecins forment leurs futurs confrères.

Debut de section - Permalien
Julien Flouriot, président du Syndicat des internes des hôpitaux de Paris (SIHP)

En Île-de-France, nous avons travaillé main dans la main avec l'ARS : nous sommes allés voir les gens, nous avons proposé des choses précises et concrètes, du clé en main, et ils nous ont dit banco ! En fait, l'ARS ne disposait pas des informations dont nous disposions. Je ne suis pas certain que nous pourrions refaire la même chose aujourd'hui, parce que nous ne sommes pas dans la même période de l'année : au printemps, beaucoup d'internes étaient dans des laboratoires de recherche et ces laboratoires avaient fermé.

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Deroche

Quel est votre regard sur les mesures prises actuellement pour limiter la propagation du virus ? Contrairement au printemps, l'ensemble du territoire est aujourd'hui affecté par l'épidémie.

Debut de section - Permalien
Justin Breysse, président de l'Intersyndicale nationale des internes (ISNI)

Il faut bien prendre en compte le fait que les patients covid en réanimation viennent en plus des autres patients. Or ces services sont déjà remplis habituellement. La situation générale des hôpitaux est déjà extrêmement tendue en règle générale ; elle ne peut que s'aggraver, si l'on ajoute de nouveaux patients. Aujourd'hui, les capacités sont largement dépassées et chacun sait que la grippe saisonnière arrive. C'est pourquoi toutes les mesures sanitaires prises pour limiter la propagation du virus sont bonnes. J'ajoute qu'il faut tenir compte de la fatigue des personnels qui n'ont pas pu prendre de vacances cet été, si bien que nous ne pourrons pas faire appel à des réserves comme nous l'avons fait durant la première vague.

Debut de section - Permalien
Julien Flouriot, président du Syndicat des internes des hôpitaux de Paris (SIHP)

Nous sommes à un moment particulier de l'année pour les internes : les nouveaux, soit 8 000 personnes, arrivent et les anciens, le même nombre, partent, parce qu'ils ont fini leur cursus. Le plan Blanc a été réactivé en Ile-de-France, si bien que les congés ont été annulés. Beaucoup d'internes n'ont pas pris de congé depuis un an, parce qu'ils assurent souvent la permanence durant l'été et prennent leurs vacances à l'automne... Le ras-le-bol existait déjà - je rappelle que nous avons connu un grand mouvement de grève avant l'épidémie -, mais il provenait d'une conscience des limites de la gestion hospitalière. Depuis le début de la crise sanitaire, nous nous rendons compte des limites globales de la gestion de la santé en France ! Nous sommes bien devant un problème systémique, administrativement et financièrement. De ce fait, la volonté d'aller au front sera plus faible.

Debut de section - Permalien
Justin Breysse, président de l'Intersyndicale nationale des internes (ISNI)

Il est certain que les internes vont continuer à se mobiliser. Il est vrai que les premiers jours de novembre seront difficiles, parce que les nouveaux internes arrivent et n'ont jamais prescrit. Ils vont se retrouver en charge de patients quasiment seuls dans les services. C'est une période particulière et ce ne sera pas le moment de se faire hospitaliser !

Debut de section - Permalien
Julien Flouriot, président du Syndicat des internes des hôpitaux de Paris (SIHP)

Au printemps, il existait des services dédiés aux patients covid. Cela ne peut plus être le cas, parce que toute la population est touchée. Nous devrons donc avoir des lits non seulement en réanimation, mais aussi en service d'aval - gériatrie, médecine interne, etc. Or ce sont justement des services qui ont connu d'importantes fermetures de lits depuis plusieurs années.

Je suis interne en psychiatrie et je peux vous assurer que les conséquences de la première vague ont été catastrophiques dans ma spécialité. Nous sommes confrontés à une énorme demande de soins, alors que la situation générale des hôpitaux psychiatriques est encore bien plus compliquée que celle des hôpitaux généraux. En Ile-de-France, nombre d'hôpitaux psychiatriques n'ont aucun lit disponible depuis plusieurs mois.

Debut de section - Permalien
Justin Breysse, président de l'Intersyndicale nationale des internes (ISNI)

Il ne faut pas regarder uniquement la réanimation, ce que les médias ont tendance à faire. Avant la réanimation, les patients sont hospitalisés dans des services de médecine, qui ne disposent pas de moyens suffisants. S'il n'y a qu'une infirmière la nuit dans un service de 28 lits et qu'il y a une urgence, les 27 autres patients sont des autoentrepreneurs... Il y a des besoins très importants en ce qui concerne les paramédicaux, leurs conditions de travail sont terribles et ils partent !

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Milon

Je vous remercie de votre participation.

Selon le rapport d'étape de la mission indépendante d'évaluation de la gestion de la crise du covid, nommée par le Président de la République, l'excès de mortalité s'élève en France à 28 306 personnes, 7 552 en Allemagne, 47 484 en Italie, 46 742 en Espagne, 5 197 en Suède, beaucoup plus qu'en France proportionnellement à la population, 57 844 au Royaume-Uni et 190 000 aux États-Unis. La situation de la France n'est certainement pas bonne, mais elle n'est pas catastrophique.

Je vous rejoins sur les hôpitaux psychiatriques. Ils ont un problème de financement ; ils reçoivent actuellement une dotation annuelle et il faut trouver un autre moyen de les financer, sans s'appuyer entièrement sur une tarification à l'activité.

Enfin, en ce qui concerne le financement de la sécurité sociale, il faut donner à l'ensemble des personnels soignants les moyens de travailler. Il faut donc que le Gouvernement et le Parlement acceptent un Ondam à 4 %, soit une augmentation de 8 milliards d'euros de plus, et que cette augmentation ne se limite pas à une année - elle doit être décidée pour chacune des années à venir ! Mais il faudra trouver l'argent nécessaire...

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 h 30.

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Milon

Nous reprenons nos travaux avec l'audition de M. Louis Gautier, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Le rôle du SGDSN dans l'élaboration de la doctrine d'emploi des ressources et dans l'action en cas de crise a été évoqué dans nos travaux, merci de nous le présenter rapidement, avant les questions que nous vous poserons.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Louis Gautier prête serment.

Debut de section - Permalien
Louis Gautier, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale

Une première observation, que chacun comprendra au moment où une nouvelle vague de covid-19 s'abat sur notre pays : la gestion d'une crise exceptionnelle est toujours un exercice redoutable. Alors que j'étais SGDSN, de 2014 à 2018, de nombreuses crises m'ont donné l'occasion de tester nos outils d'action : les attentats terroristes de 2015-2017, mais aussi les cyberattaques, ou encore les crues de la Seine en 2016 et l'ouragan Irma. La première crise que j'ai eu à connaître concerne l'épidémie de virus Ebola, en octobre 2014 ; elle a donné lieu, dès le mois de novembre, à la mise en oeuvre du plan Pandémie grippale, qui a été publié, et à la mise en place d'une task force, dont le coordonnateur était Jean-François Delfraissy. Ces crises m'ont permis de tester la solidité de notre dispositif de réaction ; nous avons mis en place une cellule interministérielle de crise à 127 occasions, nous avons révisé quasiment tous les plans de sécurité nationale, sur les menaces les plus diverses, de la catastrophe industrielle au terrorisme. Le bioterrorisme a été un sujet de priorité, de même que la biogénétique, nous étions très attentifs aux risques liés à la vulgarisation des découvertes dans ces domaines. Cette attention à de nouvelles menaces n'a pas diminué ni fait écran, comme je l'ai lu dans le rapport d'étape de la mission d'évaluation indépendante, à la priorité donnée aux risques liés à une pandémie, voyez la place qu'occupent ces risques dans le Livre blanc de 2013 sur la défense de la sécurité nationale et dans la revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017. Le Plan Ebola est resté actif jusqu'à janvier 2016, le plan Orsan - Organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles - a été déclenché quatre fois : lors de l'épidémie d'Ebola, de la grippe de 2015 - qui a fait plus de 18 000 morts - et aussi après les attentats du Bataclan et de Nice. Les directives nationales de sécurité ont été révisées en 2015, j'ai tenu à la création d'un comité national consultatif sur la biosécurité, avec l'Académie des sciences, le contrat interministériel général a fait une place à la menace bioterroriste, et prévu une évaluation régulière des moyens à disposition. Le plan Pandémie grippale a été publié la première fois en 2011 - il était jusqu'alors confidentiel, ce qui va contre la mobilisation de la société civile -, nous l'avons régulièrement testé, en 2013 par exemple, puis, en quittant mes fonctions j'avais organisé un exercice pour 2017. L'avantage de ce plan est bien dans la préparation des situations de crise, dans l'apprentissage des gestes réflexes, dans le phasage des actions ; en particulier une fois passée l'alerte, ce plan facilite la délivrance de messages de prévention.

Notre pays n'a pas, dans sa tradition, une grande culture de prévention, je le dis après avoir mesuré, comme président de l'Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS), combien les messages doivent s'accompagner d'actions précises et ciblées, viser par exemple les jeunes, les personnes âgées, pour acculturer aux gestes de prévention. Les plans sont revus régulièrement, mais il faut les adapter à chaque crise, face aux nécessités. Le confinement général imposé en France comme dans bien d'autres pays, n'était du reste pas prévu dans le plan Pandémie grippale, qui n'envisage que des mesures de quarantaine.

Debut de section - PermalienPhoto de Sylvie Vermeillet

Vous avez déclaré que le plan Pandémie grippale n'était pas obsolète, et qu'au début de la crise sanitaire, la cellule interministérielle de crise aurait dû être activée plus tôt : à quel moment, selon vous ? En quoi cette convocation aurait-elle amélioré la gestion de la crise ? Vous prônez également une refonte de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) : qu'entendez-vous par là ? Quel regard portez-vous, enfin, sur la gestion des masques, des équipements de protection personnelle (EPI) et des tests ?

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Deroche

Je m'interroge sur le début de la crise, qui a paru gérée sur le plan exclusivement sanitaire, avec un cloisonnement entre les directions : vous qui avez de l'expérience, quelle organisation vous paraitrait-elle la plus souhaitable pour aller vite et répondre de manière plus adéquate ? Nous sommes entrés dans une phase de rebond de l'épidémie de covid-19, avec plus de tests, plus de cas, et des hospitalisations qui augmentent en nombre : pensez-vous que, dans la période qui a suivi le confinement, des messages utiles n'ont pas été délivrés ?

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Jomier

Un outil unique vous paraît-il adapté face à des crises polymorphes ? La France manque de culture de santé publique : ce constat, consensuel, ne pose-t-il pas une question sur la gouvernance même de la santé publique, sur l'appréciation des risques et la préparation aux crises épidémiques - le SGDSN est-il un outil adapté ? Enfin, quel doit être le rôle respectif de l'État et des collectivités territoriales ? Des présidents de régions et de départements appellent à plus de décentralisation, le ministre de la santé semble y être opposé, qu'en pensez-vous ?

Debut de section - Permalien
Louis Gautier, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale

Il y a de quoi s'interroger sur le fait que le plan Pandémie grippale n'ait pas été déclenché au départ de la crise sanitaire, l'avantage aurait été de lancer aussitôt la phase d'alerte, de délivrer des messages de prévention, de procéder à l'examen des stocks, de prendre des mesures de précaution pour freiner la diffusion de cette épidémie. Quand une crise sanitaire de cette ampleur se produit, la réponse déborde très largement la capacité de réponse d'un seul ministère. C'est le propre des crises touchant à la sécurité nationale, comme les attaques terroristes, les cyberattaques ou, a fortiori, les pandémies : un ministère ne peut répondre seul, il faut regrouper de l'information et de l'expertise venues de sources très nombreuses, internationales, intérieures, mobiliser un grand nombre d'acteurs, d'administrations, prendre des initiatives très nombreuses et finalement adapter peu ou prou les plans, qui sont surtout des check lists. Le plan Orsan déclenché le 23 février reprend le plan Pandémie grippale, je dirai qu'il l'avalise en quelque sorte, mais je ne saurais dire pourquoi le plan Pandémie grippale n'a pas été déclenché, ni quelles en sont les différences concrètes - on annonçait, par exemple, le passage en phase 3, deux jours avant le confinement, mais sans qu'on sache précisément ce qu'il en était. Or, il ne faut pas l'oublier, il y a une différence entre les plans d'emblée interministériels, dont la coordination revient au Premier ministre, et ceux qui relèvent d'un secteur ministériel donné - ici, le ministère de la santé. L'articulation entre plan interministériel et plan sectoriel paraît avoir été délaissée au profit d'autres solutions, c'est ce qu'il m'a semblé.

Plus tôt on forme une cellule interministérielle de crise, mieux on mobilise les responsables ministériels, mieux on fait remonter les informations du terrain, des préfets, des agences régionales de santé (ARS), des recteurs. La cellule interministérielle elle-même est présidée par le Premier ministre, mais elle peut l'être aussi par un ministre. Cet outil est mieux à même de s'adapter aux crises complexes, car plus une crise est complexe, plus l'information vient de sources diverses, plus il est facile de se tromper. Il faut savoir en particulier mobiliser les experts et interpréter l'expertise, l'évaluation, les conseils, prendre des décisions en considérant tout cet ensemble d'informations - tous ceux qui ont eu à gérer une crise, savent que les experts ne sont que des experts, et qu'ils n'ont pas, eux, à prendre de décision. Il est très important, aussi, de mettre en place une task force en interministériel et à l'échelon national, pour mobiliser toutes sortes de compétences, confier des tâches essentielles à des secteurs qui ne paraissent pas d'emblée concernés par la crise ; en cas de crise sanitaire par exemple, s'il faut tester les voyageurs dans les aéroports et les gares, il est évident que ce sont les services du ministère de l'équipement, ce sont les grands opérateurs de transports, les grandes compagnies et les aéroports qui sont les mieux placés et qu'il faut mobiliser sans délai. Qui plus est, la cellule interministérielle de crise peut être activée et désactivée en tant que de besoin.

Quand on examine l'action conduite depuis le printemps, on constate que toutes les mesures du plan Pandémie grippale ont été appliquées, sauf, bien sûr, la vaccination. Il est vrai qu'en matière de grippe, dès lors que le vaccin existe, l'accent a été mis sur le thérapeutique et on constate aujourd'hui un déficit collectif sur les gestes barrières, la prévention, le port de masques, les gels hydroalcooliques. Ce déficit est collectif parce qu'il implique de nombreux réseaux, y compris associatifs - ce qu'on a su faire pour la prévention du sida, par exemple pour l'usage du préservatif ou le renouvellement des seringues, nous aurions dû le faire dans la crise sanitaire pour protéger mieux les personnes âgées et les personnes fragiles. La tâche n'est certes pas facile, on voit qu'il faut accompagner les messages, qui peuvent être mal perçus quand ils visent les jeunes ou les personnes âgées, la crise sanitaire vient de nous le rappeler.

Aurait-on pu mieux faire pour être mieux préparés à la deuxième vague ? Vous êtes des politiques, vous savez donc très bien qu'un plan, même très bien fait, ne remplace pas la décision. L'équilibre est très difficile à trouver face à la crise sanitaire, pour faire entendre les risques d'une deuxième vague du virus, sans empêcher la reprise économique, sans enfermer la vie sociale - je l'ai vu concrètement à l'université, les facteurs sont très nombreux et complexes à articuler.

Les stocks stratégiques d'équipements de protection individuelle et de masques relèvent de la responsabilité du ministre de la santé, ils sont suivis par les ARS ; la circulaire interministérielle du 17 décembre 2012 relative au plan national de prévention et de lutte contre la pandémie grippale en précise ce régime et la doctrine d'usage. Le SGDSN ne doit pas se tromper sur ses missions : il n'a pas les moyens ni la responsabilité de mettre en oeuvre les mesures contenues dans les plans, il agit en soutien et ne saurait se substituer aux services ministériels. Nos moyens sont faibles : à peine 50 personnes travaillent pour la direction de la protection et de la sécurité de l'État du SGDSN, à comparer aux quelque 800 personnes travaillant à l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) ; sur ces 50 personnes, nous avons quelques spécialistes seulement des questions de santé, dont Claude Wachtel et Christophe Schmit - j'avais fait venir ce dernier au secrétariat général.

En réalité, les personnels du SGDSN ont une double compétence : ils sont spécialistes d'un domaine, par exemple l'informatique, la biologie, la santé, et ils sont spécialistes des questions de sécurité dans leur domaine de spécialité, et c'est ce qui fait leur rareté. Le SGDSN joue un peu le rôle d'une boîte de vitesse, qui, du recueil d'informations très diverses, du suivi des signaux faibles à la préparation des séances du Conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN), assemble des analyses, des évaluations, des propositions ; il a ce rôle de proposer des solutions en étant dans cette position unique, à l'articulation de l'expertise, de l'action interministérielle et de la décision politique. Nous sommes donc toujours en soutien, jamais en opérationnel à proprement parler. Nous n'avions donc pas la main sur la gestion des stocks de masques, ni la mission de contrôler directement ces stocks ; nous n'avons pas, comme pour d'autres équipements de sécurité, le contrôle sur les crédits fléchés pour l'achat de ces éléments de protection - dans le domaine de la santé, la responsabilité est entièrement dévolue au ministre de la santé, un problème du reporting se pose probablement dans ce secteur particulier. Les stocks stratégiques, les commandes spécifiques qui doivent obtenir une priorité dans l'accès aux fournitures, ou encore le financement de filières dormantes, tout ceci a un coût et il faut assurer que les ordonnateurs ne modifient pas les priorités ; c'est ce que permet le fléchage strict des crédits, puis leur contrôle, en particulier dans les contextes où les priorités sont multiples et qu'il y a, de ce fait, des risques de chevauchements, d'interprétations divergentes - d'où l'importance du fléchage budgétaire et d'une définition claire des responsabilités.

La doctrine de la circulaire de décembre 2012 et les règles relatives à la protection des travailleurs dans le risque de pandémie - lesquelles imposent aux employeurs de protéger leurs salariés - démontrent que le stock stratégique de masques, en réalité, était réservé aux patients, aux cas contacts, donc aux citoyens : la protection des personnels de santé relève, elle, des établissements de santé ou de stocks sectoriels qui auraient dû être constitués.

La décentralisation et la déconcentration vont de pair. Quand je faisais des exercices, par exemple des simulations d'accidents industriels, j'invitais systématiquement les maires des communes concernées, car les maires sont les élus de contact immédiat. Cependant, en matière de sécurité nationale, les chaînes étatiques de décision sont claires, elles passent par des échelons régionaux, avec les préfets de zone de défense, les ARS de zones de défense. La circulaire du 17 décembre 2012 est d'ailleurs sous double timbre des ministères de la santé et de l'intérieur, elle établit les responsabilités des uns et des autres dans la mobilisation des stocks stratégiques de masques, précise comment les préfets de région et les ARS doivent s'organiser pour fournir les équipements de protection, ceci pour toutes sortes d'accidents ou d'épisodes de crise sanitaire. La chaîne de l'État est construite, elle repose sur des autorités clairement définies, des responsabilités circonscrites, et sur la notion d'ordre public. Cependant, cette chaîne n'a, dans l'urgence, probablement pas autant de capacité d'adaptation ni de rapidité que des circuits plus courts, d'échelon régional, et il peut être plus aisé de mobiliser des moyens à cet échelon régional que des moyens nationaux. Mais il n'y a pas d'opposition entre les deux, il y a une bonne intelligence des responsabilités : les maires, élus de contact immédiat, sont les premiers à pouvoir faire passer des messages, mais ce n'est pas une raison pour limiter l'État à la délivrance, lointaine, de moyens seulement nationaux. Ceci est particulièrement vrai dans les crises touchant à la sécurité nationale, où les problèmes, et leurs solutions, sont toujours d'envergure aussi nationale, voire internationale.

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Milon

Je vous remercie pour ces réponses. J'ai retenu deux de vos phrases. « Les maires sont les élus de contact immédiat » : cette phrase mériterait d'être retenue à des niveaux supérieurs ! « Les experts ne sont que des experts » : il est important de le redire, en particulier aux experts médiatiques.

Debut de section - PermalienPhoto de Sylvie Vermeillet

Quelle est votre préconisation au sujet d'une éventuelle refonte de l'OMS ?

Debut de section - Permalien
Louis Gautier, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale

Votre question relève d'un autre cadre, celui de mes réflexions universitaires sur l'OMS. Qu'ai-je constaté dans cette crise ? Deux choses.

La première concerne l'Europe et fait suite au rapport que j'avais remis au Président de la République sur les questions de défense et de sécurité en Europe. Malgré la répétition des crises - migratoires, terroristes, etc. -, l'Europe n'est toujours pas - dans ses institutions ni dans ses moyens - préparée à affronter collectivement une crise qui touche tous les États de l'Union. Les décisions restent donc nationales, prises isolément : nous l'avons vu lors de la première vague et nous le reverrons lors de la deuxième vague. Il y a donc un manque dans le projet européen. On observe un manque de transversalité entre les coopérations étatiques et les coopérations de moyens permises par la Commission européenne. Il n'y a eu de coopération ni entre les États et l'Union européenne, ni entre le domaine du Conseil européen et celui de la Commission européenne. Et je ne parle pas des agences spécialisées.

Par ailleurs, aucune guerre depuis la Deuxième Guerre mondiale n'a eu d'impact international aussi retentissant sur le fonctionnement des relations, des communications et de l'économie internationales. Cela concerne l'OMS, mais aussi plus globalement le Conseil de sécurité de l'ONU - qui s'est réuni très tardivement sur cette question - et l'Organisation mondiale du commerce (OMC) - qui n'a pas été en mesure de répondre à une crise économique majeure ni d'éviter des pratiques de dumping, etc. On sent une gêne de l'OMS sur son retard à l'allumage, même si elle a essayé de l'expliquer dans ses audits et publications postérieurs. Alors que nous avons une planète qui s'intègre et qui intègre les problèmes climatiques, environnementaux et sanitaires, nos institutions datent de 1945 et sont en partie inadaptées et insuffisamment réactives pour traiter des problématiques dans l'urgence.

Je n'ai moi-même pas la solution à la question que je pose, mais l'on voit bien qu'il faut plus d'implication. Du côté des autorités françaises au plan européen, celle-ci est manifeste. Comment transformer cela pour adapter collectivement nos réponses ? C'est tout l'enjeu du politique.

Debut de section - PermalienPhoto de Angèle Préville

Il y a peut-être eu un manque de réactivité. Le conseil scientifique a peut-être été mis en place trop tardivement. Que pensez-vous de l'existence, au Canada et dans tous les pays anglo-saxons, d'un scientifique en chef capable de convoquer, dans un temps très court, d'autres scientifiques pour faire face à des crises ? La France aurait-elle besoin d'un tel dispositif, indépendant et réactif ?

Pouvez-vous nous en dire plus sur la chaîne industrielle dormante que vous avez évoquée ?

Debut de section - PermalienPhoto de Victoire Jasmin

Permettez-moi de revenir sur les retours d'expérience. Nous ne faisons pas suffisamment souvent des liens et des interconnexions entre services. Les deux plans, Orsec - Organisation de la réponse de sécurité civile - et Orsan, ont été mobilisés avec des liens de plus en plus forts. C'est utile par exemple après un ouragan, quand on a des eaux stagnantes.

Il faudrait peut-être former les conseillers qui aident les décideurs à prendre les décisions. Car les éléments de langage et la communication n'ont pas toujours été très adaptés. On sent une dichotomie avec la vraie vie. En outre, on ne tient pas suffisamment compte de tout ce qui s'est déjà passé pour opérer des réajustements pertinents.

Debut de section - PermalienPhoto de Nadia Sollogoub

Je vous remercie pour votre regard stratégique et global sur l'organisation des plans. Nous comprenons que la finalité est de construire un squelette d'arbre décisionnel afin d'être le plus opérationnel possible. Les élus ont cette même vision : ils sont très organisés autour des plans communaux de sauvegarde.

Vous nous dites : « les ARS et les préfets doivent s'entendre. » Mais il me semble que l'arbre décisionnel n'est pas très clair : sur le terrain, l'État a été bicéphale durant cette crise sanitaire. Vous nous dites aussi : « la chaîne de l'État est construite », mais n'est-elle pas construite justement sur une fragilité ? Car si, en bout de chaîne, tout repose sur un accord entre le préfet et l'ARS, nous perdons en efficacité.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurence Cohen

Je vous remercie pour vos éléments de réponse. Cette pandémie ne semble pas avoir été une surprise pour vous, car vous avez tiré la sonnette d'alarme dès la fin du mois de janvier. Avez-vous été entendu ? La France avait-elle alors les moyens de faire face à la pandémie ?

Vous nous dites : « les stocks stratégiques sont de la responsabilité du ministère de la santé, avec des déclinaisons locales », les ARS notamment. Le virage stratégique de 2013 n'a-t-il pas conduit à un manque de stock national, en raison du transfert de responsabilité vers des employeurs publics et privés : établissements de santé, médecins libéraux, etc. ?

Quel a été, selon vous, le principal échec de notre pays au cours de la première vague qui expliquerait l'intensité de cette deuxième vague ? J'ai entendu ce que vous nous avez dit sur les institutions européennes. Je sais aussi que cette pandémie n'a pas de frontière et que les autres pays ne sont pas mieux lotis : mais c'est peu étonnant, car les mêmes politiques de santé ont été menées partout en Europe.

Debut de section - PermalienPhoto de Michelle Meunier

Merci pour vos réponses claires et précises à nos questions denses et nombreuses. Vous nous avez dit que le plan Orsan REB avait été déclenché le 23 février. Qu'est-ce qui ne s'est pas passé entre début janvier et le 23 février ? Pour reprendre les mots du Président de la République, « quelque chose n'a pas marché » : quoi selon vous ?

En tant qu'universitaire, vous rencontrez les étudiants. Comment pourrait-on mieux les sensibiliser ?

Debut de section - Permalien
Louis Gautier, ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale

Il y a une question de professionnalisation et d'organisation de l'expertise. À chaque fois, on réinvente et on crée de nouvelles commissions. Les leçons de la crise Ebola ont été retenues parce que c'est le professeur Delfraissy qui l'a suivie et qui suit l'actuelle crise. Mais il n'y a pas d'enregistrement des leçons et des pratiques. Ces leçons ne sont d'ailleurs toujours pas dégagées : les avis doivent-ils être publics ou non ? Les avis divergents doivent-ils apparaître dès le départ ? Il est normal qu'il y ait un travail scientifique en vase clos. L'interrogation scientifique est toujours difficile, car il y a des égos, des différences épistémologiques, mais aussi des différences d'approche entre disciplines. Par exemple, sur la question des crues de la Seine, météorologues et hydrologues avaient des approches différentes, et nous n'avons pas vu que les débordements viendraient en amont, dans les affluents. Il n'y a souvent pas de solution évidente et unanime. Il faut être en mesure de traiter cette difficulté. Les avis qui ne sont pas mûrs n'ont donc pas vocation à être publics, parce qu'ils créent du trouble. Les points de vue divergents doivent être référencés et connus des décideurs, car un avis a priori marginal peut s'avérer in fine vrai. Ce travail n'est pas fait.

Il y a ce qui relève des agences de veille et d'alerte et ce que l'on confie, le plus tôt possible, à un comité d'experts qui doit décanter la connaissance disponible pour faire des recommandations au décideur politique qui tranchera sur les sujets qui concernent la société. En revanche, d'autres décisions, par exemple le protocole d'un médicament, resteront du ressort des scientifiques. Il faut donc bien connaître le domaine de chacun et se garder d'empiéter sur celui des autres.

Je ne suis pas certain que la solution d'un scientifique en chef soit la bonne. Il suffit de regarder aux États-Unis comment l'épidémie est gérée alors qu'ils ont été les premiers à inventer des centres de surveillance des épidémies comme celui d'Atlanta et qu'ils disposent d'un scientifique national. Nous avons besoin de nous interroger sur la manière dont nous mobilisons l'expertise et dont nous établissons les procédures relatives à cette expertise.

Les chaînes industrielles dormantes reviennent à surfinancer les industriels à travers des contrats. Quand tout le monde est touché, la question de capacités de fabrication nationale, y compris de produits très basiques, peut se poser. J'ai également évoqué l'idée de marchés spécifiques à la commande, qui nécessitent des dérogations. On peut donc imaginer des chaînes pharmaceutiques dormantes, mais il faut étudier les moyens de les financer. Votre commission devrait bien montrer que si une crise impacte globalement l'Europe, il faudrait qu'elle ait les moyens de sa souveraineté. C'est le discours du Président de la République sur la souveraineté.

Le retour d'expérience est systématique chez les militaires ; c'est ce qu'ils appellent le « retex ». S'agissant de la crise de la covid-19, c'est vous et l'Assemblée nationale qui ferez le retour d'expérience politique. Si les choses ne sont pas écrites et décrites, elles se perdent. La crise du sida a ainsi été très riche d'expériences, avec notamment la participation des associations des malades à la réflexion scientifique et à la mise en place de protocoles thérapeutiques ; les réponses ont en partie été trouvées, mais pas toutes ; le professeur Delfraissy et Françoise Barré-Sinoussi ont présidé le Comité analyse recherche et expertise (CARE), mais toute cette génération de chercheurs sur le sida est en train de passer. Il faut donc un retour d'expérience suffisamment précis sur les crises. Dans le domaine de la gestion d'une crise de sécurité nationale, c'est le rôle du SGDSN de conserver la traçabilité de ce qui a été fait pour faire un retour d'expérience.

Il y a peut-être eu des contacts plus ou moins réguliers entre ARS et préfets selon les régions. Il y a pourtant des éléments de doctrine, notamment la circulaire du 12 juillet 2013 du ministre de l'intérieur et du ministre des affaires sociales, adressée aux préfets de zone, préfets de département, directeurs généraux des ARS de zone et directeurs généraux des ARS, qui demande une coordination, notamment dans la distribution des masques. J'ai également une lettre du directeur général de la santé en date du 2 mai 2013 sur la modification de la doctrine : « Au mois de février dernier, vous m'avez indiqué être en attente d'une réponse formelle de la direction générale (...). Compte tenu de l'actualité épidémiologique internationale, il me semble nécessaire que cette discussion puisse être organisée rapidement. Mes services sont en effet régulièrement sollicités sur la conduite à tenir ». Je fais une relance le 18 février sur la doctrine de 2013 ; je tiens ce courrier à votre disposition, ainsi que l'ensemble des réponses ministérielles qui prennent acte. Je me souviens de la réponse du ministre de l'agriculture, très immédiate et très dense, sur la nécessiter d'en parler aux chaînes administratives, mais aussi à leurs établissements, afin que des stocks soient constitués. La doctrine était diffusée, mais pas suffisamment. Pourquoi tel grand service public n'a pas eu de difficultés sur les masques, voire en a rétrocédé à d'autres ? Et pourquoi tel autre a-t-il dû interrompre la continuité de sa mission de service public faute de pouvoir équiper ses agents en masques ? Sans doute la doctrine a-t-elle été diffusée, mais pas suffisamment. Il y a eu des réponses d'accusés de réception et parfois de diffusion, mais cette diffusion n'a peut-être pas été aussi systématisée. Je ne l'explique pas, je le constate, comme vous.

C'est en tant que citoyen que j'ai tiré la sonnette d'alarme en janvier ; je n'étais plus en fonctions. En raison de ma présidence de l'ANRS, j'étais en effet en contact avec des milieux scientifiques et notamment des virologues, inquiets des éléments produits par la Chine, sur ce coronavirus et un certain nombre de pneumopathies foudroyantes. Je constatais aussi que les schémas de modélisation épidémiologique - qui montraient que le continent européen ne serait pas massivement touché, comme cela avait été le cas avec d'autres épidémies comme le SRAS ou le MERS - ne correspondaient pas à la réalité. Or le 23 janvier, les Chinois ont décidé la mise en confinement de plusieurs dizaines de millions d'habitants : cela m'a frappé. Les Chinois ont pris des mesures drastiques et cela m'a inquiété. La réponse évidente m'a alors semblé devoir être le déclenchement du plan Pandémie grippale. Mais je ne suis pas en situation pour vous dire comment les décisions ont été prises.

En réagissant plus tôt, nous aurions peut-être pu nous adapter plus rapidement. Par exemple, sur le sujet des réquisitions de masques, il me semble que nous aurions pu prendre des décisions et des mesures plus simples, impliquant les officines dans la distribution, sur présentation de la carte professionnelle des professionnels de santé. Je ne peux pas aller plus loin sur ce point : je n'ai pas les informations et je ne suis pas en situation de vous les donner.

Le SGDSN a procédé au virage stratégique de 2013 - qui est en réalité un rappel du code du travail - à la suite d'un avis du Haut Conseil de la santé publique (HCSP). Ces éléments de doctrine ont été très largement diffusés et il en est donné acte dans une série de réponses, notamment celle du directeur général de la santé. Au rappel que je fais, il en est à nouveau donné par toutes les chaînes administratives. Pourquoi ensuite tel service, administration, ou hôpital était-il équipé et tel autre ne l'était-il pas ? La responsabilité est aussi distribuée : il faudrait interroger les responsables de ces organismes. Ne connaissaient-ils pas la doctrine ? Ne l'avaient-ils pas intégrée ? Peut-être pensaient-ils que l'accès à un stock de masques était aisé, qu'il n'y aurait jamais de pénurie et qu'il suffirait de relancer une commande ? L'apparition d'une pénurie a sans doute confronté certains à des difficultés particulières.

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Milon

C'était extrêmement instructif. Je vous remercie de votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Milon

Nous poursuivons les auditions des anciens secrétaires généraux de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) avec Mme Claire Landais, secrétaire générale du Gouvernement et SGDSN de 2018 à 2020.

Je l'indiquais en préambule de l'audition précédente : le rôle du SGDSN dans l'anticipation, la planification et l'élaboration de la doctrine en cas de crise a souvent été évoqué au cours de nos débats, qu'il s'agisse du plan Pandémie grippale ou de la doctrine d'emploi et des conditions de stockage des masques. Nous nous emploierons à clarifier cette situation ce matin.

J'indique que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site internet du Sénat et consultable à la demande. Je rappelle que le port du masque et la distance d'un siège entre deux commissaires sont obligatoires et je vous remercie de bien vouloir y veiller tout au long de cette audition.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Madame Landais, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, à lever la main droite et à dire : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Claire Landais prête serment.

Debut de section - Permalien
Claire Landais, ancienne secrétaire générale de la défense et de la sécurité intérieure

Le SGDSN est un ensemble d'entités placées auprès du Premier ministre et travaillant aussi beaucoup avec l'Élysée, qui représentent 1 200 personnes au total. Sa fonction historique, très sollicitée, est le secrétariat du conseil de défense et de sécurité nationale. Au total, dix-neuf conseils de défense ont été consacrés à la crise sanitaire pendant que j'étais au SGDSN, de la fin février au 15 juillet dernier, soit plus d'un par semaine.

Le rôle de ce secrétariat est d'établir l'ordre du jour des réunions, en lien avec l'Élysée et Matignon, et de récolter les contributions des uns et des autres. Régulièrement, le SGDSN apporte sa propre contribution, lorsque les sujets le justifient. Dans le champ sanitaire, il était davantage présent pour aider à constituer l'ordre du jour et mobiliser les contributeurs. Après le conseil de défense, le SGDSN rédige le compte rendu et s'assure que les décisions prises sont mises en oeuvre.

S'y ajoute une fonction majeure : la coordination interministérielle dans tout le champ de la sécurité nationale et de la défense. Elle englobe des problématiques très diverses. Le SGDSN exerce certaines compétences en régime de croisière, comme le contrôle des exportations de matériels de guerre, la réglementation relative au secret de la défense nationale, voire la délivrance de certaines habilitations, au plus haut niveau de classification. Un autre sujet nous a beaucoup occupés ces deux dernières années : la sécurité économique, qui devrait être un enjeu majeur dans les années à venir. Évidemment, tous les sujets de souveraineté nous intéressent au premier chef.

C'est dans le champ de la coordination interministérielle en matière de sécurité nationale que s'inscrivent les missions d'anticipation et de planification exercées par le SGDSN. Il assure ainsi la coordination et la rédaction de plans. Au total, il en existe une quinzaine, élaborés sous la supervision du SGDSN avec l'ensemble des parties prenantes.

Lors des crises majeures, le SGDSN n'est pas appelé à intervenir dans la conduite opérationnelle, mais au stade de l'anticipation et de la préparation. À cet égard, certains plans sont dirigés vers des menaces, pour des crises naissant de l'action d'acteurs malveillants ; je pense par exemple aux plans Pirate, concernant les transports, ou Piranet, sur les sujets « cyber », qui nous inquiètent particulièrement aujourd'hui.

D'autres plans sont dédiés à des risques - catastrophes naturelles, industrielles, ou encore crises sanitaires.

Au titre de la supervision de la rédaction de plans, le SGDSN a pour rôle d'animer la collectivité des hauts fonctionnaires de défense et de sécurité. Ces derniers sont responsables de secteurs dans lesquels s'inscrivent des opérateurs d'importance vitale. Au total, la France dénombre 300 opérateurs de ce type, publics ou privés, exerçant des activités dont l'interruption aurait des effets systémiques et porterait atteinte à la sécurité de la Nation. Ces acteurs font donc l'objet d'exigences particulières, notamment pour la sécurité physique ou informatique.

Le SGDSN est également chargé de la formation des acteurs de la gestion de crise au sein de l'État, ou d'autres acteurs assurant le continuum de sécurité - à cet égard, l'on dispose peut-être de marges de progression. Ce travail se traduit par la réalisation d'exercices nationaux : ces grands exercices interministériels ont lieu, en général, deux fois par an.

Le bloc « planification, formation, organisation d'exercices » occupe une sous-direction d'une des deux directions historiques du SGDSN, à savoir la direction de la protection et de la sécurité de l'État (PSE). L'autre direction historique, la direction des affaires internationales, stratégiques et technologiques (AIST), est davantage tournée vers les crises extérieures et vers des sujets comme l'exportation de matériels de guerre ou la lutte contre la prolifération.

Ces deux directions comptent, au total, 120 personnes : le SGDSN est une administration de mission et de coordination. Dans ce champ, il n'a pas d'action opérationnelle ; il n'est pas un acteur de première ligne. D'ailleurs, il n'a pas de rôle prédéterminé une fois que la crise majeure est là. Il conseille le Premier ministre pour l'organisation de la gestion de crise, mais il ne se charge pas de la conduite opérationnelle, même si le SGDSN et ses agents ont été impliqués dans la gestion de cette crise, du moins dans certaines de ses dimensions.

La troisième grande mission, davantage opérationnelle, est assumée par les entités rattachées au SGDSN, notamment le groupement interministériel de contrôle (GIC). Toutefois, le rattachement de cette instance au SGDSN est beaucoup plus administratif que fonctionnel. De plus, il s'agit d'une interface entre le cabinet du Premier ministre et les services de renseignement pour la mise en oeuvre des techniques de renseignement, question assez éloignée du sujet qui nous occupe ce matin.

En revanche, deux opérateurs ont été assez directement impliqués dans la crise sanitaire.

Le premier, c'est l'Agence nationale de sécurité des systèmes d'information (Anssi), qui, aujourd'hui, compte environ 600 agents. L'Anssi assure la sécurité des systèmes d'information stratégiques - ceux de l'État, des opérateurs d'importance vitale et des opérateurs de services essentiels (OSE). Elle est mobilisée pour la protection des systèmes d'information dans le champ de la santé, et elle a exercé cette mission avec une attention particulière pendant la crise, qu'il s'agisse du ministère des solidarités et de la santé, des établissements de santé ou encore de producteurs nationaux de produits stratégiques.

Le second, c'est l'opérateur des systèmes d'information interministériels classifiés (Osiic). Ce service à compétence nationale a été créé le 1er juillet dernier. Il résulte de la fusion d'une des sous-directions de l'Anssi et d'une unité militaire qui s'appelait le centre des transmissions gouvernementales. L'Osiic est chargé de concevoir, de déployer, de maintenir et de superviser les réseaux de communication classifiés, c'est-à-dire protégés par le secret de la défense nationale. Une partie des réunions du conseil des ministres et du conseil de défense ont été organisées en audioconférence ou en visioconférence, dans des conditions exigeantes en termes de résilience, de confidentialité et de sécurité. À ce titre, l'Osiic a beaucoup été à la manoeuvre.

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Jomier

Pouvez-vous nous éclairer sur le début de gestion de la crise ? La cellule interministérielle de crise n'a pas été immédiatement activée à la suite des alertes de janvier dernier : il a fallu attendre la mi-mars pour que la première réunion ait lieu. Pourquoi le plan Pandémie n'a-t-il pas été activé plus tôt ?

Vous avez précisé la structure du SGDSN et ses effectifs. Quel est son niveau d'expertise en santé publique ? Comment, et à quel moment, a-t-il articulé son action avec celle du ministère des solidarités et de la santé, et avec celle des agences concernées pour répondre à la crise ?

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Deroche

La question intéressante, posée par Bernard Jomier, porte sur ce que vous avez fait à partir de la mi-janvier. Quelle était votre place dans le dispositif ? Sur quelles données nationales et internationales vous êtes-vous basée ? Vous êtes partie en juillet. Quel a été votre rôle après le confinement au sein du dispositif ?

Debut de section - Permalien
Claire Landais, ancienne secrétaire générale de la défense et de la sécurité intérieure

La première question porte sur l'organisation de la gestion de crise. Fin janvier, le Premier ministre a confié au ministre de la santé la conduite opérationnelle de la crise.

Debut de section - Permalien
Claire Landais, ancienne secrétaire générale de la défense et de la sécurité intérieure

De mémoire, une réunion interministérielle (RIM) a été organisée le 26 janvier pour confier la conduite interministérielle de la crise au ministère de la santé. À l'époque, il s'agissait d'une décision totalement logique, la crise étant alors une crise sanitaire à l'étranger, même si les premiers cas ont été détectés d'après mes souvenirs le 24 janvier. Le fait que la conduite opérationnelle soit confiée au ministère de la santé n'a bien sûr pas empêché une vision interministérielle - des réunions de ministres se sont tenues à Matignon avant le 26 janvier - ni une implication du Quai d'Orsay, qui sera ensuite un des acteurs les plus rapidement mobilisés pour le rapatriement des ressortissants français et pour organiser la prise en charge des personnes arrivant de Chine, notamment de Wuhan.

Au cours du mois de février, nous avons pris conscience de manière très nette de la nécessité d'un suivi épidémiologique par la santé et du fait que les déterminants de la gestion de cette crise étaient d'ordre sanitaire. Il est logique que la santé ait eu la main. Néanmoins, il est clairement apparu aussi qu'il faudrait traduire les différentes décisions dans les champs hors sanitaires et que nous aurions besoin de l'implication d'acteurs non sanitaires. À côté du directeur du centre de crise sanitaire, Jérôme Salomon, s'est montée, à son profit, à la demande du Premier ministre, en coordination avec le SGDSN, une task force interministérielle animée par un préfet et dans laquelle sont représentés l'ensemble des ministères.

Dès la fin du mois de février, le SGDSN a réuni les hauts fonctionnaires de défense adjoints. J'ai également organisé une dizaine de réunions avec les secrétaires généraux des ministères, qui sont hauts fonctionnaires de défense en titre, pour régler avec eux les problèmes transverses aux départements ministériels, mais qui relèvent du champ du SGDSN : réflexion autour des plans de continuité d'activité (PCA), gestion du télétravail, questionnements autour du droit de retrait, équipement en masques des agents des ministères, puis, plus tard, sujet de la reprise d'activité.

L'organisation de la gestion de crise ne donne lieu à l'activation de la cellule interministérielle de crise (CIC) que le 17 mars, au moment du confinement, car c'est à ce moment-là que les autorités politiques ont considéré que la polarisation du sujet, même si les déterminants étaient d'abord sanitaires, avait un impact sur la vie de la société tout entière. La décision a alors été prise d'ouvrir la CIC. À partir du 17 mars, il aura coexistence d'une organisation de crise avec l'ensemble des fonctions de la gestion de crise : décision, communication, anticipation et logistique. Un des enseignements de cette crise est que la place assignée au départ à la logistique n'était probablement pas celle qu'elle méritait. À partir du 17 mars, l'équivalent d'une gestion de crise au sein du ministère de la santé sera mise en place pour le champ non sanitaire au ministère de l'intérieur : la CIC est logée au ministère de l'intérieur et est armée par des agents de la direction générale de la sécurité civile et de la gestion de crise. Une synthèse a été faite tous les jours par le directeur de cabinet du Premier ministre à partir de début mars, tous les jours à seize heures. Cette réunion servait aussi de préparation au conseil de défense, en présence du secrétaire général de la présidence. Le Premier ministre était représenté par son directeur de cabinet, qui a réalisé un travail remarquable.

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Jomier

La CIC a commencé à être réunie le 17 mars. Notre question ne porte pas sur l'après-17 mars, car nous connaissons tout le travail effectué à partir de là. Avec Catherine Deroche, notre interrogation porte sur la période bien antérieure. Vous avez évoqué une réunion interministérielle le 26 janvier. Une autre réunion a été organisée le 3 février. Un dispositif interministériel a donc été mis en place bien en amont de la CIC, qui a été mobilisée plus tard, une fois que le confinement a été décidé. Pourquoi la CIC n'a-t-elle pas été enclenchée plus tôt ? Les différentes dimensions que vous mentionnez de la crise se sont révélées bien avant le 17 mars ! Notre deuxième question portait sur le plan.

Debut de section - Permalien
Claire Landais, ancienne secrétaire générale de la défense et de la sécurité intérieure

J'ai dit que la RIM, qui confie la direction opérationnelle de la crise, a eu lieu le 26 janvier. Il y a certes eu des réunions de ministres à Matignon, mais je n'étais pas présente avant le 26 janvier. L'activation de la CIC date du 17 mars, mais il se passe effectivement beaucoup de choses dans le champ interministériel dès le mois de février et jusqu'au 17 mars. Les réunions de seize heures, appelées réunions de synthèse, débutent d'ailleurs bien avant le 17 mars. La circulaire du 1er juillet 2019 sur l'organisation de la gestion de crise ne dit pas autre chose : quand une crise déborde d'un secteur, le Premier ministre décide, soit de garder à son niveau la direction de la crise, soit de la confier au ministre de l'intérieur dans le cas d'une crise nationale ou au ministre de l'Europe et des affaires étrangères dans le cas d'une crise internationale. Quand la crise reste sectorielle, elle peut être prise en charge par le ministère concerné, comme cela a été un temps le cas pour cette crise par le ministre de la santé. Mais quand elle dépasse un champ sectoriel et qu'elle a une dimension interministérielle, on active une CIC.

Ici, la crise était tellement inédite et d'une ampleur tellement forte qu'il y a eu cette mécanique du champ sanitaire, d'une part, et de l'ensemble du champ non sanitaire, d'autre part, sachant que, dans tous les ministères, les cellules opérationnelles et les centres de crise étaient activés par ailleurs.

Debut de section - PermalienPhoto de Catherine Deroche

Je comprends que vous ne puissiez pas nous éclairer sur des réunions auxquelles vous ne participiez pas. Notre commission d'enquête souhaite connaître précisément le rôle de votre service de la mi-janvier jusqu'à la fin février. L'activation de la cellule de crise du 17 mars est intervenue après un nombre important de décès dans le Grand Est, qui a été frappé par le tsunami le 1er mars d'après Jean Rottner, président de région. Pouvez-vous nous préciser des dates de réunion ? Qu'avez-vous fait jusqu'à la fin du mois de février ? Quel a été votre rôle après le déconfinement ? Vous nous dites que le pilotage de la crise a été confié le 26 janvier au ministre de la santé. Or c'est précisément le jour où la ministre de la santé a affirmé qu'il y avait très peu de risques que le virus arrive en France !

Debut de section - Permalien
Claire Landais, ancienne secrétaire générale de la défense et de la sécurité intérieure

Le centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (Corruss) a été renforcé dès le 17 janvier. Le centre de crise sanitaire a été activé le vers le 20 janvier. Je ne mettais pas en cause la réalité de la vague épidémique avant le 17 mars. Précisément, elle a été prise en compte par le centre de crise sanitaire, et c'est heureux.

Notre ADN, notre logiciel, est de « faire de l'interministériel ». À la tête du SGDSN, j'avais des conseillers, officiers supérieurs, qui m'aidaient à préparer les conseils de défense, en coordination avec le ministère de la santé et avec le ministère des armées, notamment pour les transferts de patients. Des liens existaient donc avant le 17 mars. Que le centre de la gestion de crise se trouve au ministère de la santé jusqu'à cette date n'a pas empêché une articulation entre ministères.

Le 17 mars ont été créés les deux pôles, puis on est passé du centre interministériel de crise à la cellule interministérielle de crise. Après le déconfinement, l'organisation a évolué vers une intégration totale entre le ministère de la santé et les autres ministères, le directeur de la CIC ayant un adjoint issu du ministère de la santé. On peut regretter que cette intégration n'ait pas eu lieu avant, mais la dynamique de la crise explique pourquoi tel n'a pas été le cas. Je le répète, certaines instances permettaient néanmoins de procéder à cette intégration tous les jours, notamment grâce à la réunion de synthèse de 16 heures.

J'imagine que vous avez largement évoqué le plan Pandémie avec Louis Gautier. La version actuelle de ce plan date de 2011, et sa création de 2004. Les mises à jour se sont succédé entre ces deux dates, mais pas après 2011, ce qui peut en effet être troublant. Une partie de l'explication tient au fait qu'il s'est passé beaucoup de choses sur le front sanitaire lors de la décennie précédente, et que des conséquences ont été tirées de ces événements, notamment par l'OMS.

Après 2011, en revanche, il n'y a pas eu de modification du plan Pandémie grippale. Cela ne me semble pas constituer en soi une difficulté, et je ne suis pas certaine qu'une modification ultérieure à cette date aurait eu une très grande importance.

On peut regretter, en revanche, le manque d'exercices dans le champ de la mise en oeuvre du plan Pandémie grippale après 2013. Un plan est utile non seulement en raison de sa confection même, permettant aux acteurs concernés de se parler, mais aussi en raison des exercices. D'autres activités étaient menées. Francis Delon, SGDSN entre 2004 et 2014, qui a été très préoccupé par la thématique sanitaire durant son mandat, était à la manoeuvre pour le plan Pandémie grippale. M. Delon et Louis Gautier ont été très mobilisés pendant la crise du virus Ebola, et une réflexion a été lancée sur la variole. Un exercice « variole » a eu lieu à la fin 2019. Le SGDSN n'avait donc pas déserté le champ de la crise sanitaire.

Sur l'articulation avec le monde de la santé, j'indique que le SGDSN a en son sein deux médecins, ainsi que des spécialistes NRBC - nucléaire, radiologique, biologique, chimique. Notre façon d'aborder le monde sanitaire est un peu particulière, tournée davantage vers la menace que vers le risque - je pense aux acteurs malveillants -, nombre de membres du SGDSN étant issus du monde de la sécurité, du ministère des armées et du ministère de l'intérieur, et moins nombreux sont ceux qui viennent du monde de la santé.

J'ai mis l'un des deux médecins, qui était mon conseiller, et était chargé avant même la crise de l'articulation avec le ministère de la santé, à la complète disposition de la Direction générale de la santé (DGS). Il a fait le lien constant entre nos deux maisons. Pour résumer, il n'y a pas de bataillons de spécialistes du monde sanitaire au SGDSN - et pas de bataillons du tout, d'ailleurs. On n'y fait pas carrière : on vient de quelque part et on y retourne.

En janvier dernier, le ministère de la santé nous a dit que le plan Pandémie grippale n'était pas adapté à cette crise, car il s'agissait non pas de grippe, mais d'un virus inconnu. Alors que ce plan avait en ligne de mire des thérapeutiques et la possibilité d'obtenir un vaccin à relativement brève échéance - même si le virus de la grippe évolue chaque année, il y a en effet des souches communes -, nous n'étions plus du tout dans cette perspective. Nous sommes donc repartis du plan Pandémie grippale, sans considérer qu'il pouvait s'appliquer immédiatement, et avons réfléchi à partir du volet non sanitaire, tandis que le ministère de la santé s'inspirait du plan pour concevoir un guide d'aide à la décision stratégique.

Vous m'avez interrogée sur l'activation du plan. Dès janvier, on a pioché dans le plan Pandémie grippale pour mettre en oeuvre certaines des mesures qu'il prévoyait. En ont découlé les décisions relatives à l'accueil des passagers venant de Wuhan et au contact tracing, la communication sur les gestes barrières, etc. Je ne sais pas si l'on peut pour autant parler d'« activation » du plan Pandémie grippale.

Un autre enseignement est à tirer de la crise : il convient probablement de réfléchir à un plan « pandémie générique », qui aurait des volets liés à des agents pathogènes particuliers, ce qui suppose de prendre un peu de hauteur. J'ai compris lors des deux années que j'ai passées au SGDSN, et durant les cinq ans précédents au ministère des armées, qu'un plan n'est pas le déroulé systématique et cadencé dans le temps d'un certain nombre de mesures à plaquer sur une réalité incertaine. Nous étions, par ailleurs, en position d'observateurs de la situation dans les pays voisins ou plus lointains, qui furent une source d'inspiration ou, au contraire, un repoussoir.

Un plan, c'est une stratégie. La première partie vise à l'identification de scénarios et à une stratégie de réaction. La deuxième partie comporte des fiches mesures, ce qui correspond au champ des possibles, à des mesures dans lesquelles on pioche et que l'on agence pour répondre à une situation donnée.

Le seul fait de réfléchir au champ des possibles et de disposer le moment venu d'une description des mesures à prendre, avec le régime juridique et les acteurs y afférents fait gagner énormément de temps. Voilà à quoi sert un plan ; il s'agit non pas d'y faire rentrer la réalité, mais d'avoir sous la main des leviers pré-identifiés à mettre en oeuvre.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurence Cohen

Vos éléments de langage sont peu clairs, ou trop clairs... Si l'on ne fait pas « rentrer la réalité » dans le plan, il ne sert à rien ! Pardonnez-moi d'être quelque peu provocatrice, mais nous faisons partie d'une commission d'enquête.

Debut de section - Permalien
Claire Landais, ancienne secrétaire générale de la défense et de la sécurité intérieure

Ce n'est pas parce que le plan ne se déroule pas comme on l'avait prévu qu'il ne sert à rien. Il est très utile d'avoir sous la main un plan qui permet de gagner du temps dans la réflexion. De fait, on s'est énormément inspiré de ce qui était prévu, notamment dans la partie non sanitaire du plan Pandémie.

Il est vrai que tout ne s'est pas passé comme dans le plan Pandémie grippale, lequel identifiait plusieurs phases : empêcher l'entrée du virus sur le sol national ; le circonscrire et essayer de le fixer localement ; faire circuler l'épidémie et en gérer les conséquences plutôt que d'essayer de la contenir... Or, compte tenu des incertitudes pesant sur la nature de ce virus, sa létalité et les séquelles possibles, ce troisième temps du raisonnement n'était pas adapté à la situation. Il fut rapidement évident qu'il était exclu de passer à une phase de levée des mesures les plus contraignantes pour se concentrer sur la gestion de l'épidémie : laisser circuler le virus présentait trop de risques. D'où le passage, au moment de la troisième phase, à des mesures très contraignantes, comme le confinement.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurence Cohen

Vous restez à un niveau théorique. Cela peut être intéressant, mais personnellement, en tant que membre de la commission d'enquête, ce n'est pas ce que j'attends de vous. Votre prédécesseur n'a pas procédé de cette façon et son intervention était plus riche. Vous devriez faire montre d'une implication davantage personnelle, compte tenu des responsabilités qui étaient les vôtres.

Mes collègues et moi-même savons ce qu'est un plan... Ce que nous souhaitons savoir, c'est ce qui a bloqué à un moment donné, entraînant des manques et des difficultés. Il s'agit non pas de mettre en accusation quiconque, et vous en particulier, mais de comprendre et de modifier les choses, parce que nous ne sommes pas sortis de la pandémie.

Par ailleurs, ce que vous avez dit entre en contradiction avec ce que nous avons entendu lors d'autres auditions, notamment celle de Mme Buzyn.

Pour moi, il y a une contradiction. Nous savons qu'en janvier, elle affirmait que le risque d'introduction du virus en France était faible, mais elle dit qu'elle avait alerté. Pourtant, il ne semble pas que le processus ait été lancé à partir de là. Or, selon vous, les choses se sont mises en place, des cellules de travail ont été organisées auprès de M. Salomon, etc. On a tout de même l'impression que tout cela a « mouliné dans le vent », si vous me passez cette expression familière, et que les choses n'ont bougé qu'à partir de mars, c'est-à-dire du confinement. Je voudrais comprendre pourquoi cela n'a pas marché, alors que tout a l'air convaincant sur le papier. Pouvez-vous nous expliquer, de manière extrêmement claire, l'articulation entre le SGDSN et le conseil scientifique ?

Quelle est votre appréciation, avec les responsabilités qui étaient les vôtres à ce moment-là, du rapport assez critique de la mission d'évaluation de la gestion de la crise du covid-19, rendu public mardi dernier ? Enfin, et j'ai posé cette question à M. Gautier, quel a été, selon vous, le principal échec de la stratégie française pour la première vague qui pourrait expliquer l'importance de la deuxième vague ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jocelyne Guidez

e reprendrai les propos de Mme Cohen : on a l'impression d'une grande lenteur entre le 26 janvier et le 15 mars. Je ne comprends pas que l'on n'ait pas fermé nos frontières, comme l'a fait le Portugal. Des avions arrivaient en provenance d'Italie, alors que l'on connaissait la situation sanitaire de ce pays. Si j'ai bien compris, le plan Pandémie existe depuis 2011.

Debut de section - Permalien
Claire Landais, ancienne secrétaire générale de la défense et de la sécurité intérieure

Il existe depuis 2004, mais sa dernière version est de 2011.

Debut de section - PermalienPhoto de Jocelyne Guidez

C'est encore pire !

Nous savons tous ce qu'est un plan, mais si des exercices ne sont pas faits, il ne sert absolument à rien ! Pourquoi ne pas l'avoir utilisé pour mettre en place des mesures plus rapidement ? Pourquoi avoir attendu le mois de mars et finir par confiner tout le monde face à une situation catastrophique ? Pourquoi ne se sert-on pas de l'expertise militaire en matière de travail dans l'urgence ? L'association Groupe assistance commando (GAC), composée d'anciens militaires, notamment du Groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), a apporté son expertise dans certains hôpitaux parisiens, face à l'affolement des infirmiers et des médecins, qui ne sont pas conditionnés à travailler dans l'urgence. Les militaires ont l'habitude de travailler en état de guerre, de prendre des décisions rapides. Le plan Pandémie ne devrait-il pas intégrer l'armée pour que des exercices soient menés en commun, afin de travailler plus rapidement ensemble, notamment lors d'une pandémie ?

Debut de section - PermalienPhoto de Angèle Préville

Merci pour votre présentation. Je voudrais obtenir quelques précisions.

Vous avez expliqué que les plans étaient élaborés sous la supervision du SGDSN. Vous avez confirmé qu'il n'y avait pas de plan Pandémie générale. Avait-il déjà été question d'en mettre un en place ? Après tout, les années précédentes, des pandémies se sont déclenchées dans d'autres régions du monde. Vous avez dit qu'aucun exercice n'avait été organisé pour le plan Pandémie grippale depuis 2013. Or des exercices étaient menés deux fois par an, soit 14 exercices en sept ans. Pourquoi n'en a-t-on pas effectué un seul sur les 14 pour le plan Pandémie grippale ?

La conduite de la crise a été confiée au ministre de la santé. De quelle manière cette décision a-t-elle été officialisée ? Je n'en ai pas souvenir.

Vous avez évoqué l'activation de la CIC. Mais qui prend cette décision ? Qui donne l'alerte ? Le délai écoulé entre le 26 janvier et le 17 mars pose question.

Debut de section - PermalienPhoto de Nadia Sollogoub

Je voudrais vous poser une question pratique : quelle est la place des instances s'occupant de la communication dans la CIC ? Sont-elles présentes, actives ? Quelle énergie et quel temps sont consacrés à la stratégie de communication ? J'ai été maire d'une commune située à deux kilomètres d'une centrale nucléaire. Nous faisions régulièrement des exercices de préparation à une crise nucléaire. Après un exercice assez poussé, j'ai fait remonter de nombreuses informations sur les difficultés rencontrées, par exemple pour évacuer les 200 élèves de l'école. Il n'a pas été tellement tenu compte du retour d'expérience ; je me suis donc insurgée et on m'a répondu que l'exercice avait permis de tester la communication... Je m'interroge sur le risque que la communication devienne prioritaire par rapport au reste.

Debut de section - Permalien
Claire Landais, ancienne secrétaire générale de la défense et de la sécurité intérieure

Je suis désolée si je vous ai donné l'impression d'être théorique. Je veux dire non pas pour ma défense personnelle, parce que cela n'a aucun intérêt, mais pour l'institution que je représente et les acteurs qui ont été mobilisés depuis le mois de janvier que leur implication dans la gestion des événements n'a pas été du tout théorique. Les personnels du ministère de la santé se sont impliqués dès mi-janvier ; il serait vraiment injuste que vous pensiez que les choses ont commencé le 15 mars.

Je vous ai confirmé que l'ouverture de la CIC avait eu lieu le 17 mars, mais de nombreuses mesures de gestion de crise ont été prises avant cette date. Le 10 janvier, le ministère de la santé envoie aux ARS et aux sociétés des fiches de conduite à tenir ; le 22 janvier, le Corruss renforcé est activé, tandis que le Corruss avait commencé une veille sur le sujet le 2 janvier, l'OMS ayant été informée le 31 décembre. Les premiers cas en France apparaissent le 24 janvier ; le 25 janvier, sont mis en place le suivi des cas contacts et l'information à l'arrivée depuis la Chine dans les aéroports français ; le 26 janvier - vous m'avez interrogée sur l'officialisation de la décision -, un « bleu » de réunion interministérielle indique que la conduite en interministériel de la crise est confiée au ministère de la santé, ce qui était - me semble-t-il - logique ; le 27 janvier, le centre de crise sanitaire est activé : c'est lui qui est à la manoeuvre pour la gestion de l'aspect sanitaire de la première vague, en lien avec des acteurs qui sont venus en renfort. Nous organisons une première réunion au SGDSN le 29 janvier sur les plans de continuité d'activité. Les premiers rapatriements de Français ont lieu le 31 janvier, organisés par le centre de crise du Quai d'Orsay, en lien avec le ministère de la Santé. Le 8 février, à la suite de l'apparition d'un cluster en Haute-Savoie, sont appliquées des mesures de fixation de ce premier foyer infectieux qui sont dans le plan Pandémie grippale, comme la fermeture d'établissements scolaires.

La partie non sanitaire du plan comprend de nombreuses mesures, comme la fermeture d'établissements scolaires, la limitation des déplacements, le contrôle des prix, qui a été appliqué par exemple sur les solutions hydroalcooliques. Beaucoup de mesures ont été activées. On est alors début février. Il en a été de même dans l'Oise, avec la mise en oeuvre d'une politique de tests, de contact tracing... Encore une fois, ces mesures sont conformes à ce qui figurait dans le plan en termes de stratégie de localisation. Le 13 février est activé le plan pour l'organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles, dit plan Orsan. Le 14 février correspond à la date du premier décès en France. Le 19 février, nous organisons la task force interministérielle auprès du centre de crise sanitaire animé par le DGS. Le 21 février ont lieu les premières réunions sur le champ économique de la crise, avec les premières réflexions sur les aides à mettre en place. Le 26 février est diffusé le guide d'aide à la décision stratégique que j'évoquais précédemment, qui a été une forme d'extraction du plan Pandémie grippale adaptée à l'épidémie. Le 29 février, nous passons en stade 2, et se tient le premier conseil de défense et de sécurité nationale. Les rassemblements de plus de 100 000 personnes sont interdits - cette interdiction étant l'une des mesures prévues par le plan Pandémie grippale.

Je reprends tous ces éléments pour vous montrer qu'il se passe énormément de choses avant le 17 mars. Il faut relativiser la question de l'activation de la CIC. Le centre de crise sanitaire fonctionnait déjà et a été renforcé par des éléments interministériels.

L'activation de la CIC est décidée par le Premier ministre, sur recommandation de son cabinet, après avoir évidemment discuté avec l'Élysée et pris le conseil du SGDSN. On nous a demandé si nous avions le sentiment que c'était le bon moment pour ouvrir la CIC. Il faut mesurer que de nombreuses mesures avaient été mises en place du côté de la santé, notamment l'aspect logistique pour acquérir des capacités stratégiques. Le fait de déplacer la polarisation de la gestion de crise en ouvrant la CIC était en soi une décision lourde, parce qu'elle avait forcément des effets désorganisateurs temporaires. Ce choix de rebasculer vers un dispositif plus classique en termes de gestion interministérielle de la crise n'était pas anodin, alors que le ministère de la santé était extrêmement mobilisé et que le centre de crise sanitaire était monté en puissance. Les liens entre le SGDSN et le conseil scientifique n'existent pas, ce qui est assez logique. Le conseil scientifique a commencé à fonctionner de manière relativement informelle, avant de voir son existence consacrée par la loi du 23 mars sur l'état d'urgence sanitaire. Il n'est pas l'instance de décision : il prépare la décision stratégique du conseil de défense ou du Premier ministre en apportant des éléments scientifiques.

Quel est le principal échec de la gestion de la crise ? Je ne saurais le dire. Comme vous le savez, j'exerce depuis lors d'autres fonctions, celles de transcrire dans les textes les décisions prises. Il m'est encore difficile de prendre du recul sur les actions menées à l'époque en tant que SGDSN. Deux exercices majeurs étaient organisés chaque année au niveau interministériel. Il me semble complexe d'en réaliser davantage, mais peut-être étaient-ils trop sophistiqués. Jamais n'a été mené un exercice de pure communication - cela ne relève pas de notre métier -, mais, systématiquement la communication était intégrée, ainsi qu'un volet consacré à la manipulation de l'information et une dimension cyber. Ces opérations, particulièrement lourdes à monter, permettent de tester de nombreux éléments, peut-être trop. Peut-être faudrait-il leur préférer des exercices plus fréquents, mieux ciblés et mobilisant un nombre plus restreint d'acteurs.

L'autre enseignement que nous pouvons tirer de la crise concerne la nécessité de disposer d'un plan pandémie générique. De fait, le plan applicable à la grippe ne comprend pas de volet capacitaire et il apparaît difficile de lui adjoindre tant il semble complexe d'établir les ressources critiques pour telle ou telle pandémie. Il paraît pourtant utile de disposer des volumétries nécessaires, en cas de pandémie, en matière de ressources humaines et d'équipements notamment. Collectivement, nous avons péché au fil des ans dans le sentiment que l'intendance suivrait, alors que la logistique apparaît éminemment stratégique lors d'une pandémie. Il convient, à cet effet, de disposer de schémas logistiques bien préparés et régulièrement mis à jour. Au SGDSN, nous avons créé des normes, trop peut-être. Il semble nécessaire de redonner des marges de manoeuvre aux acteurs de terrain sans, toutefois, engendrer des inquiétudes s'agissant de leur responsabilité, notamment pénale. Il convient, à cet égard, de trouver un juste équilibre. De telles inquiétudes sont apparues dès le début de la crise, raison pour laquelle nous avons édicté des normes répondant à la demande de protection des décideurs. Nous avons également rencontré des difficultés, dans les premières semaines, pour diffuser les décisions prises à l'ensemble du territoire. Les réseaux santé et intérieur ont mis du temps à être intégrés. Le CIC a alors permis de disposer d'un canal d'information unique pour les acteurs locaux.

Nous sommes désormais dotés d'une législation relative à l'état d'urgence sanitaire. En disposer en amont nous aurait-il permis d'avoir les idées plus claires pendant la crise ? Cela est possible, mais, souvent, l'administration s'interroge lorsque la crise apparaît. Il sera néanmoins utile, à l'avenir, d'avoir défini un champ normatif de clauses à appliquer en cas de pandémie.

Debut de section - PermalienPhoto de Angèle Préville

Vous avez indiqué que le SGDSN avait établi quinze plans. Qui décide de l'orientation de ses travaux ?

Debut de section - Permalien
Claire Landais, ancienne secrétaire générale de la défense et de la sécurité intérieure

Le lancement de travaux sur les plans relève de la seule responsabilité du SGDSN, qui ne reçoit aucune feuille de route en la matière. Sommes-nous suffisamment efficaces dans la détection des risques ? L'administration se pose la question. Aurions-nous pu organiser davantage d'exercices ? Devons-nous regretter de ne pas avoir établi en amont un plan Covid-19 ? Cela me semble difficile tant l'épidémie nous a surpris, d'autant qu'elle concernait un virus encore mal connu. Disposons-nous de plans efficaces en matière de cartographie des risques et des menaces ? Cette question apparaît difficile à trancher à un niveau supérieur à celui du SGDSN. Il semble évidemment utile de disposer d'une large palette de plans. Du reste, c'était à l'époque le cas : existaient ainsi déjà un plan Ebola et un plan Pandémie grippale. Nous devons désormais établir un plan pandémie générique tirant les leçons de la crise, trouver un équilibre satisfaisant entre les plans relatifs aux risques et ceux qui concernent les menaces, adapter les exercices menés et faire davantage se rencontrer les différents acteurs.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurence Cohen

S'agissant du virus, nous ignorions beaucoup d'éléments, dont certains nous demeurent encore inconnus. Dès lors, il me semble difficile de critiquer les actions mises en oeuvre. Vous avez indiqué qu'il revenait au SGDSN de recommander l'activation de tel ou tel plan en cas de crise et avez évoqué l'existence, à l'époque, d'un plan Ebola et d'un plan Pandémie grippale. Pourquoi ne pas les avoir appliqués en fonction des informations dont nous disposions alors sur le virus ?

Debut de section - Permalien
Claire Landais, ancienne secrétaire générale de la défense et de la sécurité intérieure

Je crois nécessaire de distinguer la confection de plans, qui ne relève pas du temps de la gestion de crise, mais de celui du retour d'expérience, des mesures à mobiliser pendant la crise. Nous ne disposions effectivement pas d'un plan directement adapté, mais nous avons appliqué de nombreuses dispositions figurant dans le plan Pandémie grippale - mesures normatives, acteurs mobilisés, limitation des rassemblements, règles de protection dans les transports, réquisition de masques notamment. Ainsi, lors de l'apparition du cluster des Contamines-Montjoie, les dispositions du plan Pandémie grippale ont été mises en oeuvre. Il a également servi à la rédaction du document d'aide à la décision stratégique diffusé par le ministère de la santé. Encore une fois, en février, le ministère de la santé a travaillé avec le SGDSN pour tirer du plan Pandémie grippale un document, que l'on a appelé « Aide à la décision stratégique » et qui comportait une partie sanitaire adaptée au virus tel qu'on le connaissait à ce moment de la crise. Vous pourriez nous reprocher de ne pas avoir eu un plan Pandémie en tant que tel, mais, en tout cas, on ne peut pas dire qu'il y ait eu un temps de latence et que l'on n'ait pas activé un dispositif disponible sur l'étagère. On a activé tout ce dont on disposait sur l'étagère, dès le début de la crise. Simplement, on l'a séquencé et on n'a pas dit, c'est vrai, que l'on activait le plan Pandémie grippale, même si l'on a mobilisé les mesures qu'il prévoyait.

Ce plan ne prévoyait pas, par exemple, le confinement. Effectivement, une partie de la stratégie, je l'ai dit tout à l'heure, n'était pas adaptée à la situation et on a dû aller chercher ailleurs une partie des mesures mises en oeuvre. Ainsi, je le répète, le confinement généralisé n'était pas prévu, sans doute parce que, j'imagine, une telle mesure est difficile à concevoir à froid. En effet, il est probablement difficile d'imaginer, à froid, de recourir à une mesure dont on connaît toutes les conséquences économiques et sociales. Néanmoins, quand c'est la seule qui est efficace, il faut évidemment la mobiliser.

Aurait-on été plus à l'aise si l'on avait conçu, préalablement, le confinement généralisé ? Peut-être, mais, pour ma part, je ne reprocherai pas aux auteurs de ce plan de ne pas l'avoir fait et je ne dirai pas que je regrette de ne pas avoir inséré, au cours de mes deux années comme SGDSN, le confinement généralisé dans ce plan.

Je veux également répondre à une question, à laquelle je n'avais pas encore répondu, sur le traitement de l'urgence. Là aussi, je trouve sévère de considérer que seuls les militaires - Dieu sait pourtant que j'aime le monde militaire - auraient la capacité d'agir dans l'urgence. Le monde de la santé est évidemment complètement organisé pour faire face à l'urgence sanitaire. Certes, des urgences sanitaires de cette ampleur méritent de travailler avec d'autres acteurs de l'urgence ; cela a été fait - je le répète -, puisque notamment le ministère des armées a été sollicité et qu'il a mis à disposition des moyens militaires, dont l'organisation a été coordonnée par le centre de crise sanitaire afin de faire face à l'urgence. Cette coordination s'est donc bien faite.

En revanche, ce qui s'est produit - vous y insistiez -, c'est l'accès aux réflexes de la médecine de guerre. À ce sujet, on a beaucoup appris des attentats de 2015 et on a travaillé, malheureusement, à l'importation de réflexes de médecine de guerre dans des scènes qui, d'ailleurs, s'en rapprochent, sur le sol national.

Par ailleurs, sans vouloir me défausser ni défausser le SGDSN, il est vrai que, à partir de 2015, il y a eu évidemment une focalisation très forte, pendant au moins trois ou quatre ans, sur le terrorisme. On peut le regretter, bien sûr, et, moi aussi, je me dis que l'on aurait forcément été mieux préparé si, dans les quatre années précédentes, on avait pu faire beaucoup d'exercices de pandémie, même grippale. Toutefois, de fait - je ne vois pas comment on pourrait se le reprocher -, le SGDSN a été, comme l'ensemble des acteurs de la sphère sécuritaire, très mobilisé par les sujets liés au terrorisme, parce que cela le méritait. Du reste, ce risque continue d'exister, il n'est pas complètement de la même nature ni de la même intensité, mais il subsiste et il faut continuer d'être prêt. Le SGDSN a notamment produit, quand j'y étais, un plan d'action contre le terrorisme (PACT), qui nous a beaucoup occupés.

Par ailleurs, il faut aussi mesurer que le champ du SGDSN recouvre toutes les menaces à la sécurité nationale. Or, aujourd'hui, la menace stratégique existe à nouveau, on retrouve des sujets de confrontation entre États, par exemple dans le champ « cyber » et cela nous a beaucoup mobilisés. J'ai beaucoup travaillé sur les sujets de menaces sur notre espace numérique.

Ce n'est pas pour relativiser les sujets sanitaires - on voit à quel point, quand ils nous rattrapent, ils sont majeurs et extrêmement déstabilisants -, mais c'est simplement pour vous faire mesurer que le SGDSN avait, comme d'autres acteurs, d'autres grands sujets à étudier, qui ont beaucoup mobilisé ses agents et qui ont peut-être distrait une partie de l'attention qui pouvait être portée à des sujets moins immédiats.

Debut de section - PermalienPhoto de Alain Milon

Merci beaucoup, madame. Cette matinée a été très instructive.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 11 h 35.