Monsieur le Président, comme vous le savez, nos auditions sont consacrées au harcèlement en milieu scolaire, et notamment à sa dimension « cyber ».
Si ce phénomène est, depuis une dizaine d'années, reconnu et pour partie traité, tant au sein de l'établissement scolaire qu'avec les autres acteurs de la politique publique, sa dimension « cyber » en a radicalement changé la nature, la portée et donc les conséquences dramatiques sur les élèves.
Le harcèlement tend alors à se disséminer, à se réfugier derrière un anonymat qui en démultiplie les conséquences dévastatrices. De plus, et vous le savez, il tend à stigmatiser les différences, visibles ou non, touchant à la personne, ce qui pose une vraie question quant à la nature de notre « vouloir vivre ensemble » Ce harcèlement ne s'arrête plus aux portes de l'école, du collège ou du lycée, mais crée un continuum qui ignore les lieux, les horaires et jusqu'à l'intime de la vie familiale. Il nie le droit à la singularité et, au contraire, stigmatise la différence de façon inadmissible et, surtout, illégale.
En qualité de président du conseil national consultatif, je voulais donc vous demander si, et comment, vous êtes associé à la co-construction de cette indispensable politique publique. Par ailleurs, avez-vous des éléments comparatifs sur ce que pratiquent d'autres grands pays comparables au nôtre ? On évoque souvent le cas scandinave, et notamment la Finlande. Connaissez-vous cette situation particulière ?
Je suis très intéressée par la contribution que vous allez apporter à nos travaux, dont l'objectif est d'aboutir mi-septembre à des conclusions opérationnelles qui s'appuieront sur l'ensemble des parties concernées.
Pour ne plus tarder, et afin d'entrer dans le coeur de notre sujet, je vous propose de vous présenter et de préciser votre approche du harcèlement scolaire.
Merci de nous associer à vos travaux et de nous recevoir. Je suis président du Conseil national consultatif des personnes handicapées, qui est l'instance privilégiée d'échange entre d'une part les personnes handicapées, leurs familles, les aidants et les professionnels qui contribuent à leur autonomie au quotidien et d'autre part les pouvoirs publics, les administrations et l'ensemble des acteurs publics, en vue de co-construire les politiques publiques dès lors qu'elles ont un impact sur la situation des personnes handicapées.
Cette organisation regroupe 160 organisations membres. Elle prend en compte toutes les réalités et toutes les situations de handicap qui peuvent être vécues tout au long des parcours de vie des personnes. Nos travaux s'appuient sur 9 commissions, dont la commission éducation. C'est au travers de cette commission que nous participons au comité national de suivi de l'école inclusive avec le ministère de l'Éducation nationale. Nous participons également au tout nouveau comité national de suivi de l'accès à l'enseignement supérieur. Par ailleurs, au travers de notre commission culture et médias, nous participons aux travaux de l'observatoire de la haine en ligne du conseil supérieur de l'audiovisuel.
360 000 jeunes en situation de handicap sont scolarisées dans les écoles de la République, tandis que 80 000 jeunes sont scolarisés ou accueillis dans des établissements médico-sociaux. Ces jeunes fréquentent de plus en plus l'école, notamment par le biais des unités d'enseignement qui sont implantées au sein des établissements ou par le biais de la scolarisation en temps partagé.
Nous travaillons sur le sujet de l'accès à l'école, aux apprentissages et au savoir de manière générale, dans l'objectif qu'il se passe le mieux possible, d'où notre sensibilisation aux questions de harcèlement scolaire.
Il existe un lien entre le harcèlement et la situation de handicap. Différentes enquêtes l'ont montré. Je pense notamment à l'enquête HBSC, qui a montré que les élèves en situation de handicap étaient deux fois plus nombreux que les élèves « ordinaires » à se dire victimes de harcèlement. Leur vulnérabilité est donc une véritable cause de harcèlement. Une enquête réalisée aux États-Unis en 2016 l'a également montré. Cette enquête a aussi relevé que ce harcèlement ne diminuait pas avec l'âge, contrairement au harcèlement qui touche les jeunes en milieu ordinaire. L'hypothèse avancée est que l'outillage qui permettrait à ces jeunes de mieux résister, par leur comportement, aux harceleurs n'est pas mis en place, ou trop tardivement.
Cette situation préoccupante touche toutes les formes de handicap : physique, psychique, sensoriel, troubles du comportement... Les situations de handicap visible peuvent être sujettes à des manifestations sur les réseaux sociaux car il est possible de capter une image et de la propager avec des propos dégradants. Les situations moins visibles peuvent également générer du harcèlement, précisément parce qu'elles sont moins visibles. Ces situations moins visibles peuvent aussi générer, de la part de la communauté éducative, des comportements qui ne sont pas adaptés. Les professionnels ne repèrent pas que le comportement d'un élève victime de harcèlement, voire auteur de harcèlement, est consécutif d'une situation de handicap qu'ils n'ont pas repérée. Il existe donc tout un volet de formation et de sensibilisation à mettre en place autour de ces questions.
Je vous remercie pour ce premier tour d'horizon, qui nous permet de mieux comprendre le sujet et constitue une contribution utile à notre réflexion. Permettez-moi de prolonger ce premier échange en vous faisant part de plusieurs de mes interrogations.
Au titre des compétences législatives ou réglementaires que vous détenez, le CNCPH peut être saisi ou s'autosaisir de toute question relative à la politique du handicap. Avez-vous eu à examiner la question du harcèlement sous l'angle spécifique des personnes handicapées, et plus généralement, quelle est votre appréciation de ce phénomène ?
Par ailleurs, la loi du 11 février 2005 « Égalité des droits et des chances, participation et citoyenneté des personnes handicapées » prévoit que le CNCPH soit saisi de tous les projets de textes réglementaires pris en application de cette loi, et vous donne une mission d'évaluation de la situation des personnes handicapées. Avez-vous émis des propositions concernant la vie scolaire et le moyen de favoriser l'inclusion des personnes handicapées au sein de l'Éducation nationale ? Avez-vous des contacts réguliers avec le ministère de l'Éducation nationale sur ces problématiques ?
Enfin, et ce sera ma dernière question, tous nos travaux l'ont montré, le cyber harcèlement s'opère surtout au collège ou au lycée autour de stéréotypes sexistes et sexués pour l'essentiel. Les différences dues au handicap sont-elles également concernées par ce harcèlement, et dans quelle mesure statistique ?
La question du harcèlement scolaire est une préoccupation du CNCPH. C'est bien pour cela que nous avons souhaité être auditionnés. Cela fait partie des obstacles qui peuvent survenir à une scolarisation en milieu ordinaire. Longtemps, dans notre pays, nous avons pensé qu'il fallait se protéger du handicap en milieu ordinaire avec un système d'éducation séparé, aussi bien dans son fonctionnement que, parfois, dans ses locaux. La volonté d'une scolarisation véritablement inclusive nous amène à poser ces questions d'une manière nouvelle en incluant l'acceptation de la différence. Nous avons déjà mené des travaux sur le sujet, mais ils sont à enrichir car cette dimension prend une ampleur tout à fait nouvelle, notamment avec l'irruption des réseaux sociaux. Ainsi, les personnes avec un handicap n'ont pas exactement le même rapport aux réseaux sociaux. Il ne faut donc surtout pas négliger cette dimension du problème.
Nous avons des relations régulières avec l'Éducation nationale. La commission éducation scolarité se réunit au moins une fois par mois. Par définition, elle a des contacts réguliers avec l'administration de l'Éducation nationale. Le comité national de suivi de l'école inclusive permet d'effectuer des points réguliers sur les avancées dans ce domaine.
Je constate que vous avez été très complets. Souhaitez-vous vous en tenir là, ou avez-vous quelque chose à ajouter ?
Nous souhaitons partager avec vous un certain nombre de préconisations. Elles sont au nombre de six.
Notre première préconisation vise à engager une meilleure sensibilisation de tous les acteurs afin de mieux comprendre les situations de handicap, interpréter les attitudes et les comportements et, ainsi, adopter le bon positionnement vis-à-vis d'un élève avec handicap. Cela vaut aussi bien pour les élèves que pour les professionnels de l'éducation, les enseignants, les assistants d'éducation et les personnels des collectivités territoriales.
Notre deuxième préconisation vise à développer des actions de soutien par les pairs. Cela a été réalisé à titre expérimental sur certains territoires, notamment en région lyonnaise, où des élèves ayant une différence physique visible, qui se plaignaient des moqueries répétées qu'ils subissaient, ont pu participer à des ateliers entre pairs. Cela leur a permis d'échanger sur leur vécu, sur la manière dont ils répondent à une situation de harcèlement. Cette « pair-aidance », qui est quelque chose de très fort chez nous et s'applique à bien d'autres domaines, nous semble devoir être encouragée et favorisée, même si elle n'est évidemment pas la seule solution. Elle vise à outiller les jeunes pour répondre à des situations de harcèlement.
La troisième préconisation vise à travailler sur l'accessibilité des plates-formes d'écoute téléphoniques. Je pense notamment au 3020 ou au 3018. Nous devons nous assurer, par exemple, que les personnes sourdes, qu'il s'agisse des jeunes ou de leurs parents, puissent interagir avec ces plates-formes, que ce soit en langue des signes, en LPC ou par écrit. Ces plates-formes doivent également tenir compte de toutes les formes de handicap. Parfois, il est nécessaire qu'elles adaptent leur message. Vous pouvez compter sur le CNCPH pour travailler sur le sujet.
La quatrième préconisation, qui est un peu du même ordre, concerne l'accessibilité des modules d'éducation et de sensibilisation au bon usage des réseaux sociaux, qui doit tenir compte de toutes les modalités d'accès à l'information. En parallèle, nous pouvons travailler avec vous sur la réalité des usages des réseaux sociaux par les jeunes en fonction de leur handicap. Je pense notamment aux jeunes sourds, qui peuvent s'exprimer spontanément et librement sur les réseaux sociaux via des spots. Il s'agit vraiment d'un usage à prendre en compte dès lors que l'on veut faire passer des messages sur la bonne utilisation de ces réseaux.
La cinquième recommandation vise à élargir la réflexion aux établissements sociaux et médico-sociaux. Jusqu'à présent, nous restons beaucoup dans le champ de l'Éducation nationale. Or de nombreux jeunes sont suivis dans ces établissements médico-sociaux. La coopération que nous appelons de tous nos voeux n'est pas encore effective, loin de là. Nous devons vraiment avoir ces établissements dans notre viseur afin que les modules adaptés et accessibles dont nous parlons soient également disponibles pour les professionnels qui y travaillent, ainsi que pour les jeunes et leurs familles.
Enfin, notre sixième recommandation est d'effectuer une étude afin d'évaluer précisément la réalité du harcèlement scolaire et du cyber harcèlement des jeunes en situation de handicap.
Disposez-vous d'éléments comparatifs sur ce qui se pratique dans des grands pays comparables au nôtre ? Les programmes utilisés par la Finlande peuvent-ils être d'une quelconque aide à notre programme de prévention ? Avez-vous procédé à une étude comparative ?
Nous n'avons pas encore réalisé d'étude. En revanche, nous disposons de données sur la scolarisation des jeunes en situation de handicap dans les pays comparables à la France. Nous savons que nous ne sommes pas les plus en avance. Nous avons encore un peu de chemin à faire. Nous pouvons penser, en première approche, qu'un pays qui pratique plus facilement, de manière plus systématique que nous, une scolarisation inclusive a déjà fait un grand pas pour éviter le harcèlement dû à la stigmatisation de la différence.
Je vous rejoins sur l'idée qu'il faudra certainement regarder cela de plus près car tous les pays sont confrontés au phénomène. Il serait donc intéressant de regarder ce qu'ils font. Nous ne l'avons pas encore fait. Cela rejoint peut-être l'étude que nous appelons de nos voeux sur les situations de harcèlement et de cyber harcèlement dues au handicap. Nous manquons encore de données sur le sujet.
Je vous remercie pour ces informations, qui vont vraiment dans le sens de ce que j'ai vécu en tant que directrice d'école. Je suis intimement persuadée que plus tôt nous inclurons les enfants en situation de handicap dans un système ordinaire et mieux le handicap sera compris et accepté par les pairs.
Par ailleurs, je vous rejoins sur le fait qu'il existe un véritable souci concernant l'inclusion des accompagnants. Je me suis battue pendant des années pour essayer de revaloriser le statut des personnes qui accompagnent les élèves. D'une part, il existe un besoin criant de formation. D'autre part, ces personnes sont souvent sous-payées, ce qui n'attire pas. Or, pour être pris en charge, les élèves ont besoin d'une véritable cellule autour d'eux, et cela concerne autant l'équipe éducative que la famille. Cela manque cruellement dans le système français. Je profite de votre intervention pour essayer de faire bouger les choses. Ce n'est pas facile, mais je pense vraiment que la situation évoluera d'autant mieux que nous aurons inclus les enfants en situation de handicap au plus tôt.
La formation de tous les acteurs est absolument nécessaire, y compris les accompagnants des élèves en situation de handicap, qui sont environ 100 000. Mieux ces personnes seront formées et mieux elles seront à même de jouer un rôle dans la relation du jeune en situation de handicap avec ses camarades de classe. Cela fait d'ailleurs partie des missions de l'accompagnant : il doit veiller à favoriser et améliorer les relations sociales entre les élèves, entre l'élève en situation de handicap et ses pairs, mais aussi entre l'élève en situation de handicap et le reste de la communauté éducative. Sur ce volet, nous ne pouvons que vous rejoindre.
Les sites de l'Éducation nationale qui proposent des ressources à la communauté éducative (enseignants, parents) sont-ils accessibles aux personnes en situation de handicap, par exemple aux malvoyants ?
D'énormes progrès ont été accomplis, ces dernières années, en matière d'accessibilité des sites publics, notamment les sites des ministères, mais il reste encore beaucoup de travail. Il s'agit là de l'accessibilité de base. Il faut ensuite traiter de l'accessibilité aux contenus pour tous les publics. De ce point de vue, le français facile à lire et à comprendre (FALC) est une méthode de rédaction et de formulation de contenu qui implique des personnes qui ont-elles-mêmes des modalités d'accès à l'information qui leur sont propres. Le FALC est de plus en plus visible dans la sphère publique depuis quelques mois. La crise sanitaire a permis de diffuser davantage de contenu en FALC qu'auparavant. Pour autant, le FALC n'est pas encore systématique. Ainsi, les contenus du ministère de l'Éducation nationale ne sont pas toujours disponibles en FALC. La question mérite d'être posée.
Par ailleurs, le gouvernement a lancé, au mois de mars 2021, une charte d'accessibilité de la communication de l'État appuyée par le service d'information du gouvernement. Il faudrait que tous les messages existent en langue des signes.
En résumé, il reste beaucoup de choses à faire en matière d'accessibilité aux informations qui sont diffusées quotidiennement sur le site du ministère de l'Éducation Nationale. D'ailleurs, il ne faut pas oublier les parents en situation de handicap, qui ont eux aussi besoin d'avoir accès à ces informations.
L'école de la République (écoles, collèges, lycées) scolarise environ 360 000 élèves en situation de handicap. En outre, 80 000 élèves bénéficient d'une scolarité ou d'un accompagnement au sein d'un établissement médico-social. Nous devons tenir compte de tous ces élèves, qu'ils fréquentent l'école ordinaire ou qu'ils soient accueillis au sein d'un établissement médico-social. Ces enfants, et c'est heureux, ne vivent pas en dehors de la société. Ils seront de plus en plus à même, grâce aux dispositifs qui sont mis en place, de fréquenter l'école ordinaire.
Sachant que vous avez parlé de 100 000 aidants, cela veut dire qu'il y a 1 accompagnant pour 4 élèves.
Ce ratio est compliqué à établir car tous les élèves ne sont pas scolarisés, ni accompagnés de la même manière. Les élèves qui sont accueillis au sein d'un établissement médico-social sont accompagnés de personnels médico-sociaux de l'établissement, voire d'enseignants de l'Éducation nationale mis à disposition pour assurer une partie de l'enseignement scolaire. En revanche, les accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH) n'interviennent que dans les établissements de l'Éducation nationale.
Je vous remercie pour votre contribution et vos 6 préconisations, qui ne manqueront pas de nourrir le rapport que nous présenterons en septembre au moment de la rentrée scolaire.
Comme vous le savez, nos auditions nous conduisent à nous intéresser au harcèlement scolaire et à sa dimension « cyber », phénomène dont vous êtes des spécialistes et acteurs de premier plan.
Permettez-moi de vous remercier très vivement pour votre présence et d'excuser M. Éric Debarbieux, ancien président-fondateur de l'Observatoire international de la violence à l'école, qui n'a pas pu nous rejoindre ce matin. Nous le rencontrerons prochainement.
Monsieur Jean-Pierre Bellon, vous êtes professeur de philosophie. Vous avez été l'un des pionniers de la lutte contre le harcèlement scolaire en France, tant par vos recherches que par votre action, notamment en faveur de l'introduction de la méthode de la préoccupation partagée.
Madame Nicole Catheline, vous êtes pédopsychiatre et spécialiste de la scolarité, et notamment du harcèlement scolaire. Vous avez publié de nombreux livres et articles, ainsi qu'un « Que sais-je » sur le sujet.
Vos approches respectives et complémentaires nous seront essentielles.
Depuis déjà près d'un mois, nos travaux et déplacements sur le terrain nous ont montré que le phénomène du harcèlement en milieu scolaire est, depuis une dizaine d'années, reconnu et pour partie traité par les politiques publiques. Néanmoins, sa dimension « cyber » en a radicalement changé la nature, la portée et les conséquences, qui peuvent être dramatiques sur les élèves. Le harcèlement tend alors à se disséminer, à se réfugier derrière un anonymat qui en démultiplie les conséquences dévastatrices. Il ne s'arrête plus aux portes de l'école, du collège ou du lycée, mais crée un continuum qui ignore les lieux, les horaires et l'intime de la vie familiale. Il nie le droit à la différence. Pire, il le stigmatise de façon inadmissible et surtout illégale. Il est alors indispensable d'agir immédiatement pour endiguer ces tsunamis de haine et de violence. Ainsi, de façon positive, nous pourrons valoriser notre vouloir vivre ensemble et faire en sorte de préserver les lieux de vie scolaire.
Si le harcèlement débute toujours dans un établissement scolaire - on parle ainsi plus précisément de harcèlement en milieu scolaire -, sa prise en compte et sa résolution ne peuvent se faire dans le seul cadre de l'établissement d'enseignement. La réussite de la lutte contre ce fléau passe par la mobilisation d'un réseau efficace qui vient épauler et soutenir les victimes et leurs parents.
Face à cette « violence en meute », des initiatives ont pu être prises pour favoriser l'empathie, pour libérer la parole des enfants et construire une relation durable de confiance avec les adultes.
Au-delà des politiques publiques ou des poursuites judiciaires - car il ne peut y avoir de tolérance face à des tels comportements illégaux -, c'est une culture du temps et de l'écoute qu'il faut développer. Il est nécessaire, comme notre récent déplacement en collège l'a souligné, de créer pour les élèves un environnement rassurant. Cette tâche est rendue complexe lorsque les adultes et les parents montrent le mauvais exemple dans leur propre pratique des réseaux ou refusent de s'impliquer dans leur rôle d'éducation de leurs enfants.
Je vous remercie pour la contribution que vous allez apporter à nos travaux, dont l'objectif est d'aboutir, à la mi-septembre, à des conclusions opérationnelles en nous appuyant sur l'ensemble des parties concernées.
Je vous propose donc de nous présenter, chacun votre tour, votre approche du phénomène, sur la base de vos travaux de recherche et de votre expérience.
Je suis très heureux de pouvoir intervenir devant cette assemblée car cela fait plus de 20 ans que je travaille sur la question du harcèlement. En 1999, j'étais professeur de philosophie au lycée. J'intervenais également à l'IUFM d'Auvergne. Un chef d'établissement m'a laissé la possibilité d'expertiser une situation de violence dure. À cette occasion, je me suis permis de rencontrer les témoins. J'ai découvert que derrière la violence dure s'en cachait une autre, des choses tellement petites qu'elles paraissent insignifiantes. Je me souviens notamment d'une jeune fille de terminale me racontant qu'un jour, en seconde, elle avait commis une erreur de prononciation lors d'un cours d'espagnol. Son surnom était né. Cela a duré 3 ans. Ceux qui ont répété son surnom pendant ces trois années ne s'en souviennent probablement pas. Ce n'est pas son cas.
À cette occasion, j'ai découvert trois éléments essentiels. D'abord, la solitude des victimes. À qui parler d'un évènement aussi anodin, et pourtant destructeur ? Ensuite, la puissance du groupe. Des jeunes gens tout à faire ordinaires reprenaient le surnom de cette jeune fille. Pourquoi ? Parce que les autres le faisaient ? Pour éviter d'être soi-même moqué ? Enfin, la maladresse de l'institution. Combien de fois ai-je entendu des jeunes gens me raconter les remarques qu'ils avaient entendues de la part de leur professeur : « ce n'est pas si grave », « n'exagère pas », « essaie de te faire des amis », « ne te laisse pas faire »... Si nous pouvons corriger ces trois défauts, nous aurons vraiment avancé.
C'est également en 1999 que j'ai découvert qu'il existait une importante littérature, non-traduite en français, sur le harcèlement. J'ai notamment découvert les travaux d'Anatol Pikas. Il évoquait la puissance du groupe, le « mob ». Dès 1975, Anatol Pikas explique que les « mobers » ont peut-être, eux-mêmes, une opinion négative sur le harcèlement, mais ils le font parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement. Ils le font parce qu'ils sont pris au piège.
En 2009, une journaliste a attiré mon attention sur le suicide, aux États-Unis, de Jessica Logan. Il s'agit du premier cas connu de « sexting ». Le sexting, ce sont ces photos prises dans un cadre intime, puis projetées dans la sphère publique, où elles deviennent l'occasion de brimades inouïes. Je me suis donc intéressé au sujet. J'ai redécouvert les trois éléments que sont la solitude des victimes, la puissance du groupe et la maladresse inouïe des adultes. À mon sens, le sexting est la forme la plus dangereuse et la plus inquiétante du cyber harcèlement. Il nous montre en très gros ce qui apparaît en plus petit dans le harcèlement.
En 2011, je me suis rendu en Finlande à la découverte du programme KiVa de lutte contre le harcèlement scolaire. Ce programme, qui me semble difficilement applicable en France, m'a marqué par une chose : les équipes. Il y avait, dans chaque école, une équipe spécialement dédiée au traitement du harcèlement. Je me suis dit que si nous pouvions mettre la même chose en place en France, nous aurions tout gagné. J'ai également vu les résultats de la méthode de la préoccupation partagée d'Anatol Pikas, que je connaissais, mais que je n'avais pas osé mettre en place en France. Je l'ai fait par la suite, en commençant par mon établissement, avant de développer cette méthode à l'échelle des Hauts-de-Seine, puis de l'académie de Versailles, entre 2014 et 2018. À partir de 2019, ce dispositif a été étendu dans six académies pilotes dans le cadre du programme Phare de Jean-Michel Blanquer. L'idée est simple : chaque établissement doit disposer d'une équipe ressource. Toutefois, j'ai adapté la méthode de la préoccupation partagée telle que Pikas l'avait créée car celle-ci, si elle est parfaite pour arrêter les brimades, n'est pas suffisante dans le soutien aux victimes.
Les équipes que nous avons créées au sein des établissements comprennent 5 adultes. Il est absolument essentiel qu'il y ait des enseignants. Quelqu'un doit être spécifiquement formé à l'accueil de la victime, pour éviter toutes les maladresses que nous avons rencontrées jusqu'à présent. Il s'agit de donner un allié à l'élève cible au sein de son établissement. En parallèle, il faut que d'autres professionnels de l'équipe rencontrent en entretien individuel les élèves qui ont pris part aux brimades. L'objectif consiste à amener ces élèves à reconnaître le malaise de la cible. Il s'agit de leur faire partager une préoccupation pour l'élève victime. Ce ne sont pas les faits qui sont examinés, mais la souffrance de l'élève victime : « as-tu remarqué quelque chose ? », « que pourrais-tu faire pour que cela se passe mieux pour lui/elle ? ». Si cette méthode fonctionne très bien, c'est principalement parce qu'elle est dépourvue de sanctions. D'expérience, nous savons que les sanctions ont toujours pour effet de renforcer la cohésion du groupe et d'entraîner des représailles. La méthode de la préoccupation partagée permet également aux élèves de sortir la tête haute. Tout conflit dont on sort battu ou humilié est porteur, pour demain, de conflits encore plus graves. Enfin, cette méthode est éminemment éducative. Elle est un apprentissage de l'empathie en actes, et pas en leçons de morale. Elle marche très vite avec les petits, mais elle marche également avec les plus grands.
Cette méthode est généralement appliquée sur 15 jours. Elle repose sur la rapidité d'intervention et la brièveté des entretiens, sachant que le suivi de la victime dure évidemment plus longtemps. Une évaluation en a été faite au sein de l'académie de Versailles en février 2019 : le taux de réussite est ressorti à 82 % sur 800 cas traités. L'évaluation est faite par les victimes. Une situation résolue est une situation dans laquelle la victime nous dit qu'elle peut retourner en classe. À présent, nous souhaitons étendre ce dispositif à l'ensemble du territoire.
Nous travaillons également sur le sexting. Nous avons créé un protocole spécial. S'il est nécessaire de légiférer, c'est bien sur le sexting. Les victimes ne sont pas protégées. Elles entendent encore aujourd'hui des remarques terribles. Les victimes de sexting sont en situation d'insécurité juridique. Il n'est plus supportable qu'elles soient rendues responsables de leur situation.
Dr Nicole Catheline, pédopsychiatre spécialiste des rapports entre enfant et école. - Je vous remercie de m'accueillir pour vous exposer mes travaux. Je voudrais également remercier Jean-Pierre Bellon, qui a été un pionnier. Il faut lui rendre cet hommage. Je vais tenter de vous apporter mes connaissances autour du développement de l'enfant.
Recevant les uns comme les autres, je me suis assez vite rendu compte qu'il n'existait pas un grand écart entre les victimes et les auteurs de harcèlement. Les spectateurs sont également pris dans ces situations avec beaucoup d'angoisse. Ils arrivent dans mon cabinet en regrettant de ne pas avoir été suffisamment présents lorsqu'un évènement grave s'est produit.
La notion d'empathie, qui est relativement galvaudée de nos jours, a été développée dans les années 78. Elle est une sorte de pré-câblage qu'a le nourrisson à la naissance, et qui lui permet d'être d'emblée un être social. Tout le monde est capable d'avoir de l'empathie et de développer des compétences pour aller vers l'autre.
Lorsqu'il s'éloigne de ses parents, l'enfant rencontre ses pairs et d'autres adultes. Il se construit grâce à ces allers-retours permanents entre les pairs et les adultes. Dans certaines situations, le groupe des pairs l'emporte sur la présence des adultes. L'appartenance au groupe devient plus forte que la parole des adultes. Ceci explique qu'il existe davantage de situations que de profils de harceleurs ou de victimes : c'est vraiment la situation qu'il faut prendre en compte, pas le supposé profil du harceleur ou de la victime. Il faut s'attacher à la situation et la régler tout de suite. Effectivement, c'est assez facile avec les enfants jeunes.
Il faut également permettre aux enfants de réfléchir à ce qui se passe au sein du groupe. Les émotions prennent de plus en plus d'importance. Au-delà de ce que propose l'école, qui est le lieu de la parole par excellence, le corps n'est pas suffisamment pris en compte. La plupart du temps, le phénomène du harcèlement débute autour du physique et des choses qui concernent le corps. L'empathie est émotionnelle, cognitive et motivationnelle. Pour mieux comprendre les émotions, il faut passer par le corps. Voilà pourquoi je pense qu'il est plus judicieux de parler de harcèlement entre pairs que de harcèlement scolaire. On fait peser sur l'école un poids trop important. Certes, l'école doit prendre sa part, mais il faut également que la société toute entière s'empare du sujet. Elle doit aider les enfants à gérer leurs émotions. Il est plus facile d'apprendre aux enfants à gérer leurs émotions dans des activités ludiques et sportives. Il est possible d'accompagner les enfants dans la gestion de leurs émotions à l'école et en dehors de l'école.
Il faut aussi impliquer les adultes. Il est impératif que les parents soient inclus dans les actions que nous mettons en place. Cela suppose que leur parole soit écoutée. Souvent, les parents se plaignent que ce ne soit pas le cas. Il en résulte une méfiance entre adultes qui est très délétère. Les parents ont tôt fait d'accuser les enseignants, et inversement. Les parents regrettent qu'il leur soit si difficile d'avoir un interlocuteur face à eux. Ils ont le sentiment d'être renvoyés d'un interlocuteur à un autre. En fait, les personnes qui les reçoivent ont souvent peur de mal faire. C'est pour cela qu'elles les dirigent vers d'autres interlocuteurs. Cette peur de mal faire est nuisible. De plus, les personnes qui ont renvoyé un sujet à quelqu'un d'autre ont ensuite tendance à s'en désintéresser. Pourtant, il faut continuer à se préoccuper de ce que devient la situation. C'est cela qui soutient les enfants comme les adultes. Il n'y a pas besoin d'être formé pour cela. Il s'agit de vivre ensemble et de se préoccuper de l'autre.
Lorsque les parents se sentent dévalorisés et ne savent pas vers qui se tourner, les enfants sont perdus. Il est donc essentiel de soutenir les parents. Très peu d'enfants parlent car ils ont peur d'accabler leurs parents. L'idée de constituer une communauté éducative incluant les parents me semble une excellente avancée dans la lutte contre le harcèlement.
Comme tous mes collègues, j'ai été très intéressée par vos réponses et les appréciations humaines qu'elles reflétaient. Permettez-moi donc de prolonger ce premier échange en vous faisant part de plusieurs de mes préoccupations.
Selon vous, le harcèlement scolaire et le cyber harcèlement sont-ils en augmentation, en stagnation ou en diminution ces dernières années ?
Ses modalités d'expression ont-elles évolué récemment, notamment avec le confinement ? Nombre de nos interlocuteurs soulignent l'accroissement de la violence cyber autour de stéréotypes stigmatisant toutes les différences.
Quel regard portez-vous sur les actions mises en place par le ministère de l'éducation nationale pour lutter contre ce phénomène ?
Savez-vous si la mise en place d'un plan de prévention contre la violence incluant un programme d'actions contre le harcèlement, prévue par les textes réglementaires, est toujours effective dans les établissements ?
La mise en place d'actions par le Comité d'éducation à la santé et à la citoyenneté (CESC) et l'ensemble de la communauté éducative ainsi que la définition d'orientations visant à lutter contre le harcèlement scolaire et à le prévenir sont limitées au stade du volontariat. Faudrait-il passer à un régime d'obligation, sachant que certains professeurs peinent à terminer leur programme ? Un temps de concertation tel qu'il existe dans les établissements REP+ devrait-il être généralisé ?
L'existence d'une journée nationale de prévention du harcèlement, en novembre, permet-elle de faire oeuvre pédagogique utile ?
Cette politique publique est-elle à la hauteur des enjeux sociétaux que comporte la valorisation du vouloir vivre ensemble ? L'humain et les émotions ont-ils la place qui leur revient ?
Enfin, existe-t-il dans d'autres pays comparables au nôtre, des approches différentes ou complémentaires dont nous pourrions nous inspirer ? On parle ainsi beaucoup du cas de la Finlande.
Je commencerai par les approches étrangères. Au plan mondial, il existe deux types d'approches.
D'un côté, il existe des programmes clés en main, dont font partie le programme finlandais, le programme norvégien ou le programme américain. Ce sont davantage des programmes de traitement du climat scolaire que des programmes de prévention du harcèlement. Ces programmes sont très intéressants. Généralement, ils sont vendus par leurs concepteurs. Je pense que ces programmes ne sont pas adaptables en France car ils supposent que les établissements scolaires soient totalement autonomes et entièrement engagés. Quoi qu'il en soit, il ne fait aucun doute que le programme finlandais et le programme norvégien ont fait baisser la violence scolaire.
D'un autre côté, il existe des programmes de traitement des situations comme la méthode de la préoccupation partagée que j'ai développée en France, la méthode anglaise « no blame approach » et la méthode suédoise Farsta (qui est particulièrement développée en Allemagne). Je me suis parfois inspiré de la méthode suédoise pour traiter certaines situations.
Il est important que les professionnels disposent d'une boîte à outils, avec des méthodes qu'ils choisiront d'utiliser en fonction des situations. Il n'existe pas de profils types, mais des profils de situation. Il faut toujours travailler en fonction des situations. Les professionnels doivent être armés pour traiter ces situations.
La journée anti-harcèlement a le mérite d'exister. Ce que je déplore, c'est davantage la caricature qu'en font les médias que la journée elle-même. Cette journée suscite souvent de l'engouement chez les élèves.
La meilleure prévention, c'est le traitement. Chaque fois qu'un enfant est moqué, humilié et mis à l'écart, les adultes doivent immédiatement intervenir. Les jeunes savent très bien que le harcèlement n'est pas quelque chose de bien. Il ne sert à rien de le leur répéter. Les jeunes qui font face à une situation d'intimidation sont pris en étau entre leur conscience, qui leur dit que ce n'est pas bien, et l'incapacité qu'ils ont à se défaire de la puissance du groupe. Il faut systématiquement que les adultes interviennent pour traiter les situations.
Les premières enquêtes réalisées sur le sujet faisaient état d'un taux de 10 % d'élèves victimes. Les dernières enquêtes font ressortir le même taux. J'ai bien peur qu'il existe un taux incompressible de harcèlement. En revanche, je ne crois pas du tout à certains chiffres selon lesquels un élève sur trois serait victime de harcèlement.
Le cyber harcèlement amplifie la solitude des cibles. J'ai pu expertiser une situation de cyber harcèlement en Suisse. J'ai constaté à quel point le « flaming », qui consiste à incendier quelqu'un en très peu de temps, pouvait se développer en l'espace d'une soirée. Les victimes ont vraiment besoin de pouvoir s'adresser, dans leur école, à un professionnel capable de les écouter et de les comprendre. Les victimes de sexting se trouvent dans une situation de solitude absolue. Cela ne peut pas durer.
Dr Nicole Catheline. - La meilleure prévention du harcèlement, c'est effectivement le traitement. Je suis complètement d'accord sur ce point. Je pense qu'il faudrait élever le niveau de gestion des émotions dans la population en général. Il existe certainement des choses à faire en partenariat avec les parents, les écoles et les centres de loisirs. Se préoccuper du harcèlement, c'est élever la préoccupation que l'on a des autres. Nous pourrions certainement trouver des interfaces entre l'école et la société civile afin de mieux faire vivre aux enfants la gestion de leurs émotions. Je pense notamment aux jeux de rôle ou au théâtre, qui obligent les enfants à vivre les émotions dans leur corps. Ce sujet me tient à coeur. Englobons la société civile. S'occuper du harcèlement peut être une chance pour notre société, mais il ne faut pas laisser l'école seule.
Les situations de cyber harcèlement ont augmenté de manière très nette pendant la crise sanitaire. Privés de leurs relations sociales, les enfants ont déversé leur mal-être sur les autres en se moquant des plus faibles sur les réseaux sociaux.
Le sexting est très insuffisamment pris en compte. Les filles en sont les premières victimes.
Enfin, il ne faut pas mélanger la cyber violence et le cyber harcèlement. Le cyber harcèlement se répète à plusieurs reprises, alors que la cyber violence est un acte qui se produit une fois. Cela n'empêche évidemment pas que la cyber violence puisse être extrêmement dévastatrice.
Faudrait-il passer à un régime d'obligation plutôt que s'en tenir au volontariat ? Comment faire pour que tous les établissements s'emparent du sujet de la prévention du harcèlement ? Comment les inciter à le faire ?
Dr Nicole Catheline. - Vous avez employé le bon terme : « inciter ». L'obligation peut être contre-productive, même si je conçois tout à fait que vous ayez envie d'imposer pour faire bouger les choses. Il est toujours préférable de s'approprier les choses. Les enfants ne sont pas dupes : ils ne croient pas aux choses que l'on fait sans vraiment y croire. Il faut donc que les équipes soient très investies. De ce point de vue, l'idée du label avancée par le ministre est une piste intéressante à creuser pour trouver le juste équilibre entre l'obligation et l'incitation. Le sujet du harcèlement nécessite de l'énergie. Il suppose d'y croire et de se sentir accompagné.
Nous sommes très conscients du danger. Nous devons agir sans attendre. Nous perdons trop de temps à chercher des explications. Nous devrions plutôt chercher des solutions. Néanmoins, j'ai une inquiétude intellectuelle et politique. Nous avons reçu les organisations syndicales d'enseignants et de travailleurs sociaux des établissements. Je les ai entendues dire qu'elles ne supportaient pas les injonctions descendantes. Cette phrase m'a beaucoup interrogée. Peut-être y a-t-il une révolution intellectuelle à faire au sein des établissements. Si le ministre souhaite déployer des choses dans les établissements, c'est bien parce que ceux qui ont donné l'alerte depuis 10 ou 12 ans n'ont pas pu le faire. Pensez-vous que nous puissions y arriver maintenant ? Il en va de la vie des jeunes et du bien-être dans les établissements. Sur de tels sujets, il me semble normal d'accepter les injonctions descendantes.
Par ailleurs, j'ai souvent entendu dire que certains enfants avaient des comportements inquiétants dès l'école maternelle. Malheureusement, on laisse ces enfants passer de classe en classe sans se poser de questions. La société pourrait-elle accepter l'idée que des enfants sont un danger, y compris pour eux-mêmes, dès le plus jeune âge ? Les mentalités ont-elles évolué sur ce point ? Avons-nous les moyens humains d'aider ces enfants et de les prendre en charge différemment des autres ?
Dr Nicole Catheline. - Je commencerai par votre seconde question. Les psys sont très inquiets à l'idée que l'on fasse immédiatement basculer ces comportements, qui sont des butées développementales, vers de la pathologie, alors qu'il est question d'enfants qui sont dans un environnement qui ne leur permet pas d'affirmer les compétences dont ils sont pré-câblés. Nous sommes dans du développement, pas dans de la pathologie. C'est lorsque ces comportements restent que cela devient de la pathologie. Nous devons accompagner le développement de ces enfants, pas nous interroger sur ce qu'ils deviendront plus tard. Ce ne sont pas forcément les psys qui peuvent s'occuper de cela. C'est davantage le travail des éducateurs ou des animateurs. Il ne faut pas tout rabattre sur le pathologique et les psys. Le harcèlement est un échec de la dynamique de groupe. La plupart du temps, il s'agit d'un avatar. C'est quelque chose qui arrive dès que nous mettons des enfants ensemble. Les mentalités n'ont pas suffisamment changé. Les psys refusent de considérer qu'il s'agit de pathologie. Je n'ai pas le sentiment que l'école elle-même ait beaucoup changé. Lorsque des comportements la dérangent, elle se presse de diriger les enfants vers des psys. Cela ne me paraît pas être une bonne solution.
Pourrons-nous y arriver ? Je crains que ce ne soit très compliqué. Les syndicats sont une force de blocage que beaucoup citent. Ce n'est pas la seule. En France, nous sommes assez rétifs à ce qui vient d'en haut. En même temps, nous espérons toujours recevoir des directives. Il me semble que la recherche scientifique pourrait faire changer les gens. Nous pourrions développer la recherche fondamentale sur les conséquences pour le cerveau des enfants de la dissociation entre les émotions d'un côté et le raisonnement de l'autre. Il est à craindre que ces deux parties du cerveau n'aient beaucoup de mal à communiquer entre elles lorsque ces enfants deviendront grands.
Personnellement, je suis optimiste. J'ai des raisons de l'être. Bien sûr, il existe des résistances, exprimées par certaines organisations. Ceci dit, lorsque nous avons décidé d'étendre notre méthode à l'échelle d'un département, sur la base du volontariat, nous n'avons constaté aucun blocage. Il en est allé de même en 2018-2019. Nous avons trouvé des équipes volontaires. Certaines équipes sont allées au-delà de ce que nous leur avions demandé. Je suis convaincu qu'il existe un fossé gigantesque entre les déclarations proclamatoires de certains et la réalité du terrain. La méthode de la préoccupation partagée, qui est née d'un travail de recherche entre Pikas et des enseignants suédois, n'a cessé d'évoluer. Il s'agit d'un véritable travail entre pairs. Je ne suis absolument pas gêné que des équipes modifient certaines choses.
Je travaille actuellement sur la question des professeurs chahutés. Il est désormais question de gestion de classe. Ce ne sont plus les élèves qui ennuient leurs professeurs, mais les professeurs qui ne savent pas gérer leur classe. D'après une enquête réalisée par le ministère, 30 % des professeurs ont vu leur enseignement contesté ; 25 % ont été moqués ou insultés. Que font les enseignants face à cela ? Ils se taisent. Ils font comme les élèves victimes de harcèlement : ils s'enferment dans le silence et n'osent pas en parler à leurs collègues. Les enseignants ont besoin d'être soutenus. Ils ont besoin qu'on leur donne des outils. Ils sauront s'en emparer.
Souvent, les enseignants pensent que bien gérer sa classe, c'est faire preuve d'autoritarisme sans aller au fond des choses. Lorsque j'étais enseignante aux Antilles, un enfant est arrivé dans ma classe ; il refusait d'enlever sa casquette. Plutôt que de sévir, je lui ai parlé. Je lui ai montré que ses camarades ne portaient pas de casquette. Il a donc enlevé la sienne, mais j'ai senti qu'il était gêné. Il était roux, et je pense qu'il avait été victime de moqueries par le passé. Dès la pause suivante, nous avons réglé le problème. Nous avons discuté de la diversité. Les autres petits ont très bien réagi. Cela a été un déclic pour l'enfant qui était arrivé. Peu à peu, il a pris confiance en lui et s'est épanoui dans l'école. Tout ceci me fait penser qu'il existe un problème de formation des enseignants. Un élève agitateur est, bien souvent, un élève en grande souffrance.
Cela fait des années que nous savons qu'il existe un vrai problème au niveau de la formation des enseignants, particulièrement sur le sujet du harcèlement. Il ne s'agit pas de faire des cours contre le harcèlement, mais de montrer quel peut être le rôle de l'adulte face aux élèves pour éviter que le harcèlement ne se développe. Les élèves s'imitent entre eux, mais ils imitent également leurs professeurs. Une enquête menée entre 2012 et 2015 a montré que le taux de harcèlement était directement corrélé à l'attitude des professeurs. Dans certaines classes, la moindre moquerie est immédiatement réprimée. Dans d'autres classes, on laisse faire, voire on encourage. Il arrive même que des surnoms soient repris par les enseignants. Il faut que l'adulte qui est face aux élèves soit rassurant, apaisant et, en même temps, ferme et déterminé. L'autorité, ce n'est pas l'autoritarisme. Pour qu'un adulte soit rassurant, il faut qu'il soit lui-même rassuré. Mon idée est vraiment de créer, au sein des établissements, des équipes dédiées au bien-être des élèves comme des professeurs.
Dr Nicole Catheline. - Il a beaucoup été question des pays nordiques. La formation des enseignants y comporte un très important volet sur le développement de l'enfant. Les enseignants sont formés à repérer les petits signes qui font penser que quelque chose ne va pas. Peut-être pourrions-nous ajouter, dans la formation initiale des enseignants, un volet sur le développement psychologique des enfants.
Effectivement, les enfants calent leurs comportements sur ce qu'ils observent chez les adultes. C'est souvent très implicite. Certains enseignants incarnent l'autorité. Ils n'ont pas besoin de répéter les choses. Ce n'est pas le cas de tout le monde. Les premières personnes à soutenir sont vraiment les enseignants. C'est sur leurs comportements que les enfants se calent. Il faut les soutenir et éviter de parler de lutte contre le harcèlement. Il faut plutôt parler de socialisation, de bien-être et de vivre ensemble.
Merci pour vos contributions. Il s'est dit beaucoup de choses. Je retiens qu'il est nécessaire de sensibiliser et de former les personnels de l'éducation. Je retiens aussi, et surtout, qu'il ne faut pas laisser l'école seule.
La réunion est close à 12 heures.