Je souhaite la bienvenue à Peter Limbourg, directeur général de Deutsche Welle - l'audiovisuel extérieur de l'Allemagne - et à Marie-Christine Saragosse, présidente de France Médias Monde et habituée de notre maison... Je remercie particulièrement M. Limbourg d'avoir honoré sa promesse, faite à l'automne dernier, de revenir devant nous. Je salue également Jean-Pierre Leleux, rapporteur pour avis des crédits de l'audiovisuel public de la commission de la culture, ainsi que Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteur pour avis des crédits de l'audiovisuel extérieur de la commission des affaires étrangères.
Alors que la France et l'Allemagne viennent de réaffirmer dans le cadre d'un traité commun leur amitié et leur volonté de travailler ensemble dans des domaines toujours plus nombreux, il était important d'examiner les stratégies respectives de nos deux pays en matière d'information internationale.
L'Allemagne a défini ces dernières années une nouvelle ambition pour son audiovisuel extérieur, qui passe par une augmentation de ses moyens, garantie de manière pluriannuelle. Il est important, pour nous, de connaître les raisons de ce choix.
Permettez-moi, monsieur Limbourg, de poser quelques questions liminaires. Les programmes de l'audiovisuel extérieur sont-ils accessibles en Allemagne également ? Comment s'est déroulé le débat qui a amené à décider une augmentation des moyens pour l'audiovisuel extérieur ? Comment est articulé l'audiovisuel extérieur allemand avec l'audiovisuel public national ? Après votre propos introductif, je solliciterai Marie-Christine Saragosse pour une réaction, avant les questions de mes collègues.
Cette audition inaugure un cycle sur l'audiovisuel extérieur qui se prolongera prochainement par d'autres échanges, au moment où le Gouvernement conduit sa propre réflexion sur son évolution.
Deutsche Welle a fêté ses 65 ans l'an dernier en présence de la chancelière ; Marie-Christine Saragosse faisait partie des invités.
Nous émettons en trente langues. Nous sommes présents à la fois à la télévision, à la radio et sur les réseaux sociaux. Nous avons quatre chaînes qui diffusent en allemand, en anglais, en arabe et en espagnol. Nous avons, en tout, plus de 162 millions d'utilisateurs par semaine et notre budget s'élève à 350 millions d'euros pour l'exercice à venir. Nous avons 3 000 collaborateurs également répartis entre Bonn, siège de notre quartier général, et Berlin.
L'audiovisuel extérieur est plus important que jamais, car le modèle démocratique et l'Europe sont aussi menacés de l'extérieur que de l'intérieur. Nous sommes confrontés à une vague de désinformation, de propagande et de division par le populisme. Il est primordial que les démocraties diffusent leur message, dans le contexte d'un conflit de l'information de plus en plus dur.
La première mission de l'audiovisuel extérieur est par conséquent d'informer là où l'information est réprimée, là où le marché des médias est fermé et bloqué par la puissance publique locale. Nous devons aussi diffuser nos valeurs de tolérance, de dialogue et de réconciliation entre les peuples. La mission de France Médias Monde et Deutsche Welle est de plus en plus importante au regard des épreuves que traverse l'Union européenne : avec le Brexit, nos médias seront les deux seuls qui comptent dans l'Union européenne.
Dans ce contexte, il est capital que l'Europe renforce sa cohésion. Le traité d'Aix-la-Chapelle l'a souligné et nous y contribuons en renforçant notre coopération et en menant des projets communs. Nous avons ainsi lancé InfoMigrants, une plateforme destinée aux réfugiés, qui ont besoin d'une information fiable et claire sur l'actualité européenne, mais aussi sur les dangers du trajet et des pays qu'ils s'apprêtent à traverser, face aux mensonges de passeurs qui leur présentent l'Europe comme un pays de cocagne.
Nous allons également lancer avec France Médias Monde un programme en Turquie, dans la perspective des élections européennes à venir. En utilisant l'expérience d'InfoMigrants, nous allons mettre en place une plateforme numérique - Enter - d'information et de dialogue avec une forte composante régionale. Elle s'adressera aux jeunes, qui n'ont pas toujours une grande appétence pour le projet européen. Nous voulons les rencontrer, leur expliquer les chances qu'offre l'Union européenne, mais aussi ses manques et ses lacunes. Notre rôle est de délivrer une information objective. Ce projet répond aux objectifs détaillés dans l'article 9 du traité d'Aix-la-Chapelle : créer « des programmes spécifiques et une plate-forme numérique destinés en particulier aux jeunes ».
Il est extrêmement important que les responsables politiques et la population européenne comprennent l'importance de l'audiovisuel extérieur. Nous sommes non pas une plus-value, mais une nécessité, face à des adversaires qui investissent des milliards en Asie, en Afrique, pour discréditer nos valeurs et faire croire qu'il est préférable de vivre dans un système non démocratique. Il faut une voix qui compte dans cette confrontation - car il s'agit bien de cela : certains parlent de guerre de l'information. La France et l'Allemagne doivent y travailler de concert. C'est pourquoi il est important que l'audiovisuel extérieur soit financé par la puissance publique. Nous allons au plus près du terrain, et si nous ne sommes pas toute la solution, nous en sommes une part importante.
Quels sont les liens de votre audiovisuel extérieur avec l'audiovisuel public national ?
Deutsche Welle est le seul média qui relève du droit fédéral : les deux autres chaînes de l'audiovisuel public, ARD et ZDF, relèvent des Länder. Nous sommes financés par l'impôt, ARD et ZDF par la redevance audiovisuelle. Nous collaborons étroitement avec eux, notamment via des échanges de contenus. Cette coopération a été intensifiée par un accord signé en 2013 par les ministres-présidents des Länder et la chancelière. Nous en sommes très satisfaits.
À la différence de la BBC, dont les pôles extérieur et intérieur sont hébergés sur le même site, nous sommes physiquement séparés de nos homologues nationaux. En Allemagne, Deutsche Welle est seulement diffusé sur internet, via le satellite Astra Deutschland. Durant la crise des réfugiés, nous avons également assuré une diffusion en langue arabe par ce canal. Avec la mondialisation, ce qui se passe à des milliers de kilomètres a un impact chez nous. La crise des réfugiés a mis en évidence notre importance alors que nous assistons à la montée du populisme et de la propagande des États non démocratiques.
Nous avons obtenu du gouvernement de coalition un renforcement de notre budget, passé de 272 à 350 millions d'euros en quelques années. Cette montée en puissance devrait se poursuivre.
Je suis sensible à la mobilisation du Sénat sur l'audiovisuel, en particulier l'audiovisuel extérieur. Je souscris entièrement à l'analyse de Peter Limbourg : cela doit être une priorité. Le poète Pierre Reverdy disait : « Il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour. » ; Peter Limbourg les a reçues de ses tutelles !
France Médias Monde diffuse en quinze langues, six ayant malheureusement été supprimées il y a quelques années. Nous avons cependant recommencé à diffuser en mandingue, et nous souhaitons y ajouter le peul. Plusieurs langues européennes ont été abandonnées, sans doute parce que l'on pensait à l'époque que l'Europe resterait toujours ce qu'elle était.
Les résultats provisoires d'audience de France Médias Monde pour 2018 nous placent à peu près au même niveau que Deutsche Welle, soit 160 millions de contacts hebdomadaires. Nous employons un peu moins de 1 800 équivalents temps plein (ETP).
Seuls les membres permanents du Conseil de sécurité - la Chine, la Russie, le Royaume-Uni, les États-Unis et la France - et l'Allemagne se sont dotés d'un organisme audiovisuel international. Si le Brexit a lieu, Deutsche Welle et France Médias Monde resteront les deux seuls médias européens de diffusion mondiale et réellement plurilingues.
Nous sommes au coeur du renforcement du partenariat franco-allemand : le traité d'Aix-la-Chapelle mentionne « le rôle décisif que jouent la culture et les médias dans le renforcement de l'amitié franco-allemande » et la nécessité, rappelée par Peter Limbourg, de toucher les jeunes publics européens dans l'univers numérique.
Nous travaillons très bien ensemble. La coopération franco-allemande dans l'audiovisuel a d'abord eu pour cadre le DG7, constitué au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, qui réunit les principaux médias du bloc de l'Ouest d'alors.
Peter Limbourg et moi-même avons cependant développé une relation plus étroite et opérationnelle. Notre première rencontre a eu lieu juste après l'assassinat de Ghislaine Dupont et Claude Verlon, en 2013, au Mali. La sécurité des journalistes est l'une de nos préoccupations constantes, car ceux-ci sont de plus en plus mis en cause et menacés, y compris en dehors des zones de crise. C'est le signe d'une crise profonde de la médiatisation traditionnelle.
Notre deuxième rencontre a eu lieu en 2014, au moment où, avant même la diffusion de la photo du petit Aylan, les migrations devenaient un sujet majeur. Nous nous rendions compte des manipulations que subissaient les migrants de la part de marchands d'êtres humains. Notre mission de service public était de rétablir la réalité des faits à la fois dans les pays d'origine, de transit et d'arrivée.
Ces discussions ont eu un résultat très concret : le site InfoMigrants, qui dispose d'équipes à Berlin, Paris et Rome, dont le budget de 2,5 millions d'euros est intégralement financé par l'Union européenne. Diffusé en cinq langues, il enregistre 10 millions de contacts par mois.
France Médias Monde et Deutsche Welle travaillent ensemble de manière quotidienne, organisant régulièrement des conférences de rédaction communes. Ce partenariat ayant fonctionné au-delà des espérances, nous avons également mis en place un séminaire annuel.
L'urgence est désormais l'approche des élections européennes, qui seront celles de tous les dangers. Pour les préparer, nous allons faire le portrait de 28 primo-votants, à raison d'un pour chaque Etat membre. Deutsche Welle, RFI et France 24 iront à la rencontre de ces jeunes, en privilégiant ceux qui passent sous les radars de l'information, ont des revenus modestes et peuvent être la proie de manipulations.
Peter Limbourg a évoqué une plateforme numérique, terme auquel je préfère celui d'offre. Les réseaux sociaux sont à la fois le poison et le contre-poison ; c'est pourquoi il est indispensable d'y être présents. Pour cela, il faut inventer une nouvelle écriture journalistique. Nous avons une expérience dans ce domaine grâce à notre partenariat avec le média américain Mashable, qui a malheureusement tourné court après son rachat.
Cette offre numérique est un projet très prioritaire, sur lequel nous avons commencé l'expérimentation. Nous espérons obtenir des financements européens. France Médias Monde contribuera également à la chaîne turque évoquée par Peter Limbourg.
France Médias Monde était le seul média étranger invité à la cérémonie des 65 ans de Deutsche Welle, qui s'est déroulée au Bundestag en présence de la chancelière. Celle-ci a salué « le travail commun entre les chaînes internationales françaises et l'audiovisuel allemand » et rappelé le rôle et les enjeux de l'audiovisuel extérieur dans des termes auxquels je souscris entièrement : défendre les valeurs de liberté et de démocratie, présenter au reste du monde les perspectives et la vision des Européens sur les enjeux mondiaux. La chancelière a souligné que les médias de service public pratiquaient un journalisme sérieux et délivraient des informations fiables, avec un regard objectif. La voix de la Deutsche Welle, concluait-elle, est nécessaire à une époque où nous sommes confrontés à des falsifications que nous n'aurions pu imaginer voici encore quelques années. Deutsche Welle est aussi un vecteur indispensable de rayonnement pour la langue allemande. France Médias Monde a les mêmes ambitions, c'est pourquoi je partage entièrement ces considérations.
France Médias Monde touchera en 2019 256 millions d'euros de redevance ; avec TV5 Monde, le budget total s'élèvera à 332 millions d'euros, contre 350 millions pour Deutsche Welle. À titre de comparaison, BBC World Service, qui comprend les chaînes radio, le numérique et deux chaînes de télévision en arabe et en persan, mais n'inclut pas BBC World News, aura un budget de 431 millions d'euros en 2019.
La France a toujours investi dans ce secteur. En cette période de réflexion sur les orientations à donner, rappelons que nous sommes engagés dans une véritable guerre froide de l'information contre une concurrence qui dispose de moyens très importants. Les infox et les manipulations montent en puissance. De plus, nous dépendons des Gafa : le changement d'algorithme opéré par Facebook début 2018 a eu un effet direct sur notre courbe d'audience, que nous avons rétablie à grand-peine. Pour le moment, les législations nationales sont relativement impuissantes. La protection des données personnelles, en particulier, reste très insuffisante.
Nous sommes dans un monde dangereux. Il est dix fois plus cher et plus difficile de reconquérir un terrain, sur le plan international, que de le conserver. Peter Limbourg le sait, l'audiovisuel allemand ayant subi des coupes budgétaires importantes dans les années 2000. L'audiovisuel extérieur relève de choix politiques, plus que jamais nécessaires à la veille des élections européennes.
Merci de cet exposé important, à l'heure où nous nous engageons dans une réforme de l'audiovisuel. Concernant la dépendance aux Gafa via les algorithmes, je rappelle qu'une récente résolution européenne du Sénat invite le gouvernement français à ouvrir des négociations de révision de la directive européenne sur l'e-commerce.
L'augmentation significative du budget de Deutsche Welle va dans le sens des enjeux contemporains ; mais comment assurez-vous la pérennité de ces financements ? En France, nous préférons au financement étatique un financement par la redevance, qui est plus stable. La pérennité de votre financement est-elle garantie par un texte ?
Concernant les contenus, quels moyens avez-vous de lutter contre les fake news, et surtout quels moyens légaux ? La France a légiféré en ce sens voici quelques semaines.
La pérennité est un enjeu important. À la différence des médias nationaux, nous ne disposons pas de garanties sur le long terme. Les crédits sont votés annuellement par voie législative, ce qui nous contraint à monter chaque année au créneau auprès du pouvoir politique. Nous n'avons ni visibilité ni sécurité ; or nous avons de très nombreux collaborateurs au sein d'une trentaine de rédactions. Il nous est impossible d'en fermer et d'en ouvrir d'une année sur l'autre, d'autant que les visas de nos collaborateurs sont liés à leur travail. Nous devons cette sécurité à ceux qui travaillent pour nous. Le Gouvernement et le Parlement nous traitent bien, mais si la situation de la Fédération venait à se détériorer, nous en subirions les conséquences.
ARD et ZDF reçoivent 8 milliards d'euros par an, à côté desquels nos 350 millions paraissent peu, mais la croissance de notre budget est supérieure de 5 à 6 % à la leur. Grâce à l'oreille bienveillante du Gouvernement et du Parlement, nous devrions poursuivre notre progression.
Les fake news sont tout simplement des mensonges. Elles existent depuis l'Empire romain et devraient se perpétuer. Il y a toujours eu de la propagande et de la désinformation, mais désormais, grâce aux réseaux sociaux, elles se diffusent à la vitesse de la lumière. Deutsche Welle n'a pas pour vocation de les décoder, même si nous les démentons lorsque nous y sommes confrontés. Nous avons développé une plateforme, Truly Media, pour permettre aux rédactions de vérifier certaines nouvelles et déterminer la provenance de vidéos. C'est cependant un problème de plus en plus difficile à résoudre, puisque la technologie progresse sans cesse. Il est désormais possible de mettre dans votre bouche, dans une vidéo, des mots que vous n'avez pas prononcés.
Deutsche Welle est une marque qui se doit d'être fiable, sûre et claire. Deutsche Welle et France Médias Monde, comme d'autres grands médias, ont de l'avance sur les autres grâce à leur crédibilité.
Nous devons aussi informer nos citoyens sur les fake news. Pour certains, la « loi d'accès à internet » votée par le Bundestag est parfaite ; pour d'autres elle est inutile. Son objectif est d'obliger les entreprises et hébergeurs qui publient une information fausse à la retirer de leurs contenus. Le législateur leur confie ainsi la responsabilité de distinguer le vrai du faux ; or la frontière est ténue et mouvante. Nous ne voulons pas d'un ministère de la vérité, ou que quelques stagiaires sur Facebook soient chargés de trier l'information.
Vos remarques confortent les positions de notre commission lors de l'examen de la loi relative à la manipulation de l'information...
L'audiovisuel extérieur français est entièrement financé par la redevance. Au Royaume-Uni, BBC World Service est financé en majorité par la redevance, et 91 millions d'euros lui sont attribués par le Foreign Office au titre de l'aide publique au développement. En France aussi, le financement a été mixte jusqu'en 2014.
La redevance est en effet une ressource stable, mais aussi dynamique, puisqu'elle augmente avec la possession de téléviseurs. Or nos dépenses sont elles aussi dynamiques : nous sommes des entreprises de main-d'oeuvre, avec des rédactions disséminées dans le monde, sans fuseau horaire. La plus grosse part de nos charges est constituée par la masse salariale.
La redevance est un gage d'indépendance pour les médias publics français. YouTube a un temps songé à faire la distinction entre chaînes gouvernementales et chaînes publiques suivant qu'elles étaient financées par des recettes affectées ou directement par l'État. Lorsque nos informations gênent, on nous qualifie de « voix de l'Élysée » pour affaiblir notre crédibilité ; d'où l'importance de donner des gages d'indépendance. Un financement mixte, à l'instar de BBC World Service, pourrait être envisagé, mais un financement exclusif par l'État serait inédit.
France Médias Monde participe à la lutte contre les fausses nouvelles avec le programme Info-intox, créé après l'attentat de Charlie Hebdo. Nous avons même une émission dédiée aux fake news qui concernent l'Union européenne. L'éducation aux médias est tout aussi importante si nous voulons éviter le ministère de la vérité évoqué par Peter Limbourg. C'est en sachant comment est construite l'information que le citoyen peut exercer son libre arbitre. C'est pourquoi nous nous intéressons beaucoup aux jeunes. Nous recevons ainsi des classes chaque mois dans nos rédactions.
Nous sommes financés par le budget national, mais cela ne signifie pas pour autant que nous sommes une chaîne du Gouvernement. Nous sommes un média public, contrôlé par un conseil de radio et par un conseil d'administration.
Je ne parlais pas de Deutsche Welle. La problématique n'est pas la même en France et en Allemagne. La question fédérale est très importante en Allemagne. La France, elle, est un pays très centralisé. On ne peut donc pas appliquer exactement les mêmes raisonnements à nos deux pays concernant les modalités de financement.
Quelle part de vos budgets respectifs est consacrée au numérique ?
Vous avez parlé de « guerre froide ». Quelles difficultés rencontrez-vous dans des pays où la démocratie est moins affirmée qu'en France ?
Des rapprochements sont-ils prévus entre les agences de presse, l'AFP et Deutsche Presse, sachant qu'elles sont présentes sur les mêmes territoires ?
Madame Saragosse, vous êtes sensible aux preuves d'amour. En manquez-vous de la part du gouvernement français ?
Nous n'avons pas de budget dédié au numérique, mais il représente au moins un quart de notre budget et cette proportion augmente chaque année. Nous investissons tous les ans des millions d'euros dans le développement numérique de nos contenus. Nous faisons également un certain nombre d'expériences. Nous avons ainsi mis en place un laboratoire numérique. Nos contenus sont accessibles via différents canaux, qu'il s'agisse de Facebook, Instagram, Twitter ou des autres réseaux sociaux, ou des vieux canaux que sont la radio et la télévision.
En réponse à votre question sur la guerre froide de l'information, il y a des pays qui bloquent notre offre de contenus. Le Gouvernement chinois est extrêmement efficace à cet égard. Nous y voyons un acte d'hostilité vis-à-vis de la République fédérale d'Allemagne et un signe de ce que le gouvernement chinois n'a pas le courage de laisser sa population s'informer. Nos valeurs nous obligent à accepter du contenu chinois, russe et iranien en Allemagne, mais la réciproque n'est pas vraie et nous faisons face à une propagande active contre notre modèle sociétal, le modèle démocratique européen.
Nous sommes dans une situation de très forte concurrence. Je suis heureux que la BBC dispose de crédits importants, mais ils sont très inférieurs à ceux des Chinois. La Chine communiste mène une véritable politique africaine reposant fortement sur l'accès aux médias, en particulier les médias locaux. Notre approche à nous est participative et coopérative. Nous ne disons pas aux médias locaux ce qu'ils doivent dire de notre pays.
Sur un rapprochement entre les agences de presse, je laisse la parole à Marie-Christine Saragosse.
Il m'est difficile de vous répondre sur la part que nous consacrons au numérique. On intègre le numérique dans la conception des émissions. Les rédactions dédiées, qui ne font que du numérique, doivent représenter 20 % de nos programmes en coûts directs.
Le numérique n'évolue pas au même rythme dans tous les pays. En Afrique, nous passons par les ondes courtes, sinon nous ne touchons pas certains territoires qui représentent de gros volumes d'audience. Dans le même temps, nous utilisons des OTT (over-the-top television) et les dernières technologies.
J'ai parlé de guerre froide des médias, car il y a toujours eu des pays dans lesquels nous sommes interdits de diffusion, coupés ou brouillés. Parfois, nos correspondants se voient retirer leur accréditation. Nous sommes complétement interdits en Chine. On nous répond que TV5 Monde est déjà présente, mais c'est une chaîne généraliste multilatérale francophone, dont la mission est différente de la nôtre. BBC World y est en revanche présente.
Quant aux réseaux sociaux, ce sont des lieux d'attaque, de mensonge parfois. Dans certains pays - en Afrique - certains sites font de la titrologie et ne donnent plus que les titres, qui sont mensongers ; les gens ne lisent plus les articles. Nous sommes très souvent attaqués sur les réseaux sociaux, quand nos correspondants ne sont pas mis en prison, comme cela est arrivé à Amhed Abba, détenu deux ans et demi. Cela continue en Amérique latine. Selon Reporters sans frontières, 80 journalistes sont morts l'année dernière ; les auteurs de ces crimes restent impunis. Seuls 7 % des cas sont résolus. C'est de cette guerre de tranchées, de manipulation, dont je parle. Il est difficile de démentir de fausses informations, le mal est très vite fait.
Concernant les agences de presse, je dois tenir compte du fait que je suis administratrice de l'AFP et que je ne peux pas nuire à ses intérêts. L'AFP est une magnifique agence, la seule agence européenne à vocation mondiale. France Médias Monde est parmi les premiers clients de l'AFP ; nous lui achetons énormément de productions.
L'AFP a une stratégie de montée en puissance de l'image, de la vidéo et de la photo, mais aussi une stratégie internationale. L'Agence doit se réinventer compte tenu de la baisse de ses ressources. Si l'AFP se rapprochait trop de France Médias Monde, elle pourrait être considérée comme notre agence. Ce serait alors plus difficile pour elle de vendre ses productions à d'autres clients.
En revanche, nous avons des correspondants communs, dans des pays difficiles, comme cela est arrivé au Burundi. Ce sont des pigistes, qui adaptent leurs productions. Pour l'AFP, ils adoptent un angle factuel et neutre pour que leurs papiers puissent être vendus à tout le monde ; pour France Médias Monde, ils écrivent sous un angle particulier.
Maintenant que nous pouvons tagger de très près nos vidéos, nous pourrions peut-être alimenter certaines langues de l'AFP pour atteindre une masse critique. Pour ne rien vous cacher, j'ai rendez-vous la semaine prochaine avec le président de l'AFP sur ce sujet.
Enfin, j'en viens aux preuves d'amour ! Je salue la mobilisation totale du Quai d'Orsay et des ambassades sur le terrain lorsque des journalistes sont en danger, ce qui arrive régulièrement. L'État français est très mobilisé et s'est doté d'une palette assez variée, d'Arte à France Médias Monde en passant par TV5 Monde. L'amour est là, mais le budget est difficile. Cela ne tombe pas bien compte tenu du contexte international.
J'étais hier à Bruxelles, où j'ai abordé les questions de sécurité, de cybercriminalité et de fake news. L'évolution sur ces questions est peu rassurante. Nous n'arrivons pas à obtenir l'accord des Vingt-huit sur le principe de supprimer les contenus terroristes. Si le texte sur ces questions n'est pas adopté avant la fin mars, il risque d'être reporté à 2021. Peut-on faire chacun quelque chose dans nos pays ?
Dans le contexte des migrations, je trouve dommage la suppression de la diffusion en langue turque, la Turquie restant un enjeu stratégique important pour l'Europe.
Ne peut-on pas envisager une chaîne européenne ? Comment toucher les populations si les pays n'ouvrent pas leur audiovisuel, si nous avons des problèmes de droits, si nos médias sont coupés ou brouillés ? Comment atteindre les migrants dans les hot spots, dans les camps - il n'y a pas de téléviseurs dans les tentes des camps au Liban -, et dans leur pays, en Libye par exemple, avant qu'ils partent ? De quels moyens disposons-nous pour y parvenir ?
Je peux répondre pour la Chine. Bien sûr, c'est difficile d'y entrer, mais il existe des possibilités de contournement de la censure, via un logiciel non-gouvernemental. Grâce à lui, nous avons un million de contacts en Chine. Nous avons également des contacts via les Chinois exilés. Nous avons un bureau à Taiwan, depuis lequel nous proposons des contenus. Notre programmation est aussi disponible dans plusieurs formats. Nous essayons technologiquement de contourner ce blocage.
Quant aux réfugiés, ils accèdent aux contenus sur leur smartphone - ils en ont tous un, avec un accès à internet -, non sur un téléviseur. C'est une bonne chose, car ils ont un besoin crucial d'information. Dans ce contexte, la télévision n'est pas si importante, contrairement à la radio, qui joue un rôle lorsque c'est possible matériellement sur le terrain. Pour notre part, nous essayons de soutenir les radios citoyennes autant que possible, dans les zones rurales, mais aussi dans les camps de réfugiés, par exemple au Sud-Soudan. Au Liban, nous encourageons les réfugiés à travailler en tant que journalistes. Nous avons ainsi mis en place, près de Beyrouth, un dispositif permettant aux jeunes Palestiniens de créer une plateforme de réseaux sociaux, qu'ils opèrent eux-mêmes.
Vous avez parlé de problèmes de droits. Comme nous produisons nos contenus, nous n'avons pas de tels problèmes. Nous pouvons aller sur tous les supports. C'est plus difficile pour les chaînes généralistes qui ont des programmes patrimoniaux, dont les droits sont acquis territorialement ou par langue.
S'agissant des migrants, InfoMigrants, qui comptait dix millions de contacts au mois d'octobre, a été conçu pour la mobilité, car nous savions dès le départ que l'outil de la migration, c'est le mobile.
Il est vrai que ni France Médias Monde ni Deutsche Welle ne sont présents sur le bouquet officiel en Chine, mais il existe des zones grises, grâce à des bouquets en Mongolie ou aux Philippines, qui nous permettent de toucher 100 millions de foyers. Il n'est toutefois pas possible de mesurer notre audience.
Nous avons également un site numérique en chinois, qui touche 1,8 million de personnes chaque mois. Nous avons des proxy pour contourner la censure et nous sommes écoutés par une diaspora importante.
Je reviens sur les réfugiés. Nous avons créé une centaine de clubs RFI dans le monde. Il y en a dans pratiquement chaque camp en Afrique. Ces clubs mettent en place des activités pour les réfugiés, tels des concours de dictées, en lien avec les émissions sur la langue française. Nous travaillons avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, qui soutient notre action, notamment auprès des jeunes. L'enjeu reste les équipements. On nous demande fréquemment des supports écrits, alors que nous proposons des applications mobiles. Nous allons donc en développer.
Vous m'avez interrogé sur le rôle de l'Europe. Nous touchons beaucoup de gens - 360 millions de contacts à nous deux -, en particulier les Européens, qui représentent le plus gros volume de fréquentation de RFI en numérique. Nous ne pouvons évidemment pas légiférer, mais nous luttons à notre niveau, en touchant les gens et en contrecarrant les infox. Nous avons ainsi dédié une émission entière aux infox - c'est le terme qu'il faut utiliser, mesdames, messieurs les sénateurs ! InfoMigrants permet également de lutter contre les infox. L'une de nos missions est de rappeler ce qu'est l'information certifiée. À cet égard, le service public est un label en soi.
Je vous remercie, madame, monsieur le président.
J'ai beaucoup aimé l'expression « guerre froide », car c'est la réalité aujourd'hui, compte tenu de la mondialisation de notre économie et de l'information. Internet est devenu un terrain d'affrontement mondial.
Je vous félicite pour votre rapprochement dans la perspective des élections européennes. On voit bien que des tentatives de déstabilisation sont déjà en cours. L'élection américaine et le vote du Brexit nous incitent à la plus grande vigilance. Dans le cadre de la réforme de l'audiovisuel public en France, il nous faudra porter un intérêt extrêmement fort à l'audiovisuel extérieur, compte tenu des enjeux politiques.
Enfin, je tiens à dire à notre ami allemand que je me réjouis du traité d'Aix-la-Chapelle, qui a été beaucoup dénigré par certains populistes. C'est l'approfondissement du traité de l'Élysée. Les dispositions de ce traité, s'agissant notamment de l'éducation aux médias, démontrent toute l'utilité de ce traité entre nos deux grands pays européens.
Merci des efforts que vous faites pour remplir vos missions au service de l'intérêt général.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 35.