Monsieur Hervé Falciani, prêtez-vous serment de dire toute la vérité, rien que la vérité ? Levez la main droite et dites « Je le jure ».
Je vous en remercie.
Mes chers collègues, puisqu'il s'agit d'un sujet dont nous connaissons un certain nombre de contours, je vous propose de laisser directement le rapporteur interroger Monsieur Hervé Falciani. Nous aurons ainsi davantage de temps pour échanger.
Je vous remercie, Monsieur le Président. Je remercie également Monsieur Falciani d'avoir accepté notre invitation. Vous avez été auditionné hier par l'Assemblée nationale, démontrant les nombreuses sollicitations dont vous faites l'objet depuis le début de cette « affaire HSBC ». Vous le savez, cette commission a trait particulièrement au rôle des banques et des acteurs financiers dans l'évasion fiscale. Face à l'immensité et à la complexité de cette thématique, nous poursuivons nos travaux démarrés lors d'une première commission l'année dernière. Notre objectif est de formuler des propositions concrètes afin de sortir de la situation actuelle. Je me félicite par ailleurs que ce sujet soit régulièrement évoqué dans les médias.
Monsieur Falciani, ma première question porte sur les fichiers révélés. Comment y avez-vous eu accès ? Dans quelles conditions avez-vous soupçonné que des documents HSBC contenaient des preuves de transferts illicites ?
Je vous remercie de me recevoir et de me donner l'occasion de partager ces éléments qui relèvent de la préservation de nos intérêts fondamentaux.
Afin d'avancer vers la justice de manière consistante, j'ai récolté un ensemble de preuves à même de supporter ce que je souhaitais dénoncer au plus haut niveau. J'ai entrepris cette démarche en constatant que l'une des plus grandes banques mondiales, dont la mission première était de protéger l'intérêt de ses clients, avait en réalité pour seule intention de se soustraire à ses obligations. Sa logique de contournement se traduisait par des manquements en termes de régulation et de contrôle du coeur de l'activité bancaire d'aujourd'hui : les outils informatiques.
J'ai pu récolter des preuves par l'intermédiaire de personnes ayant accès à des fichiers que je ne pouvais moi-même consulter. Je rappelle que lorsque j'ai quitté HSBC, j'étais en charge des analyses techniques au sein du département des projets stratégiques. Ces projets devaient permettre à la banque de s'adapter aux réglementations et aux tentatives de régulation. Pendant des années, j'ai été témoin de son évolution, non pas vers un renforcement du contrôle des opérations qui avaient lieu en son sein, mais vers la soustraction à ses responsabilités.
Vous évoquez « nos intérêts fondamentaux » : quels étaient les vôtres ? Pourriez-vous également nous expliquer vos fonctions exactes et le déroulement de votre carrière au sein d'HSBC ? Je salue par ailleurs votre attitude. Quels éléments vous ont mené à agir ainsi ?
Je suis né à Monaco, où mon père exerçait au sein d'une banque privée. J'associais alors ces banques à la préservation des biens de personnes. La situation des clients de l'époque était souvent singulière. Nombre d'entre eux se partageaient entre plusieurs pays en raison de leur activité professionnelle ou avaient quitté leur pays pour cause de guerre civile. Ils mettaient alors leurs biens en sécurité, à Monaco notamment.
Lorsque je rejoins HSBC en 2000, j'intègre le service de recherche et développement local de l'antenne monégasque. Dans la continuité de ma vision de protection des biens, mon ambition est de doter la banque d'outils informatiques permettant un meilleur contrôle des opérations bancaires. Dans le même temps, je souhaite participer à la réflexion sur la traçabilité des biens. Pourtant, je m'aperçois rapidement que la volonté réelle de la banque est d'élaborer des systèmes moins performants en termes de sécurité et de contrôle. J'ai participé à des projets allant à l'opposé de la protection des intérêts du client. Des gestionnaires présentant un risque pour la réputation de la banque sont invités à quitter leur fonction avant même que la réputation de l'établissement ne soit mise à mal. Les outils d'analyse et de suivi des opérations permettent de dédouaner la banque. Elle ne l'aide pas à agir en tant qu'acteur responsable de la place financière.
Veuillez m'excuser de revenir sur ce point, Monsieur Falciani, mais quel élément vous décide à exploiter ces fichiers ?
Dès mon arrivée, un projet est mis en place à Monaco. Il permet de révéler les malversations d'un gestionnaire au détriment des clients. Stephen Troth sera ainsi confondu. Dans ce cadre, je participe à des programmes européens au sein de la direction établie à Genève. Je collabore par exemple au projet EDMS relatif à la gestion électronique des documents. Officiellement, le système doit conserver une version numérique des fichiers. En réalité, il nous est demandé de substituer à un système fiable, un système permettant de modifier les données. Ces dernières ne sont en effet plus enregistrées sur des supports inaltérables tels que les disques optiques. Je prends alors conscience que nous entrons dans une nouvelle ère, dans laquelle il devient possible d'agir sur les éléments qui attestent du patrimoine d'un client.
Il s'agit effectivement de malversations. Je réalise le décalage entre l'action et l'intention affichée. Avant d'être lanceur d'alerte, j'ai tenté d'oeuvrer de l'intérieur afin de redresser la barre. Dans le cadre de ce projet, et avec la participation de consultants IBM, nous réalisons un rapport attestant des manquements et des risques sécuritaires qu'implique le remplacement de l'ancien système. C'est dans ce contexte que je continue mon avancée au sein de la banque, d'analyste technique à head of technical analyst. J'ai organisé un colloque international sur la sécurisation des passages d'ordre ; il s'agit de l'une des dernières actions que j'ai menées en interne en vue d'assainir le fonctionnement d'HSBC. Jusqu'à la fin, même si je savais que je ne pourrais rien réaliser de probant depuis l'intérieur de la banque, j'ai continué à alerter les responsables. J'ai tenté de lutter contre ces agissements. Depuis, nous avons tous été témoins des conséquences des manquements de régulation de l'outil informatique.
Suite à leur arrestation pour blanchiment d'argent issu du trafic de drogue, les frères Elmaleh ont mis en cause HSBC. La banque a fermé le département dans lequel officiaient les personnes incriminées et a demandé aux clients de clôturer leurs comptes. Elle aurait dû chercher à savoir si certains de ses clients étaient répréhensibles ou si des employés étaient complices. Encore une fois, au lieu d'aider à l'efficacité financière et à la probité des opérations, la banque entre dans une démarche d'évitement. Chaque dérive dont je suis témoin m'incite à prendre des risques afin d'amener la justice à s'intéresser à ces agissements.
Malgré mes sollicitations, les autorités suisses ne sont pas intervenues. J'ai donc contacté les autorités françaises et appelé la brigade de la police judiciaire contre la haute délinquance financière. C'est elle qui me met en relation avec l'Administration fiscale. J'insiste sur le contact préalable de la justice suisse. Pour que ces éléments de preuves soient à disposition de la justice française, j'ai reçu le soutien logistique des services de renseignements. Je le répète, mon poste au sein d'HSBC ne me donnait pas accès aux informations sensibles. Après avoir été sécurisées, les données ont été remises à la justice. Des agents des services secrets de renseignements nous ont fourni le support logistique. Une des limites diplomatiques réside dans l'absence d'alternative aux renseignements lorsqu'il s'agit de transparence et d'opacité. Nous devons acter leur utilité. Il faut comprendre que l'observation mutuelle entre alliés peut être réalisée pour d'excellentes raisons.
Je n'ai pas tenté de faire parvenir les documents aux médias. Je différencie en effet l'étalage public et la transparence nécessaire à la préservation de notre intérêt général. Seules des personnes mal intentionnées ont un intérêt à l'absence de transparence.
Avez-vous toujours des contacts personnels avec des salariés disposant d'informations mais n'ayant pas accepté de les communiquer ?
Je connais effectivement différentes personnes qui seraient à même d'apporter des éclaircissements. Le plus difficile n'est pas de connaître leur existence mais bien de savoir comment leur permettre de communiquer sans risques.
Oui, et je continue d'avoir des informations sur l'évolution du système. Je sais que d'autres pays s'équipent de systèmes de renseignements leur permettant de conserver une vision à jour de ce qu'il se passe.
Je comprends mal les éléments vous ayant conduit à avoir de forts soupçons quant au contenu de fichiers auxquels vous n'aviez pas accès.
J'ai bénéficié de l'aide de personnes en interne afin d'accéder à ces documents. Afin de m'assurer que ces preuves seraient uniquement à disposition de la justice, j'ai dû recourir à des expertises pour sécuriser et transporter ces informations. Il faut distinguer l'obtention et la mise à disposition. C'est sur ce dernier point que j'ai bénéficié de l'aide des services de renseignements. Ils ne sont, à ma connaissance, pas intervenus dans l'obtention. Leur intervention faisait suite à une demande de ma part. Je me suis en effet trouvé dans une situation inextricable, sans savoir comment faire parvenir à la justice des informations sécurisées. J'ai alors alerté les services d'Etat à même de m'aider dans ma démarche. Aujourd'hui, malgré l'aide factuelle qu'elles m'ont apportée, je n'ai toujours pas l'assurance de la réelle identité de ces personnes.
J'ai eu deux rôles : l'acheminement des éléments vers la justice et la vérification de leur consistance. J'ai obtenu tous les documents par l'intermédiaire de personnes que je connaissais. Après m'être assuré de leur intégrité, j'ai bénéficié de l'assistance des services de renseignements afin de les mettre à disposition de la justice.
Avez-vous pris le temps d'analyser une partie des fichiers avant de vous en saisir ? Le cas échéant, qu'en avez-vous retenu ? Des noms ou des montants d'encours ont-ils particulièrement retenu votre attention ?
Je ne me suis en aucun cas intéressé aux opérations bancaires ou aux noms figurant dans ces documents. J'ai tenu à récupérer l'intégralité des systèmes montrant la permissivité de la banque. Ces systèmes contiennent effectivement les noms des clients. Cependant, mon unique objectif était de récupérer les éléments explicatifs du fonctionnement de la banque. J'ai transmis tous les documents en l'état afin que personne ne puisse attaquer leur authenticité. Je ne me suis en aucun intéressé aux listes de noms.
Le Ministre des Finances de l'époque avait déclaré ne pas pouvoir utiliser la liste de noms qu'il avait à sa disposition puisque cette dernière avait été « volée » et illégalement fournie à la justice. Les mécanismes de transmission sont-ils, de votre point de vue, illégaux ? Vous évoquez par ailleurs les systèmes de compétences au service de projets stratégiques. Nous réfléchissons à la manière dont les Etats pourraient organiser leur riposte devant l'évasion fiscale. La mise en place d'une task force travaillant sur des projets stratégiques de lutte contre l'évasion fiscale vous semble-t-elle pertinente ? Pouvez-vous nous en dire davantage sur ces projets stratégiques ?
En réponse à votre première question relative aux procédures judiciaires, je tiens à souligner que les services de renseignements ont permis la transmission des informations à la justice française par la justice suisse. Il s'agit là d'une première. Les demandes de saisies et de scellés de la commission rogatoire internationale ont permis à la France de récupérer ces informations. La transmission ne saurait se réaliser de manière plus directe et naturelle. Les déclarations d'un ministre évoquant des données volées constituent une manipulation ainsi qu'une entrave. Aujourd'hui encore, aucun jugement n'a été prononcé dans cette affaire. Un vol de données n'a jamais été évoqué. De mon point de vue de citoyen et de témoin, un élu qui prétend cela alors même qu'il doit soutenir les lois, agit à l'encontre de nos intérêts propres. Ce ministre a par la suite brandi une liste de noms ; il aurait pu n'en parler qu'un an plus tard, laissant ainsi le temps aux institutions judiciaires d'enquêter sans que les personnes visées ne soient alertées. De nombreuses obstructions ont eu lieu au plus haut niveau. Il a été demandé que les scellés soient retournés à la Suisse. Judiciairement, il s'agit d'une destruction de preuves. Ces preuves constituent par ailleurs une première dans la lutte contre l'opacité financière et l'évasion fiscale.
En réponse à votre seconde question, sachez que je trouve extrêmement important de lutter contre les différentes menaces. Je le disais, certaines personnes, au lieu de participer à la lutte contre la délinquance financière, prennent soin d'éviter toute exposition aux risques. Nous manquons d'autorités de substitution à ces acteurs. Il me semble primordial d'adopter la même dynamique d'adaptation de nos défenses que celle adoptée par les banques. Dans ce cadre, la constitution d'équipes comparables à celles d'un département de projets stratégiques me semble nécessaire. L'Espagne a mis en place un tel système autour du parquet anti-corruption. Ces équipes réuniraient un ensemble de compétences capables de récupérer des informations et de les analyser. Elles connaîtraient le métier ainsi que les opportunités offertes aux banques. L'évolution réglementaire est selon moi leur principale opportunité. Les banques se servent des tentatives d'entraves à leurs agissements afin de proposer un service d'évitement. En connaissant leur stratégie de contournement, nous pourrions prévoir un plan d'actions qui la contrecarrerait. Actuellement, ces services sont mis en place avant même l'application des réglementations.
Qui a formulé la commission rogatoire ayant permis de récupérer les fichiers ?
La commission rogatoire a été demandée par la justice suisse. Je n'ai pas quitté Genève avec les preuves que je souhaitais remettre à la justice française ; je les ai récupérées une fois en France. Lorsque la commission rogatoire s'exécute, les éléments sont saisis à mon domicile. Les scellés sont effectués par la gendarmerie nationale et directement transmis au parquet.
Non, les documents sont transmis directement suite à l'exécution de la commission rogatoire, sous la tutelle de la Suisse. Lorsqu'ils parviennent à la justice française, j'alerte le procureur Eric de Montgolfier sur l'intérêt de ces informations pour la préservation de nos intérêts fondamentaux. Je lui ai conseillé de ne pas les transmettre à la Suisse sans les regarder, contrairement à ce que cette dernière demandait. Grâce à son action, les preuves ont pu parvenir à la justice française.
Vous évoquiez un système d'évitement reposant sur des actes considérés comme criminels à l'échelon international. Si j'interprète correctement vos propos, la banque souhaitait éviter de déclarer certains comptes.
La problématique ne concerne malheureusement pas seulement cette banque. Si vous le permettez, je vais reformuler mes propos afin d'être certain de m'être bien exprimé.
Le système financier est, comme un oeuf, constitué d'une coquille ainsi que d'une matière molle. Dans la coquille se concentrent les responsabilités au regard notamment des institutions judiciaires suisses. Elle est constituée des gestionnaires de fortune. Les responsabilités du système financier reposent sur ces quelques individus. Pour des raisons commerciales, la banque leur accorde tous les services qu'ils demandent. S'ils agissent en contradiction avec ce qu'il leur est demandé, ils seront légalement responsables. Or nous ne pouvons pas leur attribuer cette responsabilité si nous ne décelons pas leur activité. Il s'agit là de la problématique de la banque ; sans contrôle auprès de la partie molle, nous ne pourrons que très difficilement restituer aux gestionnaires leurs responsabilités. La démarche est très subtile puisqu'en affinant la coquille et en l'éloignant de la matière molle de l'oeuf, la banque participe à notre incapacité d'action face aux comportements délictueux.
J'évoquais les frères Elmaleh ; j'aurais également pu vous citer l'exemple de Gao Ping, un chef de la mafia chinoise en Espagne. Il utilisait la banque HSBC de Genève pour deux cas de blanchiment. Judiciairement, seuls les intermédiaires seront exposés face à ces pratiques. La banque s'est, jusqu'ici, toujours maintenue hors de toute poursuite. Les réglementations ne permettront pas d'interférer avec ces comportements. Nous devons développer nos aptitudes et mettre en place des actions dynamiques. Il faudra se rapprocher des intermédiaires financiers. Lorsque les Etats-Unis demandent à la Suisse l'échange automatique des noms des clients, celle-ci accepte bon gré mal gré puisqu'elle aura trouvé un mécanisme d'évitement le temps que le processus entre en vigueur. En revanche, lorsque nous demandons à la Suisse de communiquer le nom de ses intermédiaires, nous assistons à une levée de boucliers. Nous arrivons ici à la limite de la coopération. Il ne s'agit pas de gros oeuvre mais d'orfèvrerie. Pour rivaliser avec les banques, nous devons acquérir leurs compétences. Pour ce faire, nous devons construire un environnement permettant à ces compétences de se développer.
Les personnes ayant eu accès aux informations que vous révélez minorent le nombre de comptes incriminés, prétextant des doublons, l'existence de comptes déclarés ou soldés... Estimez-vous crédible que le nombre de départ se trouve ainsi divisé par quatre ou cinq ?
Je ne remettrai jamais en cause le travail de l'administration. Jusqu'ici, nous ne lui avons pas donné les moyens d'effectuer parfaitement sa mission. Or, sans une connaissance parfaite des mécanismes, nous ne pourrons exploiter les preuves à notre disposition. J'ai vécu ce phénomène puisque l'administration fiscale n'était pas en mesure d'étudier l'intégralité de la quantité astronomique d'informations que je lui ai apportées. Plusieurs mois ont été nécessaires afin d'exploiter la partie la plus intéressante, dans le seul cadre de leurs recherches fiscales qui n'épuise pas le problème. L'administration fiscale n'a pas été en mesure d'exploiter certaines informations relatives notamment aux intermédiaires car elle ne connaissait pas leur format de présentation.
Lorsque nous parlons de liste, nous parlons d'extraction, c'est-à-dire d'une prise de vue ciblée de l'organisme. De quels doublons parlons-nous ? Plusieurs centaines de milliers de comptes bancaires sont concernés. Des doublons existent puisqu'une personne peut en détenir plusieurs. Cela ne signifie pas pour autant que les informations sont redondantes. Par ailleurs, si nous ne connaissons pas les produits financiers disponibles, l'évaluation du patrimoine est faussée. Le dépôt fiduciaire consiste par exemple à déléguer la propriété d'un bien. Ainsi, un bien d'un million d'euros délégué pendant quelques mois apparaîtra en négatif. Le premier réflexe lors de l'évaluation des biens sera de soustraire cette somme au total. Or elle doit bien être incluse dans le patrimoine. Le patrimoine d'un client n'est pas un élément intuitif. Il ne peut être établi simplement à partir de quelques informations. Même en disposant de ces données, vous aboutirez à un décalage conséquent si vous n'êtes pas à même de les interpréter correctement.
Comment un client déléguant la propriété de ses biens dans un contexte si occulte peut-il être assuré de récupérer l'intégralité de son argent, sans être lui-même victime de fraude ?
L'un des premiers éléments de compréhension transmis par mon père est que la banque est l'abnégation de la confiance. Chaque opération doit être visée et supervisée afin qu'une personne malintentionnée ne puisse détourner des biens. Lorsque mon père me transmettait ses connaissances, les supports ne pouvaient être effacés. Désormais, l'informatique permet des disparitions. Lorsque nous parlons de secret, nous revenons notamment aux fonds en déshérence. Ces derniers ne sont pas spécifiques à la Suisse ou aux autres Etats imposant un secret bancaire exigeant. Leur évaluation en France permet d'imaginer ce qu'il peut se produire derrière le mur du secteur bancaire suisse.
Vous disiez avoir quitté la Suisse sans les documents. Qui vous a aidé au transfert de ces données ? Les services secrets ont-ils eu un rôle concret dans cette opération ? Par ailleurs, dans quelles conditions la justice suisse vous a-t-elle identifié comme étant en possession de ces informations ? Enfin, quels ont été vos interlocuteurs au sein du Ministère des Finances français ? Un témoin a fait état de tractations au sein des services fiscaux. Pourriez-vous nous préciser leur objet ?
Je ne suis pas certain de bien comprendre votre dernière question.
Le juge de Montgolfier, que nous avons auditionné l'année dernière, faisait état de cette situation.
Je vais vous indiquer ce qui s'est passé entre mon départ de Suisse et le moment où j'ai commencé à travailler avec l'administration fiscale.
J'ai effectivement quitté la Suisse sans emporter d'informations avec moi. Les services de renseignements ont travaillé à la sécurisation des données afin qu'elles soient disponibles depuis n'importe quel pays. Nous évitons ainsi le risque qu'elles disparaissent avec moi. Les services de renseignements ont également organisé la perquisition suisse en France. Une fois les données perquisitionnées, donc à disposition de la justice française, j'ai simplement apporté mes éclaircissements quant à la nature des informations. Même les personnes les plus expertes dans ce domaine ne pourraient exploiter efficacement les documents tels quels. Lorsque j'ai fourni ces données, je ne disposais d'aucune information sur les compétences des agents. Ces derniers sont revenus vers moi en reconnaissant ne pas être en mesure d'exploiter le contenu des documents. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à travailler avec eux.
Les seules tractations que j'ai connues afféraient à l'organisation de séances de travail. Tout au long de ces années, j'ai gracieusement et volontairement apporté ma contribution à l'administration fiscale et à la justice. Ma seule limite était le temps qui m'était imparti pour réaliser cette tâche. Nous avons été victimes d'un certain nombre d'obstructions ; tout a en effet été organisé afin que je ne puisse apporter toute mon aide dans l'explication des mécanismes ou dans la mise en place d'une défense à la hauteur des menaces reçues. Aujourd'hui, les intentions sont différentes. Je suis certain que nous parviendrons à redresser la barre.
Vous avez incontestablement une expertise très précieuse, donc monnayable. L'Etat français vous a-t-il proposé de vous indemniser pour cette expertise ?
L'Etat ne m'a jamais proposé de rémunération. J'ai gracieusement offert mon aide qui n'a été acceptée que dans des domaines limités. Nous cherchons un moyen afin que je puisse continuer cette lutte qui est devenue un engagement personnel et familial.
Comment expliquez-vous les blocages qui vous sont opposés malgré votre expertise ?
Vous dites en substance qu'« on » ne vous a pas aidé. Qui nommez-vous par ce pronom ?
Je vais évoquer l'exemple le plus emblématique : le précédent Président de la République. Ce dernier prétend que les paradis fiscaux n'ont plus cours. Or sa seule action concrète dont je puisse témoigner a été de laisser le Panama continuer ses agissements. Le précédent gouvernement et son représentant ont mené une action afin de favoriser les dérives du Panama dans la gestion des patrimoines immobiliers. La présidence de Monsieur Sarkozy a été néfaste pour nos intérêts généraux. Au regard de ma connaissance des moyens de lutte nécessaires, je ne peux faire état d'une aide allant dans ce sens.
Est-il exact que vous n'avez pas pu rencontrer Monsieur Cahuzac lorsque vous avez souhaité lui remettre des informations ?
Je vous le confirme. Cette lutte dépasse les visions politiques puisqu'elle touche l'intérêt général. Le pire est de laisser faire et de ne pas apporter son aide. De réelles actions contre une telle menace nécessitent un engagement. L'enjeu annuel s'élève à plusieurs dizaines de milliards d'euros. Un tel enjeu requiert un investissement qui ne peut être réalisé a minima. Je suis heureux de constater qu'un changement intervient dans l'administration. Si nous maintenons cet effort, nous pourrons enfin nous doter d'une défense adaptée à la menace.
Monsieur Falciani, pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « actions contre » ? Pouvez-vous nous donner des exemples concrets d'opérations ?
Les exemples sont nombreux. Les Etats-Unis sont un acteur phare de la lutte contre l'évasion fiscale. Ils ont cherché à mettre la pression sur les acteurs en révélant les mécanismes en place. Ils ont ainsi pu obtenir des informations. Ils ont également mis en place des réglementations telles que le qualified intermediary. Ce dernier permettait de taxer les ressortissants américains sur la base de l'origine des produits. Dans ce cadre, la banque agissait en percepteur pour les Etats-Unis. L'Europe a tenté de mettre en place ce système avec l'European Savings Directive. Seulement, la réglementation prévoyait de ne taxer que les personnes physiques et non les personnes morales. Les banques ont alors identifié les personnes pour lesquelles il se trouvait intéressant d'abriter leurs avoirs derrière une structure légale ou pouvant bénéficier de montages tels que les dépôts fiduciaires. Ces personnes devaient incontestablement modifier la nature de leurs avoirs afin d'éviter la taxation. Ainsi, les banques fournissent un service, payant certes, mais permettant aux personnes pénalisées de ne pas se soumettre à la loi. Nous sommes bien là dans une logique de contournement et de saisie d'opportunité commerciale.
Quelles ont été vos démarches en France afin de faire connaître ces fichiers ? Un récent rapport de l'Assemblée nationale fait état de votre déconvenue après que la DNIFF vous ait orienté vers le Ministère de l'Economie et des Finances. Quelles étaient les raisons de cette déconvenue ? Avez-vous été protégé dans l'intervalle ? Ce même rapport indique que vous regrettez le manque d'approfondissement de l'exploitation informatique. Est-ce exact ? Quelles lacunes identifiez-vous sur ce sujet ?
J'ai constaté un problème au niveau réglementaire. Nous avons en effet besoin de lanceurs d'alertes puisque la protection des témoins n'est pas satisfaisante. Nous touchons là à des lacunes dans la démocratie ainsi que dans la justice. J'aurais souhaité m'adresser directement à la justice, sans passer par une commission rogatoire internationale, mais la France ne le permet pas. Malgré la dangerosité avérée de HSBC, dont je rappelle qu'elle a déjà été condamnée à hauteur de 1,9 milliard de dollars, je ne pouvais pas transmettre ces informations à la justice française depuis la Suisse, à moins d'être dans le cadre d'une enquête déjà ouverte. J'ai été en contact avec l'administration fiscale probablement car il n'existe pas d'arsenal judiciaire permettant d'agir autrement. Des pays frontaliers tels que l'Espagne disposent d'un système sans ces lacunes. Je regrette sincèrement ce constat.
Concernant les moyens d'exploiter les données de manière plus proactive, je crois que nous devons être capables d'acquérir une connaissance et de l'enrichir. Je regrette que le précédent gouvernement n'ait pas pris les mesures nécessaires. Je suis optimiste sur le fait qu'ensemble, grâce à vous, nous arriverons à proposer des moyens d'avancer.
L'année dernière, nous avions auditionné Monsieur Parini, alors responsable de la DGFIP. Il nous avait confié ne pas avoir pu exploiter l'ensemble des fichiers. Que pensez-vous de cette appréciation ? Avez-vous été associé à ces travaux ?
J'ai récemment recontacté les agents de l'administration fiscale avec lesquels j'ai commencé à collaborer il y a cinq ans. Je leur ai demandé si, rétrospectivement, ils referaient cette aventure, démarrée dans la chambre d'un hôtel niçois. A ce moment-là, rien n'était prévu pour assurer notre sécurité ou celle du traitement des informations. Des personnes courageuses de l'administration fiscale ont participé à ce travail, à leurs dépens. Sans d'autres mécanismes parallèles, je ne m'y serais personnellement pas soumis. Il ne revient pas aux agents mais à leur hiérarchie de réunir les moyens nécessaires aux traitements de ces informations.
Vous dites que la France ne dispose pas des moyens de l'Espagne. L'administration fiscale peut pourtant porter plainte. Le parquet peut directement ouvrir une enquête et éventuellement susciter une instruction pour blanchiment de fraude fiscale. Les pouvoirs des enquêteurs français ne sont certainement pas moindres que ceux des enquêteurs espagnols. Je comprends mal votre réserve et votre critique du système juridique.
Lorsqu'en 2008, j'entre en contact avec la police judiciaire, j'exerce encore au sein de HSBC. On me dit alors : « Nous ne pourrons pas utiliser vos informations dans un cadre judiciaire puisque nous ne pouvons attester de leur origine ; elles nous serviront de renseignements ». On me met alors en contact avec l'administration fiscale.
En cas de fraude fiscale, l'administration est considérée comme compétente, sauf si cette dernière saisit la justice.
Nous nous situons avant cette problématique. Si je me présente en tant que témoin afin de dénoncer certains faits, je n'engage que ma parole. En revanche, si je fournis des éléments de preuves dont je ne peux attester l'origine, je peux être poursuivi pour recel. Il faut modifier ce régime.
Des banques françaises figuraient-elles parmi les personnes morales concernées par ces données ? Un rapport de l'Assemblée nationale cite certaines d'entre elles. Je vous pose la même question pour des entreprises non financières, des personnalités connues, notamment des personnalités politiques de premier plan.
Ma véritable expertise se trouve dans les mécanismes d'adaptation de la banque. Sur des données relevant des clients et des intermédiaires de la banque, ma contribution se limite au rappel du fonctionnement de la banque. La myriade d'intermédiaires avec lesquels elle travaille a nécessité que nous réunissions les efforts de différents ministères et de différents Etats.
L'intermediate banking, qui amène une banque à détenir des avoirs dans d'autres établissements, établit un maillage entre une multitude d'institutions financières. Sans n'avoir jamais consulté aucune liste, je ne peux imaginer que cette banque suisse ne soit pas en relation avec des banques françaises. Le fait que HSBC soit cliente d'établissements français peut nous exposer à un risque. Nous devons surveiller ces éléments. Les relations entre les banques françaises et suisses peuvent s'avérer dangereuses compte tenu de la présence de comptes miroirs ou nostro-loro. Les maillages sont répartis entre plusieurs banques. Une banque espagnole peut par exemple avoir un compte dans des banques françaises et suisses. Ainsi, sans avoir de comptes déclarés en Suisse, la banque française bénéficiera d'un circuit s'achevant à Genève. Il existe deux manières de concrétiser les relations entre les banques : les comptes et les transactions. La complexité des moyens de communication et des relations existantes montre le niveau du défi.
Concernant les noms de ministres potentiellement présents sur les listes, je crois qu'il ne faut pas présumer qu'un homme politique soit plus bête qu'un autre : il ne déclarera pas nécessairement son compte en nom propre. De nombreux moyens d'intermédiation permettent d'être rétribué de façon indirecte. Ainsi, vous n'avez aucun intérêt à vous exposer directement en détenant des biens en Suisse. Mieux vous connaîtrez les mécanismes, moins vous serez directement exposé.
Pour répondre, permettez-moi de revenir sur les logiques d'évitement. Lorsque HSBC voit que la FATCA conduit à des changements dans les déclarations de comptes au Luxembourg, elle cède ses activités de banque privée dans le pays afin de se concentrer sur les clients corporate. Aujourd'hui, le secteur économique se réoriente vers des éléments d'intermédiation.
Notre collègue, Christian Eckert, rapporteur de la commission à l'Assemblée nationale, fait état de centaines de salariés HSBC qui serviraient de prête-noms. Confirmez-vous cet état de fait ?
Certains employés disposent de droit de regard ou de signature. Il est nécessaire de connaître la nature du compte et la raison pour laquelle il procure ces droits. Un employé qui gère un fonds de pension est associé au compte alors que les avoirs ne lui appartiennent pas. Si des milliers d'employés sont concernés, les cas de figure seront nombreux. Encore une fois, la banque fonctionne de manière cloisonnée. Elle évite ainsi de s'exposer directement. Ce que vous dites m'interpelle ; il faudrait examiner ce sujet de plus près. A ce jour, je n'ai pas d'éléments permettant de confirmer ces propos. Je pourrai peut-être vous répondre différemment dans quelques mois.
Le contexte change lorsque Monsieur Hollande accède à la fonction présidentielle. La demande d'entraide judiciaire formulée par l'Amérique avait été refusée pendant des années. Quelques semaines après l'élection, la France reprend la collaboration judiciaire avec les Etats-Unis. A ce titre, je suis entendu à Paris par un procureur américain. On m'indique alors que les mesures nécessaires ne sont pas à même d'être prises. Une partie seulement de l'aide espérée de la justice française sera apportée. Cela relève alors du domaine du magistrat et non de l'exécutif. Je me retrouve à nouveau exposé, sans mesure de protection adéquate. Les personnes qui m'avaient aidé à sécuriser les preuves me proposent différentes options. La solution qui m'apparaît préférable, compte tenu de mes convictions et de mon combat, est de me rendre en Espagne. Je savais que je serais emprisonné. Je devais cependant fuir les menaces auxquelles j'étais exposé le temps que l'entraide et la lutte contre l'opacité financière reprennent.
Quel commentaire pouvez-vous faire sur la situation de Monsieur Pierre Condamin-Gerbier, votre collègue auditionné ici même le 12 juin dernier et que les autorités suisses viennent d'incarcérer ?
Je ne le connais pas. Je sais cependant qu'il s'est présenté à la justice, devenant ainsi témoin dans des enquêtes françaises en cours. Le fond de la démarche de la justice suisse est d'empêcher une instruction en cours sur le territoire français. C'est un fait, indépendamment de la personne. Je ne connais pas la nature des informations qu'il a transmises mais il est témoin dans une procédure française. Nous ne sommes pas en guerre avec la Suisse. Nous pourrions donc nous attendre à une meilleure collaboration des justices.
Vous indiquez ne pas avoir en France toutes les garanties de pouvoir aller au bout de l'exploitation de vos observations. Vous mettez également en exergue le danger que cela représente pour votre personne. Avez-vous choisi de partir en Espagne parce que le mécanisme judiciaire espagnol vous permettait d'aller vers un traitement judiciaire du dossier ou était-ce uniquement lié aux menaces reçues ?
Plusieurs paramètres ont influencé mon choix. La nomination de Monsieur Cahuzac au Ministère du Budget ne me semblait pas favorable. Certaines démarches avaient par ailleurs été menées avec succès par les autorités espagnoles alors qu'elles ne possédaient que peu d'informations. Des personnes de plus haut rang se sont intéressées à ces données. Je rappelle que le représentant de Santander, la banque européenne la plus puissante, a été reconnu coupable d'évasion fiscale de plusieurs centaines de millions d'euros. J'insiste sur le fait que l'évasion fiscale est pratiquée par des dirigeants des plus grandes instances bancaires européennes. Ce point est acquis en Espagne. Je reconnais que je ne m'attendais pas à passer cinq mois en prison. En comparaison, sachez que l'un des frères Elmaleh a été condamné à six mois de prison.
J'ai été emprisonné en Espagne. HSBC a demandé à Interpol mon extradition vers la Suisse au prétexte que je ne m'étais pas rendu disponible pour l'enquête. Je souligne que la justice suisse a toujours eu à sa disposition mon adresse, mon numéro de téléphone ainsi que celui de mes avocats. Je me suis par ailleurs rendu en Suisse en février 2012 suite à une convocation. Nous voyons la gravité de la situation lorsque des représentants de la justice se comportent ainsi. La justice espagnole a rempli son rôle ainsi que ses engagements européens. Elle remplit également son rôle en me permettant d'aider le parquet anti-corruption. Je n'étais pas assuré de pouvoir apporter cette contribution ; je suis ravi d'avoir pu le faire. Je représente une menace pour le bien le plus précieux des banques privées : leur réputation. Le simple fait que vous me receviez ici et que des moyens de lutte soient engagés va affaiblir les menaces à mon encontre.
Vous expliquez que l'exploitation intégrale des systèmes n'a pas été accomplie. Travaillez-vous encore à cette exploitation ? Pensez-vous qu'une autorité indépendante et transparente soit nécessaire pour cette tâche ? Le procureur de Montgolfier évoquait ici même la question de l'intégrité des données : pensez-vous que celle-ci ait été préservée ? Enfin, vous parliez de menaces à votre endroit. De quels types de menaces s'agit-il ? De qui proviennent-elles ?
Aujourd'hui, nous sommes en mesure de nous assurer de l'intégrité des données. Nous pouvons également déterminer si elles ont été tronquées par une quelconque administration. Nous avons en effet transmis les mêmes informations à la justice française et à la justice espagnole. Nous pouvons ainsi les comparer.
Oui, les informations ont également été transmises à la justice suisse. Un rapport de la justice suisse avance que certaines données auraient été altérées. Sur ce point, nous devons distinguer l'intégrité logique de l'identité matérielle d'une information. Les autorités suisses ont soulevé une modification matérielle de certains fichiers, par ailleurs toujours inexploités. Or ces altérations physiques peuvent révéler une simple copie des fichiers. Elles ne sauraient attester d'une altération logique.
Je souhaite bien sûr poursuivre la lutte et exploiter ces informations. Elles permettent selon moi, d'une part, de révéler le dynamisme de la banque et d'autre part, la diversité des outils dont elle dispose pour contourner les réglementations. Nous devons mettre en place les mécanismes nous permettant de faire face à ces comportements. Je suis optimiste quant à nos chances de réussite.
La menace qui pèse sur moi est tributaire de ces mécanismes. Tant que je resterai un élément unique et marginal dans la lutte contre l'opacité financière, je serai exposé. Lorsqu'une démarche étatique sera mise en place, les risques sur ma personne seront réduits. Je serai peut-être l'un des éléments déterminants dans la constitution d'une force de défense mais nous serons sur un pied d'égalité ; je ne serai plus l'élément déclencheur.
Avez-vous été approché par les autorités de supervision françaises que sont l'AMF et l'ACP ?
Jusqu'à mon retour d'Espagne, en dehors de l'administration fiscale et de la justice, la seule autorité m'ayant approché est Monsieur Arnaud Montebourg.
Monsieur Trichet, prêtez serment de dire toute la vérité, rien que la vérité : voulez-vous lever la main droite et dites « Je le jure » ?
Je vous en remercie.
Je vous propose que vous preniez la parole pendant quelques instants afin de nous donner vos premières observations sur le sujet qui nous intéresse. Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur et, s'ils le souhaitent, à mes collègues ici présents. Monsieur Trichet, vous avez la parole.
Je vous remercie, Monsieur le Président, de m'avoir convié à vous rejoindre. J'ai vu que les questions que vous aviez listées tournent majoritairement autour de la crise financière mondiale que nous vivons. Ainsi, il me semble opportun d'inclure dans mes propos introductifs les leçons provisoires que je tire de ces événements. J'ai eu le privilège, un peu triste, de les vivre aux premières loges avec quelques banquiers internationaux tels que les présidents des banques centrales des grands pays avancés. Il s'agit bien, en effet, d'une crise des pays industrialisés.
J'ai quitté mes fonctions de Président de la Banque Centrale Européenne il y a seulement un an et demi. De ma propre analyse, cette crise, la plus grave des pays avancés depuis la Seconde Guerre mondiale, aurait pu être plus grave encore si certains dispositifs extrêmement audacieux n'avaient pas été pris par les banques centrales et les gouvernements. Je crois cependant que nous avons vécu, et vivons encore, des événements d'une gravité absolument exceptionnelle.
Les causes de cette crise sont certainement multiples. Je note évidemment une dérégulation financière généralisée. Née aux Etats-Unis, elle s'est ensuite étendue à l'ensemble de l'économie mondiale. Elle reposait sur l'idée que les marchés étaient capables d'identifier l'optimum. Il s'agit là de la théorie des marchés efficients, qui est paradoxalement sortie renforcée par le passé lors de la crise des « dot.com ». En dépit d'un impact considérable dans divers domaines, l'explosion de la bulle financière n'a alors eu aucune conséquence grave sur l'ensemble du système financier ou sur l'économie réelle. Ainsi, cette crise a été facilement digérée. Elle a pu même renforcé dans l'esprit de beaucoup d'économistes le sentiment que le système était beaucoup plus résilient que nous ne le pensions.
La « procyclicité » constitue une seconde dimension de la crise financière. Il s'agit de l'amplification des bulles et leur éclatement en fonction d'un certain nombre d'éléments. Les agences de rating ainsi que les règles comptables notamment jouent un rôle procyclique important. Elles amplifient ce que nous savions être au coeur des oscillations des économies réelles et financières : la spéculation, les « esprits animaux » décrits par Keynes ainsi que les progrès technologiques. Ces derniers ont permis de transmettre des informations extrêmement complexes en temps réel et à moindre coût. Ainsi, les grandes structures financières ont pu vivre en symbiose avec des machines. Nous n'avons pas encore pleinement mesuré les conséquences de ce phénomène expérimental. Au compte de ces causes multiples, j'ajoute la conversion et l'interconnexion de l'ensemble des très grandes économies mondiales. Je ne parle pas seulement des pays avancés : la Chine et l'ensemble du bloc de l'Est ont également créé certaines caractéristiques de l'économie financière internationale. Ces causes multiples ont créé la menace d'un effondrement systémique.
Je vous propose une étude de la crise en trois temps. Le premier est la crise des subprimes. Nous avons découvert la médiocrité de certaines valeurs négociables réputées très bonnes. Je pense que nous pouvons dater le début de cette crise au 9 août 2007. A cette date, voyant que notre marché monétaire ne fonctionnait plus, les banques européennes ont décidé de fournir une liquidité illimitée à un taux fixe de 4 %. Il s'agissait de la première décision dite « non standard ». Le premier épisode s'achève le 15 septembre 2008, lorsque Lehman Brothers dépose le bilan.
Face à l'extrême gravité de ce second épisode, le système financier menace de s'effondrer, non pas parce que Lehman Brothers avait d'innombrables canaux de communication avec l'ensemble du marché mais parce que l'ensemble des institutions financières mondiales ont pensé, au même instant, que si une grande banque de Wall Street pouvait déposer le bilan, toutes le pouvaient. Elles ont alors cherché à rendre liquides l'ensemble de leurs actifs et à changer l'horizon de leurs investissements. Elles ont pris toutes les mesures afin de se prémunir contre la défaillance de leurs partenaires. La simultanéité et l'ampleur mondiale de ces actions ont nécessairement eu des conséquences. Au sein des banques centrales, nous avons observé une menace d'effondrement extrêmement grave qui n'a pu être évité que grâce à la prise de décisions très audacieuses. Ces dernières ne correspondaient à l'évidence pas à ce que nous pouvions imaginer en des circonstances plus normales. Elles ont évité l'effondrement du système et, ainsi, ce qui aurait selon moi été une dépression plus grande que celle de 1929 compte tenu de la rapidité de la contagion. Dans l'ensemble des pays avancés, nous n'avons pas connu de grande dépression mais une grande récession. J'ai mentionné les banques centrales ; je dois également mentionner les gouvernements. Nous l'avons oublié mais ces derniers se sont mobilisés de façon tout à fait considérable. Nous devons avoir en tête les ordres de grandeurs. La majorité des pays européens a dû mobiliser des engagements considérables pour leurs contribuables, à hauteur de 25 à 50 % de leur PIB. La France a mobilisé 18,6 % de son PIB tandis que pour les plus menacés, la somme s'élevait à plusieurs centaines de pour cent. Lorsque la crise a atteint sa plus grande intensité, tous les chefs d'Etat et de gouvernement des pays avancés ont expliqué que des dépôts de bilan d'entreprises systémiques étaient inenvisageables au sein de leur pays. Le système ne s'est pas effondré car ils ont été crus. Cette prise de risque « politique » représentait plusieurs centaines de pour cent du PIB. Il s'agissait en effet d'une garantie générale donnée à des institutions financières dont les bilans représentent un ou plusieurs PIB.
La situation actuelle est complètement différente. L'ensemble des mesures prises a permis d'aboutir à un système plus solide et plus résilient. Nous devons bien sûr rester vigilants. Nous sommes en présence de mécanismes qui doivent encore être expérimentés. Le sentiment de confiance actuel a cependant permis de changer de paradigme. Nous entrons dans une logique de réflexion et de prise de décisions internationales. Désormais, si une entreprise financière a des problèmes, le contribuable doit être protégé. Nous devons organiser la liquidation de l'entreprise ou son redémarrage sur des bases saines. Dans les deux cas, le contribuable arrive en dernier ressort. La perspective est donc complètement différente. Les décisions qui viennent d'être prises en Europe reposent sur des concepts internationaux discutés à l'échelon mondial, dans le cadre du G20 ou du Conseil de stabilité financière. Votre commission travaille dans ce contexte de supervision bancaire au niveau européen.
Le dernier point important est la proposition de la commission portant sur l'institution d'un mécanisme d'examen de redémarrage ou de liquidation des institutions bancaires européennes. La proposition, qui ne fait pas consensus, sera examinée avant la fin de l'année.
Monsieur le Président, j'interromps là mes propos introductifs. Je suis bien sûr prêt à répondre à vos questions.
Monsieur Trichet, je vous remercie pour la richesse et la clarté de votre introduction. Vous évoquez « le système que nous avons créé » : qui entendez-vous par « nous » ? Vous citez par ailleurs de nombreuses causes à l'origine de la crise. Pourtant, vous n'évoquez pas le monde de l'offshore, au coeur de nos préoccupations : est-ce parce qu'il n'a selon vous aucune responsabilité dans cette crise ?
Par « nous », j'entends la communauté internationale. Je n'identifie pas de responsable particulier. Depuis la Seconde Guerre mondiale, nous avons assisté à une évolution extraordinaire des technologies ainsi que de l'économie et de la finance internationalisées. Ce phénomène est fondamental. La très large partie du monde récemment convertie à l'économie de marché, fait partie du « nous ». Nous devons nous garder d'identifier un bouc émissaire qui disculperait tous les autres acteurs. Chacun a sa responsabilité. Le monde était tellement certain d'être solide et résilient que lorsque les deux directeurs généraux successifs du FMI ont été nommés, il leur a été dit : « Le monde est désormais suffisamment solide pour que nous n'ayons plus besoin du FMI pour aider les pays : les marchés financiers privés pourront les financer ». Cette croyance, finalement extrêmement naïve, était partagée par tous, indépendamment de leur sensibilité. Je me permets de dire, avec prudence, que les seules institutions qui continuaient à prêcher une certaine sagesse, étaient généralement les banques centrales. Durant pratiquement toute ma carrière, j'ai été considéré comme trop prudent. Cette analyse ne s'est retournée qu'avec le déclenchement de la crise. Auparavant, « l'accommodation » et l'ouverture d'esprit étaient quasi unanimement prisées.
Je n'ai pas mentionné l'offshore comme l'une des causes principales de la crise car je considère qu'il s'agit d'un élément parmi d'autres. J'aurai pu le mentionner. Au-delà de l'offshore, la négligence générale en matière de réglementation et de contrôle est importante. L'offshore m'apparaît comme l'un des points d'application particulièrement dangereux de cette négligence. Je distingue trois concepts autour de ce thème. Le premier est l'offshore en tant qu'entité se prêtant au blanchiment d'argent et au financement du terrorisme. Ces deux activités sont criminelles. La communauté internationale s'est penchée sur ce sujet en 1989 lors du sommet des pays industrialisés. J'intervenais à l'époque en tant que négociateur. Nous avons alors créé le GAFI auprès de l'OCDE. Son objectif est de combattre le terrorisme et le blanchiment d'argent. Le GAFI a été le premier point d'application universelle. S'il n'était pas dirigé uniquement sur l'offshore, il s'impliquait particulièrement dans les pays appliquant le moins les règles internationales visant notamment à combattre ces deux activités. Un second élément est intervenu plus tard : la lutte contre l'évasion et la fraude fiscales. Une partie du délit de fraude est traitée dans la lutte contre le blanchiment d'argent. L'évasion fiscale n'a quant à elle été que récemment reconnue par la communauté internationale comme un problème important. Le dernier point, absolument essentiel, est apparu avec la crise : l'universalisation des règles de prudence à toutes les entités mondiales, y compris aux places offshore. La crise a renforcé ces deux derniers points, le premier remontant lui au début des années 1990.
Vous étiez à la tête de la BCE au début de la crise. Avez-vous été surpris par sa survenance puis son ampleur ou aviez-vous perçu des signes avant-coureurs de ce risque potentiel ?
J'ai eu le privilège de présider certaines des réunions des banquiers centraux. Je rendais régulièrement compte de ces réunions qui n'étaient pas particulièrement suivies par la presse internationale. Elles permettaient cependant de faire le point sur la situation. En 2006 et 2007, cette communauté de banquiers centraux estimait que les risques pour l'économie internationale étaient sous-estimés. Nous voyions des marges, une volatilité ainsi que des primes de risques extrêmement faibles. Elles dénotaient une appréciation extrêmement optimiste des risques de la part de l'ensemble de l'économie financière internationale. Nous considérions qu'il était de notre devoir de le signaler. En janvier 2007, j'ai fait la Une du Financial Times en mettant en garde contre cette sous-estimation.
La crise des subprimes nous est apparue, à certains de mes collègues et à moi-même, comme le début de la correction nécessaire. Nous avons d'ailleurs observé, en une journée, une augmentation relativement considérable des marges et des primes de risques. Durant l'année qui a suivi, nous avons assisté à de nombreuses corrections sur les marchés. Les premières graves évolutions d'institutions sont alors apparues, au sein de Bear Stearns, Freddie Mac, Fannie Mae et Lehman Brothers. Nous étions en présence d'un système potentiellement instable. Je ne crois pas qu'une seule institution ultra-lucide pouvait estimer que nous allions expérimenter une menace grave et immédiate d'effondrement du système. Lorsque la décision a été prise de lâcher Lehman Brothers, nous avons, au sein de la BCE, soutenu ce choix. Cela n'a pas été le cas partout dans le monde. Dans beaucoup d'analyses, la résilience du système était surévaluée. Je l'ai dit précédemment : si le système semble moins fragile qu'auparavant, nous ne devons cependant pas être complaisants puisque nous ne connaissons pas avec certitude la solidité du système mondial actuel. Les succès prodigieux que nous avons connus au niveau mondial comportent des contreparties. Ainsi, nous explorons des territoires encore inconnus.
Vous évoquiez l'extrême rapidité des décisions sur le marché, favorisée par les nouvelles techniques de communication. Le progrès technique sert-il la vie économique ou la spéculation ?
Les autorités prudentielles et les banques centrales doivent se poser cette question en permanence, particulièrement dans ce contexte de trading à haute fréquence où les fractions infinitésimales comptent pour gagner en efficacité. Nous explorons des territoires totalement nouveaux. La quasi-totalité des acteurs en vient à réfléchir à un déplacement de quelques centaines de mètres afin d'être plus proche de la machine centrale faisant fonctionner un marché pour gagner ainsi le temps que la lumière met à parcourir cette distance. Nous ne pensions pas avoir à expérimenter de tels phénomènes. Nous devons tenter de maîtriser au mieux les avancées technologiques, le problème étant que dès qu'une technologie nouvelle apparaît elle est adoptée sans évaluation préalable. Je ne peux répondre à votre question ; comme les langues d'Esope, la technologie est capable du meilleur comme du pire.
Pensez-vous que les grands acteurs financiers confisquent régulièrement l'information ? Le cas échéant, les superviseurs sont-ils en mesure de remédier à cette situation ?
Je pense que, pour les superviseurs du monde entier, le réveil brutal de la crise a été extraordinairement utile. Certains ne se déplaçaient pas pour contrôler les entités financières. Ils se contentaient de regarder les éléments envoyés par les banques et les institutions financières et se reposaient sur les éventuels rapports d'audit. La crise a totalement balayé cette conception de la surveillance prudentielle. Désormais, la supervision implique nécessairement de se déplacer et d'interroger tous les acteurs afin de se forger une idée aussi fidèle que possible de la culture et de la pratique par l'entité de sa propre activité. Cette démarche fait désormais partie des bonnes pratiques et ne souffre d'aucune contestation. Sous le choc de la crise, l'exercice de la surveillance prudentielle a dramatiquement changé.
Pourquoi le gouvernement américain a-t-il laissé tomber Lehman Brothers ? Selon vous, comment peut-on lutter efficacement contre les places offshore qui nous posent tant de difficultés ?
La question de l'attitude du gouvernement américain est extrêmement importante. L'ensemble de la démocratie américaine s'y est d'ailleurs penchée. Je vais vous donner ma propre interprétation des faits.
Lehman Brothers est la quatrième entité que j'évoquais tout à l'heure. La première était Bear Stearns. Elle a pu être sauvée par une intervention privée, considérablement favorisée par les autorités américaines. Il y avait alors eu consensus au sein de l'administration et de la banque centrale face à la gravité de la situation et à l'important risque de contagion. La reprise, bien que privée, avait tout de même été très critiquée. Beaucoup d'Américains considèrent en effet que le propre de l'économie de marché est l'abandon des mauvais gestionnaires. Le débat public avait fortement critiqué l'administration.
Par la suite, Freddie Mac et Fannie Mae, deux entités spécialisées dans le financement du logement, ont également connu d'importantes difficultés. Si Bear Stearns était une banque d'investissement réputée conservatrice, les deux suivantes correspondaient à une sensibilité opposée, spécialisées dans le logement des plus pauvres. L'administration américaine a dû se mobiliser pour sauver ces deux entités. Leur disparition aurait été absolument abominable. La mobilisation d'argent public a été considérée comme très critiquable. Le débat portait sur l'utilisation de l'argent du contribuable afin d'empêcher l'effondrement d'entités mal gérées. En simplifiant outrageusement, je dirais que les critiques de gauche d'une part, et de droite d'autre part, ont convergé.
Lehman Brothers arrive suite à ces trois expériences et aux critiques qui ont suivi. Pour cette quatrième entité, aucune solution privée n'est apportée. Je pense que l'exécutif américain a estimé qu'il devait arrêter cette série de sauvetages très critiqués dont il ignorait quand elle prendrait fin. En effet, si Lehman Brothers avait été sauvé, l'exécutif aurait dû faire de même pour AIG et d'autres. Une rationalisation a posteriori, montre que nous avions face à nous un risque systémique majeur. L'arrêt de l'effondrement séquentiel du système devait lui-même être de nature systémique ; il ne pouvait se limiter à une série ininterrompue de sauvetages. Effectivement, les conséquences redoutables du dépôt de bilan de Lehman Brothers sur l'ensemble du système, ont amené l'exécutif américain à présenter le programme TARP devant arrêter l'effondrement systémique. Le refus, dans un premier temps, de ce programme par le parlement américain démontre à quel point l'élite américaine était inconsciente de la gravité des événements.
Rétrospectivement, nous voyons que ces sauvetages ont été critiqués puisque l'opinion ignorait que l'ensemble du système était en cause. Lorsqu'il est apparu, après notamment l'effondrement des valeurs boursières, que le risque systémique se transformait en véritable sinistre, le programme TARP a été voté par le Congrès des Etats-Unis. Il s'agissait là de la première grande opération d'arrêt de la menace d'effondrement. Je me suis concentré sur les Etats-Unis mais l'ensemble des pays avancés ont dû faire face à des défis de même nature, dans des conditions aussi difficiles.
Monsieur le Gouverneur, j'ai bien entendu vos propos relatifs à la supervision prudentielle. Parallèlement à cela, je tiens à dire que nous sommes un certain nombre dans cette commission à être extrêmement surpris par le nombre de filiales dont disposent les banques. BNP Paribas par exemple, possède 300 filiales. Nous suspectons un manque évident de transparence. En effet, je crois comprendre que le contrôle porte sur les comptes consolidés. Les opérations ne sont donc pas vérifiées. Il nous a d'ailleurs été dit qu'il était territorialement impossible d'accéder aux opérations réalisées à l'étranger. Quel est votre avis sur cette situation ? Il s'agit selon moi d'une question fondamentale.
Cette question est effectivement très importante. Je sais que votre commission se concentre sur l'offshore. Cependant, le problème se pose pour tous les pays. Certains Etats européens tels que le Luxembourg ou l'Autriche sont moins coopératifs que d'autres, particulièrement dans le domaine fiscal. Quelques toutes petites entités disposent d'une position particulière en raison de leur complaisance à l'endroit du financement criminel ou de la fraude fiscale. Mais, nous devons admettre que le problème est beaucoup plus général que l'offshore au sens stricto sensu. Le problème est bien évidemment important puisqu'il regroupe la plus grande partie des juridictions non coopératives. Je vous l'ai dit, nous ne devons pas être complaisants. Cependant, l'invention en 2009 du concept de juridiction non coopérative dans les trois dimensions, criminelle, fiscale et prudentielle ainsi que la création du GAFI en 1989 démontrent qu'un consensus émerge. Des outils de contrôle existent. Le reste relève de l'énergie et de la détermination des pays. La publication régulière de la liste des Etats n'appliquant pas les standards internationaux, couplée à une demande de la communauté internationale de leur mise en place, soulignerait cette détermination.
En réponse aux problèmes de filiales que vous soulevez, il faut savoir que beaucoup de pays souhaitent être maîtres chez eux et ce, pas nécessairement dans le but de pratiquer des fraudes, une évasion fiscale ou des activités criminelles. Ces pays peuvent alors exiger des filiales afin que leur autorité prudentielle exerce le contrôle. Nous revenons à ce que je viens de dire : nous devons disposer, partout dans le monde, de standards communs contrôlés par une entité responsable au niveau de l'économie internationale.
Je vous remercie Monsieur le président d'éclairer notre commission de votre compétence et de votre expérience. En tant qu'observateur privilégié, pourriez-vous nous dire qu'elles sont les zones de plus forte opacité financière ? Dans ses recommandations relatives à l'assainissement des finances publiques, la BCE a-t-elle eu l'occasion de mentionner des mesures destinées à harmoniser les prélèvements obligatoires ou à lutter contre la concurrence et l'évasion fiscales ? Enfin, et même si cela n'est pas directement lié à notre commission, pensez-vous que l'euro est définitivement hors de danger ?
Nous vivons, sur une longue période, une transformation du monde. Les entités obscures dissimulant leurs activités préoccupent la communauté internationale depuis 1989. Ce processus va, me semble-t-il, formidablement s'accélérer à cause de la crise que nous venons de connaître. Les lieux de forte opacité se trouvaient indéniablement dans certaines places offshores. Elles faisaient commerce de cette absence de transparence, certes, auprès des personnes pratiquant l'évasion fiscale mais également et particulièrement, auprès de celles ayant des activités criminelles. Certains pays avancés parfaitement respectables considéraient que l'opacité fiscale faisait partie de leur culture. Les pratiques de ce genre disparaissent depuis peu et extrêmement rapidement ; il faut s'en féliciter. En dehors de l'Europe, beaucoup de pays se prêtent encore à cette obscurité. Je n'établirai pas de liste même si, je l'ai dit, je souhaiterais qu'il en existe une sur les pays dont nous considérons qu'ils constituent une juridiction non-coopérative.
Concernant l'assainissement des finances publiques, j'ai demandé que le traité soit respecté. La BCE ne prétend pas inventer ni la loi, ni la législation secondaire. J'ai énormément regretté que le pacte de stabilité et de croissance ne soit pas appliqué. Durant toute ma vie professionnelle, j'ai expliqué l'importance de ce pacte. Nous avons en effet été très audacieux en établissant une monnaie unique. Celle-ci nécessite cependant un cadre. Cela n'allait malheureusement pas de soi, notamment en France, en Allemagne ou en Italie. Ma première bataille en tant que Président de la BCE a consisté à rompre des lances pour le pacte de stabilité et de croissance. Le respect même des règles fixées a été difficile.
Je sais que notre pays est attaché à l'harmonisation des fiscalités et des prélèvements obligatoires. Cependant, je crois qu'il existe un malentendu. Le niveau de la fiscalité dépend du niveau de dépense jugé approprié par le pays. Nous ne pouvons pas forcer un Etat qui souhaite peu dépenser, à disposer de gigantesques excédents budgétaires sur l'autel de l'harmonisation fiscale. De la même manière, nous ne pouvons imposer à un Etat souhaitant dépenser une importante part de son PIB un déficit permanent. J'insiste sur ce point : nous ne pouvons traiter l'harmonisation des recettes fiscales sans traiter l'harmonisation des dépenses. Je sais que ces propos sont impopulaires. La France est, au sein de la zone euro, le pays dont les dépenses publiques en proportion du PIB sont les plus élevées. Cette position n'est pas dans les chromosomes français. Lors du choc pétrolier de 1973, nos dépenses publiques étaient inférieures à celles de l'Allemagne et du Royaume-Uni. L'évolution de notre pays, presqu'à son insu, nous place dans une position beaucoup plus défavorable pour la croissance et la création d'emplois. La Suède a connu une évolution similaire. Le montant de ses dépenses publiques en proportion de son PIB a même été supérieur au nôtre. Pourtant, grâce à ses efforts, elle a pu abaisser de 10 % ses dépenses publiques, améliorant ainsi sa situation.
Dans votre dernière question, vous utilisez sans doute le terme « euro » en pensant à l'intégrité de la zone euro. L'euro en tant que monnaie a prouvé sa capacité à se protéger contre la crise. La seule remarque émise à son égard est qu'il est trop solide. Depuis le début de la crise, il a constamment préservé son propre crédit ainsi que la confiance que nous avons en lui. Depuis le 9 août 2007, l'euro est resté très solide. Je ne dis pas qu'il a été trop solide ; il a rempli la tâche qui lui avait été confiée par les démocraties européennes. La BCE devait préserver la stabilité des prix : cela a été fait puisque sur quatorze ans, la hausse des prix s'est élevée à 2,3 % dans l'ensemble de la zone. Ce résultat explique la stabilité monétaire tout au long de la crise. Si votre question est « La zone euro, dans son intégrité, va-t-elle demeurer ? », je vous réponds que cela n'était pas le sentiment de l'ensemble des observateurs après le troisième épisode de la crise. Cependant, le sentiment général des observateurs depuis un an est que quatre éléments ont joué un rôle majeur dans la stabilisation de l'intégrité de la zone euro. Le premier est que les pays auparavant très mal gérés ont réalisé d'énormes progrès. La balance des paiements courants des cinq pays attaqués est désormais pratiquement à l'équilibre. Le deuxième tient dans l'important renforcement de la gouvernance économique et budgétaire de la zone. Le troisième est la démonstration qu'aucun pays ne souhaitait expulser ceux en difficulté. Enfin, l'action de la BCE a joué un rôle. Nous avons démontré à deux reprises que nous pouvions intervenir sur les valeurs du Trésor afin d'assurer l'efficacité de la politique monétaire dans l'ensemble de la zone. Cette intervention pouvait se faire en cas, d'une part, de conditionnalité appropriée et d'autre part, de solidarité de l'ensemble de la zone. Ces quatre raisons expliquent que, vu du reste du monde, l'intégrité de la zone euro paraît solide. Son élargissement à 18 pays le démontre. Tous les problèmes ne sont bien évidemment pas réglés. Nous sommes selon moi au milieu du gué mais nous prouvons notre résilience à tous ceux qui pensaient que la zone était extrêmement fragile. J'entends par « nous », l'ensemble des Européens de la zone euro.
Monsieur Strauss-Kahn, lorsque nous l'avons auditionné, a estimé que ce n'était pas le système bancaire qui avait failli mais les hommes. Pensez-vous également que le système bancaire ne mérite aucune amélioration car seuls les hommes le font déraper ? Si vous ne le pensez pas, que préconiseriez-vous aux niveaux européen et français ?
Je ne sais pas si la métaphore de l'automobile est appropriée. Votre interlocuteur voulait certainement dire qu'il ne fallait pas faire de l'industrie bancaire un bouc émissaire. Je suis entièrement d'accord avec ce point de vue. Le système tout entier a prouvé une faiblesse inacceptable. Tout, sans exception, doit être amélioré. Avec une très grande force, la communauté internationale est d'ailleurs intervenue auprès des banques : nous avons incroyablement renforcé les exigences en capital ; nous avons généralisé les ratios de leviers entre le capital et l'ensemble des bilans ; nous avons multiplié les exigences à leur égard notamment en renforçant considérablement la surveillance prudentielle. Les institutions de surveillance des établissements bancaires de tous les pays du monde ont été transformées. En Europe par exemple, la BCE se voit confier de nouvelles responsabilités. La communauté internationale a diagnostiqué la nécessité de renforcer les banques et les infrastructures de marchés ainsi que le besoin d'exigences à l'encontre des dérivés. Nous commettrions une grave erreur en faisant des banques un bouc émissaire. Il est en revanche parfaitement légitime et nécessaire de renforcer l'ensemble des banques et des institutions. Ces dernières doivent bien sûr être traitées de manière égalitaire. Nous ne devons plus nous livrer à des compétitions afin d'identifier quel Etat sera le plus laxiste ou le plus complaisant en vue d'obtenir certains marchés.
Je crois que l'une des erreurs de la France est d'oublier que le système financier finance l'économie. Sans financement, il ne peut y avoir ni croissance, ni emploi. Ainsi, nous devons être attentifs à ce que le système fonctionne le mieux possible. Si le système financier est pointé comme bouc émissaire, nous risquons de tuer l'un des éléments de la prospérité. J'ajouterai que l'emploi dans le secteur financier des pays avancés est un enjeu très important. Il est nécessaire de posséder la meilleure surveillance prudentielle, inspirant aux entités la plus grande confiance possible dans les places financières. Je plaiderai volontiers pour les places de la zone euro, considérant que le monde de l'industrie financière est un enjeu considérable pour sa prospérité.
Ma dernière question porte sur le financement de l'économie réelle par les banques, dont la part est en régression. Vous parlez de nouvelles responsabilités de la BCE. Incluent-elles une réflexion sur les problèmes posés par l'offshore ? Dans notre quête de recettes nouvelles, nous aurions tort de ne pas nous intéresser à celles de l'évasion fiscales.
La fiscalité n'est du ressort ni de la BCE, ni des autorités prudentielles. La BCE va certainement avoir l'autorité prudentielle unique de la zone euro très près d'elle. Les deux ne se confondent cependant pas. La fiscalité est réellement du ressort des gouvernements. A ma connaissance, la BCE n'a jamais essayé de se saisir d'un dossier de fiscalité ex nihilo. Si elle venait à être consultée, elle ne manquerait cependant pas de donner son sentiment. Les gouvernements prennent en charge la lutte contre l'évasion fiscale et ce de manière accrue depuis la crise. En tant que banque centrale, nous sommes impliqués dans les opérations de lutte contre la criminalité organisée incluse dans l'action du GAFI. La surveillance prudentielle fera également partie des responsabilités de la BCE. Sur le plan fiscal, il revient aux gouvernements d'organiser leur propre coopération, dans le cadre de l'OCDE et du Forum mondial. Le concept de juridiction non coopérative est certainement le concept adéquat afin de ne pas brouiller le message et d'être clair vis-à-vis des pays concernés, au-delà des places offshore.
Monsieur le Gouverneur, je vous remercie, au nom de notre commission, pour la profondeur, la précision ainsi que la pédagogie de vos propos.
Monsieur Fernandez, prêtez-vous serment de dire toute la vérité, rien que la vérité ? Levez la main droite et dites « Je le jure ».
Je vous en remercie.
Vous avez reçu un certain nombre de questions de notre part. Je vais vous laisser une dizaine de minutes pour présenter la synthèse de vos propos. Je passerai ensuite la parole à notre rapporteur et, bien sûr, à nos collègues qui souhaiteront intervenir.
J'ai envisagé une introduction répondant à la plupart de vos questions. Vous inscrivez l'évasion et la fraude fiscales, coeur de votre commission, dans un cadre plus général visant à mieux appréhender les actions menées en vue de réguler la finance.
Je ne rappelle le rôle du Trésor qu'afin de préciser que nous travaillons en lien étroit avec la Direction générale des finances publiques ainsi que la Direction de la législation fiscale sur les sujets d'évasion et de fraude fiscales. Auprès du Ministre, nous participons aux négociations permettant de décliner l'agenda international. Nous sommes mobilisés au G8, au G20, dans l'ensemble des instances financières internationales ainsi que dans le cadre européen (ECOFIN, Eurogroupe). Nous préparons également des projets de loi qui vous sont ensuite soumis.
En matière de lutte contre l'évasion et la fraude fiscales, notre action poursuit trois objectifs principaux. Le premier est d'identifier puis de faire pression sur les juridictions non coopératives. Ces juridictions sont notamment celles présentant des défaillances en matière de supervision prudentielle. Le Conseil de stabilité financière suit ce sujet. Je suis d'ailleurs Président du groupe d'experts dédié à cette question qui prépare les délibérations de ce conseil. Nous agissons également pour la transparence fiscale au sein du forum mondial, appuyé par l'OCDE. Enfin, nous luttons contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Dans ce cadre, le Trésor prend la tête de la délégation française au GAFI.
Notre second objectif est de promouvoir une plus grande transparence des personnes morales et des autres constructions juridiques, notamment les trusts. Depuis quelques années, nous avons sensiblement progressé dans ce domaine.
Notre troisième objectif est de renforcer les cadres législatifs et réglementaires nationaux en matière de lutte contre le blanchiment et l'évasion fiscale. Les Etats se mettent d'accord au sein d'instances internationales pour fixer des standards et se coordonner pour les atteindre. Nous tentons de donner l'exemple en initiant des réformes. Notre coopération avec la DGFIP et la DLF a été récemment renforcée dans ce domaine. Nous avons en effet mis en place des réunions de coordination afin d'échanger au niveau technique en amont des négociations.
L'agenda en matière de régulation financière est plus que conséquent depuis la crise de 2008. Les actions que nous avons menées dans différents domaines permettent de mieux réguler les banques et les acteurs financiers. La capacité à gérer les crises a été significativement améliorée. Nous avons considérablement renforcé la résilience des banques en augmentant leurs fonds propres dans le cadre de Bâle 3. Nous avons également renforcé leur supervision en mettant en place un collège de superviseurs pour les groupes transnationaux. La loi de séparation et de régulation bancaire a accru la capacité de l'ACP dans ce domaine. Enfin, nous avons amélioré la gestion ordonnée de la liquidation d'une banque en période de crise. Il s'agit de l'agenda de la « résolution ». Dans ce cadre, nous venons d'adopter à l'ECOFIN une approche générale sur le projet de directive relative à la résolution bancaire. Ce projet introduit un régime harmonisé pour la résolution bancaire au sein de l'Union européenne. Ce texte est complété par une nouvelle proposition de la Commission européenne mettant en place un mécanisme de résolution unique pour les Etats membres participant à l'union bancaire. Une agence en charge de ces procédures sera mise en place. Un fonds de résolution financera les interventions de cette agence. Nous espérons adopter ce nouveau texte avant la fin de l'année 2013.
Au-delà de la sphère bancaire, nos efforts portent aussi sur le shadow banking. Il vise à réguler et superviser les acteurs exerçant des activités bancaires sans pour autant être des banques. Une régulation excessive de la sphère bancaire qui délaisserait ces acteurs aboutirait au déplacement des activités. D'autres travaux s'intéressent également aux assureurs systémiques afin d'améliorer la supervision et l'appréhension des enjeux que présentent ces acteurs.
Si vous me le permettez, Monsieur le Président, je vais décliner les domaines faisant, selon moi, l'objet d'importants progrès en matière d'évasion et de fraude fiscales L'essentiel des initiatives a été lancé en 2009 au G 20 de Londres. Les actions ont cependant connu une forte accélération en avril 2013. Le renforcement de la coordination au niveau international en matière de lutte contre l'évasion et la fraude fiscales a été rendu possible par deux facteurs. Le premier tient aux événements particuliers dans certains pays ayant mobilisé l'attention publique, mais également plus généralement aux informations publiées par des organes de presse, telles que celles rendues publiques dans le cadre d'Offshore Leaks. Le second est lié à l'effort de consolidation des finances publiques consentis par les Etats en cette période de crise. Le phénomène de l'évasion fiscale est devenu de plus en plus Insupportable dans toutes les économies. Nous devons relier le poids pesant sur les finances publiques depuis le début de la crise avec cette énergie déployée par les pouvoirs publics de différents pays afin que l'impôt dû ne s'échappe pas par des circuits parallèles.
Les initiatives nouvelles portent sur la promotion de l'échange automatique d'informations afin d'améliorer la coopération internationale en matière fiscale. De ce point de vue, le mois d'avril a été très important avec une réunion informelle des Ministres des Finances de l'Union européenne à Dublin, avec une initiative de cinq États dont la France, puis lors du G20 à Washington. Pour la première fois, les pays du G20 ont indiqué qu'ils considéraient cet échange comme le nouveau standard international de lutte contre l'évasion fiscale. Plusieurs initiatives concrètes relatives à l'échange automatique d'information sont déjà en cours : le FATCA, modèle américain et l'initiative pilote lancées par 5 pays européens (G5), dont la France fait partie, et qui regroupe désormais 17 pays européens, rejoints par des Etats du reste du monde tels que le Mexique et la Norvège. Les avancées sont très rapides, en lien avec les négociations sur les directives européennes.
La promotion de la transparence des personnes morales et des trusts est l'une des recommandations adoptées par le GAFI. Il s'agit là d'un axe essentiel dans la lutte contre la fraude et l'évasion fiscale et le blanchiment d'argent, qui passent souvent par l'utilisation de structures juridiques opaques. Là aussi, la réunion ministérielle du G20 a identifié ces structures comme des entités devant faire l'objet d'attention, en citant pour la première fois explicitement les trusts. En outre, lors du Sommet de Lough Erne en juin 2013, les dirigeants du G8 se sont engagés à mettre en place des plans nationaux afin de lutter contre l'opacité.
Excusez-moi de vous interrompre mais il me semble qu'à l'inverse, cette question n'a pas requis l'assentiment de tous au G8 et, si je ne m'abuse, ne figure pas dans la déclaration finale.
Il y a eu des percées importantes durant le G8, présidé par le Royaume-Uni. Suite au sommet de Lough Erne, les Etats se sont engagés à publier des plans d'actions nationaux afin d'améliorer la transparence des constructions juridiques, y compris des trusts. Il est exact que le communiqué final des chefs d'Etat ne cite pas explicitement les trusts ; en revanche les principes communs à ces plans d'action, agréés entre les chefs d'Etat et annexés au communiqué, les citent bien explicitement. Même si le texte ne nomme pas directement les trusts, le progrès est très important. L'engagement du G20 est également beaucoup plus clair qu'auparavant, notamment parce que les Européens ont adopté une position commune sur ce point.
L'agenda dit « BEPS » est également primordial. Il vise à lutter contre l'érosion de la base d'imposition et le transfert des bénéfices. L'OCDE a été missionnée par les États du G20 sur ce sujet. Le sommet de Saint-Pétersbourg au mois de septembre sera également saisi du sujet. L'idée générale de cette démarche est d'éviter la double non-imposition. En effet, en optimisant les règles fiscales de certains Etats mises en place pour éviter la double imposition, des grands groupes parviennent à payer très peu d'impôts. L'ensemble des membres du G20 s'accorde pour dire qu'il est inacceptable que des parts importantes de richesses échappent à tout impôt. L'économie numérique est une dimension sur laquelle nous portons tout particulièrement notre attention.
J'en termine en évoquant les initiatives qui visent à mettre la pression sur les juridictions non coopératives. La démarche consiste à lister les territoires qui ne jouent pas le jeu de la transparence et de la coopération internationale. Lors du G20 de Washington, nous avons obtenu une référence aux quatorze juridictions non coopératives en matière fiscale. Ces dernières ne disposent pas du cadre juridique permettant de se conformer aux standards établis par le Forum mondial sur la coopération en matière fiscale. Des travaux d'évaluation aboutiront à une notation de chaque juridiction en fonction de leur degré de coopération concrète en matière d'échange d'informations. Les premiers résultats seront connus d'ici à la fin de l'année. Aujourd'hui, 110 Etats font partie du Forum mondial qui s'engage dans cette démarche. En France, il existe également une liste des Etats et territoires non coopératifs, qui refusent de négocier des textes de coopération en matière fiscale avec la France, ou qui n'appliquent pas en pratique les accords existants. La prise en compte pour établir cette liste de nouveaux critères concernant l'échange automatique d'informations à des fins fiscale est prévue par le projet de loi sur la fraude fiscale en cours d'examen parlementaire. Enfin, vous le savez, le projet de loi de séparation et de régulation bancaire prévoit que banques aient l'obligation de rendre compte annuellement de leurs activités dans chaque juridiction. Nous pourrons ainsi, et cela est devenu une législation européenne dans le cadre de la via Directive sur les exigences de fonds propres, mieux identifier l'activité des entités opérant dans des juridictions non coopératives.
La crise financière de 2008 a entraîné un agenda de régulation financière qui, s'il n'est pas toujours perceptible, est extrêmement puissant. Il reste beaucoup d'actions à mener. Le deuxième temps de la crise, qui a vu les dettes et déficits publics s'accroître et certains pays connaître des crises importantes, a mis sur le devant de la scène les sujets d'évasion fiscale. D'importantes initiatives ont été prises dans ce domaine, engageant un mouvement que je considère sans retour.
Monsieur le Directeur général, je souhaiterais connaître votre point de vue sur l'instabilité financière. Quelle est selon vous l'éventuelle responsabilité des places offshore ? Nous avons posé cette question à plusieurs intervenants qui estimaient que l'incidence de leurs activités sur la crise financière était faible. Quelles seraient également les responsabilités incombant à la spéculation et à l'ingénierie financière ?
Je crois qu'il existe un consensus pour considérer que l'ingénierie financière est allée trop loin lorsqu'elle était mobilisée à des fins de spéculation pure. Comme le cholestérol, une partie est bonne, l'autre est mauvaise.
Je tiens par ailleurs à rappeler que les places offshore n'ont pas eu un rôle essentiel dans l'instabilité financière. Je ne dis pas pour autant que nous ne devons pas y porter attention, car je pense qu'elles posent d'autres problèmes. Mais les principales défaillances de banques étaient le fait d'établissements bancaires tout à fait « onshore ». Je pense par exemple à Northern Rock au Royaume-Uni ou tout récemment à SNS Reaal aux Pays-Bas.
Il me semble que des actifs douteux de Northern Rock ont depuis été identifiés au sein de leur entité de Jersey.
Je ne pense pas que cet événement ait mené Northern Rock aux difficultés insolubles qu'elle a connues. Même si encore une fois, la finance off-shore pose d'autres problèmes, qu'il nous appartient de résoudre, notamment grâce aux actions que nous menons dans la lutte contre les juridictions non coopératives au plan international. De la même manière, je ne crois pas que les problèmes de la banque franco-belge Dexia aient été liés à des activités sur des places offshore.
Les hedge funds n'ont pas non plus de responsabilité essentielle dans cette crise. Encore une fois, cela ne signifie pas que certains acteurs ou certaines places ne créent pas de problèmes. Pour cette raison, des agendas relatifs au blanchiment, au contrôle prudentiel et à la fiscalité mettent une pression sur les places ne respectant pas les standards internationaux. Ces pratiques ne sont pas pour autant responsables en tant que telles de la crise que nous avons connue. La crise des subprimes ou celle du secteur immobilier en Espagne ne concernaient pas des places offshore. La responsabilité des acteurs varie selon les sujets.
Des activités spéculatives telles que la titrisation à l'excès ou les montages complexes de produits financiers, ont effectivement joué un rôle important. La présidence française du G20 avait tenté de faire avancer les choses, par exemple sur les dérives de la financiarisation des matières premières. L'agenda n'est pas terminé. Nous venons d'accueillir un séminaire du G20 sur ce sujet et nous continuons de porter cette préoccupation au sein du G20.
L'ingénierie financière a également pu jouer un rôle. Je ne reviens pas sur l'existence d'une ingénierie utile et d'une ingénierie dangereuse.
Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je vous propose de grouper les prochaines questions.
Monsieur le directeur général, nous écoutons toujours vos propos avec grand plaisir. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur les systèmes de compensation ? Vous semblent-ils suffisamment contrôlés ? Quelle analyse faites-vous par ailleurs de la multiplicité des structures dans les grands groupes financiers internationaux ?
Vous évoquiez l'avancée des travaux en cours. Quelles sont selon vous les retombées négatives de la progression du concept de vie privée des personnes morales (arrêt récent du Conseil d'Etat) ? N'allons-nous pas perdre ce que nous gagnons grâce aux pratiques que vous préconisez ? Nous sommes par ailleurs d'accord sur les notions de listes. Quelle est selon vous la meilleure méthode afin d'aboutir à une liste unique ? Enfin, je me permets une remarque à voix haute. Une amélioration du système n'interviendra-t-elle pas uniquement lorsque nous connaîtrons une nouvelle génération de responsables d'entreprises, obligés d'avoir un discours clair ? Une personne que nous avions auditionnée l'année dernière disait qu'à une époque, tout le monde fraudait.
Je vais commencer en répondant à la question relative aux listes. Au niveau international, trois catégories de listes ont été établies. La première porte sur les territoires non coopératifs en matière fiscale. Le Forum mondial identifie quatorze juridictions n'ayant pas franchi la première phase d'examen. Cette liste a été rendue publique suite au G20 de Londres en 2009. La deuxième est celle du GAFI. Elle identifie les territoires ne respectant pas ses standards en matière de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Cette liste est publique. Enfin, une troisième, conduite par le Conseil de stabilité financière, porte sur le contrôle prudentiel. Un seul pays figure sur la liste « noire ». Nous considérons qu'il serait difficile de fusionner ces classements. En effet, même si les logiques peuvent être liées, elles restent spécifiques selon leur catégorie.
Par ailleurs, les Etats peuvent établir de manière autonome des listes de pays qu'ils considèrent au niveau national comme non coopératifs. C'est le cas de la France , qui établit une liste des Etats avec lesquels la coopération en matière fiscale n'est pas satisfaisante de son point de vue, ce qui correspond à des territoires que la communauté internationale n'a pas nécessairement identifiés comme peu coopératifs. Vous débattrez de ce point, Mesdames et Messieurs les sénateurs, lors des discussions autour du projet de loi contre la fraude. Le texte prévoit en effet que le gouvernement puisse ajouter à la liste les pays qui refusent de signer des textes de coopération en matière d'échange automatique d'informations fiscales, ou qui ont signé les textes mais ne les appliquent pas. Cette initiative nous aidera probablement à établir des listes plus effectives.
Concernant les systèmes de compensation, je dirais que les éléments relatifs aux infrastructures de marché sont complexes mais importants. Ces infrastructures incluent notamment les bourses. La conservation de l'influence et de la capacité d'action sur ces infrastructures représente un véritable intérêt. Elles incluent également les chambres de compensation. Il est très important de conserver une visibilité sur la chaîne du titre. Nous devons en effet savoir comment les titres sont échangés et compensés. Cette visibilité est d'autant plus importante sur des segments de marchés tels que celui des produits dérivés. Ces derniers étaient essentiellement échangés sur des marchés de gré à gré. Or nous tentons de les ramener sur des plateformes transparentes qui exigent des mécanismes de compensation. Ce point est inclus dans la législation européenne dite « EMIR » et son pendant aux Etats-Unis, le Dodd-Frank Act. Un accord a été conclu le 15 juillet 2013 entre les autorités européennes et américaines afin d'établir une reconnaissance mutuelle des règles régissant les échanges et la compensation des dérivés. Ce point est extrêmement important.
Je ne connais pas le détail de la jurisprudence relative à la notion de vie privée des personnes morales que vous évoquez. Je peux tout de même dire que des initiatives telles que la création de registres afin d'identifier les trusts ou les fiducies, n'ont pas vocation à rendre publiques toutes les informations dont l'administration dispose à leur sujet. L'administration fiscale doit bien entendu avoir accès à ces informations. La DGFIP gère d'ailleurs le registre des fiducies en France. Il permet d'identifier le bénéficiaire effectif d'une fiducie ou d'un trust. De nouvelles mesures sont actuellement envisagées dans le cadre du projet de loi sur la fraude fiscale. J'examinerai ce sujet qui mérite certainement une certaine vigilance et j'indiquerai ce point à la DGFIP qui est davantage concernée. Ce que j'en connais m'amène à penser que la nouvelle législation envisagée, autant que la législation existantes, ne devrait pas se heurter aux difficultés mentionnées en matière de vie privée des personnes morales.
Je vous rappelle que vous avez la possibilité d'enrichir vos réponses par écrit à l'issue de cette audition.
Quelle est la situation des créances compromises des banques ? Peut-on craindre qu'elles soient fondues dans certains produits et cédées à des clients qui n'en auraient pas pleine connaissance ?
Je pense que le dispositif de supervision français a fait les preuves de sa robustesse. Nous n'avons d'ailleurs pas rencontré les difficultés de certains pays, les créances douteuses dans les bilans des banques françaises restent à des niveaux satisfaisants. Selon moi, nous ne courrons donc pas le risque dont vous faites état, d'autant que les événements de ces dernières années ont renforcé la vigilance du régulateur. Des structures communes à l'ACP et à l'AMF ont été mises en place afin de veiller aux conditions de commercialisation des produits financiers.
Par ailleurs, un exercice important va être conduit en Europe par la BCE. Il concernera toutes les banques européennes de taille significative c'est-à-dire, a minima, les 130 établissements ayant vocation à passer sous la supervision directe de la BCE à compter du second semestre 2014 (la création de l'« union bancaire » se traduit en effet par la mise en place d'un superviseur unique au sein de la BCE). Avant la mise en place opérationnelle du superviseur unique, la BCE procédera à un examen des bilans bancaires. Il inclura notamment une revue des actifs et devrait nous permettre d'évaluer avec précision la qualité des actifs bancaires et de clarifier le niveau des créances douteuses pour l'ensemble de ces banques. Cette expertise sera menée par des équipes de superviseurs épaulés d'auditeurs externes.
Avez-vous une estimation des créances douteuses des banques françaises ?
Le gouverneur de la Banque de France serait certainement plus à même de vous répondre. Nous n'avons cependant aucune inquiétude quant à la robustesse des banques françaises, en particulier de ce point de vue.
Je ne dispose pas d'une telle information. Je me renseignerai afin de vous transmettre d'éventuelles données. Les montants que vous mentionnez m'étonnent tout de même.
Le travail d'examen que j'évoquais intégrera également un « stress test » dans lequel l'hypothèse d'une crise très brutale dont l'impact sur les bilans sera simulé. Les conséquences qui seront tirées de cette étude pourront mener à une recapitalisation des banques pour les segments nécessaires, par des ressources privées, publiques, nationales ou européennes.
Dans l'examen des bilans que vous évoquez, allez-vous étudier les comptes consolidés des filiales ?
L'examen portera sur les groupes bancaires dans un périmètre consolidé, c'est-à-dire que les filiales seront aussi observées.
J'ai cru comprendre que jusqu'à présent, l'ACP examine uniquement les comptes consolidés, sans étudier la totalité des opérations. Nous sommes intrigués par le nombre considérable de filiales de ces banques. BNP Paribas dispose de 300 filiales. Ces créations ont bien un intérêt. Je souhaiterais que cette question soit étudiée.
Vous avez raison de souligner l'importance de regarder les filiales. Vous auditionnerez certainement le Président de l'ACP ; vous pourrez lui demander les détails de cet examen. La législation ne suppose pas d'appliquer les exigences prudentielles établissement par établissement et filiale par filiale mais, naturellement, lorsque nous étudions les groupes bancaires, les filiales sont aussi étudiées. Pour cette raison, dans le cas de filiales à l'étranger, nous mettons par exemple en place des collèges de superviseurs réunissant les superviseurs du pays d'origine et du pays d'accueil.
Monsieur le directeur général, estimez-vous que les autorités monétaires européennes doivent davantage tenir compte de la situation de transparence des pays partenaires ? Pourrait-on, en somme, pénaliser des opérations transitant par des zones non conformes au regard des règles prudentielles ou fiscales comme le prévoit le dispositif FATCA aux Etats-Unis ? Exerce-t-on par ailleurs un contrôle des mouvements de capitaux des pays en crise bénéficiant de soutiens européens ?
Le contrôle des mouvements de capitaux a été au coeur de certains programmes de soutien tels que celui de Chypre. La condition sine qua non de ce soutien était la réalisation d'un examen extrêmement précis des dispositifs légaux en vue de lutter contre le blanchiment ainsi que de leur mise en oeuvre. Par ailleurs, des dispositions ont été prises de manière transitoire afin de contrôler les mouvements de capitaux dans un contexte de crise bancaire très sévère. Ce cas est toutefois extrême, la majorité des programmes ne présentant pas ce type de difficultés spécifiques. Les conditionnalités ne portent donc pas sur l'évolution des mouvements de capitaux. En revanche, nous essayons de mettre en place un programme finançant l'économie. Ce financement requiert de créer les conditions afin que les capitaux reviennent dans des pays qui ont recouru au FMI lorsqu'ils n'avaient plus accès aux marchés.
Concernant l'inspiration des dispositifs FATCA, nous travaillons en ce sens. En effet, le « projet pilote » de 5 pays européens, dont la France, et qui s'étend aujourd'hui à 17 pays européens et à des pays hors UE comme le Mexique ou la Norvège prévoit la mise en place effective d'un dispositif d'échange automatique d'informations, tout comme FATCA. Concernant le volet dissuasif, toutefois, nous restons fidèles au principe d'établissement de listes d'Etats non coopératifs. L'inscription sur liste est en effet primordiale car les Etats détestent être identifiés comme non coopératifs. Les processus de revues, mis en place notamment par le Forum mondial, identifient si les conventions signées et les actes juridiques considérés sont effectivement mis en oeuvre. De notre côté, notre droit positif prévoit des conséquences fiscales s'attachant à l'inscription sur la liste française des territoires non coopératifs. Ces dispositions existent donc dans notre droit fiscal. Le « FATCA européen » aura pour effet de systématiser cet échange d'informations afin de mettre une pression très forte sur les Etats qui ne jouent pas le jeu.
Je présidais hier le groupe d'experts du Conseil de stabilité financière sur les juridictions non coopératives en matière de règlementation et de contrôle prudentiel. Certains Etats considèrent que les sanctions à l'égard de juridictions ne permettant pas l'échange d'informations sont illégitimes.
Je ne dispose pas d'exemple précis. La logique de sanction ne fait cependant pas consensus au sein de la communauté internationale. Certains considèrent en effet que nous devons rester dans un cadre coopératif dans lequel la confiance prime. Notre vision est plus intrusive. Nous estimons que lorsqu'un Etat ne joue pas le jeu, nous pouvons légitimement interdire à nos établissements d'effectuer des opérations dans ces juridictions. Encore une fois, cette vision n'est absolument pas consensuelle.
Monsieur le directeur général, je vous remercie et vous prie de nous excuser pour le relatif retard pris dans votre audition.
Je vous remercie, Monsieur le Président. Nous vous transmettrons dans les meilleurs délais les compléments de réponses à vos questions.