Notre ordre du jour appelle, en premier lieu, l'examen du rapport d'information de Simon Sutour et Yves Pozzo di Borgo sur les relations entre l'Union européenne et la Russie.
Nos deux collègues nous avaient déjà présenté en juin 2015 un rapport sur le régime de sanctions de l'Union européenne et sur les accords de Minsk, qui ont posé les bases d'un règlement de la crise ukrainienne.
Il y a tout juste un an, à leur initiative, le Sénat avait adopté une résolution européenne qui ouvrait la voie à une levée progressive et différenciée des sanctions sous conditions. Un an après le vote de cette résolution, il était intéressant de faire un point sur ce dossier sensible et, au-delà, de s'interroger sur les perspectives des relations entre l'Union européenne et ce grand pays. Je l'ai toujours dit, l'Union européenne ne peut évoluer sans construire des rapports apaisés, voire constructifs avec la Russie, même si elle est quelquefois un voisin « turbulent ».
Avec Yves Pozzo di Borgo, nous travaillons depuis trois ans sur la question des relations entre l'Union européenne et la Russie. Nous avions proposé l'an dernier une proposition de résolution européenne qui, compte tenu de son importance, avait été débattue en séance publique et adoptée à une très large majorité.
Lors de notre déplacement à Bruxelles en mars dernier, nous avons ressenti un sentiment de « glaciation » sur le sujet, ce qui n'est positif ni pour l'Union européenne ni pour la Russie. Nous nous sommes également rendus en Russie. Il y a quelques jours, lorsqu'il a reçu le président russe à Versailles, le Président de la République a tenu des propos francs, mais a également amorcé un dialogue. Nous préconisons dans notre rapport la reprise d'un dialogue stratégique, ce qui ne signifie pas un alignement sur les positions russes. Je me réjouis que nous entrions dans une nouvelle phase de nos relations.
Notre déplacement à Moscou avait pour objectif d'évaluer l'impact de la crise ukrainienne et des sanctions mises en oeuvre depuis 2014 sur les relations politiques et économiques entre l'Union européenne et la Russie.
La relation de l'Union européenne avec la Russie, longtemps placée sous le signe du partenariat stratégique, est aujourd'hui suspendue. Quelles sont les causes de cette tension dont certaines remontent avant le déclenchement de la crise ukrainienne ? Alors que la mise en oeuvre des accords de Minsk est paralysée, quelles seraient les options pour un nouveau dialogue de confiance entre l'Union et la Russie ? Je ferai trois observations.
Première observation : la crise actuelle est le catalyseur de malentendus anciens.
La tension qui oppose la Russie et l'Union européenne sur l'Ukraine est née d'incompréhensions qui remontent bien avant 2014.
Un premier malentendu est apparu lors du lancement en 2001 de la politique européenne de voisinage. Même si la perspective d'adhésion ne fut jamais offerte explicitement aux pays partenaires, l'hypothèse faisait son chemin. Le cas de l'Ukraine portait ainsi dès le début des germes de dissension. Placer l'Ukraine en situation de choisir entre l'Union et la Russie ne pouvait qu'engendrer des difficultés.
Second sujet de malentendu : l'élargissement de l'OTAN. Le passage de 16 à 28 membres entre 1999 et 2009 a suscité un sentiment d'encerclement et d'isolement en Russie. Le Conseil de coopération nord-Atlantique, auquel a participé la Russie, l'Acte fondateur de 1997, puis le Conseil OTAN-Russie instaurant un partenariat stratégique entre les deux parties ont été d'utiles canaux de dialogue. Pourtant, à tort ou à raison, la Russie place encore aujourd'hui la politique d'élargissement de l'Organisation en tête de ses griefs à l'égard de l'Alliance.
En 2016, après l'annexion de la Crimée et le développement de la crise dans le Donbass, l'OTAN a renforcé son flanc oriental dans le cadre de « l'initiative de réassurance » au profit de la Pologne et des trois États baltes. Quatre bataillons multinationaux y sont ainsi déployés.
Dans ce climat de défiance, il est positif que le Conseil OTAN-Russie ait malgré tout maintenu son rôle de cadre de dialogue. Il permet aux deux parties d'échanger sur leurs postures militaires respectives, afin d'installer une transparence nécessaire pour réduire les risques.
Deuxième observation : une forte interdépendance économique et commerciale lie l'Union et la Russie.
Davantage encore que leurs volumes, le contenu des échanges est révélateur d'une forte asymétrie. Notre rapport contient des statistiques éloquentes. Cette interdépendance économique, financière et énergétique ne se fait pas au détriment de l'Union, vu la diversité des biens exportés et la valeur ajoutée technologique qu'ils contiennent.
Ces relations commerciales ne vont pas sans contentieux. La Russie a pris des initiatives anti-dumping et installé des barrières sanitaires non conformes aux règles en cours à l'OMC. Plusieurs litiges ont été portés devant l'organe de règlement des différends, qui a validé les recours de l'Union européenne.
Troisième observation : l'énergie est, et demeurera, un enjeu stratégique, pour lequel l'interdépendance est la plus forte.
En 2016, la Russie a couvert le tiers de la consommation de gaz du continent européen. Les exportations russes de pétrole et de gaz contribuent à plus de 40 % au budget fédéral. Cette interdépendance énergétique est appelée à durer. La proximité géographique et l'acheminement du gaz naturel par des pipelines en construction resteront des atouts solides pour la capacité et la continuité d'approvisionnement.
Quel est l'impact des sanctions sur la Russie et sur l'Union ?
À la mise en place des sanctions, l'économie russe était déjà déclinante, et la chute du marché pétrolier a fait sentir ses premiers effets négatifs à partir de 2014. Il est donc difficile de faire la part des effets respectifs du prix du baril et des sanctions. Celles-ci ont néanmoins affecté les principaux secteurs ciblés, en particulier l'industrie de défense russe, forte importatrice de composants extérieurs.
À court terme, les productions gazière et pétrolière n'ont pas été touchées. D'ailleurs, le secteur du gaz n'est pas ciblé par les sanctions européennes. En revanche, les technologies d'exploration pétrolière, de forage ou d'extraction sur l'offshore russe reposent souvent sur des acteurs extérieurs. Des financements chinois viennent cependant compenser la fermeture de l'accès aux capitaux occidentaux. Dans le secteur gazier, les coopérations avec des entreprises européennes peuvent se poursuivre. Nous en avons l'exemple avec le groupe Total.
C'est le secteur financier qui pâtit le plus des sanctions. Auparavant, les trois quarts des investissements directs étrangers et des prêts étrangers aux entreprises russes provenaient des pays de l'Union européenne.
Quel est l'impact sur l'Union européenne ?
Elle est le premier investisseur et le premier partenaire commercial de la Russie, qui est son quatrième client. La Commission européenne fait valoir que la fermeture du marché russe à certains produits européens a pu être compensée par la hausse des échanges avec d'autres partenaires commerciaux de l'Union dans le monde. Ce raisonnement est globalement juste, mais certains secteurs d'activité peuvent rencontrer des difficultés.
En effet, des secteurs agricole et agroalimentaire sont touchés. 9 % des exportations agroalimentaires de l'Union sont destinées à la Russie, deuxième client de l'Union dans ce domaine après les États-Unis. La réalité de l'impact local sur les producteurs, en particulier en France pour certaines productions spécifiques, comme les viandes et les fromages, ne peut être négligée. Les acteurs agricoles et agroalimentaires russes se félicitent, pour leur part, du développement de produits de substitution pour remplir le vide créé par la disparition de la concurrence européenne. Un lobby d'acteurs économiques russes défend même le maintien des sanctions européennes !
J'ajoute que les échanges entre l'Union européenne et la Russie sont passés entre 2013 et 2016 de 400 milliards à 200 milliards d'euros, soit une baisse de 50 %.
La commission des affaires européennes du Sénat, et avant elle la délégation aux affaires européennes, suit de très près les relations entre l'Union européenne et la Russie. Elle a produit plusieurs rapports depuis 2007 sur la question. Nous présenterons d'ailleurs notre rapport au président de la Commission européenne le 16 juin prochain.
J'aborderai le volet politique des relations actuelles. On peut noter deux innovations importantes.
Première innovation : depuis le déclenchement de la crise en Ukraine, le binôme constitué par la France et l'Allemagne dans le cadre du format « Normandie » joue un rôle essentiel, aux côtés des présidents russe et ukrainien. C'est sur la base des évaluations franco-allemandes de l'application des accords de Minsk que les Vingt-huit se prononcent périodiquement sur le maintien des sanctions. La France, avec le président Hollande, avait pris le leadership sur le sujet. Nous avons obtenu de la part des Américains qu'ils ne s'en mêlent pas. Il s'agit donc d'une affaire véritablement européenne.
Seconde innovation : les cinq principes guidant la politique de l'Union à l'égard de la Russie, sur lesquels les ministres européens se sont accordés en mars 2016.
Premier principe : la mise en oeuvre de l'accord de Minsk est la condition préalable à toute modification substantielle de la position de l'Union européenne à l'égard de la Russie.
La mise en oeuvre des points clés de l'accord est bloquée, qu'il s'agisse des violations épisodiques du cessez-le-feu ou du retrait des armes lourdes des zones de combat. De son côté, l'Ukraine est dans l'impossibilité pratique de contrôler sa frontière orientale. De plus, le gouvernement ukrainien ne dispose pas du soutien politique nécessaire à l'adoption des réformes constitutionnelles demandées par l'accord. Toute levée des sanctions reste donc tributaire de l'application intégrale des accords et l'unité de l'Union a toujours été privilégiée sur ce point.
Deuxième principe : des relations renforcées avec les partenaires orientaux de l'Union européenne, y compris l'Asie centrale.
L'Union européenne a adopté en 2007 une « stratégie pour l'Asie centrale ». La coopération énergétique et commerciale peut y être en effet prometteuse pour l'Union. Elle bute cependant sur une situation très négative en matière de droits de l'homme et d'État de droit. En 2015, est entrée en vigueur l'Union économique eurasiatique, l'UEE, regroupant la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, l'Arménie et le Kirghizstan. L'ouverture d'un dialogue politique entre les deux organisations a été repoussée par la Commission européenne jusqu'au respect des accords de Minsk ; des contacts techniques existent cependant entre les deux instances.
Troisième principe : le renforcement de la résilience de l'Union européenne.
Sur les menaces hybrides, l'Union s'est dotée d'un arsenal contre les actions de désinformation que la Russie est soupçonnée de conduire. Le Service européen d'action extérieure a mis en place l'East StratCom Task Force, destiné à prévenir et gérer les « activités de désinformation par des acteurs extérieurs ».
Quatrième principe : la possibilité d'une coopération sélective avec la Russie sur des questions présentant un intérêt pour l'Union européenne.
Au-delà de la crise ukrainienne, de nombreux sujets d'intérêt commun sont autant de domaines de coopération nécessaire entre l'Union et la Russie. La gestion du dossier nucléaire iranien, la participation de la Russie au quartet pour le Proche-Orient sur le conflit israélo-palestinien, les essais nucléaires nord-coréens, la situation en Syrie et, bien sûr, le terrorisme imposent d'entretenir un dialogue continu avec la Russie. Il ne faut pas oublier non plus la question du Haut-Karabagh.
Cinquième et dernier principe : la nécessité de nouer des contacts interpersonnels et de soutenir la société civile russe.
Malgré les sanctions, l'Union européenne continue de subventionner un forum Union européenne-Russie pour la société civile, qui réunit régulièrement des organisations de la société civile russe et leurs équivalents européens. Via le programme Horizon 2020, l'Union européenne a accordé, en 2015, 1,6 million d'euros en subventions de recherche au profit d'instituts et d'universités russes. La même année, grâce au programme Erasmus, 1 900 étudiants russes ont séjourné en Europe, et 1 200 étudiants de l'Union européenne en Russie.
Je souhaiterais, avant de conclure, formuler les trois propositions que nous avons retenues avec Simon Sutour.
Première proposition : il faut, dans le cadre de la mise en oeuvre des sanctions, privilégier la progressivité à la logique du « tout ou rien ».
Le blocage de la situation à la frontière orientale de l'Ukraine entraîne la pérennisation des sanctions commerciales, mais aussi la lente disparition du dialogue institutionnel entre l'Union et son voisin russe, alors que chacun, dans de nombreux domaines, a besoin de l'autre. Les responsabilités de la Russie sur une majorité des séparatistes du Donbass, qui ne s'acquittent pas des mesures qui leur sont demandées, ne sont pas contestables. Les accords de Minsk prévoient aussi de la part des responsables ukrainiens un certain nombre d'avancées législatives et constitutionnelles qui ne se sont pas concrétisées, chacun attendant que l'autre agisse en premier.
À trop durer, une telle situation crée un énième conflit gelé en Europe. Elle pénalise les Ukrainiens eux-mêmes, en retardant tout retour à une situation normale de souveraineté sur la partie orientale de leur pays.
Il nous semblerait opportun de relancer des pistes de coopération entre l'Union et la Russie. Cela se ferait en contrepartie de concessions russes vers une mise en oeuvre progressive des accords. En effet, la logique du « tout ou rien » - levée de toutes les sanctions ou leur reconduction sans fin - n'est pas efficace. C'était d'ailleurs l'esprit de la résolution européenne adoptée par le Sénat il y a un an à l'initiative de la commission des affaires européennes. Je rappelle que cette résolution a été adoptée très largement : 301 voix pour, 16 contre.
Les sanctions à caractère politico-diplomatiques pourraient se prêter à une démarche graduelle. Elles suspendent les rencontres institutionnelles - la présidente du Conseil de la Fédération ne peut pas se rendre en France - et visent la tenue des sommets bilatéraux, la participation de la Russie au G8 ou les négociations sur la libéralisation des visas de court séjour, accordée à l'Ukraine par l'Union européenne. Ces sanctions ne sont pas corrélées à la mise en oeuvre totale des accords de Minsk, contrairement à celles qui sont à caractère économique.
Deuxième proposition : développer les relations techniques entre l'Union européenne et l'Union économique eurasiatique.
L'Arménie est aujourd'hui un contre-exemple de ce qui s'est produit il y a quatre ans avec l'Ukraine. Ce pays avait aussi rejeté en 2013 le projet d'association avec l'Union. Celle-ci a pourtant conclu récemment avec l'Arménie un nouvel accord de partenariat « complet et renforcé » compatible avec ses engagements commerciaux et tarifaires avec l'Union économique eurasiatique.
La nature des deux organisations diffère. La Russie exerce dans l'UEE une influence prépondérante et sa finalité est bien plus géostratégique que simplement économique ou commerciale. Pour autant, la coopération technique entre l'Union européenne et l'Union économique eurasiatique doit être intensifiée dans l'attente d'un dialogue politique. Le Président de la République François Hollande avait déjà évoqué la question à Astana en décembre 2014.
Dernière orientation : préparer une reprise du dialogue sur un régime d'exemption des visas de court séjour.
La négociation engagée en 2014 à propos d'un régime d'exemption de visas de court séjour a été suspendue dans le cadre des sanctions européennes. Une reprise conditionnelle de la négociation sur ce sujet sensible répondrait pleinement au cinquième principe relatif au renforcement des liens entre les citoyens, afin de nouer des contacts interpersonnels et de soutenir la société civile russe.
Nous avons décrit les enjeux stratégiques qui pourraient nourrir un dialogue renouvelé avec la Russie. L'Union attend de son partenaire et voisin russe des signaux positifs pour une application même graduelle des accords de Minsk. En retour, elle pourrait tenir prête, sur les sanctions, une stratégie de réponse flexible permettant, pas à pas, de reconstruire une confiance dont les deux parties ne peuvent durablement se passer. L'enjeu justifie de l'audace, car il s'agit de résoudre une situation de guerre dont le bilan de quelque 10 000 morts et de millions de réfugiés doit mobiliser toutes les initiatives possibles.
Je remercie nos collègues pour leur présentation. Le Sénat a été à l'avant-garde sur le sujet, notamment grâce à notre proposition de résolution. Nous sommes ennuyés de constater que les sanctions à l'égard des personnes persistent. On aurait pu espérer une levée graduelle de ces sanctions. Il n'y a pas d'évolution possible du dialogue si nous ne pouvons pas nous rencontrer. Le ministre de l'agriculture russe, par exemple, ne peut venir en Europe qu'à l'occasion de manifestations internationales, comme une réunion de l'Office international des épizooties. Cela n'est pas de nature à « décrisper » les relations.
Je salue le travail de nos collègues, mais j'estime que, au nom de la diplomatie et des bonnes relations avec la Russie, on passe sous silence des faits avérés. Je suis satisfait de la position courageuse du Président de la République Emmanuel Macron. Tout ne vient pas des sanctions prises à la suite de l'invasion de la Crimée et de la situation dans le Donbass.
Je suis étonné de lire, à la page 32 du rapport, que « dans un même ordre d'idées, il serait pertinent que l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe revienne sur sa décision de suspendre la participation des parlementaires russes à ses activités ». Il s'agit non pas simplement d'une question de sanctions, mais du non-respect des conventions européennes sur les droits de l'homme par la Russie. C'est un scandale ! À quoi bon signer des conventions si elles ne sont pas respectées ? J'ai été invité par le ministère des affaires étrangères et du développement international à faire une conférence en 2015, au moment de la COP 21. Nous avions invité des représentants des associations environnementales et des ONG sociales. À la suite de la réunion, deux participants ont été arrêtés, alors même qu'ils n'avaient pas pris la parole et qu'ils refusaient d'être filmés ou photographiés. Il faut bien se rendre compte que la Russie vit dans un état de « non-démocratie ». Les lois interdisant les financements extérieurs des ONG sont liberticides. Je pense aussi à la situation des homosexuels, pas seulement en Tchétchénie, mais aussi en Russie où se réfugient les Tchétchènes qui fuient l'oppression.
À la page 30 du rapport, il est écrit : « Pour ce qui est de la résilience de l'Union à des menaces hybrides et de la communication stratégique, l'Union européenne est désormais engagée à contrer l'arsenal d'outils non militaires que la Russie est soupçonnée d'utiliser. » Soupçonnée ? Le Kremlin investit plusieurs milliards de roubles dans Sputnik - un article est paru dans Le Monde, les chiffres sont avérés - ou dans Russia Today ! Ces médias, lorsque la loi sur le mariage pour tous a été adoptée en France, ont titré pendant quelques heures : « Hollande sodomise la France »... Comme l'a dit le Président de la République Emmanuel Macron, ce sont des médias non pas d'information, mais de propagande qui donnent de fausses informations. Les moyens dont se dote le Service européen d'action extérieure pour lutter contre ces phénomènes ne sont pas du tout à la hauteur. On parle de l'asymétrie des relations économiques, mais on peut aussi évoquer l'asymétrie des conditions d'expression, y compris pour les Européens sur place. Les représentants de l'armée française s'inquiètent des voyages réitérés de certains parlementaires en Russie pour rencontrer M. Poutine ou d'autres responsables. Qui fait la diplomatie dans notre pays ?
La tonalité du rapport me semble « faible » sur la question des droits de l'homme. L'agressivité très nette de la Russie n'est pas seulement une réplique aux sanctions ; elle est aussi une négation de plus en plus claire des conventions signées sur la question des droits de l'homme. Autant je suis favorable à la venue de certains parlementaires dans des conditions très précises, autant j'estime qu'il n'est pas envisageable d'« ouvrir les vannes ».
Enfin, je veux apporter une précision sur le fait - mentionné dans le rapport - que depuis l'adoption en 2016 de sa politique intégrée sur l'Arctique, l'Union européenne peut devenir membre observateur permanent au Conseil de l'Arctique, ce que le Service européen d'action extérieure souhaitait. En dépit d'une déclaration qui n'évoquait absolument pas la Russie, ce qui a indigné les parlementaires européens, les Russes et les Américains ont décidé, lors de la dernière réunion qui s'est tenue à Fairbanks pour clôturer la présidence américaine, de refuser la candidature de l'Union européenne, même si les enjeux dans cette région dépassent ces deux États.
M. Gattolin est un va-t-en-guerre ! On parle des droits de l'homme depuis des décennies, sans que cela aboutisse vraiment... Je suis favorable à une approche constructive et flexible. L'Union européenne et la Russie sont deux puissances mondiales : il ne sert à rien de se regarder en chiens de faïence ! Il faut faire avancer la mécanique.
La politique russe des États-Unis est encore floue, car nous ne savons pas ce que veut faire Donald Trump.
Dans une démarche constructive, il faut aussi que l'autre partenaire montre sa volonté d'aller dans le même sens et de faire des propositions. Les Russes sont-ils prêts à faire un geste ? Je me doute bien qu'ils ne vont pas se retirer de la Crimée. Mais alors que peuvent-ils proposer ?
Sur la question eurasiatique, j'ai participé après la chute de l'URSS, il y a plus de vingt ans, à la création de l'Union eurasiatique de la propriété industrielle, qui comprenait tous les pays, sauf l'Ukraine. Ce pays a toujours refusé, pour des raisons politiques, d'être associé aux Russes. Cette organisation technique n'a pas servi d'exemple et n'a pas prospéré politiquement.
La Russie ne peut être qu'un partenaire, car cette grande puissance est présente sur tous les fronts. Nous devons discuter avec les responsables de ce pays.
Néanmoins, il faut rappeler nos positions à l'égard de la politique menée par la Russie dans toute une série de domaines : le soutien au régime de Bachar el-Assad, qui couvre l'utilisation des armes chimiques, la position sur la Crimée et le Donbass, le financement par l'État russe de groupes armés privés qui interviennent en Libye et dans d'autres parties de l'Afrique subsaharienne ne sont pas acceptables.
Par ailleurs, la Russie n'est pas un modèle de démocratie. De plus, les soupçons d'intervention russe via les médias tenus par le Gouvernement - Sputnik et Russia Today - dans les processus démocratiques américain et français sont inacceptables.
On peut aussi évoquer les droits des LGBT en Russie et dans les pays proches.
Toutes nos positions doivent être fermement rappelées, comme l'a fait le Président de la République. Nous devons construire une nouvelle relation avec la Russie. Je ne suis pas convaincu de l'utilité des sanctions. Si les échanges avec la Russie ont été divisés par deux, ce n'est pas uniquement à cause des sanctions : la situation économique y a contribué, notamment les difficultés de la Russie liées à la chute du prix du pétrole et à la dévaluation du rouble. La levée progressive des sanctions peut être envisagée comme un moyen de négociation, mais l'histoire et la diplomatie de ce pays nous ont montré que les Russes préféraient souvent recourir au fait accompli... Nous pouvons toujours faire un premier geste et attendre la réciprocité.
M. Gattolin est l'un de ceux qui maîtrisent le mieux les questions relatives à l'Arctique. Nous pouvons intégrer les apports qu'il propose.
La présidence finlandaise du Conseil de l'Arctique qui débute est très ouverte sur l'Europe et souhaite le soutien de la France. Les Finlandais ont toujours eu de bonnes relations avec la Russie.
Je siège à l'APCE, l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Les Russes sont toujours membres du Conseil de l'Europe, tout comme la Turquie. Ces deux pays ont signé la convention européenne des droits de l'homme. En Russie, la Cour constitutionnelle a imposé un moratoire sur la peine de mort. Aux États-Unis, où il n'y a pas de convention équivalente, la peine de mort existe. La convention européenne des droits de l'homme est fondamentale.
Je signale aussi qu'il existe une coopération entre le comité des affaires étrangères du Conseil de la Fédération et la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat. Avec Jean-Pierre Raffarin et Josette Durrieu, nous avons insisté auprès de Konstantin Kosachev pour que la Russie revienne à l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Celle-ci est affaiblie depuis qu'on ne peut plus débattre avec les Russes. L'assemblée parlementaire est une assemblée non pas exécutive, mais de réflexion. Le groupe socialiste de cette assemblée, qui était au départ favorable au retrait des Russes de l'APCE, veut maintenant leur retour.
Je suis la question des ONG à la commission juridique de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Le problème vient des financements, à hauteur de milliards de dollars, de George Soros et de son fils. Je cite son nom, car il est l'exemple le plus caricatural.
J'ai dû retirer pour cette raison une aide de 3 000 euros que j'ai accordée à une association, dans le cadre de la dotation d'action parlementaire !
Sur la question des homosexuels en Tchétchénie, j'ai fait une proposition, avec Christophe Girard, au Conseil de Paris pour défendre leurs droits. Puisqu'il s'agit d'une République autonome, nous avons estimé qu'il doit revenir aux Russes de régler ce problème.
Pour terminer, sur la question eurasiatique, nous considérons que cela peut être une piste. Mais Richard Yung a raison : pendant longtemps, les Russes ont semblé peu intéressés. Nous avons toutefois l'impression que l'évolution est maintenant plus positive.
Notre rapport d'information traite des relations entre l'Union européenne et la Russie. Il faut prendre un peu de recul sur la situation interne en Russie. Nous avons des principes et des valeurs fondamentales que nous n'appliquons pas toujours nous-mêmes ; on le voit tous les jours. Ne donnons pas de leçons à la terre entière ! Certes, nous appliquons mieux ces principes que ne le font certains autres pays, mais il faut faire des efforts tous les jours, car la nature humaine est ce qu'elle est. Si nous dialoguions qu'avec ceux qui nous ressemblent nos interlocuteurs seraient peu nombreux. Faisons preuve d'un peu de modestie : la France compte 65 millions d'habitants. L'Europe comprend actuellement 500 millions d'habitants, elle en recensera 440 millions avec le Brexit, contre 7 milliards d'êtres humains dans le monde.
Je suis d'accord avec vous quant à la situation en Russie,...
mais il y a aussi des choses qui ne sont pas bien dans d'autres pays. Or, on en parle moins. On déroule le tapis rouge aux dirigeants de certains pays, mais on évoque moins leur situation interne quand le rapport de force est en leur faveur.
Les principes fondamentaux sont à géométrie variable suivant que vous êtes puissant ou misérable. Nous le savons bien, Didier Marie et moi-même, qui faisons partie du groupe d'amitié France-Chypre, une île occupée par l'armée d'un pays candidat à l'Union européenne.
Avec ce rapport d'information, nous voulions voir si les sanctions à l'égard de la Russie avaient changé quelque chose. Force est de constater qu'il n'en est rien.
Que comprendre quand le président Poutine est reçu à Versailles avec tous les honneurs qui lui sont dus, alors que la présidente du Conseil de la Fédération de Russie Mme Valentina Matvienko, qui est venue au Sénat il y a quelques années, ne peut pas mettre le pied sur notre territoire ? Il en est ainsi avec les sanctions personnelles au niveau politique.
Concernant les sanctions économiques, quand on bloque les approvisionnements en provenance de l'Union européenne, la Russie s'approvisionne ailleurs - en Amérique latine, en Afrique, en Asie centrale - et elle développe sa propre économie. Si, demain, on met fin aux sanctions - on peut penser qu'elles ne seront pas perpétuelles -, les filières ainsi créées ne s'arrêteront pas du jour au lendemain. Notre économie en subira les dommages.
Nous avons le sentiment que Moscou a la volonté de normaliser nos relations. Il faut donc encourager ce mouvement. L'Union européenne compte 500 millions d'habitants, contre 140 en Russie. Culturellement et historiquement, la Russie est très proche de nous. Il est donc essentiel que les jeunes aient des visas pour venir en Europe. On vient de lever l'obligation de visa pour les citoyens ukrainiens, mais Borys Tarassiouk, ancien ministre des affaires étrangères, me confiait récemment que l'Ukraine avait levé cette obligation pour les citoyens européens voilà treize ans. Vous le voyez, tout cela prend du temps. Il importe que les gens voyagent, car c'est la société civile qui fera évoluer les choses.
Monsieur Gattolin, je ne suis pas surpris par votre position, car vous vous étiez abstenu sur la proposition de résolution que nous avons déposée il y a un an.
Je m'étais abstenu en effet, car je regrettais que l'invasion de la Crimée soit oubliée.
Tout avait été alors dit. On pourrait évoquer d'autres pays ; je ne parlerai pas de l'actualité récente, avec l'Arabie saoudite ou le Qatar...
Je ne pense pas qu'il y ait des complaisances avec ce pays...
Il faut reprendre un dialogue stratégique. J'ai la faiblesse de penser que seule une dialectique de confiance pourra débloquer la situation. Yves Pozzo di Borgo l'a évoqué, s'agissant de la peine de mort, on n'est pas plus vertueux outre-Atlantique qu'ailleurs.
Le problème au sein de l'Union européenne, c'est la règle de l'unanimité. Or cela crée des méfiances : si j'étais citoyen d'un des pays baltes, j'aurais peut-être cette réaction. Évitons l'escalade. C'est pourquoi il est bon que le Président de la République ait reçu le président Poutine au château de Versailles à l'occasion du tricentenaire de la venue de Pierre le Grand. On commence au moins à dialoguer - le blocage ne conduit à rien - et notre rapport va dans ce sens.
M. Gattolin souhaite donc que le rapport puisse mieux rendre compte de la sensibilité qu'il a exprimée.
En toute sympathie, je préfère m'abstenir sur la publication du rapport d'information.
En effet, quand on publie un rapport parlementaire, on n'est pas en position de construction diplomatique, même si une diplomatie parlementaire peut exister. Aussi, il faut oser dire certaines choses. Je suis totalement d'accord pour ouvrir le dialogue. J'ai toujours dit que le réarmement russe était justifié au regard de la dégradation du matériel. En revanche, il faut faire part de nos inquiétudes sur les cyberattaques. Si les Français de l'étranger ont été privés de vote électronique pour les élections législatives, c'est bien pour cette raison. Il faut dire les choses telles qu'elles sont ; cela n'empêche pas de dialoguer, ni de négocier.
Je tiens à souligner que ce rapport d'information est très équilibré. Veillons à nouer des relations avec ce grand pays qui est quelquefois, je le répète, « turbulent ».
On le voit, les sanctions économiques ne donnent pas grand-chose. Si l'on considère les volumes d'échanges entre l'Union européenne et la Russie, d'une part, et la Russie et les États-Unis, d'autre part, on constate que certaines filières n'étaient pas concernées. Les flux commerciaux entre la Russie et les États-Unis n'en ont pas spécialement pâti. J'ai été quelque peu marri de cette situation.
Par ailleurs, vous le savez, je suis très attentif aux problématiques agricoles et agroalimentaires. J'ai servi d'intermédiaire avec la Russie, qui souhaite créer un modèle agricole à l'instar de la coopération à la française, un modèle très innovant. À leur demande, j'ai essayé de mettre en relation des professionnels. Je constate que l'Union européenne, et la France notamment, font preuve de bonne volonté en la matière, mais on se heurte à un pays assez désorganisé, il faut dire la vérité. Il y va de l'intérêt de tous de transmettre notre savoir-faire. Je ne me suis jamais privé de leur dire tout le mérite qu'ils auraient, dans le cadre de l'OMC, à peaufiner les dossiers concernant les indications géographiques protégées. Même si la Russie est membre de l'OMC depuis quelques années déjà, elle n'en a pas encore totalement l'esprit. Demain, nos concitoyens auront également intérêt à considérer ce qui se fabrique en Russie. Je le dis en toute humilité, nous avons des conseils à leur donner - ils sont d'ailleurs très demandeurs. Il faut donc savoir nouer des dialogues en la matière, sans être naïf : nous savons que des dérives sont possibles. L'essentiel est d'essayer de faire évoluer ce grand peuple.
À l'issue de ce débat, la commission autorise - M. André Gattolin s'abstenant - la publication du rapport d'information.
L'ordre du jour appelle maintenant la communication de Fabienne Keller sur la situation au Royaume-Uni à la veille de l'ouverture des négociations sur le retrait de l'Union européenne.
Comme vous le savez, des élections législatives doivent avoir lieu le 8 juin prochain, soit juste à la veille de l'ouverture de ces négociations.
Depuis la notification opérée par le Premier ministre Theresa May le 29 mars dernier, le cadre de ces négociations a été précisé pour ce qui concerne l'Union européenne. Le 29 avril dernier, le Conseil européen a fixé ses orientations. Ce dernier a ensuite autorisé la Commission européenne à ouvrir les négociations et adopté les directives à suivre.
À l'occasion de la dernière Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC), qui s'est tenue à Malte, Yves Pozzo di Borgo, Simon Sutour et moi-même avons pu débattre des enjeux des négociations sur le Brexit avec notre compatriote Michel Barnier, négociateur de l'Union européenne, qui a été, je le souligne, très apprécié par l'ensemble des délégations des États membres.
De ce débat, je retire trois séries d'enseignement.
Premier enseignement : l'unité des Vingt-sept sera indispensable jusqu'à la fin des négociations. Les parlements nationaux devront fortement s'impliquer tout au long du processus, étant rappelé qu'ils auront à ratifier l'accord qui fixera le cadre des relations futures entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. La transparence sera nécessaire, s'agissant d'une négociation sans précédent, qui est aussi l'occasion de faire de la pédagogie sur ce que représente l'Union européenne et ce que l'on perd en la quittant.
Deuxième enseignement : l'accord sur un futur partenariat, incluant un accord de libre-échange, sera négocié dans une seconde phase. Il ne pourra pas permettre au Royaume-Uni de s'éloigner des standards de l'Union européenne, par exemple pour ce qui concerne la protection des consommateurs ou la stabilité financière, ni conduire à une concurrence déloyale. En d'autres termes, il ne sera pas possible que la Place de Londres devienne identique à celle de Singapour, une question largement évoquée il y a quelques semaines. Cet accord couvrira aussi la coopération en matière de sécurité et de défense, ainsi que la coopération scientifique, au travers notamment des réseaux universitaires. Concernant la sécurité et la défense, les dernières quarante-huit heures montrent avec une grande acuité combien cette coopération est nécessaire.
Troisième et dernier enseignement : l'Union européenne souhaite organiser un retrait ordonné avec trois grands enjeux. Le retrait du Royaume-Uni entraîne une grande insécurité : les droits acquis des citoyens européens - 3,2 millions de personnes - devront être préservés et les comptes soldés, en veillant au respect des engagements britanniques jusqu'à l'achèvement des programmations en cours ; le Royaume-Uni assume 16 % des engagements financiers de l'Union, ce qui représente, comme l'a rappelé Michel Barnier, sans donner plus de détails, quelque 100 milliards d'euros. La situation de l'Irlande du Nord méritera une attention particulière afin de ne pas reconstituer une nouvelle frontière.
Telle sera la mission du groupe de suivi commun à la commission des affaires étrangères et à la commission des affaires européennes. Comme vous le savez, ce groupe de suivi a publié en février dernier un rapport d'étape sur le Brexit et un rapport en vue d'une relance de l'Union européenne.
Dans ce contexte, il est important d'évaluer la situation au Royaume-Uni à la veille de ces élections nationales.
Les élections législatives sont organisées pour donner à Theresa May une légitimité politique plus forte et une marge de négociation plus grande dans le cadre des axes qu'elle a fixés pour ce qui concerne les négociations sur le retrait de l'Union européenne. Theresa May a fait le choix audacieux de mettre son mandat en jeu, en espérant une majorité plus importante (aujourd'hui de 17 voix seulement).
Le Royaume-Uni reste obsédé par le Brexit et ses conséquences même si le débat est désormais moins vif, chacun ayant accepté que la question du départ soit définitivement tranchée, à l'exception des libéraux-démocrates et des indépendantistes écossais, qui ne sont plus très audibles. En revanche, Theresa May a gagné en autorité sur son parti et même sur l'opinion. Si le résultat reste incertain malgré l'avance des conservateurs, c'est parce que le programme économique du parti conservateur n'est pas aussi clair qu'avant et parce que, aujourd'hui, le Brexit soulève plus d'inquiétude. Un sentiment de crainte s'est emparé de l'opinion publique : incertitude sur l'avenir économique, crainte du risque terroriste, crainte aussi à l'égard de la radicalisation du parti travailliste et des indépendantistes écossais. Theresa May peut gagner les élections - rien n'est certain ! -, mais gagnera-t-elle un mandat explicite pour les cinq ans à venir ? C'est encore moins sûr.
J'aborderai d'abord les forces en présence et les programmes des trois principaux partis.
Évoquons en premier lieu les conservateurs.
La stratégie de Theresa May est claire : avec ces élections anticipées, elle recherche une légitimité personnelle irréprochable. En effet, on lui rappelait qu'elle avait été nommée par défaut après le départ de David Cameron et on critiquait dans ses rangs le tournant social et antilibéral qu'elle avait donné, sans mandat pour le faire, à sa politique générale, alors même que le parti conservateur avait été élu sur un programme très différent le 7 mai 2015.
Par ailleurs, elle souhaite disposer d'une majorité plus large et à sa main, de manière à être plus forte et plus crédible à Bruxelles.
Ainsi, Theresa May se présente comme la seule personnalité capable d'assurer une sortie avantageuse de l'Union européenne en obtenant un bon accord, et elle utilise la problématique des négociations du Brexit comme un puissant argument électoral. Cependant, le reste du programme du parti conservateur, dévoilé le 18 mai dernier, est loin de soulever l'enthousiasme. Certes, on y annonce la nécessité de ramener le solde migratoire annuel à 100 000 personnes, alors qu'il est aujourd'hui à 248 000 - c'est un sujet important dans l'opinion -, mais les mesures sociales très avantageuses qu'il contient ne sont pas encore encadrées ni budgétées et inquiètent les membres plus orthodoxes du parti, s'agissant notamment du financement.
Pour parfaire l'image de Theresa May comme seul rempart aux exigences démesurées de Bruxelles, le ministre chargé du Brexit, David Davis, refuse le calendrier et le séquençage proposés par Bruxelles, qu'il juge illogiques. Il affirme qu'il est hors de question que les négociations commencent par un accord sur les trois sujets posés par les Vingt-sept à savoir le règlement financier, le statut des ressortissants européens et la question de la nouvelle frontière, avec la situation particulièrement sensible en Irlande.
Quant au ministre des affaires étrangères, Boris Johnson, il a tourné en dérision la facture de 100 milliards d'euros annoncée par Bruxelles comme prix du retrait. Cette attitude ferme devrait plaire à l'opinion.
Qu'en est-il des travaillistes ? Ils sont toujours un peu gênés par leur propre chef. Le premier problème du parti travailliste reste son leader : Jeremy Corbyn, dont les hésitations, les prises de position et les méthodes ont terni l'image de l'intellectuel marxiste qu'il avait voulu d'abord donner. Il apparaît maintenant comme un idéologue qui avance masqué, et il n'est pas suivi par l'ensemble du parti. Le plus grave est sans doute sa position ambiguë sur le Brexit lui-même pendant la campagne.
Sans remettre en cause les résultats du référendum de 2016, le programme travailliste rappelle les bienfaits du marché intérieur et de l'Union douanière et exige un accès sans barrière aux biens et aux services dans l'Union européenne. Il diffère du programme conservateur en reconnaissant que l'absence d'accord avec Bruxelles serait la pire solution, tandis que le programme conservateur maintient sa position : pas d'accord du tout est préférable à un mauvais accord. Pour le reste, le parti travailliste continue à préconiser une hausse massive de la dépense publique et, donc, une hausse des impôts.
Venons-en au programme des libéraux-démocrates.
Les libéraux-démocrates affirment leur engagement européen, et ils sont les seuls à placer dans leur programme l'exigence d'un nouveau référendum sur l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union européenne sans réussir pour le moment à convaincre l'électorat.
Dans ces conditions, il n'est guère étonnant que les derniers sondages créditent les conservateurs de 43 % des votes, les travaillistes de 36 % et les libéraux-démocrates de 9 %, ce qui annonce une victoire pour Theresa May en termes de sièges. Cependant, partie favorite, elle traverse des turbulences depuis quelques jours, et ce d'autant plus que son programme social reste controversé dans ses propres rangs et qu'une polémique a éclaté sur la possibilité ou non pour l'État de récupérer une partie de l'aide sociale sur la succession du défunt en ayant bénéficié. L'écart des intentions de vote se resserrerait ; si cette tendance se confirmait, Theresa May reviendrait à la case départ, avec une courte majorité. Le seul atout sûr de Theresa May paraît être la crédibilité qu'elle a acquise auprès de l'opinion, désormais convaincue qu'elle fera une meilleure négociatrice que Jeremy Corbyn, lequel pâtit de ne pas avoir de ligne claire.
La situation économique aura-t-elle une influence sur l'élection, alors que le problème migratoire et le risque terroriste continuent à figurer parmi les premières inquiétudes de l'opinion ?
La décision de sortir de l'Union européenne n'a pas entraîné un décrochage économique immédiat du Royaume-Uni. La situation économique, qui, dans l'ensemble, reste satisfaisante, n'est pas un enjeu dans la campagne. D'ailleurs, les conservateurs n'évoquent plus la prospérité économique comme leur marque de fabrique, comme si la bonne santé économique allait de soi. Tant que la croissance européenne ne dépassera pas la croissance britannique, le Royaume-Uni ne s'inquiétera pas des éventuelles conséquences économiques du Brexit. Mais si, au contraire, la croissance continentale s'accélère, ce qui semble être le cas, les Britanniques attribueront leur moins bonne performance au Brexit, même si cela n'est pas la véritable cause.
Pourtant, la baisse de la livre et l'inflation à 2,7 %, le niveau le plus haut depuis quatre ans, ne semblent pas des signes prometteurs. Du fait de cette inflation, les salaires réels sont en baisse de 0,2 % pour la première fois depuis deux ans et demi, alors qu'ils amorçaient une remontée juste avant le référendum. Les classes populaires reprochaient cette stagnation des salaires réels aux migrants intra-européens.
Quant au déficit commercial, il s'est creusé depuis le début de l'année avec la chute de la livre, ce qui ne représente pas non plus un indice encourageant. Dans ces conditions, la croissance a été revue à la baisse pour le premier trimestre de 2017.
Le solde migratoire est en baisse insuffisante, aux dires des Britanniques. En 2016, il a baissé de 273 000 à 248 000. Cette situation serait due au retour spontané de nombreux ressortissants européens sur le continent et à une baisse de l'immigration. Malgré le risque de conséquences néfastes sur la croissance de certains secteurs de l'économie britannique, l'opinion publique continue à réclamer la diminution du solde migratoire. Elle a été entendue par les conservateurs, tandis que le parti travailliste conserve une position diamétralement opposée.
Le risque terroriste est un enjeu de la campagne électorale. La Grande-Bretagne a connu trois attentats en trois mois. Si le risque terroriste n'avait pas déjà été un enjeu de cette campagne, il le serait devenu avec le terrible attentat de Manchester le 22 mai dernier et celui de ce week-end. Même si Theresa May a été fortement critiquée pour avoir laissé ses services traiter trop légèrement les très précieux renseignements obtenus sur les intentions et la dangerosité de l'auteur de l'attentat de Manchester et si on lui reproche la diminution du nombre de policiers pendant le mandat précédent, l'opinion considère qu'elle sera mieux protégée par le parti conservateur que par Jeremy Corbyn, dont les propos très ambigus sur l'attentat ont jeté le trouble jusque dans ses propres troupes.
En conclusion, à deux jours de ces élections très importantes pour un grand pays partenaire, Theresa May n'est pas sûre de réussir son pari. Toutefois, elle parvient à peaufiner son statut de leader solide, à défaut d'être charismatique. Contre toute attente, Jeremy Corbyn, malgré sa personnalité et ses outrances, se maintient et réussit à maintenir son parti en deuxième position. En revanche, les libéraux-démocrates et l'UKIP sont en perte de vitesse. Theresa May arrive à occuper le centre droit et le centre gauche, mais son plus grand défi sera ensuite de maintenir la cohérence de son parti sur la question du Brexit et sur ses options économiques et sociales, en rupture forte avec David Cameron et Margaret Thatcher.
À quelques jours de ces élections législatives stratégiques voulues par Theresa May, il était important de faire le point. On l'a vu dans d'autres pays, dont la France, des événements extrêmement douloureux pour les familles concernées, qui émeuvent l'opinion publique, peuvent faire changer les choses. La stratégie de Mme May sera peut-être totalement annihilée. La partie droite de sa famille politique est prête à la bousculer. Cela aura des répercussions inévitables sur les négociations du Brexit.
Je suis inquiet sur la façon dont les négociations se préparent. Je vois les prises de position des uns et des autres. Theresa May répète à longueur de discussions : pas d'accord vaut mieux qu'un mauvais accord. Qu'est-ce à dire ? J'ai beaucoup de mal à imaginer ce qui pourrait se passer...
Les négociations vont durer trente ans ! Cela va être une catastrophe, qui nous minera tous. Mais peut-être n'est-ce qu'une menace ?
Parmi les trois conditions posées par Michel Barnier, la Grande-Bretagne devra se libérer des sommes qu'elle doit. Or, Boris Johnson avait parlé de 50 000 livres par semaine en plus pour le National Health Service.
Il doit expliquer que le Brexit entraîne au contraire une dette de 100 milliards d'euros. J'ai essayé de faire le calcul, sans succès. Il faudrait qu'on en sache plus à ce sujet.
Pour ma part, je suis assez pessimiste à l'ouverture de ces négociations. Le résultat des élections clarifiera un peu la situation. Mais on a l'impression que Theresa May disposera d'une majorité moins solide que prévu. Une partie des travaillistes voudrait rediscuter du Brexit. Il me semble que l'on n'est pas dans une très bonne configuration.
Je remercie Fabienne Keller pour son excellent exposé. Il faut suivre la situation de très près. La question du terrorisme n'entre pas seule en jeu. La Grande-Bretagne connaît effectivement un revirement de la politique économique et sociale : aller vers une compétitivité fiscale accrue, rassurer les Britanniques avec des dépenses sociales. On comprend l'effondrement de l'UKIP, puisque le parti conservateur endosse la sortie de l'Union européenne, mais on comprend moins la non-percée des libéraux-démocrates, les plus pro-européens, qui prônent un référendum et totalisaient entre 18 et 20 % des suffrages exprimés voilà huit ans. Pourtant, 4 millions de personnes ont demandé un nouveau vote.
S'agissant de la procédure des négociations, le Foreign Office paraît tiraillé entre les problèmes de terrorisme et l'actualité politique. Aujourd'hui, il semble que le pays n'ait pas la capacité de trouver une issue alternative aux règles de l'OMC. J'ai l'impression que le Royaume-Uni fait tout, sauf se doter réellement des moyens susceptibles de faire aboutir les choses. Du côté européen, les équipes ont été renforcées pour mener les négociations, tandis que, du côté britannique, on fait un peu comme si on oubliait ce qui se passe. Si Mme May obtient une majorité ténue, peut-être finira-t-elle par se demander si elle ne s'est pas lancée dans une aventure un peu folle... Je ne vois pas d'issue pour la Grande-Bretagne.
La sortie sèche de l'Union européenne serait économiquement grave. Ce serait beaucoup plus grave encore qu'aujourd'hui : les conséquences ont été anticipées sur les marchés financiers, mais il n'en est rien pour ce qui concerne les conséquences économiques. Notre collègue Fabienne Keller sera conduite à nous faire de nombreuses communications sur ce sujet.
Je remercie moi aussi notre collègue Fabienne Keller pour sa communication.
Je formulerai deux observations sur le contexte politique.
Le contexte économique joue, me semble-t-il, davantage que ce que l'on entend ici ou là. Le leader Jeremy Corbyn a été assez souvent présenté dans la presse, voire brocardé, comme une personne située trop à gauche, avec des propositions relativement radicales. La radicalisation du Labour a été évoquée. Les choses sont peut-être plus simples que cela.
La surprise de ces dernières semaines, c'est que la gauche existe et qu'elle progresse sensiblement. Aujourd'hui, nul ne sait dire si les conservateurs, annoncés grands vainqueurs, vont gagner les élections législatives.
Qu'entend-on par « radicalisation » du programme ? Le Labour veut que l'État porte un regard sur les secteurs fondamentaux stratégiques, en renationalisant La Poste, qui a été privatisée en 2013, et les chemins de fer. Nous, Français, qui connaissons la SNCF, la RATP, EDF, La Poste, pouvons-nous dire que c'est dangereux ? Cela ne me semble pas être le cas. La caricature peut parfois faire sourire, mais les Britanniques vont aujourd'hui au-delà de ce regard primaire. On trouve des similitudes avec Bernie Sanders, aux États-Unis : ce n'est pas un hasard si ce sont des jeunes qui viennent dans les meetings de Jeremy Corbyn. Les propositions de ce dernier ne sont donc pas si rétrogrades ou néo-marxisantes que cela.
L'élément positif aujourd'hui, c'est que la gauche et la droite existent, avec des programmes différents. La démocratie, le débat naturel, c'est d'échanger sur des bases claires. Les annonces de Jeremy Corbyn à propos du Brexit sont raisonnables : il faut aller jusqu'au bout, avec, pour guider le raisonnement, l'emploi et le pouvoir d'achat. C'est assez réaliste. J'attends le résultat de ces élections avec une certaine impatience, alors que l'effacement d'un certain nombre de différences est dans l'air du temps.
Richard Yung a tout à fait raison, quid d'une absence d'accord ? J'y vois là une posture de négociation de la part de Mme May, qui n'exclut pas le scénario dont personne ne veut vraiment, à savoir le retour aux accords de l'OMC, avec des négociations infernales.
Concernant les trois conditions posées par Michel Barnier, on ne sait pas très bien en effet ce que recouvrent les 100 milliards d'euros. Il s'agit a priori de 16 % de l'ensemble des programmes pluriannuels engagés, qu'il s'agisse des coopérations avec des laboratoires de recherche, par exemple, d'équipements dans les nouveaux États membres. C'est avec l'accord des Britanniques que tous ces crédits ont été engagés ; ils ont donc une forme de responsabilité quant à la réalisation de ces programmes. Mais nous pourrons poser la question à l'occasion d'une rencontre ou d'une audition.
N'oubliez pas que de nombreux programmes structurels ont des engagements pluriannuels. Je pense à Eurojust, à Schengen, au fonds Juncker, à Erasmus.
André Gattolin s'interroge sur l'effondrement des libéraux-démocrates. On le constate plus qu'on ne le comprend, l'effondrement est accentué par le scrutin fondamentalement majoritaire à la Chambre des communes. Le chef des libéraux-démocrates Tim Farron a proposé un référendum à l'issue des négociations avec l'Union européenne ; c'est précisément ce qu'avait demandé la Chambre des communes.
Cela remet en situation de négocier par rapport à l'opinion publique.
Concernant le problème de la capacité britannique de négociation, plus on regarde le dossier, plus on trouve qu'il est compliqué. J'attire votre attention sur un point qui m'inquiète beaucoup : la question de la cohésion des Vingt-sept. Au fur et à mesure que l'on ouvrira des chapitres, il y aura bien des États membres qui préféreront la position britannique. La City nous a expliqué que certains États membres souhaitaient réclamer le maintien de la liberté de vente des produits financiers britanniques sur le marché intérieur.
Quelle suite pour Theresa May ? Je ne sais pas ; elle est parfois philosophe. Permettez-moi de citer une de ses phrases dans son discours du 1er juin dernier : « Ce qui est important, ce n'est pas d'où vous venez, mais où vous voulez aller. Ce qui est important, c'est le talent que vous avez, chers collègues, et si vous êtes prêts à travailler dur pour en faire quelque chose. » On voit qu'elle reprend un discours de méritocratie cher aux Britanniques.
Elle veut se créer un modèle : le chef du Gouvernement incarne quelque chose de fort. Elle joue sa capacité à le devenir dans le résultat de ces élections.
François Marc a commenté le terme assez direct de « radicalisation » du Labour. Il estime que la gauche existe et qu'elle s'affirme, à l'image de Bernie Sanders aux États-Unis. Les propositions de renationalisation de La Poste ou des chemins de fer ne seraient pas si choquantes que cela, puisque la France connaît cette situation, tout comme la priorité à l'emploi. J'entends cet argument et je respecte cette analyse. Je veux toutefois souligner que le regard porté sur Jeremy Corbyn est très lié à sa position pendant le Brexit où il a été faible. Il a été débordé par la gauche des travaillistes, qui était favorable au Brexit. L'affaiblissement de sa parole est l'un des éléments explicatifs de la victoire des conservateurs.
Nous avons rencontré des personnes très à gauche dans le parti travailliste qui défendaient la thèse du Brexit. Cette responsabilité lui reste attribuée. Toutefois, on observe que sa crédibilité remonte dans les sondages. Nous connaîtrons dans quelques jours le résultat des urnes.
C'est une grande démocratie qui fait là un choix stratégique. Il est très intéressant que Theresa May ait à la fois une stratégie conservatrice classique, en appliquant le Brexit, tout en portant une attention aux plus fragiles, avec la question des travailleurs pauvres. Elle reste ferme sur l'immigration, mais elle n'en oublie pas des éléments de la vie quotidienne.
Ma communication sur le sujet n'est pas la dernière...
Je remercie notre collègue Fabienne Keller d'avoir pris l'initiative de faire cette communication.
Permettez-moi de revenir sur la question des 100 milliards d'euros. Nous allons essayer de décortiquer cette somme, en toute humilité, et demanderons à Michel Barnier de venir nous en expliquer le calcul. Mais tout cela fait partie des postures de négociations.
Par ailleurs, je voudrais que l'on remette en exergue une proposition des libéraux-démocrates, à savoir un référendum à l'issue des négociations, après que toutes les configurations auront été mises sur la table. Nous sommes tous ennuyés par le Brexit. Il faut peut-être leur tendre la main dans la dernière ligne droite.
Michel Delebarre et Joëlle Garriaud-Maylam devaient nous faire une communication sur la coopération européenne en matière de renseignement, mais nos collègues n'ont pas pu être présents aujourd'hui. Cette communication interviendra ultérieurement et permettra aussi de faire un point à la suite de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne sur la conservation des données personnelles.
La réunion est close à 11 h 15.