La commission examine le rapport de M. André Trillard et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 353 (2014-2015) autorisant la ratification de la convention n° 188 de l'Organisation internationale du travail relative au travail dans la pêche.
Le projet de loi dont nous sommes saisis vise à autoriser - à la suite de l'Assemblée nationale, qui l'a fait le 19 mars dernier - la ratification de la convention n° 188 de l'Organisation internationale du travail (O.I.T.), relative au travail dans la pêche. Cette convention a été adoptée par la Conférence internationale du travail en 2007, soutenue par la France et, plus largement, par une volonté commune des gouvernements, des organisations représentant les pêcheurs et des armateurs. Dans le contexte de la mondialisation du secteur, elle tend à actualiser et à renforcer les règles de l'O.I.T. existantes, et elle complète la convention du travail maritime adoptée par l'O.I.T. en 2006, qui a déjà été ratifiée par notre pays.
La définition de standards internationaux, en matière de travail dans la pêche, n'est pas facile. De petites entreprises artisanales ou familiales coexistent avec des sociétés qui pratiquent la pêche industrielle. On observe, entre les pays et les continents, une grande disparité des conditions de vie et de travail à bord des navires, ainsi qu'en termes de normes de sécurité et de contrôle... Néanmoins, avec cette convention, le secteur de la pêche disposera d'un véritable « code du travail mondial ».
Il s'agit d'offrir aux pêcheurs des conditions décentes de travail, alors que leur activité se caractérise par sa dureté et sa dangerosité. À travers le monde, quelque 55 millions de pêcheurs sont concernés - main d'oeuvre dont l'Asie fournit 80 % -, et plus de 4 millions de navires - flotte dont l'Asie fournit les trois quarts. La convention s'applique en effet, en principe, à tous les pêcheurs qui sont engagés dans des opérations de pêche commerciale. Elle comporte d'ailleurs des obligations plus contraignantes pour les plus gros navires - ceux dont la longueur est supérieure à 24 mètres ou qui naviguent durablement loin des côtes de l'État de leur pavillon.
Les responsabilités respectives de chaque acteur sont fixées par la convention. D'un côté, le patron a la responsabilité de prendre les mesures relatives à la sécurité des pêcheurs et du navire. De l'autre côté, l'armateur a l'obligation de fournir au patron les moyens nécessaires pour lui permettre de s'acquitter de ses obligations.
L'approche est à la fois globale et concrète : la convention fixe des garanties minimales qui concernent le nombre et la qualité de l'effectif des navires ; l'âge minimum des pêcheurs ; le régime de leur recrutement ; l'existence d'un accord d'engagement ; la régularité et la durée suffisante des repos ; le paiement mensuel ou à intervalles réguliers du salaire ; les conditions de logement, d'alimentation et d'hygiène à bord ; l'accès aux soins médicaux ; l'information et la formation en matière de sécurité et de prévention des accidents du travail ; le droit au rapatriement ; enfin, la sécurité sociale.
L'accent est mis sur l'information des pêcheurs quant à leurs droits, et sur la dimension humaine des accidents maritimes, donc sur l'importance des normes techniques. À cet égard, la convention n° 188 de l'O.I.T. s'inscrit dans un ensemble cohérent de normes internationales, aux côtés de la convention de Torremolinos de 1977, ratifiée par la France, qui contient des prescriptions de sécurité pour la construction et l'équipement des navires de pêche industrielle, et de la convention de l'Organisation maritime internationale (O.M.I.) sur les normes de formation du personnel des navires de pêche, de délivrance des brevets et de veille - convention dite « STCW-F » -, adoptée en 1995 et dont la France a engagé la ratification.
En outre, les procédures de contrôle sont accrues. D'une part, il revient aux États d'exercer leur juridiction et leur contrôle sur les navires battant leur pavillon, et une procédure de certification est instituée pour les plus gros navires : un document devra comporter la mention des inspections effectuées pour certifier la conformité des navires aux dispositions de la convention. D'autre part, cette convention introduit le principe du « contrôle de l'État du port » : tout État partie à la convention pourra ainsi assurer un contrôle de la conformité à cette convention des conditions de travail et de vie à bord des navires qui font escale dans ses ports, quel que soit leur pavillon. C'est une importante avancée.
Cela dit, la ratification et l'entrée en vigueur de cette convention entraîneront assez peu de conséquences pour la France, et pour la grande majorité des 18 000 marins et 7 200 navires qu'emploie notre pêche maritime. Je laisse de côté la pêche fluviale car, compte tenu du caractère marginal de cette pêche non-maritime en France, notre pays fera application des dispositions de la convention qui lui permettent de l'exclure du champ d'application du texte.
Il convient ici de rappeler que le droit social maritime français a été considérablement modernisé ces dernières années. Il comporte déjà un niveau de protection supérieur à celui que prévoit la convention n° 188 de l'O.I.T. En dernier lieu, la loi du 16 juillet 2013 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne dans le domaine du développement durable a pris en compte les dispositions de la convention de l'O.I.T. sur le travail maritime de 2006, et a anticipé sur certaines stipulations de la convention n° 188 - par exemple en inscrivant, dans le code des transports, la procédure de certification que j'évoquais.
Quelques ajustements seront encore nécessaires dans notre droit, mais la plupart à la marge, et d'ordre technique. Il n'y a qu'un enjeu vraiment significatif : il s'agit de la prise en compte de la main d'oeuvre non résidente, soit actuellement 600 marins, donc 3 % des hommes de notre pêche maritime seulement. D'une part, des non-résidents sont employés dans le cadre des accords de pêche de l'Union européenne avec les pays tiers. Cette main d'oeuvre se trouve d'ores et déjà couverte par les garanties prévues dans les accords européens, mais ces garanties devront être complétées pour tenir compte de la convention de l'O.I.T., notamment en ce qui concerne la couverture sociale des intéressés. D'autre part, des navires immatriculés en France métropolitaine, à Mayotte et dans les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) font appel à des non-résidents en dehors des accords de pêche de l'Union européenne. Pour ces pêcheurs, un régime juridique de protection sociale « ad hoc » devra être aménagé.
Hormis ce point, la mise en oeuvre de la convention, pour la France, ne conduira à aucune modification majeure, et par conséquent, à aucune adaptation substantielle pour les armateurs et les patrons.
En revanche, cette ratification par la France pourra avoir un effet d'entraînement sur d'autres États. Pour l'heure, seuls cinq États, tous côtiers, ont ratifié la convention : la Bosnie-Herzégovine, l'Argentine, le Maroc, l'Afrique du Sud et la République démocratique du Congo. Or, pour entrer en vigueur, la convention doit avoir été ratifiée par dix États, dont huit côtiers. Il est évidemment opportun que la France, grande nation maritime, figure parmi les dix premiers à ratifier une convention dont on peut attendre, au plan international, une amélioration du niveau de protection sociale des pêcheurs.
Mais la mise en oeuvre de cette convention représentera surtout un enjeu d'harmonisation juridique au sein de l'Union européenne. En effet, comme je l'ai indiqué, la convention s'applique, en principe, à tous les pêcheurs, y compris les pêcheurs rémunérés « à la part ». En France, ces pêcheurs se trouvent couverts par l'ensemble de la législation sociale applicable au secteur. Dans d'autres États-membres, au contraire, ils sont considérés comme des travailleurs indépendants et, de ce fait, ils ne se voient pas appliquer les directives européennes concernant les pêcheurs, notamment en matière de temps de travail ou de santé et sécurité au travail. La ratification de la convention n° 188 de l'O.I.T. au sein de l'Union européenne devrait donc conduire à une convergence juridique favorable à la protection sociale.
Sous le bénéfice de ces observations, je vous propose d'autoriser la ratification de cette convention et d'adopter en conséquence le projet de loi.
J'ajoute que la faible portée de cette convention pour notre pays justifie que l'on procède à un examen en forme simplifiée du projet de loi qui autorise sa ratification.
La commission, suivant la proposition du rapporteur, adopte sans modification le projet de loi. Conformément aux orientations du rapport d'information n° 204 (2014-2015) qu'elle a adopté le 18 décembre 2014, elle autorise la publication du rapport du rapporteur sous une forme synthétique.
La commission examine le rapport de M. Bernard Fournier et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 354 (2014-2015) autorisant l'approbation du protocole entre le Gouvernement de la République française et le conseil des ministres de la République d'Albanie portant sur l'application de l'accord entre la Communauté européenne et la République d'Albanie concernant la réadmission des personnes en séjour irrégulier.
En 2005, l'Union européenne et l'Albanie ont signé un accord dit de réadmission, qui vise à établir des procédures communes et réciproques permettant d'identifier et de rapatrier les personnes en situation de séjour irrégulier. Des accords de ce type ont été signés avec plusieurs autres pays dans les Balkans (ancienne République Yougoslave de Macédoine, Bosnie-Herzégovine, Moldavie, Monténégro, Serbie) et dans le reste du monde (pays du Caucase, Turquie, Cap-Vert, Pakistan, Russie, etc...).
Je le dis d'emblée, ces accords ne définissent aucunement les critères relatifs à la légalité du séjour, mais ils formalisent les procédures de reconduite à la frontière une fois le séjour considéré comme irrégulier au regard du droit national.
L'accord entre l'Union européenne et l'Albanie fixe ces procédures concrètes de reconduite :
- dans ses articles 8 et 9 et dans ses annexes 1 à 4, il établit la liste des documents qui permettent de prouver ou de présumer de la nationalité d'une personne ;
- dans son article 10, il fixe les délais à respecter lorsque des demandes de réadmission sont formulées.
Il concerne les ressortissants albanais et ceux d'un Etat membre de l'Union européenne, mais aussi les ressortissants des pays tiers et les apatrides. Dans ce dernier cas, plusieurs articles, notamment la clause dite de « non-incidence » prévue à l'article 17, posent cependant des mesures protectrices spécifiques pour se conformer pleinement aux conventions internationales, notamment la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme.
Cet accord entre l'Union européenne et l'Albanie, qui est entré en vigueur le 1er mai 2006, prévoit la possibilité pour les Etats membres de conclure, à titre bilatéral, un protocole d'application.
Tel est l'objet du texte dont nous sommes saisis aujourd'hui. Le projet de loi autorise en effet le Gouvernement à ratifier un protocole, signé en avril 2013 entre la France et l'Albanie, destiné à faciliter l'application de l'accord européen concernant le retour des personnes en situation irrégulière. L'Assemblée nationale a adopté ce texte le 19 mars dernier et nous sommes amenés à nous prononcer, aujourd'hui en commission et le 17 avril en séance publique.
Ce protocole bilatéral définit concrètement :
- les autorités compétentes ((la direction centrale de la police aux frontières pour la France ou la direction générale de la police d'Etat pour l'Albanie) ;
- les points de passage entre la France et l'Albanie (l'aéroport de Roissy pour la France ; l'aéroport international de Tirana pour l'Albanie) ;
- ainsi que les règles de procédure à appliquer (le type de documents, le rôle des ambassades, le délai de réponse des autorités, la situation des personnes n'ayant ni la nationalité albanaise ni la nationalité française, les conditions applicables aux escortes, la prise en charge des coûts, etc...).
En outre, le protocole élargit la liste des documents permettant de prouver la nationalité d'une personne, ce qui facilite la réadmission. L'article 5 ajoute, comme moyens supplémentaires de preuve de la nationalité, un laissez-passer consulaire périmé et tout document à caractère électronique ou biométrique permettant d'établir la nationalité. L'article 6 ajoute, comme moyens supplémentaires de commencement de preuve de la nationalité, un relevé d'empreintes digitales. L'article 7 ajoute plusieurs types de documents pour la réadmission des ressortissants de pays tiers et apatrides.
Ce protocole, de nature strictement technique, a été ratifié en mai 2013 par la partie albanaise qui l'applique d'ores et déjà. En outre, la coopération entre nos deux pays est jugée satisfaisante par le Gouvernement, qui s'appuie notamment sur le taux élevé de délivrance de laissez-passer consulaires (86 % en 2013, 92 % en 2014). Ces laissez-passer permettent de pallier l'absence de documents de voyage officiels dont se débarrassent souvent les immigrés en situation irrégulière pour ne pas être expulsés. Pour la France, le protocole consacrera les procédures actuellement en vigueur. Sa ratification sera donc largement formelle mais elle permet tout de même de sécuriser les procédures.
Surtout, elle s'inscrit dans un contexte où l'immigration irrégulière en provenance d'Albanie progresse. Depuis décembre 2010, les ressortissants albanais titulaires d'un passeport biométrique, comme ceux des autres pays des Balkans, sont exemptés de visa pour entrer dans l'espace Schengen au titre d'un court séjour (moins de 90 jours). Ils doivent cependant respecter les autres conditions nécessaires à l'entrée dans l'espace Schengen : ne pas faire l'objet d'un signalement dans le système d'information Schengen (SIS), justifier de l'objet et des conditions du séjour envisagé (invitation à un congrès, disposer d'un hébergement...), disposer de moyens de subsistance suffisants, de garanties de rapatriement et ne pas constituer une menace pour l'ordre public, la sécurité intérieure, la santé publique ou les relations internationales.
Depuis 2011, on constate une augmentation de l'immigration irrégulière en provenance d'Albanie, mais elle reste faible en valeur absolue : les mesures prononcées d'éloignement se sont élevées à 574 en 2010, 1 222 en 2011, 1 290 en 2012 et 2 360 en 2013. Pour les trois premiers trimestres de 2014, elles s'élèvent déjà à 2 964. Les mesures exécutées ont progressé encore plus vite : elles sont passées de 244 en 2010 à 1 384 en 2013, 1 700 sur les trois premiers trimestres de 2014.
La communauté albanaise installée légalement en France s'élève à 8 549 personnes en 2013, dont environ le tiers en Rhône-Alpes.
Les demandes d'asile ont également beaucoup progressé (3 288 en 2013 contre 373 en 2010) mais le taux d'acceptation est faible (8,4 % en 2013 ; 15,6 % sur les trois premiers trimestres de 2014). En 2013, l'OFPRA a classé l'Albanie en pays d'origine sûr, ce qui a des conséquences essentiellement procédurales : les demandeurs d'asile ressortissants albanais ne peuvent pas bénéficier d'une admission au séjour au titre de l'asile ; leur demande est instruite par l'OFPRA dans le cadre de la procédure prioritaire ; leur éventuel recours devant la Cour nationale du droit d'asile n'a pas de caractère suspensif.
Enfin, l'Albanie est devenue une zone majeure de transit pour des ressortissants d'autres nationalités souhaitant entrer en Europe. Au premier semestre 2014, les autorités albanaises ont ainsi réalisé une centaine d'interpellations par mois ; elles s'élevaient même à 145 en moyenne par mois en 2013. Selon les réponses qui m'ont été fournies, l'Albanie tente de mettre en place depuis plusieurs années un meilleur contrôle de ses frontières : elle a durci les conditions d'obtention de visas, elle refoule plus systématiquement les migrants qui solliciteraient un visa albanais à leur arrivée dans le pays mais dont le séjour ne serait pas justifié, elle a restructuré ses postes frontières avec le Kossovo, etc... En outre, plusieurs pays européens, dont la France, mènent une politique de coopération pour aider l'Albanie en ce sens.
Pour autant, il est certain que les réseaux mafieux albanophones sont très actifs en ce qui concerne la traite d'êtres humains ou le trafic de drogue. Ces activités lucratives sont peu risquées, notamment du fait de la corruption encore importante dans le pays. On constate également une augmentation du nombre de mineurs isolés étrangers de nationalité albanaise (180 cas signalés en 2013 sur une moyenne annuelle d'environ 4 000 arrivées), dont une grande majorité constitue, selon les réponses qui m'ont été adressées, un détournement de la procédure française d'accueil des mineurs.
Je souhaitais vous donner ces éléments d'information car ils viennent naturellement à l'esprit lorsqu'on examine le protocole bilatéral qui nous est soumis. Celui-ci s'inscrit, au-delà de sa nature technique, dans un contexte où la coopération entre l'Albanie et la France en matière d'immigration doit être confortée. C'est pourquoi je vous propose d'adopter ce projet de loi.
J'ai pu me rendre compte lors de déplacements dans la région qu'il existe des marges de progression, pour utiliser une expression neutre, en ce qui concerne le contrôle des flux migratoires par l'Albanie...
Ce texte technique, voire anodin, est tout de même important en raison de l'intensité des trafics mis en place par les mafias albanaises qui sont très puissantes de par le monde. C'est pourquoi tout ce qui permet de mieux contrôler les flux de personnes constitue une avancée.
Les travailleurs sociaux font régulièrement état de difficultés concernant les ressortissants de nationalité albanaise. Ce texte va donc dans le bon sens.
À l'issue de ce débat, la commission, suivant la proposition du rapporteur, a adopté sans modification le projet de loi précité. Conformément aux orientations du rapport d'information n° 204 (2014-2015) que la commission a adopté le 18 décembre 2014 sur l'examen des traités et conventions, le présent rapport est présenté sous forme synthétique.
La commission examine le rapport de M. Daniel Reiner et le texte proposé par la commission sur le projet de loi n° 365 (2014-2015) autorisant la ratification de l'accord d'association entre l'Union européenne et la Communauté européenne de l'énergie atomique et leurs États membres, d'une part, et l'Ukraine, d'autre part.
L'accord d'association entre l'Union européenne (UE), Euratom et les Etats membres d'une part, l'Ukraine, d'autre part, que nous examinons aujourd'hui est un accord ambitieux comprenant à la fois un volet politique, un volet commercial visant à une libéralisation quasi-totale des échanges et un volet dit « de coopération », dont l'objectif est la reprise par l'Ukraine de l'acquis normatif communautaire dans un grand nombre de domaines.
Il s'agit d'un accord mixte dans la mesure où il comprend des dispositions relevant de la compétence de l'UE et d'autres (comme celles relatives aux droits de l'homme, à la non-prolifération ou encore aux sanctions pénales dans le domaine commercial) qui relèvent des Etats. C'est pour cette raison qu'il doit être ratifié par l'ensemble des Etats membres.
Résultant de négociations entamées dès 2007 à la demande de l'Ukraine, cet accord a été signé en deux étapes (le 21 mars 2014 pour les dispositions politiques, le 27 juin 2014 pour le reste), en même temps que deux autres accords d'association semblables, l'un avec la Moldavie (que le Sénat a ratifié en mars dernier), l'autre avec la Géorgie (qui restera à examiner).
Visant à remplacer l'accord de partenariat et de coopération signé en 1994 entre l'UE et l'Ukraine et entré en vigueur en 1998, il s'inscrit dans le cadre du Partenariat oriental, initiative lancée en 2009 pour relancer la politique européenne de voisinage sur le flanc est de l'Europe, qui concerne, outre les trois pays précités, l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Biélorussie.
Le contexte actuel en Ukraine donne évidemment une dimension particulière à l'examen de ce texte. On se rappelle, en effet, que c'est la décision du président Viktor Ianoukovitch de suspendre brutalement le processus de négociation, à une semaine de la signature de l'accord prévue au sommet de Vilnius de novembre 2013, qui avait déclenché le soulèvement populaire de Maïdan et la crise politique et internationale qui a suivi. La Russie avait alors fait monter les enchères auprès de l'Ukraine pour qu'elle rejoigne l'Union eurasiatique, projet dont l'objectif est l'intégration économique des pays de l'espace post-soviétique. Néanmoins, le gouvernement provisoire mis en place après le départ de V. Ianoukovitch a très vite affirmé son intention de signer l'accord, ce qui a été fait quelques mois plus tard. Il a été ratifié par le Parlement ukrainien le 16 septembre 2014.
S'agissant du contenu, cet accord est très volumineux, comme en témoignent le nombre d'articles (486) et la taille de ses annexes (notamment le tableau relatif à l'élimination des droits de douane qui s'étale sur plus de 1 000 pages), et ambitieux.
Le volet politique prévoit le développement d'un dialogue sur les réformes intérieures et le renforcement de la coopération dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité. Ce dialogue vise à promouvoir la paix et sécurité internationales et à renforcer le respect des principes démocratiques, de l'état de droit, de la bonne gouvernance, des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Il prend place dans des instances spécifiques, notamment un conseil d'association composé de représentants des parties au niveau ministériel, et un comité d'association, composé de hauts fonctionnaires qui est chargé de préparer les réunions du conseil d'association.
L'accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA), qui constitue le noyau dur de l'accord et son deuxième volet, prévoit la libéralisation complète des échanges grâce à la suppression des droits de douane sur la quasi-totalité des lignes tarifaires pour chacune des parties et à des mesures non tarifaires visant à faciliter l'accès aux marchés, comme la transparence des marchés publics, l'harmonisation des procédures douanières, la libéralisation des services...
Enfin, le troisième volet, qui apparaît comme la contrepartie de la libéralisation des échanges, vise à l'adoption par l'Ukraine d'une grande partie de la réglementation et des normes communautaires applicables dans vingt-sept domaines allant de l'énergie à l'agriculture et aux transports, de la politique industrielle à celle en faveur des PME, ou encore l'environnement, la protection des consommateurs, la culture et l'éducation...Ce rapprochement réglementaire et normatif doit être réalisé avec l'assistance de l'UE.
Quels sont les avantages de cet accord pour chacune des parties ?
Pour l'Ukraine, il s'agit d'accélérer son rapprochement économique avec l'Union européenne qui, avec 31 % de ses échanges extérieurs, est d'ores et déjà son premier partenaire commercial. Elle y exporte principalement de l'acier, du fer, des produits miniers, des produits agricoles et des machines. L'accord représente également un puissant levier pour moderniser son économie, par l'adoption de standards propres à instaurer un environnement favorable à la concurrence et aux investissements (état de droit, bonne gouvernance) dans un pays où la corruption et l'économie informelle sont encore des réalités. Or, la situation économique de l'Ukraine est telle qu'elle a besoin de manière urgente d'une modernisation en profondeur qui lui permette de se relever et de redémarrer. Je ne citerai que quelques chiffres pour illustrer le marasme économique actuel dans ce pays : depuis un an, la monnaie ukrainienne a perdu 70 % de sa valeur par rapport au dollar, l'activité s'est effondrée, la dette publique a doublé. Bien évidemment, l'état de guerre que connaît ce pays y est pour quelque chose : cette guerre coûterait au pays quelque 10 millions de dollars par jour.
Consciente que l'application de l'accord pourra, dans un premier temps, provoquer des ajustements difficiles, notamment pour la production industrielle et les biens de consommation courante, l'Ukraine espère néanmoins valoriser à moyen terme son potentiel dans le domaine agricole et agro-alimentaire, l'énergie et les transports.
Il faut également mentionner l'aide financière conséquente que l'UE accorde à l'Ukraine : 1,4 milliard d'euros sur la période 2014-2020 dans le cadre de l'Instrument européen de voisinage, en vue de mettre en oeuvre les réformes prévues par l'accord, qui vient s'ajouter aux 3,4 milliards d'euros au titre de l'assistance macro-financière et jusqu'à 8 milliards d'euros sur la période dans le cadre de la Banque européenne d'investissement (BEI) et de la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD), en complément du plan d'aide accordé par le FMI (15 milliards d'euros).
Pour certains produits industriels sensibles comme l'automobile et pour une partie des produits agricoles, le calendrier de réduction des droits de douane est asymétrique, la diminution étant plus rapide pour les exportations ukrainiennes vers l'UE que pour les exportations européennes vers l'Ukraine. Néanmoins, des contingents tarifaires ont été prévus, notamment pour les viandes.
En ce qui concerne l'UE, le premier avantage de l'accord est de favoriser le développement économique et la stabilité d'un pays du voisinage, tout en étendant son influence par l'extension du champ d'application de son corpus normatif.
Les pays européens y gagnent également des perspectives en matière d'investissements directs et de commerce (les principales exportations de l'UE vers l'Ukraine étant actuellement les machines et l'équipement pour les transports, les produits chimiques et les produits manufacturés). L'Ukraine ne représente encore toutefois que 1,1 % des échanges européens.
Enfin, l'accord permet des avancées au bénéfice de l'UE, notamment en matière de protection de la propriété intellectuelle : lutte contre la contrefaçon, respect des indications géographiques protégées (ainsi, moyennant une période de transition, l'Ukraine ne pourra plus utiliser les dénominations de Cognac, Champagne ou encore Cahors pour des vins produits sur son territoire). Il faut également souligner le progrès que représentera l'application par l'Ukraine des normes sanitaires et phytosanitaires : elles contribueront à l'égalisation des conditions de concurrence en même temps qu'à une sécurité sanitaire accrue pour le commerce des produits végétaux et issus de l'élevage.
Pourquoi ratifier maintenant cet accord ?
Tout d'abord, pour permettre à la France d'être à la hauteur du rôle moteur qu'elle joue en faveur du règlement du conflit en Ukraine et de l'engagement personnel du président de la République, de concert avec la chancelière allemande, en faveur de la conclusion et de l'application des accords de Minsk II. Il s'agit de faire en sorte que, dans la perspective du sommet de Riga des 21 et 22 mai prochains sur le Partenariat oriental, la France ait engagé le processus de ratification (selon nos informations, le Bundestag serait également en train de ratifier ce texte).
Il s'agit également de répondre à l'attente de l'Ukraine qui se prépare à l'application de cet accord ; elle a en effet lancé, depuis un an, tout un train de réformes : libéralisation de nombreux secteurs, stabilisation du marché des changes, mesures visant à la limitation de la dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie et à l'augmentation des prix du gaz, réforme fiscale, lutte contre la corruption, réforme judiciaire...Même s'il ne faut pas sous-estimer les difficultés rencontrées (lenteur du rythme des réformes, notamment s'agissant du système électoral et de la justice, engorgement législatif, faiblesse de l'Etat), il existe une volonté réformatrice en relation avec l'accord d'association. Par ailleurs, une fois cet accord entré en vigueur, il cessera définitivement d'être un point d'irritation avec la Russie, mieux vaut donc avancer rapidement dans cette direction.
Enfin, il s'agit d'honorer un engagement pris par l'Union européenne, qui vise à développer une « association politique et une intégration économique » avec l'Ukraine. Précisons bien que l'accord ne donne aucune perspective d'adhésion à l'Ukraine. C'est un point sensible car plusieurs Etats membres souhaitaient aller plus loin, et c'est également le souhait de l'Ukraine. Sur ce point, la position du gouvernement français, mais aussi d'autres pays comme l'Allemagne et la Belgique, est très claire : nous sommes opposés à un élargissement de l'UE à l'Ukraine.
Afin de faire baisser les tensions et de dissiper tout malentendu avec la Russie, il importe à mon avis de bien faire connaître cette position et d'indiquer que l'accord d'association n'implique pas la rupture des liens économiques existants avec celle-ci, qui pourrait même en bénéficier indirectement.
Pour toutes ces raisons, je vous propose donc d'adopter le projet de loi ratifiant l'accord d'association entre l'UE et l'Ukraine. Il sera examiné en séance publique le jeudi 7 mai à 9h30 pour une discussion en forme normale.
Cet accord vise à stabiliser un pays du voisinage, notamment sur le plan économique. Mais il faut réfléchir à la manière de garantir la stabilité de tout le voisinage est de l'Europe, de la Finlande à l'Ukraine, en passant par les pays Baltes et la Moldavie. La France a joué un rôle moteur dans la conclusion des accords de Minsk II, elle doit également s'impliquer fortement dans le suivi de leur application. Il importe, à cet égard, qu'elle reste ferme vis-à-vis de l'Ukraine qui ne semble pas honorer tous les engagements qu'elle a pris.
Il faut souligner l'étroite imbrication des économies russe et ukrainienne. L'Ukraine bénéficie également d'un tarif privilégié pour le gaz russe. Au-delà de cet accord, il faudrait imaginer une coopération impliquant la Russie, l'Union européenne et l'Ukraine.
Cet accord d'association est certes d'abord économique mais il comporte aussi une importante dimension politique, à travers l'instauration d'un dialogue et d'institutions spécifiques, et parce qu'il traduit la volonté de l'Ukraine de se rapprocher des standards européens. Il avait d'ailleurs été négocié et même paraphé par le gouvernement de Viktor Ianoukovitch avant que celui-ci renonce à le signer quelques jours avant le sommet de Vilnius. En ce qui concerne les liens existants entre l'économie russe et l'économie ukrainienne, il faut noter que les échanges entre celles-ci ont diminué depuis deux ans, les échanges de l'Ukraine avec l'Union européenne étant désormais supérieurs à ses échanges avec la Russie.
L'Union européenne se montre soucieuse de ne pas gêner la Russie : elle a ainsi accepté, à la demande de celle-ci, de reporter au 1er janvier 2016 l'entrée en vigueur du volet libre-échange de l'accord et dans cette attente conduit avec l'Ukraine et la Russie des consultations trilatérales en vue d'identifier les problèmes que l'accord pose à cette dernière et tenter d'y remédier. Il semblerait toutefois, selon les informations dont je dispose, que la Russie tarde à préciser ses demandes. L'accord d'association avec l'UE est par ailleurs compatible avec l'Union eurasiatique qui se construit autour de la Russie. Certes, un même Etat ne peut appartenir simultanément à l'Union européenne et à l'Union eurasiatique, compte tenu du caractère supranational de ces organisations et des transferts de souveraineté qu'elles impliquent, mais rien n'interdit des échanges commerciaux entre les deux. L'Ukraine pourrait, à cet égard, compte tenu de sa situation géographique, être un pivot entre les deux zones.
Il n'est plus temps de se demander si cet accord d'association entre l'UE et l'Ukraine était une bonne idée. Le groupe CRC est contre ce type d'accord dans la mesure où il contraint le pays concerné à une libéralisation importante de son économie. Néanmoins, compte tenu de la situation politique actuelle, nous ne pouvons pas nous opposer à ce qui est en marche et qui est soutenu par une grande partie du peuple ukrainien, encore qu'il n'y ait pas unanimité sur cette question en Ukraine. Le groupe CRC s'abstiendra donc sur ce projet de loi de ratification.
Tout ce qui peut aller dans le sens du développement de l'Ukraine, qui connaît en ce moment de grandes difficultés, doit être soutenu. Je veux toutefois mettre l'accent sur la difficulté qu'il y a à réunir actuellement les Russes et les Ukrainiens autour d'une même table. La seule enceinte de dialogue qui demeure est l'OSCE. En tant que vice-président de l'Assemblée parlementaire de cette organisation, j'ai participé récemment à une réunion avec les deux parties en format Normandie et j'ai pu constater à quel point tout ce qui est susceptible de mettre en cause les relations privilégiées de la Russie avec l'Ukraine irrite les Russes. Il faut prendre toutes les précautions et bien insister sur le fait qu'il ne s'agit pas de faire entrer l'Ukraine dans l'Union européenne, ni a fortiori dans l'OTAN.
Il fallait une volonté politique de poursuivre ce qui était engagé à la demande de l'Ukraine. On ne voit pas pourquoi l'UE aurait dû retarder le processus. Il était nécessaire de porter haut les valeurs européennes, l'état de droit, les droits de l'homme. S'agissant de l'adhésion à l'OTAN, il n'en est pas question, cela a été dit au sommet de Newport en septembre 2014.
Suivant l'avis du rapporteur, la commission adopte le rapport ainsi que le projet de loi, M. Michel Billout, Mme Michelle Demessine et M. Robert Hue s'abstenant.
- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -
La commission a décidé de se saisir pour avis du projet de loi n° 2669 (AN-14e législature) relatif au renseignement et a nommé M. Jean-Pierre Raffarin rapporteur.
La commission auditionne le général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire.
La réunion reprend à 9 heures 50.
Nous auditionnons à présent le général Christophe Gomart, dans le cadre du travail que nous engageons sur le projet de loi sur le renseignement, et de la révision de la loi programmation militaire (LPM), au mois de juin. Le général Gomart dirige le renseignement militaire.
Chacun comprend que le renseignement est devenu une composante essentielle de notre stratégie de défense, mais aussi en matière de sécurité nationale. La direction du renseignement militaire (DRM) est l'un des six services qui font partie de la communauté du renseignement. Outre la DRM, deux autres services relèvent de la défense, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD).
La mission de la DRM est de renseigner les autorités politiques et militaires et de les aider à arrêter leur choix dans le cadre de la veille stratégique. La DRM est à ce propos en lien direct avec le chef d'état-major des armées (CEMA) pour permettre de déterminer certaines options militaires et conduire les opérations nécessaires à celles-ci.
La DRM est un service très important dont l'originalité tient notamment à la richesse de ses capteurs. La qualité de la source est certes importante, mais celle de l'appareil l'est tout autant, ainsi que sa capacité à fusionner avec le renseignement d'intérêt militaire. Cette proximité permet un certain métissage entre l'information et la capacité militaire.
Le général Gomart a engagé un travail de transformation et de modernisation de la DRM. C'est pourquoi son exposé est important pour faire le point sur l'organisation de ses missions, en intégrant cette vision dans la perspective du projet de loi sur le renseignement et de l'actualisation de la loi de programmation militaire.
Général Gomart, vous avez la parole.
Général Christophe Gomart. - Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, permettez-moi tout d'abord de vous dire l'honneur et le plaisir qui sont les miens à m'exprimer devant vous au sujet de la DRM.
Antoine de Jomini, célèbre pour avoir décrypté le génie militaire de Napoléon, au sein de l'état-major duquel il a servi avant de rejoindre ensuite celui du Tsar, rappelait un principe élémentaire pour tout chef militaire : « comment un homme peut-il dire ce qu'il devrait faire lui-même s'il est ignorant de ce que fait son adversaire ? ».
C'est tout le principe et le sens de l'action de la DRM, service de renseignement des armées, qui permet d'assurer la capacité d'appréciation autonome de situation des chefs militaires sur le terrain, du CEMA et du ministre de la défense.
C'est un service autonome, discret et intégré, puisqu'il dispose de ses propres capteurs. Il fournit le renseignement nécessaire aux décideurs et aux acteurs des opérations militaires pour leur garantir une réelle liberté d'action : connaître l'adversaire et ses intentions permet de concentrer ses efforts sur un objectif décisif, et donc d'économiser les moyens engagés.
Pour illustrer mon propos, je reviendrai d'abord sur l'année 2014-2015, riche en événements et en engagements pour la DRM. Je décrirai ensuite les enjeux fondamentaux de la DRM, avant de conclure par les pistes envisagées pour relever nos défis majeurs.
Il y a deux ans, je vous aurais parlé des succès de Serval, succès fondés sur la connaissance précise de cette zone du Sahel que la DRM avait engrangée au cours des années, facilités par l'implication de tous les moyens de la DRM pour permettre à la force de disposer à temps du renseignement nécessaire à la conception et à la conduite de sa manoeuvre. J'aurais sans doute aussi abordé la situation en Afghanistan et les derniers soubresauts de Côte d'Ivoire et du Kosovo, ainsi que le suivi des grandes puissances militaires comme la Chine.
Aujourd'hui, le tableau que je suis en mesure de dresser devant vous est bien plus fourni ; la DRM est engagée sur trois théâtres d'opération, suit trois zones de crises majeures et maintient son niveau de veille stratégique à un niveau élevé. Ce tour d'horizon est possible, car la DRM dispose de toutes les capacités nécessaires à l'élaboration du renseignement : des capteurs techniques particulièrement perfectionnés, notamment les satellites dont j'ai le contrôle opérationnel, des capteurs humains, des analystes civils et militaires, des experts de zones géographiques ou de thématiques particulières. Tous permettent à la DRM de produire environ 10 000 notes de renseignement par an, et surtout de satisfaire les besoins immédiats du CEMA, comme ceux des commandements opérationnels et, bien sûr, du ministre de la défense.
Nous appuyons la force Barkhane au Sahel, dans cette zone gigantesque, où nous suivons tous les groupes armés terroristes, comme l'a souligné l'action menée ce week-end par le commandement des opérations spéciales, dans le cadre de la libération de l'otage néerlandais. Les groupes armés terroristes sont sérieusement étrillés par l'action de nos forces, mais sont néanmoins toujours aptes à faire peser une menace sur les forces internationales, comme sur les ressortissants occidentaux. Il faut rappeler à ce propos qu'un roumain a été enlevé très récemment encore.
Ces groupes armés terroristes ont revu leurs modes d'action pour moins prêter le flanc à nos opérations de renseignement et d'action, et présentent une capacité d'adaptation permanente. L'Adrar des Ifoghas, dont vous avez tous entendu parler et, plus largement, le Nord-Mali, demeure leur sanctuaire, mais la Libye est aussi une zone refuge générant un trafic important à travers le Niger.
En Centrafrique, nous participons à la mission de la force Sangaris face à une situation plus calme mais toujours fragile. Le renseignement permet de suivre les deux principaux acteurs de la crise, les anti-Balaka et les ex-Seleka, dont les velléités de pouvoir demeurent prégnantes, alors que les instances de transition peinent à les désarmer.
Enfin, en Irak, nous avons déployé un large dispositif de recueil de renseignement en appui des frappes de nos aéronefs de l'opération Chammal et de ceux de la coalition. Il nous permet de mieux appréhender Daesh, cet adversaire proto-étatique d'un genre nouveau, aujourd'hui temporairement à l'arrêt au nord de l'Irak, mais toujours offensif dans la province d'Al-Anbar et en Syrie. Il a aussi facilité l'intégration de la France au sein des instances de commandement américaines, en renforçant notre crédibilité grâce à du renseignement précis, fort apprécié de nos alliés.
En parallèle de cet appui direct aux opérations, la DRM fait un effort sur l'anticipation dans trois zones de crise importantes.
En Afrique d'abord, nous suivons avec intérêt l'évolution de la situation sécuritaire en Libye. Le lien avec le Sahel est évident, comme l'illustre la présence récurrente de chefs des groupes armés terroristes, principalement dans le sud, mais aussi dans plusieurs villes côtières libyennes. La situation au nord est devenue encore plus complexe, avec les forces nationalistes du gouvernement de Tobrouk affrontant principalement les groupes islamistes de Fayjr Libya, qui combattent les groupes affiliés à Daesh, surtout dans le bassin de Syrte. Les perspectives demeurent sombres.
Plus au sud, l'avancée de Boko Haram a été à ce stade stoppée, mais le groupe terroriste, récemment inféodé à Daesh par opportunisme médiatique, représente toujours une menace, non seulement pour la stabilité du Nigeria, mais aussi pour ses voisins camerounais, nigériens et tchadiens. Le Tchad a un rôle moteur dans la dynamique de reconquête, mais son engagement dans la durée se révèle compliqué. Au Proche-Orient, la Syrie fait toujours l'objet de notre attention, en dehors de la problématique de Daesh, dont la zone d'action se moque des frontières, et qui combat aussi bien les forces du régime que des groupes kurdes et d'autres groupes de l'insurrection. Que cette insurrection soit modérée ou radicale, nous assistons à une radicalisation constante. La frange modérée est réduite à la portion congrue, et les alliances tactiques d'opportunité contribuent au passage de nombreux groupes islamistes sous la coupe des djihadistes ou des radicaux.
Le Liban souffre aussi des conséquences directes du voisinage de cette crise, et ses forces armées combattent les groupes djihadistes, notamment dans la Bekaa et le massif du Qalamoun, en coordination avec le Hezbollah et parfois avec l'appui de l'aviation syrienne. La discorde entre les acteurs libanais connaît un apaisement du fait de l'union contre l'accroissement de la pression djihadiste dans l'est du pays.
Au Yémen, la situation est chaotique, comme on a pu le voir ce week-end avec le retrait de nos ressortissants grâce aux moyens de la marine nationale. L'Arabie saoudite a affirmé son leadership régional en montant une vaste coalition sunnite contre les forces anti-Hadi. Les frappes aériennes, qui sont essentiellement le fait de l'Arabie saoudite et surtout des Émirats arabes unis, n'ont pour l'heure pas entamé les positions adverses. Le niveau de menace contre les intérêts français au terminal gazier de Balhaf, où opère Total, est en augmentation du fait du bénéfice que pourrait tirer Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA) de la guerre actuelle. Les pro-Hadi et anti-Hadi n'ont pas intérêt, pour leur part, à menacer les intérêts occidentaux à ce stade.
Enfin, en Europe, la DRM contribue directement, et depuis le début des événements, à l'appréciation de la situation en Ukraine. Nous suivons avec attention l'application des accords de Minsk et le respect du cessez-le-feu par les séparatistes et par les forces armées ukrainiennes, même si une trentaine de coups de feu et tirs d'artillerie sont échangés par jour. Nous gardons naturellement un oeil sur les déploiements russes de l'autre côté de la frontière et en Crimée, et sur toutes les activités militaires de la Russie, tant sur son territoire qu'à l'extérieur de ses frontières.
L'anticipation est complétée par notre aptitude à maintenir une veille stratégique sur les régions prioritaires du globe.
Le suivi des grandes puissances militaires, notamment des puissances dotées de l'arme nucléaire, demeure fondamentale. À titre d'exemple, la Russie dont la présence dans de nombreux dossiers sécuritaires, de l'Ukraine à la Syrie en passant par l'Iran, justifie le fait de faire effort concernant cet acteur stratégique essentiel.
La Chine, bien évidemment, poursuit l'accroissement de ses capacités militaires, notamment navales, et est toujours très active en mer de Chine méridionale. Nous avons pu assister, ces jours derniers, à la première évacuation de ses ressortissants au Yémen par sa marine, comme nous avons assisté, ces derniers mois, à sa première circumnavigation. Il en va de même de ses sous-marins.
Enfin, l'Iran soutient le régime syrien, le gouvernement irakien et les milices chiites qui combattent en Syrie et en Irak. S'agissant de la crise yéménite, il adopte une posture humanitaire et appelle à une solution négociée.
Ce constat illustre notre premier enjeu majeur, qui est de répondre à une sollicitation croissante générée par la multiplication des crises et des conflits ayant un impact sur les intérêts vitaux de notre nation.
Comme je l'ai évoqué dans ce tableau rapide de notre engagement, l'adversaire que combattent nos armées en opération ou qu'elles pourraient avoir à combattre a résolument changé.
Nous ne faisons pas directement face à des armées organisées et étatiques, mais à des groupes, d'envergure variable, dont la nature semble de plus en plus proto-étatique. Daesh, Boko Haram ou même les séparatistes ukrainiens disposent d'armées plus ou moins organisées pour atteindre des objectifs politico-stratégiques, des buts de guerre, très clairs, de l'imposition d'un califat à l'établissement de républiques autonomes. Ils combattent donc en mêlant modes d'action conventionnels, embuscades, offensives ou manoeuvres défensives rétrogrades, et modes d'action asymétriques comme les attaques suicides ou les engins explosifs improvisés, ces pièges plus ou moins complexes qui frappent nos forces au sol.
Ainsi, les groupes armés terroristes du Mali ont abandonné leurs colonnes de pick-up pour se déplacer à moto, moins visibles, et poser discrètement ces pièges, tirer des roquettes ou tendre des embuscades. La population est payée 450 euros pour poser une mine ; lorsque celle-ci a explosé sous un véhicule, elle perçoit environ le double.
Daesh se fond dans la population, se déguise grâce aux uniformes volés des forces irakiennes et stocke armes et munitions dans les hôpitaux ou les mosquées. Leur réversibilité est saisissante : ils apprennent très vite des erreurs du passé. L'emploi qu'ils font des moyens de communication est soumis à des règles strictes de sécurité pour éviter d'être interceptés. Cet adversaire s'est aussi approprié la révolution de l'information et est résolument moderne. Ils peuvent ainsi communiquer sur Internet sans être détectés. C'est aussi un vecteur formidable des opérations d'influence que cet adversaire manie avec un réel professionnalisme. Les vidéos de Daesh sont un modèle de communication maîtrisée pour exploiter les failles de nos sociétés connectées, influencer nos opinions publiques et rallier de nouveaux combattants. Daesh recrute plus qu'il ne perd de soldats.
Cette menace est désormais continue. L'ennemi que nos forces combattent au loin, en Irak ou au Sahel, est lié à la menace proche, celle qui a récemment frappé sur notre territoire national. La globalisation de la menace qu'évoquaient les deux derniers livres blancs sur la sécurité et la défense nationale est une réalité à laquelle tous les services de renseignement sont confrontés.
Face à un adversaire aussi résolu, nous avons également à assimiler un flux croissant d'informations. La modernisation de nos capteurs et l'accroissement de nos capacités, auxquels j'ajouterai la nécessité de prendre en compte ce que nous appelons les sources ouvertes comme Internet et les réseaux sociaux, génèrent une arrivée massive d'informations qu'il faut traiter. Nous devons y déceler les signaux d'alerte, plus ou moins faibles, qui nous permettront d'agir immédiatement et d'anticiper les actions de l'adversaire. Il s'agit d'un défi majeur que nous devons relever, afin de ne pas risquer d'être asphyxiés et saturés.
Nous devons intégrer le contexte contraint, que vous connaissez bien, dans lequel évoluent nos armées. Certes, la fonction connaissance-anticipation a bénéficié des faveurs du dernier livre blanc et de la loi de programmation militaire. La prochaine revoyure devrait aussi, je l'espère, nous être bénéfique.
La DRM, toutefois, n'est pas autonome dans l'attribution de ses ressources humaines, financières et programmatiques. Elle dépend totalement des armées dans ces domaines. Sans réelle liberté d'action, elle est donc soumise aux mêmes contraintes globales des armées, notamment dans la déflation des effectifs.
Quelles sont les perspectives ? Consciente de ces enjeux, s'appuyant sur les directives du ministre de la défense et du CEMA, inscrites pour ce dernier dans son ordre aux armées Cap 2020, la DRM conduit depuis bientôt deux ans une transformation en profondeur. L'idée est de pouvoir continuer à remplir notre mission de renseignement au profit de nos armées, en gardant un temps d'avance sur l'adversaire d'aujourd'hui et de demain.
Ce projet se décline en de nombreux chantiers, qui mobilisent les 1 600 hommes et femmes de mon service à Paris, à Creil et à Strasbourg. Je vous citerai trois des nombreuses pistes de ce projet que j'estime essentielles.
La première concerne ce que les Anglo-Saxons appellent le Geospatial intelligence (GEOINT). Notre ambition est de pouvoir fournir un renseignement complet, fruit de la fusion de tous les types de renseignement, précis, géolocalisé et actualisé sur un support numérique adapté, sorte de Google Earth consacré au renseignement, où tous peuvent accéder aux informations de façon permanente, sur un visualisateur.
La DRM a donc créé un centre dédié, le centre de renseignement géospatial interarmées (CRGI), début janvier, à Creil. C'est une véritable start-up d'une trentaine d'experts qui appuie déjà les opérations de Barkhane au Sahel. Nous voulons, à terme, être capables de fournir des produits ad hoc, aussi bien aux forces en opérations qu'aux analystes de la DRM et aux autorités qui en ont besoin pour éclairer leurs décisions.
Nous voulons aussi améliorer la gestion de notre ressource humaine. C'est là mon second objectif.
Des solutions techniques d'automatisation et de traitement existent aujourd'hui pour résoudre la gestion du big data. Il faut toutefois disposer de personnel pour servir ces systèmes. En outre, un certain nombre d'activités n'a pas encore pu être automatisé : seuls l'oeil et le cerveau humains permettent d'interpréter précisément les photos, seuls l'oreille et le cerveau humains arrivent aujourd'hui à reconnaître précisément des voix interceptées. Nous avons donc besoin d'une ressource humaine de qualité et en quantité.
La LPM prévoyait une augmentation de nos effectifs à hauteur de soixante-quinze postes sur sa durée. Nous faisons face cependant depuis plusieurs années à un déficit chronique lié à la non-réalisation de nos effectifs et au manque dans des spécialités importantes comme les interprétateurs photos, qui sont capables de détecter sur des images satellites ce que tout quidam ne voit pas, ou les linguistes d'écoute, qui exploitent et traduisent les interceptions électromagnétiques. À ce jour, j'estime, pour relever tous les défis que je vous ai décrits et surtout « pour rester dans le match », que j'ai besoin de près de trois cents postes supplémentaires.
Je dispose d'une ressource très variée qui compte près de cinquante statuts différents. Nous avons la chance de pouvoir profiter d'une alchimie intéressante de militaires - en majorité à 79% - et de civils - 21 % - d'expérience opérationnelle et d'expertise universitaire, de jeunesse et d'ancienneté, d'hommes et de femmes - près de 28% - de fonctionnaires et de contractuels. Je souhaite valoriser cette richesse et je veux donc faire un effort sur l'attractivité des parcours professionnels.
Pour le personnel militaire, la réalisation des effectifs est la priorité dont je me suis ouvert au CEMA et aux gestionnaires des armées. Pour le personnel civil, nous souhaitons avancer dans la création d'un statut d'emploi offrant une plus grande lisibilité de carrière à nos agents, et permettant de leur offrir des perspectives de responsabilité. En collaboration avec le coordonnateur national du renseignement, nous avons appuyé les initiatives de la communauté nationale dans ce sens et dans celui du développement d'une plus grande mobilité entre les services de renseignement.
Je crois enfin que la coopération entre les services est une clef de la réussite de nos missions propres, au profit de l'intérêt général. Le processus de mutualisation des capacités, motivé par la LPM, progresse bien et ne pose pas à ce jour de difficulté manifeste. Nous avons initié un embryon de coopération opérationnelle avec la mise en place d'une cellule composée d'agents des six services de renseignement, au coeur du centre de planification et de conduite des opérations, boulevard saint-germain, en appui des opérations des armées en Irak.
Cette cellule, baptisée Hermès, a tracé la voie d'une plus grande interaction entre les services, d'un échange dynamique et efficace de renseignement au profit de l'action militaire.
Face à une menace globalisée, les services de renseignement doivent offrir une réponse globale. Les enjeux sécuritaires qui nous concernent tous militent pour la pérennisation et la consolidation de dispositifs similaires. Nous mettrons ainsi bientôt en place un élément de liaison au sein de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) en phase avec l'implication visible des armées sur le territoire national.
Dans notre projet, nous ne nous contentons pas d'explorer ces pistes et de les traduire en demandes supplémentaires. Nous suivons une approche pragmatique et nous avons déjà revu notre organisation et nos procédures. C'est ainsi que j'ai mis en place une sous-direction stratégie transversale, avec des cellules dans chacune des sous-directions, de façon à pouvoir piloter cette transformation.
Les défis sont tels que nous devons en permanence réfléchir à la manière de faire autrement et mieux, avec un souci permanent de performances. La DRM est une véritable ruche et les hommes et les femmes que j'ai la chance de commander ne manquent pas d'idées pour être plus efficaces, pertinents et proactifs. Grâce au travail formidable de mes prédécesseurs, nous pouvons continuons à façonner l'outil de renseignement des armées et servir nos forces en opération.
Voilà rapidement décrit le tableau de la DRM aujourd'hui, de ce qu'elle souhaite devenir face aux nombreuses crises auxquels la France et les forces armées françaises ont affaire.
Je vous remercie.
Depuis quelques années, la situation mondiale a changé ; elle est de plus en plus préoccupante. Les zones qui, aujourd'hui, sont porteuses de cette inquiétude se sont multipliées. La DRM, au sein de la communauté du renseignement, joue un rôle particulier. Vous avez évoqué le rôle classique d'observation et de veille qu'elle tient auprès de certains pays, comme la Russie ou la Chine, par exemple, mais la multiplication des zones de conflits fait que nous devons nous adapter à ces situations si particulières, dans un contexte financier contraint.
Vous avez ainsi évoqué le besoin de recrutement et les problèmes de formation dans certaines langues extrêmement rares que vous rencontrez. Quels moyens peut-on aujourd'hui mettre en oeuvre en termes de mutualisation et de partage avec le monde occidental dans ce domaine ? Il existe, en matière de renseignement militaire, un regroupement appelé Five Eyes qui réunit Américains, Britanniques, Canadiens, Néozélandais et Australiens, que nous regardons d'un peu loin. J'ai également lu avec attention un de vos commentaires concernant la qualité du renseignement et le peu d'intérêt que l'OTAN accorde au renseignement militaire français.
Comment peut-on progresser en matière de mutualisation et de partage avec les autres services de la communauté du renseignement, alors que le directeur de la DGSE a annoncé que certaines activités pourraient vous être transférées. Cela se fera-t-il avec les financements et les personnels correspondants ?
J'ai la certitude que vous avez beaucoup réfléchi à ces questions. Peut-être pourrez-vous nous en dire un peu plus tout à l'heure.
C'est avec plaisir, mais aussi avec une certaine inquiétude, que nous vous avons entendu nous présenter l'état du monde et les défis que nous devons relever tous ensemble.
Vous avez également évoqué la coordination, les fusions des services de renseignement, ainsi qu'Hermès. Pourriez-vous nous en dire plus des spécificités de la DGSE et du volet satellitaire ?
En second lieu, le renseignement humain est souvent indispensable à l'action. Cela vient encore de se vérifier lundi, dans le Sahel. Vous avez commandé les opérations spéciales (COS). Au sein de celui-ci, le 13e RDP est à la disposition du GCOS et à votre disposition. Comment cela se passe-il avec votre successeur à la tête des forces spéciales ? Pourriez-vous en dire un mot ?
Merci pour le panorama très complet que vous nous avez brossé. S'agissant du renseignement spatial, l'arrivée de satellites d'observation comme Musis, à la suite d'Hélios, et d'écoutes électromagnétiques Cérès, prévus pour 2020, devraient renforcer sensiblement la capacité d'appréciation de la DRM. Leur lancement et leur mise en oeuvre s'effectueront-elles comme prévu ? Disposez-vous des infrastructures et des ressources humaines nécessaires à la mise en exploitation de ces deux capacités ?
Par ailleurs, l'Allemagne a décidé de participer au troisième satellite d'observation Musis. La Bundeswehr aura-t-elle accès aux informations des trois satellites ? Ce troisième satellite a-t-il une mission et une capacité spéciale ? Quand son lancement est-il prévu ?
Enfin, le démonstrateur Élisa, qui nous offrait des capacités d'écoutes électromagnétiques, a été désorbité en 2010. Selon moi, il s'agit là d'une rupture des capacités en attendant le futur lancement de Cérès, en 2020. Cela a-t-il été compensé ?
Quel partage de l'information préconisez-vous avec nos alliés ? En second lieu, pourriez-vous être plus précis à propos des relations entre les services civils de renseignement et les vôtres ?
Le Sénat rend aujourd'hui publique le rapport d'une commission d'enquête sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes. Parmi ses propositions, que pensez-vous des aspects vous concernant ?
En Afrique, la nouvelle donne au Nigeria peut-elle changer les choses en matière de partenariat, notamment s'agissant de la sécurité du Cameroun et les pays au-delà ?
Quant au Tchad, vous avez dit qu'il constituait pour nous un allié, mais que bien des questions demeuraient à propos de l'avenir. La relation avec le Soudan, son voisin, est-elle aujourd'hui stabilisée ?
Quelle est votre réflexion sur la situation en Libye ? Je sais qu'il est compliqué de répondre à cette question et même de dire quels seront demain les bons interlocuteurs, notamment militaires, tant la confusion actuelle est grande...
Enfin, la Syrie soulève la question de nos relations avec la Turquie, dont on a souligné l'ambiguïté. C'est un vrai sujet, la Turquie constituant un allié incontournable dans le conflit syrien, notamment à la frontière...
Général Christophe Gomart. - La question de savoir s'il est nécessaire pour la France de disposer de six services de renseignement revient souvent. Ne doit-on réduire ce nombre ?
Même si ma position d'ancien adjoint de Bernard Bajolet, alors coordonnateur national du renseignement, m'a permis d'acquérir une vision assez large de l'ensemble des capacités de chacun de ces services, je pense que la DRM répond à un vrai besoin. Sa création, en 1992, était liée au besoin d'appréciation autonome face à certaines menaces.
On sortait alors de la guerre froide et on n'était pas capable de fédérer les capacités des armées de terre, d'air et de la marine nationale pour répondre au CEMA et au ministre de la défense et apprécier la menace en face de nos forces armées.
À l'époque, une compagnie de parachutistes, de légionnaires ou de troupes de marine suffisait pour répondre aux quelques guerres africaines. Un passage de nos Jaguar était alors suffisant. Cela répondait à un vrai besoin ; la mise en orbite de nos satellites d'observation militaire a permis d'apprécier les situations de façon autonome.
C'est aujourd'hui ce qui permet au CEMA, aux décideurs politiques ou aux chefs militaires d'expliquer la position française.
Le problème vient du fait qu'on fait plus confiance à celui qui crie au loup qu'à celui qui ne crie pas, on aime se faire peur. La vraie difficulté d'un analyste est de ne pas se laisser influencer par les médias, mais de dire ce qu'il voit, ce qu'il analyse. Maintenir une ligne en dépit des pressions extérieures est le plus difficile.
On prétend que Daesh a constitué une surprise stratégique, ou qu'on ne savait rien avant le coup de force intervenu en Centrafrique le 5 décembre 2013. C'est faux ! Quand on lit les notes de la DRM, on s'aperçoit que c'était écrit, mais on ne s'y est pas forcément intéressé parce que ce n'était pas le sujet du moment.
La vraie capacité d'un service réside dans le fait de pouvoir dire ce qui est, à l'instant où on le voit, grâce aux capteurs qui sont les nôtres. Le problème des linguistes est par ailleurs un de nos sujets essentiels : comment faire pour en avoir davantage ? En Centrafrique, on a eu besoin de linguistes en sango. Il en va de même pour le Tamasheq. Vous avez également abordé le sujet de nos échanges avec les alliés. Pendant longtemps, pour les militaires français, appartenir à la communauté Five Eyes devait permettre de tout connaître du monde grâce au réseau Échelon. Il vaut mieux échanger de façon bilatérale.
Pour ce qui est du renseignement spatial, le lancement du satellite Hélios nous a permis de porter des appréciations autonomes. Hélios s'achève ; nous avons la chance de profiter du satellite Pléiade, qui est excellent ; il donne des images en couleur, alors que celles d'Hélios étaient en noir et blanc. Les images sont donc plus faciles à interpréter.
Cérès sera lancé en 2020. Musis est constitué de trois satellites, l'un à extrêmement haute résolution, deux à très haute résolution. Toutes ces images sont néanmoins partagées avec certains alliés, la France étant leader en ce domaine.
Élisa tourne toujours, répond aux besoins et doit s'éteindre avant que Cérès ne soit lancé, mais nous avons acquis un certain nombre de données. On aurait préféré qu'il n'y ait pas de trou capacitaire, mais il y en aura vraisemblablement un entre la fin d'Élisa et le lancement de Cérès. C'est extrêmement utile.
En termes de renseignement humain, il est vrai que nous partageons bien avec le COS. En tant qu'ancien patron du COS, j'ai d'excellentes relations avec le général de Saint-Quentin, que je remercie d'avoir cité la DRM lors de son interview sur Europe 1. Il a également cité la DGSE. Tout cela est un petit monde, où chacun cherche à préserver ses acquis, mais on sait qu'il faut partager. On est tous là pour la France. C'est l'équipe France qui compte !
Le renseignement humain est partagé à travers le 13e RDP. Les équipes remontent au COS des renseignements qui lui permettent de monter ses actions. Il s'agit d'un partage, même si je sais que j'ai le droit d'utiliser un certain nombre d'équipes de recherche par an, et que le COS, de son côté, a le droit d'utiliser un certain nombre d'équipes de recherche par an. Les choses sont en fait bien plus souples qu'elles n'en ont l'air.
Lorsque j'étais patron des forces spéciales, et que nous avons pris le pont et la ville de Gao, en janvier 2013, j'avais un visuel sur mes hommes au sol grâce aux drones et aux caméras embarquées, voire grâce aux images satellites, dont la redondance permet seule de comprendre ce qui se passe.
Quoi qu'il en soit, nous suivons les choses de très près au Nigeria. Boko Haram est selon moi plus ou moins en train de reculer. Avec le nouveau président nigerian, qui est issu d'une ethnie du nord, les problèmes vont se déplacer au sud. Il en a toujours été ainsi.
Les Tchadiens, quant à eux, ont essuyé des pertes de plus de soixante-dix morts. Ils ont repris la ville de Malam Fatori. On sent bien que les combats sont très violents. Boko Haram ne tient en fait pas le terrain et revient commettre des exactions, tenant ainsi la population par la peur.
Sans l'intervention tchadienne, Boko Haram aurait pu continuer à prospérer par rapport à un pouvoir nigérian absent des régions du nord.
La Libye constitue un vrai souci : sur quel acteur jouer ? J'ai fait le tour de tous les pays où je pouvais me rendre afin de me faire une idée exacte de ce qu'il était possible de faire, de façon à rendre compte de ce que l'on me disait.
Le sud est quelque peu délaissé par les gens du nord. Certains Touaregs se font la guerre entre eux pour des raisons de trafics. Finalement, l'intervention française au Sahel gêne tous ces intérêts. Au Niger, le fait que la mine d'Imouraren n'ouvre pas va créer une zone de chômage. L'orpaillage illégal est très suivi par les forces armées nigériennes. Les jeunes Touaregs vont donc être attirés par les groupes armés terroristes.
Vous avez expliqué qu'il était nécessaire de connaître les intentions de nos deux adversaires et souligné que la DRM disposait de capteurs techniques et humains performants. Quels sont les moyens dont disposent nos adversaires en termes de renseignement ? Avec quels outils peuvent-ils faire eux-mêmes du renseignement ?
Le renseignement évolue-t-il au plan européen ? Existe-t-il des objectifs de mutualisation, de renforcement, de coopération, ou reste-t-on toujours au point mort ?
Enfin, comment le renseignement français se situe-t-il au plan mondial, eu égard aux autres nations ?
Nous avons bien compris qu'il vous manquait quelques agents. Vous avez bien fait passer le message ! En France, le concours administratif semble désormais remplacer la cooptation pour ce qui est de l'intégration dans la communauté du renseignement.
Pour autant, il n'y a pas, à ma connaissance, de formation universitaire dans ce domaine en France, contrairement à ce qui se passe dans les pays anglo-saxons, où cela existe depuis très longtemps. Qu'en pensez-vous ? Comment devraient être formés les agents que vous allez recruter ? On a parlé de langues rares : quel devrait être leur profil ? Pensez-vous qu'on pourrait avancer dans ce domaine et créer quelque chose en France pour être plus compétitif par rapport au paysage international ?
Pour recruter, il faut proposer des filières attractives. Que suggérez-vous à cet égard ?
Vous avez dit que vous rédigiez en moyenne trente notes par jour. Sont-elles lues et par qui ? Tout votre travail consiste en une anticipation d'actualité, même à court terme, mais cela peut-il servir à faire de la prospective à plus long terme ? Si l'on parvenait à voir plus loin, peut-être arriverait-on à de meilleurs résultats !
Enfin, vous dites que l'on prend beaucoup de précautions avant de bombarder un site - et c'est normal. J'ai parlé avec des pilotes en Afghanistan qui avouaient être très frustrés : pendant des jours, des semaines, des mois, ils poursuivaient des cibles. Au moment où ils devraient bombarder, l'ordre n'arrivait pas pour tout un tas de raisons. N'en fait-on pas un peu trop ? Où est la limite entre les deux ? Il faut savoir ce que l'on veut !
L'expansion foudroyante de Daesh en Syrie et en Irak, qui a conquis 200 000 km² en six mois, souligne les carences du renseignement et l'absence de coordination entre les divers services de renseignements. Quelles mesures comptez-vous prendre pour pallier celles-ci ?
Votre intervention était particulièrement intéressante - pour ne pas dire passionnante. Vous avez dit avoir besoin de trois cents personnes supplémentaires. Où peut-on s'adresser pour avoir des renseignements pratiques au cas où nous connaîtrions des personnes intéressées par ce sujet ?
Vous connaissez tout l'intérêt que le Sénat porte aux drones MALE et à ceux qui se trouvent actuellement à Niamey. On s'est suffisamment battu pour les obtenir : comment les utilisez-vous ?
Comment se passe le travail de coopération, en particulier avec nos alliés américains sur ce territoire ? Peut-on imaginer qu'ils acquièrent des compétences nouvelles, en particulier en matière électromagnétique ? Où en est-on de la montée en puissance de l'utilisation de ce moyen ?
La Libye, que je connais un peu, est un pays immense et très peu peuplé. Comment surveiller un pays trois fois plus grand que la France et peuplé de sept millions d'habitants, dont 80 % en zone côtière ? Est-il possible de couvrir la moitié de l'Afrique, et un bout de l'Asie, avec les moyens de la France ?
Vous avez estimé avoir besoin de trois cents personnes. Quel champ de compétences pourriez-vous prioriser et quelles anticipations préconiseriez-vous en termes de politiques de formation ?
D'où proviennent les ressources de Daesh et des autres mouvements terroristes ? On a parlé de produits pétroliers qu'ils revendent à bas prix : qu'en est-il ?
Général Christophe Gomart. - S'agissant des effectifs, un satellite comme Musis multiplie par dix le flux d'images auquel la DRM va avoir accès. Il faudrait donc multiplier par dix le nombre d'interprétateurs d'images si l'on voulait analyser toutes les images.
Il nous faut des outils capables de faire ce tri de façon automatique, mais, au bout du compte, il reste l'homme, avec ses yeux et son cerveau, de façon à mener l'analyse qui apparaît utile.
Si j'ai parlé d'un besoin de recrutement de trois cents personnes, c'est parce que je dois recruter différentes compétences et, tout d'abord, de compétences cybernétiques. J'ai d'excellents liens avec l'amiral Coustilliere. Ce qu'on appelle le renseignement fermé permet de mieux comprendre le renseignement ouvert. Tout cela nécessite du monde, des interprétateurs d'images, des linguistiques, des analystes.
D'où viennent-ils ? Beaucoup sont des contractuels qui sortent de Sciences Po ou qui ont des masters 2 en relations internationales et en sciences politiques. Il n'en est pas moins vrai que la France ne compte pas de filière consacrée au renseignement, même si on trouve, parmi ceux qui suivent des masters dédiés à la défense, des personnes désireuses d'intégrer les services.
La DGSE a cependant un concours dont les annales se retrouvent sur Internet. On peut ainsi devenir soit cadre A de la fonction publique, soit cadre B, soit cadre C. la DGSE utilise moins de contractuels que la DRM, mais la DGSI doit aujourd'hui recruter quatre cents personnes qui ne sont pas des policiers. Cela va constituer une véritable révolution culturelle.
Lorsque j'ai pris la tête de la DRM, j'ai estimé que la composition idéale serait 70 % de militaires et 30 % de civils, sachant que la Defense Intelligence Agency (DIA), aux États-Unis, compte 20 % de militaires et 80 % de civils. Toutefois, ceux-ci ne bénéficient pas des mêmes capteurs que la DRM. J'ai donc besoin de jeunes doués, capables de travailler sur Internet, de linguistes passionnés de telle ou telle région du monde. Il est par exemple très compliqué d'affecter un spécialiste de l'Ukraine à la Libye. Créer de vrais parcours professionnels, avec des débouchés, constitue un vrai problème.
Il faut s'adresser au ministère de la défense, et envoyer des curriculum vitae à la direction des ressources humaines de la DRM, qui les analyse et les trie en fonction des besoins. Sachez que nous ouvrons aujourd'hui des postes.
Comment nos adversaires pratiquent-ils ? Tout comme nous, ils utilisent le renseignement ouvert. Nous sommes, pour ce qui nous concerne, tellement ouverts qu'ils en savent sans doute sur nous bien plus que nous n'en savons sur eux !
Daesh donne des ordres très stricts en termes d'utilisation des moyens de communication. Ils sont donc tout à fait au courant de ce que nous sommes capables de faire.
Les drones MALE sont aujourd'hui un outil indispensable dans une armée moderne occidentale. Lorsque j'étais patron du COS, l'amiral McRaven me disait qu'avant une action, il avait un drone sur zone pendant un long moment.
En termes de prospective, j'ai un lien direct avec la nouvelle direction des affaires générales des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère de la défense. Je fais de l'anticipation sur environ deux ans ; la DGRIS agit à plus long terme, même si ce que je dis là n'est pas aussi formel. Il y a forcément recouvrement, et je dialogue régulièrement avec Philippe Errera, son nouveau directeur.
Qui lit donc mes notes ? La DGRIS, le CEMA, le Quai d'Orsay, les commandements militaires tout autour du monde. Mes notes sont très lues. Je cible toutefois les destinataires : s'il s'agit d'une note technique concernant les moyens aériens, je l'adresse à l'armée de l'air. Si c'est une note sur les moyens maritimes, je l'adresse à la marine.
Je ne lis pas les 10 000 notes, mais je prends connaissance du plus grand nombre, afin de me rendre compte de leur qualité, et j'interroge mes destinataires pour connaître leur ressenti et améliorer ces mémorandums. Je crois que leur qualité est reconnue très largement à l'extérieur du ministère de la défense. Je fais des notes préalables plus courtes au CEMA, à l'occasion de ses déplacements.
Ces notes vont toutes au cabinet du ministre et au coordonnateur national du renseignement ; une partie, sous format court, va sur le bureau du Président de la République.
Quant au financement de Daesh, il est essentiellement lié au pétrole et aux prises des banques, en particulier à Mossoul. Il est intéressant de constater que d'un côté, Daesh, en Libye, détruit les sites pétroliers et les raffineries, alors que, de l'autre, en Irak, il cherche à les exploiter. Je pense qu'il existe en Irak des débouchés. C'est un de leurs moyens d'acquérir de l'argent.
On pourrait peut-être essayer de consacrer une matinée de travail à Daesh, cette organisation finissant par ressembler à un État ! Nous allons essayer de mettre cela en oeuvre... Merci de votre participation.
La réunion est suspendue à 11 heures.
La commission auditionne le général Jean-Pierre Bosser, chef d'état-major de l'armée de terre.
La réunion reprend à 11 heures 05
Mes chers collègues, j'accueille en votre nom le général Jean-Pierre Bosser, chef d'état-major de l'armée de terre, afin qu'il nous présente le projet de nouveau modèle pour cette armée qu'il vient de soumettre au ministre de la défense.
Mon Général, nous apprécions que vous veniez nous informer de ce projet. Vous connaissez notre sensibilité à la présence des forces armées sur nos territoires. Tout ce qui touche aux structures de défense nous importe beaucoup, et ce modèle nous intéresse particulièrement. Nous sommes très sensibles aux mouvements d'organisation stratégique, comme l'opération Sentinelle, par exemple, et aux conséquences de décisions de cette nature en termes d'organisation. Nous voudrions donc connaître les grands paramètres du nouveau modèle de l'armée de terre. En quoi change-t-il l'organisation existante ? Quel va être son impact sur les effectifs ?
Nous mesurons toute la complexité que revêt la mise en place d'un tel modèle. Il est sans doute difficile d'atteindre tous les objectifs à la fois, et certains arbitrages peuvent se révéler douloureux...
Général Jean-Pierre Bosser. - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, merci de m'accueillir une nouvelle fois.
Je voudrais tout d'abord avoir une pensée pour le Sénateur Jean Germain, qui nous a quittés dans des conditions tragiques, et dont je voudrais souligner l'attachement à la défense. Il était notamment membre du jury du prix « La plume et l'épée », remis chaque année par la direction des ressources humaines de l'armée de terre, à Tours. Jean Germain y était très attaché. Ce prix récompense chaque année un civil et un militaire pour une oeuvre écrite autour d'un sujet ayant trait à la défense.
Ainsi que vous l'avez souligné, Monsieur le Président, beaucoup de choses sont intervenues depuis l'automne dans le paysage de la défense. La dégradation de la situation sécuritaire de notre pays et dans certaines régions du monde justifie de réexaminer notre posture de défense. On peut dire que l'actualisation de la loi de programmation militaire constitue un exercice lourd de sens.
L'armée de terre, dans les épreuves que la France a traversées en janvier dernier, a totalement fait bloc avec la Nation, ainsi que vous avez pu le mesurer. C'est visible dans les rues de Paris. L'armée de terre a aussi immédiatement fait front en déployant 10 500 soldats en trois jours pour protéger nos concitoyens. Elle continue à le faire avec 6 400 soldats déployés sur les 7 000 engagés.
Je les rencontre presque chaque semaine à Paris et en province, et je pense pouvoir vous dire qu'ils mesurent l'importance de cette mission, qu'ils remplissent avec fierté. Leur adhésion reste intacte après trois mois et permet d'ancrer encore davantage le lien qui unit déjà la Nation à son armée de terre.
Ce début d'année, que l'on qualifiera de période risquée, a fait émerger trois besoins parmi la population, besoins que ressentent nos soldats au contact de celle-ci : un besoin de protection du territoire national, un besoin de sauvegarde de nos concitoyens et un besoin de cohésion nationale. L'armée de terre se trouve directement impliquée dans ces trois actions, puisque son milieu naturel est le territoire national.
Nous avons ainsi redécouvert la prégnance du « continuum » entre l'intérieur et l'extérieur, que les services de renseignements connaissent depuis longtemps et que l'affaire Mohamed Merah a révélé voilà plus de deux ans. Ce continuum sécurité-défense n'a jamais revêtu une importance aussi grande et il se concrétise, sur le terrain, par la volonté du Président de la République de maintenir l'opération Sentinelle à son niveau actuel et de la prolonger autant de temps que nécessaire, avec la possibilité de passer de 7 000 à 10 000 hommes.
L'armée de terre est donc entrée dans une nouvelle séquence avec un niveau d'engagement extrêmement élevé : 12 000 hommes déployés en dehors du territoire national, 7 000 à 10 000 sur le territoire national dans la durée ; il s'agit d'un taux d'emploi bien au-delà des contrats fixés par le Livre blanc de 2013. Vous comprendrez que l'actualisation de la loi de programmation militaire soit fondamentale pour l'armée de terre, puisque son enjeu consiste à retrouver un équilibre entre les missions et les moyens.
Le retour à l'équilibre passe par la hausse des effectifs de la force opérationnelle terrestre. Le ministre de la défense en a acté le principe devant vous, en séance publique, jeudi dernier. Les évolutions du contexte stratégique incitent à cette actualisation, qui ne bouleversera pas pour autant le cadre général défini dans le dernier Livre blanc. Elles en modifient simplement les grands équilibres. Aussi, conserver le spectre complet des capacités stratégiques, par exemple, me parait essentiel.
À l'automne dernier, je vous avais déjà fait part de ma volonté de rapprocher l'armée de terre du territoire national. Les événements de janvier dernier ont montré, hélas, que les réflexions qui étaient les miennes au moment de ma prise de fonction étaient fondées. C'est cette analyse qui a guidé mon état-major dans l'élaboration du nouveau modèle, dénommé « Au contact ! ». Avec ce modèle, l'armée de terre affiche sa volonté d'être au contact avec ses amis, ses alliés, ses partenaires, mais aussi au contact de ses ennemis. Le contact s'entend aussi du chef avec ses soldats, du mécanicien avec ses matériels. Ce slogan place bien le soldat de l'armée de terre au coeur des missions qui sont les siennes. J'ai présenté ce modèle au ministre de la défense le 2 avril dernier. Il en a approuvé les grandes lignes. « Au contact » est non seulement en phase avec le contexte actuel, mais sa souplesse garantit son adaptabilité aux besoins sécuritaires de demain. C'est pourquoi il s'intègre bien dans l'actualisation de la loi de programmation militaire.
Tels sont les axes principaux d'un propos que j'articulerai en trois parties. La première sera consacrée aux enseignements de l'opération Sentinelle. La deuxième me permettra de vous livrer mon analyse sur les conséquences de l'évolution du contexte stratégique et sur l'actualisation de la programmation. La troisième partie exposera dans les grandes lignes le modèle futur de l'armée de terre.
L'opération Sentinelle, déclenchée de façon brutale et inopinée début janvier, au cours du week-end, a permis de déployer 10 000 hommes sur le territoire national. Quatre constats en ont été tirés. Le premier concerne la réactivité de l'armée de terre. Elle en avait déjà fait la démonstration en opérations extérieures, avec Serval, au Mali : elle le fait maintenant sur le territoire national. Le déploiement de Sentinelle a permis la protection de 720 sites et a mobilisé plus de 170 unités « Proterre », soit cinq fois plus que ce qui est attendu en 48 heures dans le contrat opérationnel. L'excellent déroulement de cette phase de l'opération reflète la maîtrise acquise ces vingt dernières années en matière d'intervention et de projection de forces. Nous avons des hommes rompus aux conditions exigeantes des déploiements dans l'urgence et une organisation qui est structurée et commandée pour y répondre. Je tiens d'ailleurs à préciser que certains de nos militaires d'active et de réserve, qui étaient en week-end et qui n'étaient pas d'astreinte, ont rejoint spontanément leur formation.
Le second constat a trait à la robustesse et à la continuité de la chaîne de commandement. L'armée de terre et les armées sont organisées sur le territoire national à partir d'un maillage du territoire, qui a servi d'ossature pour déployer le dispositif. C'est la raison pour laquelle j'accorde dans le modèle « Au contact !» une telle importance à l'empreinte territoriale de l'armée de terre. L'organisation territoriale interarmées de défense, dont certains se demandaient si elle était encore pertinente, a fait la démonstration de sa nécessité. L'opération Sentinelle a aussi permis de confirmer qu'il manquait à l'armée de terre, dans son modèle, une structure de commandement, reliée à l'état-major des armées et au circuit interministériel, pour préparer et piloter le déploiement de nos unités. Le futur modèle crée cette structure, qui sera le commandement du territoire national.
Troisième constat : un tel déploiement n'aurait pu avoir lieu sans un soutien interarmées extrêmement réactif. Cet événement a, en quelque sorte, permis de tester la nouvelle organisation des soutiens du ministère. Je tiens à saluer ici l'action du service du commissariat des armées et de la direction interarmées des réseaux d'infrastructure et des systèmes d'information, qui ont montré dans l'urgence leur aptitude à soutenir le rythme de déploiement des forces. Je retiens au passage deux facteurs de succès importants. Le premier, c'est la nécessaire militarité des soutiens interarmées. Le second, c'est la conservation d'emprises militaires, comme à Satory et à Saint-Germain-en-Laye, qui s'avère indispensable pour accueillir, équiper et héberger les détachements militaires de plus de 5 000 hommes engagés en Ile-de-France. Enfin, ne négligeons pas l'expérience dont dispose l'état-major de zone de défense pour l'Ile-de-France en matière d'accueil, d'équipement, de transport et d'intendance de détachements militaires en région parisienne.
Le quatrième et dernier constat porte sur l'excellent comportement de nos soldats. De ce point de vue, l'incident de Nice, qui aurait pu être fatal à l'un des nôtres, constitue un bon exemple de ce que nous enseignons à nos soldats en matière de formation et de comportement individuel. Ce cas me permet de mettre en avant quatre qualités fondamentales. La première concerne l'autonomie et l'esprit de décision du chef, en l'occurrence un sergent de 34 ans. La seconde porte sur le courage physique et le sens de l'engagement qui ont été nécessaires pour maîtriser l'assaillant, au corps à corps, en dépit des multiples blessures subies par chacun des soldats. La troisième est la maîtrise de la force et le discernement dont le trinôme a fait preuve en choisissant délibérément de ne pas riposter par le feu, et de s'exposer au danger pour protéger la population alentour. La quatrième aptitude concerne l'éthique du soldat et le code comportemental, qui a conduit le trinôme à protéger l'agresseur des passants devenus menaçants.
Avec l'opération Sentinelle, l'armée de terre montre qu'elle est à la fois spécialisée quand elle intervient dans les opérations extérieures, et polyvalente quand elle protège sur le territoire national. C'est une armée homogène, qui couvre l'ensemble du spectre opérationnel, qu'il s'agisse de l'intervention, de la protection ou de la prévention. En somme son ennemi étant le même à Gao et à Paris, ses soldats sont les mêmes à Gao et à Paris. L'armée de terre marchait jusqu'à maintenant sur deux pieds : l'intervention d'une part et la préparation opérationnelle et la remise en condition d'autre part. Depuis janvier dernier, la protection s'est ajoutée à l'intervention, avec 12 000 soldats à l'extérieur et 10 000 soldats à l'intérieur. Pour répondre à ce nouveau « tempo » opérationnel, l'armée de terre a été amenée à diminuer la préparation opérationnelle et à réduire les exercices internationaux ainsi que les permissions de février, tout comme elle le fera pour celles de Pâques. Comme je vous l'avais indiqué lors de ma première audition par votre commission, nous devons être vigilants à ne pas éroder à l'excès le capital opérationnel. Le prolongement de l'opération Sentinelle sans renfort d'effectifs constitue, à ce titre, un risque réel et un défi immense.
Je voudrais rappeler que l'armée de terre consacre en « temps normal » des moyens importants au territoire national : brigade des sapeurs-pompiers de Paris, unités d'instruction et d'intervention de la sécurité civile (UIISC), régiment de Saumur (qui est expert dans le domaine de la défense nucléaire, radiologique, biologique et chimique), plongeurs... Je veux aussi évoquer les capacités duales, comme la cynotechnie, les hélicoptères, les moyens de franchissement et les drones tactiques qui sont, ou pourraient être, fort judicieusement mobilisés. La création d'un pilier consacré au territoire national au sein du projet « Au contact !» ne m'a initialement pas valu un grand succès d'estime au sein de l'institution, ni même à l'extérieur, compte tenu de l'étendue des champs éthiques, juridiques et conceptuels que ce chantier ouvre. L'actualité nous a malheureusement rattrapés, et l'armée de terre veut être force de proposition pour la protection du territoire et de nos concitoyens, pour construire l'avenir. Chacun est conscient du fait que le continuum paix-crise que nous avons bien maîtrisé durant de nombreuses années en assurant au loin la défense de l'avant est en train d'évoluer, pour se rapprocher du territoire avec des actions proches de situations de guerre. Sans être irréversible, ce mouvement est à présent bien engagé... Ce constat appelle un impératif : maintenir au niveau nécessaire les moyens dont nous avons besoin pour conduire à la fois des opérations extérieures dont l'intensité va croissante, comme nous le voyons bien dans la bande sahélo-saharienne et les opérations intérieures.
C'est tout l'enjeu de l'actualisation de la loi de programmation militaire, qui doit rechercher un nouveau point d'équilibre entre le contrat opérationnel, redimensionné par l'engagement durable sur le territoire national, et les moyens nécessaires pour disposer d'une force terrestre en nombre suffisant, bien préparée et correctement équipée. En effet, compte tenu des effectifs actuels, tenir les contrats opérationnels, en incluant Sentinelle dans la durée, imprime un taux de rotation des unités trop important pour pouvoir s'entraîner et se remettre en condition de façon acceptable. Entre janvier et juin 2015, 40 000 soldats auront été engagés dans l'opération Sentinelle, auxquels il faut ajouter ceux qui se trouvent déployés hors de métropole. À cette cadence, et sans renforcement des effectifs, nos unités finiront par alterner les opérations extérieures et les opérations intérieures avec trop peu de temps entre les deux pour pouvoir se régénérer. En matière d'efficacité opérationnelle, ce rythme a un coût qu'il est possible d'absorber temporairement, grâce à la maturité de l'armée de terre et à l'expérience de ses soldats. Mais il n'est pas réaliste dans le long terme sans risquer de voir nos effectifs fondre rapidement. Pour équilibrer cette activité, redonner la capacité de se préparer au plan opérationnel et permettre à nos soldats de se remettre en condition, nous avons évalué le volume de la force opérationnelle terrestre à 77 000 hommes, afin de pouvoir tenir dans la durée. Aujourd'hui, la force opérationnelle terrestre en compte 66 000. La déclinaison de cette hypothèse en termes d'organisation, de recrutement et d'équipements est en cours avec l'état-major des armées et le cabinet du ministre de la défense. Cette nouvelle trajectoire d'effectifs ne remet pas en cause l'optimisation et la modernisation que l'armée de terre conduit dans le cadre du projet des armées « Cap 2020 » : comme le modèle futur de l'armée de terre le prévoit, elle s'y intègre.
Le modèle « Au contact !» constitue une nouvelle offre stratégique, en phase avec le contexte sécuritaire actuel, et adapté aux enjeux que dessinent, d'une part, l'augmentation de la menace sur le territoire national et, d'autre part, l'accroissement des incertitudes géopolitiques, grâce au maintien d'une capacité d'action en cas d'urgence. Ce modèle prend en compte les menaces de la force, celles émanant du djihad radical, au sud, ou celles d'États ayant des difficultés sur le plan intérieur. On peut y ajouter le continuum intérieur-extérieur. L'armée de terre va donc probablement devoir élargir son champ d'action habituel en mettant l'accent sur le volet « protection » de son contrat, en plus de sa contribution aux interventions et à la prévention. C'est un premier constat.
Second constat : l'armée de terre était auparavant organisée sur un modèle hérité des années 1975, très vertical. Les grandes unités y étaient autonomes. Or les opérations ne se déroulent plus ainsi aujourd'hui. Comme on l'a vu avec la libération des otages au Mali ce week-end, on combine dorénavant les forces de l'armée de l'air et de l'armée de terre, le renseignement, l'aéromobilité, les forces spéciales. L'écart entre l'organisation classique et celle qui est à présent la nôtre en opération n'est pas supportable, tant dans la préparation opérationnelle que dans la « vie courante ». L'objectif de ce nouveau modèle consiste donc à se rapprocher de l'organisation dont on a besoin sur le terrain. Avec ce modèle, l'armée de terre fait le choix audacieux d'une nouvelle organisation, plus souple, donc plus conforme aux futurs enjeux de défense. Elle exploite aussi les atouts opérationnels dont elle hérite : sa maturité, la polyvalence de ses hommes et la différenciation de ses capacités.
Cette nouvelle organisation repose sur trois grands piliers : les ressources humaines, ouvertes sur le recrutement, le monde du travail, la reconversion ; la maintenance du matériel, ouverte sur le monde de l'industrie, et sur les autres armées ; enfin la force opérationnelle, cette dernière étant elle-même décomposée en plusieurs éléments, dont le commandement du territoire national. Il est impérieux qu'un seul et même chef soit désigné à la tête de ce commandement, pour faire des propositions sur un certain nombre de problématiques abandonnées depuis la chute du mur de Berlin en matière d'actions sur le territoire national. Cette mission sera attribuée dès l'été.
Un autre commandement sera consacré aux forces spéciales. L'armée de terre est « actionnaire majoritaire » des forces spéciales, à hauteur de 80 %. Il nous a donc semblé cohérent de les regrouper au sein d'un seul pilier, pour en faciliter l'employabilité interarmées.
Un troisième axe majeur est consacré à l'aéromobilité. Il s'agit d'une création. Mon ambition est de recréer une brigade d'aérocombat, capable de faire manoeuvrer des unités de contact. L'armée de terre disposant de 95 % des hélicoptères de combat, il m'a paru judicieux de concentrer, sous les ordres d'un chef unique, la sécurité des vols, la navigabilité, le maintien en condition des hélicoptères, les écoles de formation de pilotes, et l'outil consacré à la troisième dimension que constitue la brigade d'aérocombat. À sa tête, un état-major sera capable de mener des opérations de troisième dimension : raids en profondeur, flanc-garde ou opérations à caractère interarmes, comme l'utilisation d'hélicoptères de manoeuvre pour transporter une force, saisir un pont, récupérer des otages, exfiltrer des personnes...
Un pilier central : celui de la force opérationnelle terrestre que vous connaissez, qui sera organisé autour du système Scorpion. C'est Scorpion qui déterminera l'organisation et non l'organisation qui s'adaptera à Scorpion. Cette force de combat Scorpion sera scindée en deux divisions, composées chacune de trois brigades interarmes. Il s'agira de deux brigades de haute intensité, équipées du char Leclerc rénové, de deux brigades médianes, équipées des blindés Jaguar et Griffon, qui constituent le coeur de Scorpion, et de deux brigades légères que sont les brigades parachutistes et d'infanterie de montagne. Ceci permettra de mener des actions de haute intensité et des actions « ultralégères ».
Un commandement de la formation et de l'entraînement y sera adossé. Il fédère les écoles d'armes en charge de la formation opérationnelle des cadres et les rapproche du « premier employeur » que sont les unités opérationnelles. Enfin, quatre commandements spécialisés sont créés : le commandement du renseignement renforcé, celui des systèmes de commandement renforcés par la cyberdéfense, celui de la logistique et celui de la maintenance. On peut d'ailleurs penser qu'à l'avenir, le renseignement et les systèmes d'information pourraient être regroupés, ainsi que la maintenance et la logistique, l'approvisionnement et la réparation constituant deux actes assez complémentaires.
Enfin, le futur modèle intègre les moyens visant à contribuer, avec nos savoir-faire, au renforcement de la cohésion nationale. C'est le sens de l'expérimentation du service militaire volontaire qui sera conduite en 2015.
Merci pour la présentation de ce nouveau modèle, qui s'adapte à la réalité des menaces que vous avez décrites.
Vous n'avez toutefois pas abordé le sujet de la réduction des effectifs. La réduction prévue par la loi de programmation militaire portait sur 24 000 hommes. À la suite des arbitrages du Président de la République, il semble que 11 000 à 18 000 vont demeurer, dont une forte proportion pour l'armée de terre. Vous avez laissé entendre que vous ne souhaitiez pas supprimer de régiment. Vous ne voulez pas non plus employer le terme d'échenillage, et préférez parler de réduction de certaines unités périphériques, les régiments n'étant plus que des réservoirs de force. Vous en avez d'ailleurs tiré les conséquences dans votre présentation. Pouvez-vous nous en dire un mot ?
Autre sujet : l'opération Sentinelle : celle-ci devrait être pérennisée à hauteur de 7.000 hommes, contre 10 500 actuellement. Nous saluons cette décision, car on ne pouvait tenir dans la durée au même niveau d'effectifs. Certaines missions en opération extérieure (OPEX) ont été prolongées d'un mois, des permissions ont été supprimées... Par ailleurs, il s'agissait initialement de gardes statiques ; vous êtes heureusement passé en phase dynamique, en prenant en compte les moments où ces gardes ne s'imposent pas.
Ressentez-vous malgré tout une fatigue des militaires sur ces missions intérieures ? Depuis quelques jours, l'équivalent de trois compagnies de CRS, qui n'ont pourtant pas les mêmes obligations que les vôtres, se sont mis collectivement en arrêt maladie. Qu'en est-il de vos troupes ? Leur engagement sur le sol national constitue-t-il une véritable mobilisation ? Rentrer d'OPEX pour surveiller des gares par exemple, est-ce motivant ?
Général Jean-Pierre Bosser. - Ce sont deux questions extrêmement lourdes.
Lorsque j'ai été désigné à la tête de l'armée de terre, nous étions dans une dynamique qui visait la compression des effectifs plutôt que la montée en puissance. Quand j'ai initié mon modèle, j'ai imaginé, autour d'un seuil critique que j'évaluais alors à 100 000 hommes, une zone permettant de redescendre ou de remonter objectivement le format de l'armée de terre. Cette démarche présente l'avantage de définir un horizon du besoin opérationnel, qui établit un modèle de référence opérationnel, et un horizon des ressources, qui fixe quant à lui la maquette de l'armée de terre. Six à huit mois après, nous assistons à une volonté de remonter en puissance qui donne toute sa pertinence à cette approche. Grâce à elle, nous pouvons aujourd'hui proposer au ministre de la défense des choix éclairés en termes de capacités. La décision du Président de la République de suspendre des déflations d'effectifs est motivée par la nouvelle situation sécuritaire. Notre responsabilité collective consiste donc à lui proposer des solutions qui répondent aux défis qui sont devant nous et pas à ceux d'hier. L'effort de défense supplémentaire que notre pays s'apprête à faire en renonçant à une partie des économies qui étaient programmées n'a pas vocation à reproduire le passé, mais bien à préparer l'avenir. Et une partie de cet avenir se joue actuellement avec l'opération Sentinelle. J'y suis très attentif. Faire comme s'il ne s'était rien passé constituerait une erreur fondamentale. Ce n'est en tout cas pas la direction que je prends.
Vous avez évoqué la suppression de régiments. J'ai la volonté de maintenir le nombre des régiments pour conserver une présence militaire dans les territoires. Cette volonté m'a mis en contradiction avec certains, qui voulaient réduire la surface de l'armée de terre sur le territoire national pour des raisons d'économie en termes de soutien. J'ai souhaité au contraire maintenir ce maillage territorial, qui me semble capital en matière de sécurité et de capacité de réaction en cas de crise.
Il existe désormais beaucoup de « déserts militaires » et nous savons bien que le maillage territorial est important pour le lien armée-Nation, mais aussi pour la sécurité des Français. On parle des villes, mais assez peu des campagnes, et jamais des frontières. Or on ne sait jamais de quoi demain sera fait !
Pas plus que par le passé, je n'ai aujourd'hui l'intention de supprimer des régiments, alors que l'on va me rendre des effectifs - en tous cas, je l'espère. En revanche, il ne vous a pas échappé que, dans mon modèle à deux divisions et six brigades, une brigade sera transformée en brigade d'aérocombat. Je vais donc répartir les régiments de cette septième brigade dans d'autres brigades. Ma volonté est de rééquilibrer les effectifs des brigades pour les densifier. Il existe en effet des brigades dont les effectifs varient parfois du simple au double, ce qui pose des problèmes de préparation opérationnelle.
Un mot à propos de l'opération Sentinelle. Je suis intervenu, en novembre dernier, dans le cadre du cours d'état-major où se trouvent tous les capitaines qui viennent de finir leur temps de commandement. J'y ai évoqué le territoire national. Je n'ai pas ressenti un élan enthousiaste de cette jeune génération, qui n'a connu que les théâtres d'opérations extérieures. Je les ai prévenus qu'il fallait qu'ils s'attendent à passer une partie de leur futur parcours en alternance entre opérations extérieures et opérations intérieures.... Ce sujet est un sujet de fond, qui reste d'actualité. Celle-ci nous a montré que parler du territoire national pouvait avoir du sens.
Je ne note aucun signe de faiblesse s'agissant du déploiement de l'armée de terre au titre de l'opération Sentinelle. Je pense que l'adhésion est réelle. Les jeunes de vingt ans sont fiers d'effectuer cette mission. Nous demeurons cependant très vigilants. Le 11 janvier, nous avons en effet mis en place, sur le terrain, un dispositif très exigeant pour nos hommes, parfois présents 24 heures sur 24, sept jours sur sept, dans des conditions météorologiques assez rudes. Nous avons employé les forces armées comme des forces de sécurité intérieure, sur un mode de garde statique. Tout le monde l'a compris, dans le contexte de l'époque ; personne n'a discuté cette situation.
Il est vrai qu'aujourd'hui les militaires sont favorables à la mise en place de dispositifs plus dynamiques, car la garde statique de points sensibles, si elle peut dissuader, perd de son efficacité avec le temps et réduit l'adhésion à la mission. Une plus grande mobilité permettrait de mieux rentabiliser les atouts spécifiques des forces terrestres. Le fond du sujet est là, et l'armée de terre réfléchit actuellement à la façon de faire évoluer son action, aux côtés des forces de sécurités intérieures, pour tirer le meilleur parti de ses aptitudes spécifiques et de son expérience opérationnelle. On pourrait ainsi réfléchir à l'emploi sur réquisition de capacités de type équipes cynophiles, modules NRBC ou drones ? ou à l'utilisation des savoir-faire relatifs à la surveillance d'une zone. Il est essentiel de dépasser des procédés qui pourraient s'avérer comme une nouvelle « ligne Maginot » et proposer une « offre de service » intelligente, conforme à la spécificité d'une force militaire.
Est-ce déjà mis en oeuvre ?
Général Jean-Pierre Bosser. - En partie, mais les choses sont parfois difficiles à obtenir.
Par ailleurs, avec l'opération Sentinelle, chacun s'est rendu compte que nos effectifs étaient très comptés. Depuis de nombreuses années, nous avons du mal à remplir les missions du fait de la diminution des effectifs. Avec celle-ci, et en additionnant les missions intérieures et extérieures, il n'y a plus de « rab », pour employer un mot typique du milieu de la défense ! Aujourd'hui, je ne dispose plus que de 79 régiments, contre 95 en 2008 et 210 en 1977. L'adéquation entre les missions et les moyens a franchi les limites.
Il nous faut donc être vigilants, travailler sur l'adaptation des dispositifs, en liaison avec les préfets, et transformer le cycle de projection au sein des forces terrestres. Avec deux divisions et six brigades, chaque division suivra probablement de façon alternative le cycle « territoire national » (TN), puis le cycle « opérations extérieures » (OPEX). Nous espérons pouvoir disposer d'effectifs, remonter en puissance et retrouver des marges de manoeuvre.
Il est sûr que si l'opération Sentinelle perdure, ce ne peut pas être sous la forme d'un plan Vigipirate renforcé. 7 000 hommes déployés dans la durée nécessitent d'adopter un autre mode de fonctionnement et de soutien, avec des installations dignes de nos soldats. Nos hommes comprennent parfaitement que, l'urgence primant, l'installation des tous premiers mois d'une opération, ici comme à l'extérieur, soit spartiate, ils sont entraînés pour ça. En revanche, à partir du moment où l'urgence fait place à la permanence, ils méritent des conditions décentes pour se reposer, s'alimenter et se détendre. Probablement faudra-t-il recréer des bases autour de Paris. Les sites existent : Satory, Vincennes, etc. Ces bases doivent pouvoir regrouper 1 000 hommes, afin qu'ils puissent mener une vie normale durant quatre à six semaines. Il serait paradoxal qu'ils soient mieux installés à Gao qu'à Paris !
Ce sont souvent les communes qui les ont nourris et logés.
Général Jean-Pierre Bosser. - Je leur en suis d'ailleurs très reconnaissant. Ils ont été fort bien accueillis, mais cela peut-il durer ? La mise à disposition des restaurants administratifs, des chambres proposées par les pompiers, la gendarmerie ou les mairies, peut-elle continuer ?
Il y a eu consensus, mais on peut imaginer des périodes plus complexes.
La parole est aux commissaires.
N'est-ce pas le moment de repenser la place de la réserve opérationnelle dans notre dispositif de défense ? Quelle est sa part dans l'opération Sentinelle ? Ne peut-on imaginer sa montée en puissance, compte tenu de tous les problèmes de budget et de personnel qui sont rencontrés ? L'emploi de cette réserve a certes un coût, mais peut aussi présenter un certain intérêt, surtout si l'on s'inscrit dans la durée, en lien avec la gendarmerie nationale et sa propre réserve, qui est assez largement développée. On peut d'ailleurs dire que c'est un modèle.
Par ailleurs, le repositionnement de nos forces en Afrique, tel qu'il a été présenté par le ministre de la défense, a sa cohérence. Mais qu'en est-il de sa mise en place ? Quelles seront les conséquences pour les unités mères ?
Enfin, quel est aujourd'hui l'état des matériels dont dispose l'armée de terre ? Qu'en est-il de la capacité de mise en condition opérationnelle ? Vous avez cité l'exemple de la future brigade aéroportée : on voit bien que vous composez avec des matériels à bout de souffle. Du reste, lorsque les troupes sont engagées sur le terrain, les formations sont interrompues. C'est un enjeu important : pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
Aujourd'hui, que signifie être militaire ? Est-ce être un rempart de la Nation, un soldat de la République, un croisé de la liberté ? Qu'est-ce que cela représente pour un jeune homme de 20 ans ou de 25 ans qui entre dans l'armée ?
Tout d'abord, un grand bravo aux forces spéciales pour leur superbe réussite dans l'Adrar des Ifoghas !
Je voudrais prolonger la question de Jacques Gautier sur le moral des troupes : la compression et la déflation des effectifs ont forcément contrarié certains plans de carrière. Qu'en est-il aujourd'hui ?
Par ailleurs, les problèmes du logiciel Louvois sont-ils totalement réglés ?
Général Jean-Pierre Bosser. - Lorsque j'ai imaginé le pilier du territoire national, j'avais déjà pensé accorder un intérêt tout particulier à la réserve, ainsi qu'une place au service militaire civique ou volontaire, dans le sillage de ce que l'armée de terre fait dans le cadre du service militaire adapté (SMA) pour l'outre-mer. Je comptais travailler ces sujets à froid. L'actualité m'a malheureusement rattrapé.
La réserve, on le sait, a fait l'objet d'une réflexion particulière à chaque Livre blanc sur la défense. Sa difficulté majeure, en France, provient d'un problème culturel : tous les réservistes que je croise hésitent à dire à leur employeur qu'ils sont réservistes. Pour caricaturer, on dit parfois qu'un réserviste est un chômeur en puissance ! C'est un problème de citoyenneté.
Il existe plusieurs types de réserves. Beaucoup de jeunes réservistes se sont portés volontaires au lendemain des attentats ; ils ont tous regretté que le cadre soit juridiquement trop étroit. Aujourd'hui, le code de la défense stipule qu'un réserviste qui accomplit son engagement dans la réserve opérationnelle pendant son temps de travail doit prévenir l'employeur de son absence un mois au moins avant le début de celle-ci. On comprend bien que cela pose un problème de réactivité en cas de crise. Un délai de 15 jours paraitrait aujourd'hui plus adapté. En outre, lorsque les activités accomplies pendant le temps de travail dépassent cinq jours par année civile, le réserviste doit obtenir l'accord de son employeur. Afin d'améliorer la disponibilité des réservistes, il faut s'interroger sur ce délai.
Nous disposons d'une réserve bien administrée, mais en revanche très mal organisée. Les gendarmes, dans ce domaine, sont excellents. Nous allons travailler sur ce sujet, voire imaginer des unités de réserve dans les zones où il n'existe plus aucun régiment.
Je me suis rendu à Lille pour visiter l'état-major interarmées de zone de défense et de sécurité : celui-ci compte la moitié de réservistes ! Ils n'ont pas besoin de cartes : ils connaissent le terrain par coeur !
Nous avons là un potentiel humain d'une immense qualité dont on ne tire pas le meilleur parti. Aujourd'hui, on compte environ 15 700 réservistes. L'objectif est de passer à 22 000 et de pouvoir engager en permanence 1 000 réservistes sur le territoire national, dans la durée.
C'est une partie de la réponse à la question de Jeanny Lorgeoux.
Général Jean-Pierre Bosser. - En effet.
Un mot sur le dispositif en Afrique. Face à une menace transnationale, nous avons eu l'intelligence de construire un dispositif transnational. Cette méthode s'est révélée être la bonne. Dispositif d'action transnationale, zone d'action transnationale constituent des procédés très ambitieux diplomatiquement, mais aussi tactiquement. Il s'agit d'un espace très vaste, qui représente quasiment l'Europe. Il convient en outre de parler avec cinq pays africains en même temps et de les amener à dialoguer entre eux. Je pense que c'est une très belle réussite.
Cela permet aussi d'appuyer les forces africaines dans leurs pays. Certaines armées sont montées en puissance, comme au Mali. Ce dispositif militaire, qui donne aujourd'hui entièrement satisfaction, mérite donc d'être cité en exemple. Pendant de nombreuses années, nous nous sommes demandé comment allaient évoluer les relations militaires entre la France et ses partenaire en Afrique ; je crois qu'on en a là un bel exemple !
Vous avez évoqué l'usure des matériels. Nous avons effectué un important travail de régénération au retour de l'Afghanistan. Ce travail n'est pas terminé. Un véhicule de l'avant blindé (VAB) fait, en France 1 000 kilomètres par an ; il faisait 1 000 kilomètres par mois en Afghanistan ; il en fait 1 000 par semaine au Mali. Cela donne un ordre de grandeur de l'usure des matériels.
Je tempérerai la vision négative que l'on peut avoir de l'état de nos matériels en opération. Grâce à l'action de mes prédécesseurs, nos soldats ont le meilleur des équipements ; et si nous devons nous en priver en métropole - car il est vrai qu'on n'a pas besoin d'hélicoptères Cougar dans le cadre de l'opération Sentinelle - c'est parce que leur place est en opération extérieure.
Que signifie être militaire aujourd'hui ? C'est une question difficile. Pour y répondre, je vais laisser parler mes jeunes soldats : ils me disent que les Français n'accepteraient pas d'être mieux protégés à Gao qu'à Paris ! Ce raccourci résume l'évolution récente imposée au militaire d'aujourd'hui. Mais, dans le fond, il s'agit toujours de défendre ce que nous avons de plus cher, au plus loin et au plus près.
Nos soldats se sont engagés pour servir la France et protéger les Français. Ils estiment assez naturellement que, si la menace se situe à Paris, il n'est pas anormal pour eux de s'y trouver. Un soldat reste bien entendu un soldat au sens où nous l'entendons depuis vingt ans. Il assure aussi la défense des Français en combattant au loin au Mali, comme il l'a fait pendant plusieurs années en Afghanistan. Il faut donc rester en mesure de remplir toute la palette des missions, de la protection à la coercition par la manoeuvre interarmes. Le soldat doit être capable de tout faire pour assurer notre défense.
Une armée de terre à deux vitesses n'est pas souhaitable, et je pense que nos soldats ne souhaitent pas non plus être des soldats à deux vitesses.
Quant aux plans de carrière contrariés par les effets des réductions d'effectifs, je voudrais dire que l'armée de terre, comme les autres, a dû dans ce domaine déployer tous ses efforts pour accompagner humainement les trop nombreux départs. Avec un certain succès, d'ailleurs, car nous réussissons à susciter des départ volontaires et à les encourager par des mesures incitatives, nous refusant à les contraindre. Je suis attaché à maintenir cette politique d'accompagnement, qu'il nous faudra poursuivre en raison des objectifs de dépyramidage et de contingentement par grades qui nous imposent de réduire les effectifs dans les hauts de pyramide.
S'agissant de la remontée des effectifs de la force opérationnelle terrestre, nous n'avons pas aujourd'hui une vision assez claire de ses effets. Plusieurs annonces successives ont eu lieu, mais le Président de la République n'a pas encore décidé. Nous sentons toutefois que c'est une tendance qui s'affirme. Elle s'appliquera dans les régiments en portant sur le recrutement initial des engagés volontaires, des sous-officiers et des officiers pour élargir la base.
La question est forcément bénéfique pour le moral. Les militaires disposent d'un nouveau modèle et savent que le scénario est plutôt celui d'une remontée en puissance que d'une compression. Ils savent que nous sommes attachés au régiment : 75 % de l'horizon des soldats est constitué par le régiment. Ils sont donc rassurés.
En revanche, ceux qui pensaient partir s'interrogent. Va-t-on encore les y autoriser l'année prochaine ? L'effet induit a lieu à contretemps...
Pour ce qui est de Louvois, celui-ci est à peu près maîtrisé même si ses effets négatifs perdurent. Je ne vous cache pas que le logiciel continue à bugger, mais on l'a entouré d'une interface homme-machine efficace.
Il est rassurant que l'homme soit considéré comme supérieur à la machine !
Général Jean-Pierre Bosser. - C'est le cas, je le confirme ! Nos hommes n'ont aujourd'hui plus peur d'avoir une solde à zéro. C'est peut-être dit brutalement, mais c'est la réalité. Ils savent qu'un double comptage est réalisé à la main ; en dessous d'un certain plancher et au-delà de 10 000 euros, somme tout à fait anormale pour un militaire, un mécanisme se met en place pour éviter les moins perçus ou les trop-perçus.
De toute façon, on n'améliorera pas Louvois. Cependant, on met les bouchées doubles pour que son successeur, qui est très attendu, voie le jour le plus tôt possible.
Qu'en est-il de la récupération des sommes versées indûment ?
Général Jean-Pierre Bosser. - Le nombre de dysfonctionnements, dont les trop-perçus font partie, est extrêmement élevé. L'armée de terre s'est lancée dans une démarche vertueuse consistant à rétablir nos hommes et les finances publiques dans leurs bons droits. Nous avons achevé une première campagne de régularisation portant sur 56 000 administrés touchés par des trop-versés. Une deuxième campagne est en cours pour 120 000 cas, incluant des moins-versés. Le vrai problème vient du fait que nos personnels n'ont pas forcément les moyens d'identifier les erreurs de solde, dont la plupart sont insidieuses. Ils ne sont pas toujours en train de gérer leur compte, et sont parfois partis en opération. Ce sont alors les conjoints qui s'occupent des comptes et font les déclarations de revenus. Or, quand il faut déclarer des trop-perçus qui les font sortir des minima sociaux auxquels ils avaient droit, cela leur pose un problème administratif énorme. Ils préféreraient presque ne rien percevoir plutôt que de percevoir trop d'argent.
C'est encore pire lorsqu'ils enchaînent, comme en ce moment, les opérations. Imaginez le travail du ministère des finances pour reconstituer financièrement le parcours de l'intéressé ! Les officiers remontent alors leurs manches, et emmènent le militaire à l'hôtel des impôts pour y mener eux-mêmes les discussions.
Les dysfonctionnements de Louvois ont aussi créé des difficultés à ceux qui doivent s'endetter pour acheter un bien immobilier !
Général Jean-Pierre Bosser. - Il existe en effet tout un tas de problèmes dont celui de la suppression d'aides et de subventions sociales.
200 millions d'euros !
Général Jean-Pierre Bosser. - C'est un peu moins que cela. On a toutefois instauré un véritable dialogue entre le trésor public et les régiments dans les garnisons. Les choses se passent plutôt bien. Le système est donc stabilisé, mais c'est comme un grand brûlé : on a l'impression qu'il est cicatrisé, et si on lui souffle dessus, il hurle !
Combien de personnes ce palliatif de Louvois mobilise-t-il ?
Général Jean-Pierre Bosser. - Comme je vous le disais, c'est toute la chaîne de commandement qui est mobilisée, plus les spécialistes des ressources humaines de nos régiments qui sont intégrés dans les compagnies, auxquels j'ajoute ceux des groupements de soutien de base de défense et le personnel servant au Centre expert des ressources humaines et de la solde (CERHS) de Nancy, qui atteint aujourd'hui un effectif de 730 personnes dont 240 contractuels, plus 55 consultants privés dont la mission s'achève cette année. En somme, le CERHS cumule les effectifs des centres territoriaux d'administration et de la comptabilité (CTAC) d'antan pour assurer le service de la solde et la correction des effets du dysfonctionnement de Louvois.
Au centre de paiement de Nancy, on a recruté 300 civils intérimaires depuis deux ans et demi.
Dans la présentation du modèle que vous proposez pour l'armée de terre, vous avez mis l'accent sur le pilier national, dont on sait l'importance depuis les événements de Paris, début janvier. Vous avez également exprimé votre attachement au maillage territorial ; en tant que Carcassonnaise, et ayant un régiment dans mon département, je ne peux qu'y être sensible.
Vous avez cependant peu parlé de la gendarmerie. Mon département compte beaucoup de zones de gendarmerie. Comment envisagez-vous les liens avec celles-ci ?
Je voudrais revenir un instant sur la déflation des effectifs et sur la remontée en puissance des forces. Vous avez chiffré des économies liées à la suppression de postes et au dépyramidage des grades initialement programmés. Vous avez donc dû prévoir de nouvelles dépenses pour financer les 11 000 hommes dont vous proposez le maintien. Avez-vous une idée précise du montant que cela représente ?
Comment allez-vous coordonner l'annonce du nouveau modèle que vous avez élaboré pour l'armée de terre avec les décisions qui vont être prises au titre de l'actualisation de la loi de programmation militaire ?
Général Jean-Pierre Bosser. - Le maintien des régiments de Carcassonne et de Brive reflète les besoins d'infanterie. Je ne l'ai pas cité quand j'ai évoqué les opérations extérieures, mais la notion de combat au contact de l'adversaire est au coeur de nos engagements. Ce besoin d'infanterie comme des autres capacités qui est mis en avant dans le futur modèle est prégnant, et on va avoir besoin de cet outil dans les années qui viennent.
Vous avez évoqué la relation entre les militaires et les gendarmes. Concernant l'opération Sentinelle, la question ne se pose pas dans la mesure où on est surtout en zone de police. Nous n'avons donc pas de relations directes avec les gendarmes dans le cadre de cette opération ; mais les problématiques sont exactement les mêmes.
Les gendarmes mobiles ne remplissent-ils pas des missions urbaines ?
Général Jean-Pierre Bosser. - Très peu dans les zones où nous sommes déployés.
En revanche, lorsque j'ai construit mon modèle, j'ai rencontré le Général Favier pour lui dire qu'il serait intéressant de pouvoir travailler en commun sur une défense opérationnelle du territoire rénovée, et imaginer une complémentarité entre la gendarmerie et l'armée de terre au travers des moyens dont nous disposons - drones, chiens, démineurs, plongeurs... Cela n'a pas encore été formalisé. Le sujet est en cours d'étude.
Il s'agit de deux forces militaires. Il est donc assez facile de construire quelque chose ensemble. Je suis très optimiste quant au fait de retrouver le concept qui portait autrefois sur la défense opérationnelle du territoire. Celui-ci remontait à la guerre froide ; il est tombé en désuétude en même temps que le mur de Berlin, en 1991. Il y a là quelque chose à reconstruire.
La question des économies est une question sensible. Il y aura effectivement des déflations portées par le nouveau modèle. La création ou le surlignage d'un niveau divisionnaire va servir à dépyramider et à déconcentrer tous les états-majors intermédiaires qui se sont créés au fil du temps. Il y a aura donc trois niveaux, correspondant aux trois grades de généraux. Au-dessus des brigades et des divisions, les échelons de décision, de conception et de pilotage seront réduits, mis en cohérence et en synergie.
Aujourd'hui, nous étudions la balance des moins et des plus, dont on ne connaît pour l'instant ni le volume, ni le calendrier. Mon souci est clair : sans ces 11 000 hommes supplémentaires dans la force opérationnelle terrestre, je consomme mon capital opérationnel au quotidien. Mes hommes font Sentinelle, un peu d'instruction individuelle et collective, mais ne font plus de préparation opérationnelle au sens où on l'entend, c'est-à-dire dans le cadre d'opérations de haut niveau.
Nous sommes une armée professionnelle. Nos militaires qui ont fait Sangaris et Serval durant les trois dernières années ne vont pas devenir brutalement mauvais, mais leur durée de présence dans l'institution est comprise entre cinq et huit ans en moyenne. Si l'on ne fait rien, dans cinq ans, nous n'aurons plus l'armée Serval, mais l'armée Sentinelle. Il faut en être conscient : c'est un vrai choix de fond.
Pour être plus précis, j'ai besoin d'un sur-recrutement d'environ 5 000 hommes d'ici à la fin de l'année. Ce chiffre est mon objectif. L'été va arriver, et ce n'est pas en deux mois que l'on va pouvoir recruter 5 000 hommes, alors qu'on en recrute environ 10 0000 sur une année entière. C'est une pression importante en matière de recrutement.
Pour l'instant, j'attends de pouvoir lancer officiellement la campagne de recrutement, après que les annonces auront été faites. C'est un vrai défi. Je ne vous cache pas que j'utiliserai des leviers qui ont été jusqu'ici peu utilisés, mais imaginés au moment de l'armée professionnelle, comme par exemple le fait de déconcentrer le recrutement au niveau des régiments, en accordant aux chefs de corps un droit de recrutement de trente personnes. On va essayer de reconquérir de la ressource de cette manière, mais le temps est compté.
C'est au moment de l'actualisation de la loi de programmation militaire que l'on va y voir plus clair.
Général Jean-Pierre Bosser. - Un conseil de défense doit avoir lieu très bientôt. Je n'attendrai pas le 14 juillet pour mettre le recrutement en route. Pourquoi 5 000 ? Honnêtement, je pense que je ne suis pas capable de faire plus en 2015. Au-delà, ce ne serait pas raisonnable. Il ne faut pas sacrifier la qualité.
Allez-vous engager une campagne de recrutement ?
Général Jean-Pierre Bosser. - Comme chaque année, nous le ferons, mais en adaptant en 2015 nos objectifs au chiffre que je vous ai indiqué. L'année 2016 marquera les vingt ans de l'armée professionnelle. J'ai imaginé une grande communication autour de cet anniversaire qui a, je pense, beaucoup de sens, ces vingt ans ayant amené l'armée de terre à maturité.
J'ai l'intention de mettre en valeur les jeunes engagés qui ont eu un autre métier après l'armée. Certains sont aujourd'hui chefs d'entreprise. Mon idée est de réaliser des portraits et de communiquer autour de ceux-ci.
Quand présenterez-vous publiquement votre nouveau modèle ?
Général Jean-Pierre Bosser. - Nous avons jusqu'à présent réussi à maintenir un certain niveau de confidentialité vis-à-vis des médias. Une présentation en sera faite le 28 mai à l'École polytechnique. Vous y êtes d'ailleurs conviés. Nous y dévoilerons un logo, un slogan, l'organisation et l'architecture.
J'espère que nous aurons alors réuni tout ce qui nous permettra, à l'été, de passer à la vitesse supérieure.
Après avoir subi tant de bouleversements, l'armée de terre est-elle capable d'en supporter un à nouveau ? En combien de temps pensez-vous mener à bien la révolution que représente le modèle que vous proposez ?
Général Jean-Pierre Bosser. - Je rends hommage à mes prédécesseurs qui, dans le scénario de compression, ont su conserver la quasi-totalité des savoir-faire et des capacités, parfois en petit nombre, mais qui nous permettent de relancer aujourd'hui l'effort. Si l'on perd certains savoir-faire, c'est définitif.
Par exemple, la livraison par air, qui nous sert à ravitailler les forces en carburant, au fond du désert, les populations, etc., est un savoir-faire aussi particulier que la catapulte pour les marins.
On peut dire que nous n'avons quasiment rien perdu aujourd'hui. On peut donc ajuster les capacités en fonction des besoins. J'avais d'ailleurs prévu, dans l'ancien modèle, des mises en sommeil de ce qui nous sert le moins en opération.
La question aujourd'hui est de savoir comment un système qui, comme le nôtre, a utilisé la marche arrière pendant des années, peut culturellement enclencher, d'un seul coup, la marche avant. C'est un sujet sur lequel les officiers d'état-major travaillent. J'ai vécu la même chose à la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), lorsque je l'ai réorganisée.
Comment faire pour convaincre nos jeunes cadres que l'on peut remonter en puissance, alors qu'ils n'y croyaient pas il y a encore quelques semaines ? Comment rebâtir intelligemment quelque chose de nouveau ? Il nous faudra un certain temps pour faire admettre aux jeunes officiers qu'il est aussi glorieux de défendre les Français à l'intérieur qu'à l'extérieur de notre territoire. Il y a là toute une pédagogie à mettre en oeuvre. Mais cela peut aller assez vite. L'armée de Serval pourrait être détruite en cinq ans ; je préfère pour ma part, en cinq ans, construire l'armée de demain !
La réunion est levée à 12 heures 10.