Nous sommes heureux d'accueillir aujourd'hui Son Excellence M. Oleg Shamshur, ambassadeur d'Ukraine en France.
Monsieur l'ambassadeur, nous avons sollicité cette audition dans le contexte de la récente montée de tensions avec la Russie en mer d'Azov.
Le 25 novembre dernier, des garde-côtes russes se sont emparés de trois bâtiments de la Marine ukrainienne qui s'apprêtaient à franchir le détroit de Kertch séparant la Russie de la péninsule de Crimée. Depuis mai 2018, en effet, la Crimée est reliée à la Russie par un pont de 19 kilomètres de long, qui a compliqué les passages et conduit à un renforcement des contrôles russes dans la zone. Ce grave incident a conduit dès le lendemain à l'adoption par la Rada, le Parlement ukrainien, d'une loi martiale pour une durée limitée à un mois, suscitant des inquiétudes, au plan intérieur, quant à d'éventuelles restrictions aux libertés publiques, et chez les entreprises étrangères implantées en Ukraine, certaines n'ayant pas le droit de travailler dans les pays où sont appliquées de telles lois.
Depuis la semaine dernière, la situation en mer d'Azov semble s'être un peu apaisée, la Russie laissant de nouveau circuler librement les navires. Néanmoins, le problème n'est pas réglé, puisque, à notre connaissance, Moscou n'a pas encore libéré les marins ni restitué les trois bâtiments. En outre, cet épisode manifeste l'aspiration de Moscou à exercer un contrôle de plus en plus étroit de la région de la mer d'Azov et, au-delà, de la Mer Noire, au détriment des territoires ukrainiens riverains, ce qui suscite l'inquiétude des pays voisins, la Géorgie en particulier. En réaction à ces graves incidents, la France a exprimé sa préoccupation, réaffirmant son attachement à l'intégrité territoriale de l'Ukraine, et rappelé la Russie à son devoir de respecter la liberté de passage dans le détroit et la liberté de circulation en mer d'Azov. Nous serions donc particulièrement intéressés par votre analyse de la situation.
Cet épisode de tensions avec la Russie intervient dans un contexte marqué par une absence d'avancées dans l'application des accords de Minsk II, même si l'on doit prendre acte des efforts fournis par l'Ukraine pour les préserver, notamment par le vote, en octobre dernier, du prolongement du statut spécial d'autonomie accordé au Donbass. La question de l'émancipation de l'église orthodoxe ukrainienne vis-à-vis du Patriarcat de Moscou découlant de la reconnaissance par le patriarcat de Constantinople de l'autocéphalie de l'église ukrainienne pourrait amener d'autres difficultés. Pourrez-vous nous éclairer à ce sujet ?
Enfin, quelle est la situation politique intérieure à l'approche de l'élection présidentielle du 31 mars 2019 ? Quel est l'état de l'opinion publique ? Enfin, craignez-vous des interférences ou des tentatives de déstabilisation du processus électoral ?
Depuis début 2014, la situation en Ukraine est marquée par deux défis existentiels : la lutte contre l'agression de la Russie et la conduite de réformes profondes et douloureuses mais indispensables. Bien que la situation nous contraigne à dépenser plus de 6 % de notre PIB annuel pour la Défense, l'Ukraine a mené à bien des réformes très importantes dans les domaines de la santé, des retraites, de la décentralisation, de l'administration, des marchés publics et de l'environnement, comme l'a constaté le rapport de l'Union européenne sur la mise en oeuvre de l'accord d'association publié le 9 novembre 2018. Il convient également de mentionner la réforme du secteur bancaire et la création de la Cour anticorruption.
Ces réformes interviennent dans un contexte sécuritaire instable et dangereux. Les forces régulières de l'armée russe et des « volontaires » et mercenaires sont toujours présents sur le territoire ukrainien. La Russie a formé en Ukraine deux corps d'armée comptant 35 200 soldats dont 2 100 appartiennent aux forces régulières russes. Il faut y ajouter 82 500 militaires russes stationnés à la frontière ukrainienne, tandis que le nombre de chars le long de cette frontière a été multiplié par trois. Dans le Donbass, on dénombre 480 chars, 850 blindés, 760 canons et 210 lance-missiles. Les soi-disant républiques de Donetsk et Louhansk sont en réalité sous le contrôle total de la Russie. L'agression russe a coûté au total 10 000 vies ukrainiennes. En 2018, on a dénombré 120 morts ; il y a plus de deux millions de déplacés.
Dans le même temps, la Russie augmente sa présence militaire en Crimée. Depuis 2014, le nombre de soldats russes dans la péninsule a été multiplié par trois, le nombre de blindés par cinq, le nombre de pièces d'artillerie par dix. La Russie utilise la Crimée comme une sorte de porte-avions insubmersible.
La Russie tente désormais d'ouvrir un nouveau front en mer d'Azov. Le pont de Kertch, construit illégalement par la Russie, empêche la libre navigation dans cet espace. La Russie a également renforcé son potentiel de frappe avec un complexe de 30 lanceurs de missiles côtiers, plus de 200 avions porteurs de missiles de croisières et hélicoptères de combat, et une trentaine de navires et sous-marins.
Depuis le mois d'avril, le port de Marioupol est bloqué et les navires étrangers qui se dirigent vers les ports ukrainiens sont retenus sous prétexte d'inspection par les autorités russes. Entre avril et novembre, 450 navires ont ainsi subi la procédure, la durée de retenue atteignant 32,7 heures en moyenne, pour 7 à 15 000 dollars de pertes par jour.
Ces actions ont pour but la transformation de la mer d'Azov en mer intérieure russe, la révision des frontières russo-ukrainiennes après l'annexion de la Crimée, le blocage de l'activité économique ukrainienne et la création d'une zone de dépression économique sur les côtes de la mer d'Azov. Nos ports ont perdu 50 à 70 % de leur activité commerciale. Enfin, la Russie crée, à travers ces incidents, de l'instabilité socio-économique à la veille des élections présidentielles.
C'est pourquoi, dans ce contexte, les événements du 25 novembre ne nous ont pas surpris. Nous avons averti nos partenaires de l'escalade des tensions. Nous avons des preuves que l'agression contre des navires de guerre ukrainiens était délibérée, et qu'elle répond à une décision prise au plus haut niveau par le pouvoir russe. La législation en vigueur donne aux navires ukrainiens une totale liberté de passage du détroit de Kertch. Toutefois, par précaution et dans le cadre des traités multilatéraux et bilatéraux, les navires ukrainiens ont informé les autorités de Kertch de leur intention de traverser le canal de Kertch-Yanikale, essayant durant deux heures d'établir une communication radio, mais sans succès. Le groupe de bateaux a ensuite été dirigé par l'officier de contrôle maritime du port de Kertch vers la « zone d'attente », déclarant que les navires seraient informés de la procédure de passage. C'est alors qu'un navire des garde-côtes russes a éperonné et endommagé le remorqueur Yani Kapu.
Une vidéo de l'incident est projetée aux membres de la commission.
Des navires russes ont ensuite bloqué les bateaux ukrainiens qui tentaient de porter assistance au navire endommagé. Dans l'impossibilité de franchir le détroit de Kertch, les navires ukrainiens ont finalement quitté la zone. C'est après leur sortie de la « zone de 12 milles » au large des côtes de la Crimée, alors qu'ils se trouvaient déjà en haute mer, que les navires ukrainiens ont été attaqués et leur équipage capturé. Au total 24 militaires sont prisonniers ; six d'entre eux ont été blessés dont deux grièvement. C'est la première fois que le commandement russe donne un ordre officiel de tirer pour tuer contre des militaires ukrainiens.
De tels actes constituent une violation flagrante de la Charte des Nations-Unies et de la Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer. Ils correspondent pleinement à la définition de l'agression fixée par la résolution 3314 du Conseil de sécurité.
Dans ce contexte de vulnérabilité accrue pour l'Ukraine, le Parlement ukrainien a voté, le 26 novembre, l'application de la loi martiale pour trente jours dans les dix régions proches de la Russie, afin de faciliter les actions contre une éventuelle agression armée et d'assurer la sécurité nationale. Cette loi ne limite aucunement les libertés civiles et ne compromet pas la tenue de l'élection présidentielle, dont la date a été fixée par une loi votée juste après la loi martiale.
L'Ukraine reste attachée à un règlement diplomatique de la situation et à la mise en oeuvre des accords de Minsk. Depuis septembre 2014, la partie ukrainienne a rempli toutes ses obligations, comme le démontrent la prorogation pour un an du statut spécial d'autonomie pour les régions occupées de Donetsk et Louhansk, votée le 4 octobre 2018 par la Rada, ainsi qu'un projet de loi d'amnistie. L'Ukraine a enfin lancé la préparation des élections locales dans ces territoires, conformément à la législation ukrainienne et aux normes de contrôle de l'OSCE. De son côté, la Russie viole régulièrement les accords de Minsk, comme l'a montré dernièrement l'organisation d'élections factices par les séparatistes dans le Donbass, le 11 novembre dernier, qu'elle tente de légitimer.
La situation constitue un défi direct pour l'Ukraine mais aussi pour la communauté internationale. Confiante dans son impunité, la Russie contrevient ouvertement aux règles fondamentales du droit international. Cela appelle une réponse rapide et consolidée, faute de quoi les ports ukrainiens de Mer noire seront soumis à un blocus, l'équilibre politico-militaire en Mer noire et en Méditerranée orientale sera modifié en faveur de la Russie, et l'on pourrait craindre un scénario similaire en mer Baltique.
L'Ukraine compte sur la communauté internationale et en particulier sur la France pour condamner l'action russe comme une agression. Elle demande la libération des soldats et trois navires capturés, la réouverture du canal de Kertch-Yenikale et le rétablissement de la liberté de circulation en mer d'Azov, et enfin la mise en place d'une mission de surveillance permanente de l'OSCE dans la zone. Il conviendrait également d'imposer des sanctions individuelles contre les responsables de l'agression à l'encontre des navires ukrainiens, d'interdire l'entrée des ports de l'Union européenne aux navires russes impliqués, d'imposer des sanctions aux ports russes de la mer d'Azov et de renforcer le soutien économique de l'Union européenne aux ports de Marioupol et de Berdiansk et à la région. Enfin, une présence permanente de navires alliés, y compris militaires, serait un bon moyen de dissuasion.
Le temps des paroles est passé. Il faut désormais prendre des mesures fermes pour arrêter l'agression russe.
Comment évoluent les relations entre l'Ukraine et l'Europe, sachant qu'en mars 2016, M. Juncker, président de la Commission européenne, a déclaré que l'Ukraine n'entrerait pas avant 20 ou 25 ans dans l'Union européenne et l'OTAN ? Comment comptez-vous sortir de cet étau imposé par la Russie ?
Nous avons le sentiment que la bataille en mer d'Azov participe de la volonté de la Russie de déstabiliser votre pays à un moment clé. Il semble clair que la Russie est prête à tout pour remettre en cause l'Ukraine comme espace démocratique de plein exercice. Vous travaillez à faire évoluer le déséquilibre militaire existant mais, sachant que cela ne suffira pas, vous en avez appelé à la communauté internationale. L'Ukraine souhaite-t-elle se rapprocher de l'Union européenne, et sous quelle forme ?
Quelles sont les forces politiques en présence dans l'élection présidentielle à venir, et quelle influence ont les tensions avec la Russie ? Il est important que votre pays soit stable pour négocier et planifier sa relation avec l'Europe. Enfin, quel est l'état de vos relations avec la Hongrie ?
L'annexion de la Crimée rend-elle caduc l'accord russo-ukrainien de 2003 sur la mer d'Azov ? Il semble que cet accord ne fixe pas précisément les frontières maritimes dans cet espace, ce dont les autorités russes tirent profit. Une riposte ukrainienne se prépare-t-elle ?
Vous n'avez pas évoqué les cyberattaques dont votre pays a été l'objet ; lorsque je me suis rendu à Kiev, on m'a fait part de craintes à ce sujet dans le contexte des prochaines élections. La France est, elle aussi, confrontée à ce type de perturbations, notamment via des faux comptes sur les réseaux sociaux. Où en est l'évaluation du risque ?
Les anciens combattants du Donbass représentent un groupe social nombreux et bénéficiant d'une grande légitimité. Sont-ils organisés, pèsent-ils dans les échéances électorales et sur l'avenir, et de quelle manière ?
Le contrôle des navires étrangers en mer d'Azov par les autorités russes ralentit le trafic et menace l'économie locale, en particulier le port de Marioupol dont les recettes sur les sept derniers mois ont baissé d'un quart par rapport à la même période en 2017. Pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ?
J'ai participé la semaine dernière au conseil ministériel de l'OSCE à Milan, dont l'agenda a été très largement occupé par ces incidents. Des positions très fermes ont été prises pour condamner la Russie, mais aussi pour éviter l'escalade. Quel est votre avis sur ce point ?
Les événements du 25 novembre ne rendent-ils pas service au président Porochenko ? Il y a beaucoup de candidats à l'élection présidentielle, et deux ou trois d'entre eux se détachent. Plusieurs articles de presse ont porté un regard assez mitigé sur le déroulement des événements. Dans un espace aussi étroit, navires russes et ukrainiens jouent en permanence au chat et à la souris, et l'on est en permanence au bord de l'incident.
Monsieur l'ambassadeur, quelles sont les conséquences économiques de l'incident, au regard de l'importance du Donbass ? A-t-on des informations sur la situation des militaires capturés, et un échange important de prisonniers est-il envisagé, comme les deux pays l'ont fait il y a un an ?
Notre objectif stratégique est clair : c'est l'adhésion à l'Union européenne. Le scepticisme affiché par certains dirigeants européens ne nous décourage pas : c'est une question, pour nous, de choix de modèle de développement. En effet, les événements de 2013 et 2014 ont marqué le point de non-retour dans le rejet du modèle poutinien, en faveur des valeurs démocratiques et de l'économie de marché. Mais nous sommes conscients que la tâche est ardue. C'est pourquoi nous nous concentrons sur les réformes nécessaires, et je suis sûr que nos succès dans ce domaine rendront notre position plus solide dans la poursuite de cet objectif stratégique.
Nos relations avec l'Union européenne sont régies par l'accord d'association, qui guide notre plan de réformes. Nous avons obtenu certains résultats, notés par l'Union européenne dans l'évaluation de novembre 2018. 31,3 % de nos échanges commerciaux se font avec les pays de l'Union, qui est devenue notre premier partenaire commercial. Nous poursuivons nos efforts pour nous approcher des standards européens dans tous les domaines.
L'année prochaine sera politiquement difficile puisqu'elle sera marquée par deux échéances électorales : l'élection présidentielle le 31 mars, puis les élections législatives au mois d'octobre. La compétition politique est réelle ; les chiffres donnés par les sondages variant régulièrement, il est difficile d'identifier des favoris. Quoi qu'il en soit, après les élections présidentielles et législatives, l'Ukraine poursuivra son parcours sur la voie des réformes. Celles qui ont déjà été mises en oeuvre sont irréversibles.
Le Président et Mme Timochenko sont pour le moment en tête.
Nous avons des échanges très importants avec notre voisin hongrois. Cependant, il subsiste un point de désaccord sur la possibilité, pour les membres de la minorité hongroise, de recevoir un enseignement dans leur langue natale. Nous faisons tout notre possible pour leur offrir une éducation dans leur langue et promouvoir leur culture et leur identité, mais le plus important est l'apprentissage de la langue officielle du pays. La France a au demeurant une législation assez rigide sur les langues minoritaires... Les discussions avec la Hongrie se poursuivent sur le sujet mais nous déplorons que les autorités hongroises aient porté cette question dans le cadre de l'OTAN, qui n'est pas l'enceinte appropriée pour en discuter.
L'annexion de la Crimée rend-elle caduc le traité de 2003 ? C'est un sujet de débat assez vif en Ukraine. Aucune décision finale n'a été prise. Quoi qu'il en soit, la Russie viole clairement ce traité.
Nous demandons une mission de contrôle de l'OSCE pour assurer la désescalade en mer d'Azov. Nous sommes satisfaits des discussions qui se sont déroulées au Conseil ministériel de Milan. L'OSCE a un rôle important à jouer dans ce dossier.
L'Ukraine est l'une des premières victimes des cyberattaques russes. Les ingérences dans le processus électoral, les tentatives de causer des dommages à nos institutions et à nos entreprises sont prises très au sérieux. Heureusement, nous avons de très fortes capacités en matière informatique - un article les a même placées au deuxième niveau mondial. Nous craignons des ingérences dans les campagnes électorales de 2019 et faisons notre possible pour défendre nos ressources et nos institutions.
Les anciens combattants de la guerre dans le Donbass, professionnels et volontaires, sont en effet très présents dans la société. L'enjeu principal, pour eux, est la réadaptation à la vie civile, comme dans tous les pays qui ont connu des conflits. C'est un problème social, psychologique et de santé publique.
Les pertes induites par la situation dans la mer d'Azov sont très importantes. Notre ministre des infrastructures m'a récemment indiqué que la réduction de l'activité commerciale pourrait atteindre 50 %, voire 70 %. Les intentions des Russes sont claires : aggraver la situation économique de Marioupol et Berdiansk pour créer des tensions, et détériorer la situation générale du pays dans la perspective des élections de 2019. C'est pourquoi il faut agir rapidement. Nous avons besoin de programmes de coopération, même modestes, pour aider les populations affectées par ce blocus de facto.
Les discussions à Milan ont été fructueuses : les membres de l'OSCE ont pris conscience de la gravité de la situation. Quant aux insinuations, en Ukraine, sur les personnes à qui la situation aurait pu profiter, elles sont alimentées par la propagande russe. C'est à l'initiative du Président de la République que le Parlement a réduit la durée d'application de la loi martiale de soixante à trente jours et en a réduit le périmètre aux dix régions frontalières. De plus, le Parlement a adopté dans la foulée la loi fixant la date des élections. Le Président a aussi souligné pendant les délibérations que les droits civiques ne seraient pas abrogés, sauf en cas d'attaque terrestre de la Russie. Nos partenaires ont toutes les garanties que le processus électoral se déroulera comme prévu.
Les conséquences économiques de l'incident du 25 novembre sont graves pour le Donbass entier, car les ports de Marioupol et Berdiansk sont très importants pour notre réseau de transport et d'infrastructures. L'évaluation des pertes prendra du temps, et nous aurons besoin de l'aide de nos partenaires.
Pour rappel, 24 militaires ukrainiens ont été capturés, six sont blessés dont deux grièvement ; nous n'avons pas de communication quotidienne avec eux. Ils ont été jugés et transférés à Moscou. Nous n'acceptons pas les charges retenues contre eux et ne reconnaissons pas aux autorités russes le droit de les juger. Ils sont à nos yeux des prisonniers de guerre et doivent être traités comme tels. Nous sommes très préoccupés par leur sort. Quant aux échanges de prisonniers, nous essayons toujours de négocier pour récupérer nos compatriotes détenus mais, pour le moment, nous sommes en situation de blocage face à la Russie. Nous apprécions la solidarité de la France sur ce dossier.
Je vous remercie, monsieur l'ambassadeur. Nous espérons que le calme reviendra. La France a fait des déclarations claires en ce sens. La présence de sa marine en Mer noire est régulière ; l'un de nos bâtiments, la Marne, y a pénétré en juillet, dans le cadre de manoeuvres de l'OTAN, pour manifester notre volonté d'y maintenir la libre circulation des navires.
Je tiens pour conclure, monsieur l'ambassadeur, à vous féliciter pour le prix Sakharov qui sera attribué, demain, au réalisateur ukrainien Oleg Sentsov. Nous recevrons probablement votre homologue russe pour entendre sa version des événements. Nous nous tenons informés de l'évolution de la situation.
Je reste à votre disposition.
- Présidence de M. Christian Cambon, président, et M. Pascal Allizard, vice-président -
Nous allons maintenant entendre un compte rendu de la mission de notre commission à l'Assemblée générale des Nations unies. Chacun des rapporteurs s'est intéressé à une région du monde.
Notre mission récente à l'ONU, du 26 au 29 novembre, a été l'occasion d'une immersion passionnante au coeur de la gestion des grands dossiers internationaux, avec un point particulier que nous avions demandé sur les crises africaines.
Les 14 opérations de maintien de la paix (OMP) de l'ONU représentent un effectif de 100 000 personnes déployées et un budget de 6,7 milliards de dollars, en baisse de 20 % en trois ans. Sept de ces 14 OMP se déroulent en Afrique, dont trois en régions francophones, avec une « plume », c'est-à-dire un secrétariat français : la Minusma au Mali, la Monusco en République démocratique du Congo (RDC) et la Minusca en République centrafricaine (RCA). Avec la Finul au Liban, également sous « plume » française, ces opérations représentent les deux tiers des effectifs et du budget des opérations de maintien de la paix.
Les OMP ont théoriquement pour objet d'appuyer un processus politique. Or en Afrique, il n'y a souvent pas de paix à maintenir. Au Mali et en RCA, les OMP permettent probablement d'éviter un effondrement complet des États. La situation est plus complexe en RDC, où la mission des Nations unies est actuellement confrontée au groupe islamiste ADF (Allied democratic forces) dont les actions entravent la lutte contre l'épidémie d'Ebola. En Côte d'Ivoire et au Libéria, où des OMP ont récemment été closes, les risques de soubresauts ne sont pas totalement à écarter.
L'effondrement de l'État libyen continue à produire ses effets, avec une dissémination des crises notamment aux frontières des États du Sahel, où les foyers d'instabilité sont nombreux, et s'accompagnent de graves crises humanitaires. C'est notamment le cas dans la région du Lac Tchad. Dans ce contexte, l'opération Barkhane et la mise en place de la force conjointe du G5 Sahel sont unanimement salués.
Mais les opérations de maintien de la paix, doivent, à l'évidence, être rendues plus efficaces et plus robustes. Plus efficaces, d'abord : c'est la première orientation et l'un des axes forts de la réforme du pilier « paix et sécurité » de l'ONU, qui vise à renforcer le traitement politique des conflits, et à mieux former, accompagner et contrôler les unités déployées, pour remédier à la sous-performance opérationnelle des contingents. Au Mali, par exemple, 70 % de l'effectif de la Minusma - 15 000 personnes au total - serait affecté à l'auto-protection de la force. J'ai pu me rendre compte, lors de mon déplacement en Centrafrique avec Daniel Reiner et Jacques Gautier en 2016 dans le cadre de notre rapport sur le bilan des opérations extérieures, à quel point la protection était précaire.
La France s'est fortement engagée en faveur de la réforme des OMP, préparée et mise en oeuvre par le Département des opérations de maintien de la paix que dirige notre compatriote Jean-Pierre Lacroix. La fermeture des missions en Côte d'Ivoire et au Libéria, la baisse des effectifs au Darfour allègent les besoins en effectifs et permettent d'être plus exigeants à l'égard des pays contributeurs de troupes et plus sélectifs sur les choix des contingents et de leur encadrement. Le nombre de pays contribuant par intérêt financier a diminué, en raison de la non-réévaluation des indemnités versées aux pays contributeurs : ainsi, le Brésil et l'Inde sont désormais contributeurs nets ; le Bangladesh est tout juste à l'équilibre.
Seconde priorité soutenue par la France, des OMP plus robustes pour des opérations plus offensives. L'objectif est de permettre un cofinancement par l'Union africaine et l'ONU de ces opérations d'imposition de la paix, sous mandat conjoint de ces deux organisations. L'Union africaine contribuerait à hauteur de 25 %, le reste étant financé par l'ONU sur contributions obligatoires.
Nos partenaires africains sont très favorables à cette initiative, qui pourrait venir conforter l'action du G5 Sahel, dont les effectifs n'équivalent aujourd'hui qu'à un tiers de ceux de la Minusma.
Les États-Unis ont toutefois de fortes réserves, estimant que les forces africaines de paix doivent être financées sur contributions volontaires et non obligatoires. Le financement par l'ONU, et donc par le contribuable américain, de forces qui ne dépendent pas des Nations unies et n'en respectent pas les standards leur pose un problème de principe.
Si la remise en cause du multilatéralisme est préoccupante, la position des États-Unis pourrait, paradoxalement, jouer en faveur d'OMP plus performantes dans des régions cruciales pour la sécurité de l'Europe. C'est en ce sens qu'il faut essayer de faire pencher la balance pour limiter les effets négatifs du désengagement américain. Pour l'essentiel, les conclusions de notre rapport de 2016 ont été confirmées par les faits.
J'aborderai pour ma part le rôle de la Russie et de la Chine aux Nations unies.
Le Conseil de sécurité reste marqué par la division historique entre, d'un côté le « P3 » - les États-Unis, le Royaume-Uni et la France -, et de l'autre, la Russie et la Chine.
La Russie est le pays le plus isolé. Elle exerce régulièrement son droit de veto, bloquant ainsi l'action des Nations unies en Syrie. Les années 2017 et 2018 ont été marquées par une série pesante de six vetos sur la question chimique syrienne. Depuis 2011, la Russie a exercé son droit de veto à douze reprises au sujet de la Syrie, en raison d'un soutien indéfectible au régime de Bachar el Assad. On peut donc parler d'obstruction au fonctionnement du Conseil de sécurité. En février 2018, la Russie a également mis son veto à un projet de résolution sur le Yémen, par solidarité avec l'Iran, en dépit d'une situation humanitaire dramatique.
La Russie s'oppose actuellement, avec l'Iran, à la composition de la liste d'experts proposée pour le comité constitutionnel syrien par l'envoyé spécial Staffan de Mistura, qui a démissionné. Elle souhaite par ailleurs que son rôle soit reconnu en République centrafricaine (RCA), ce qui complique les négociations pour le renouvellement du mandat de la Minusca.
Sur l'Ukraine, les Russes estiment que leurs positions ne sont pas rapportées de façon objective par les Occidentaux. L'incident survenu dans le détroit de Kertch serait, selon eux, le résultat d'une « provocation ukrainienne ». Le droit de veto russe interdit toute action du Conseil de sécurité sur l'Ukraine.
La Russie fait preuve à certains moments d'un légalisme pointilleux, interprétant la charte des Nations unies et le principe de souveraineté de façon très stricte, tout en contredisant, à d'autres moments, cette approche. Dans ce contexte difficile, il faut saluer la position de fermeté et de dialogue de la France, destinée à maintenir le dialogue avec la Russie et à permettre au Conseil de sécurité de fonctionner.
Si l'opposition entre États-Unis et Russie persiste, chacun perçoit toutefois que l'affrontement structurant de demain, entre les États-Unis et la Chine, est déjà en place.
La Chine s'investit de façon croissante dans le multilatéralisme, profitant du retrait américain. Elle accroît sa présence dans les opérations de maintien de la paix (OMP), avec 2 600 personnes déployées, ce qui en fait le premier contributeur parmi les membres permanents du Conseil de sécurité. En 2016, la Chine est passée de sixième à deuxième contributeur financier aux OMP. Cette présence importante permet à la Chine de se positionner en Afrique. Elle est par ailleurs un acteur engagé sur le changement climatique et sur les questions de développement, et soutient les réformes du Secrétaire général.
La Chine peut donc être un partenaire constructif, mais elle reste très attachée au principe de souveraineté, de consensus, et au droit de veto, s'opposant à l'initiative française d'encadrer le droit de veto en cas d'atrocité de masse. La Chine utilise d'ailleurs plus fréquemment que naguère ce droit de veto, à chaque fois avec la Russie, notamment sur la Syrie. Pékin tend toutefois à se dissocier de Moscou sur certains dossiers, dont celui l'Ukraine.
Bien qu'elle soutienne le principe d'une réforme du Conseil de sécurité, la Chine refuse de façon latente l'élargissement à de nouveaux membres permanents, craignant de voir arriver le Japon et l'Inde.
L'ONU est, pour la puissance chinoise, un détour vers sa propre affirmation et vers la promotion d'un modèle alternatif de multilatéralisme. La Chine est à l'origine de plusieurs institutions financières à vocation multilatérale (Banque des Brics, Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures). Elle cherche à diffuser ses propres concepts. Très concrètement, à l'ONU, la Chine tend à introduire dans les résolutions une terminologie mettant l'accent davantage sur les relations interétatiques, la souveraineté, les rapports de force, au détriment des références aux droits de l'homme, qui sont centrales dans le système multilatéral actuel.
Le dialogue entre membres permanents du Conseil de sécurité est donc âpre, très vif ; notre ambassadeur, François Delattre, nous en a expliqué toute la difficulté, mais ce dialogue est nécessaire et, pour qu'il ait lieu, la France doit conserver son rôle historique de pays pivot, susceptible de faire émerger des consensus.
Nous avons pris connaissance, pendant notre déplacement à l'ONU, de la déclaration du vice-chancelier et ministre allemand des finances, le social-démocrate Olaf Scholz, suggérant que la France renonce à son siège de membre permanent au Conseil de sécurité en faveur de l'Union européenne. Il y a malheureusement fort à parier que cette déclaration ne soit pas à prendre à la légère, puisqu'elle vient après une prise de position de la chancelière en faveur d'une européanisation des sièges non permanents, et après plusieurs déclarations similaires du représentant permanent allemand à l'ONU.
Cette déclaration nous a paru d'autant plus choquante et déplacée que, la veille, la France s'était exprimée au Conseil de sécurité sur l'Ukraine, en son nom propre et au nom de l'Allemagne. La France soutient l'entrée de l'Allemagne comme membre permanent du Conseil de sécurité et, plus largement, la demande du G4 - Allemagne, Brésil, Inde, Japon - en faveur d'une augmentation du nombre d'États présents au Conseil de sécurité dans les deux catégories : d'une part, les membres permanents, c'est-à-dire aujourd'hui le « P5 » - États-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni - et, d'autre part, les membres élus par l'Assemblée générale pour deux ans, renouvelés par moitié tous les ans, au nombre de dix. Par ailleurs, les deux représentations permanentes préparent actuellement l'entrée de l'Allemagne comme membre non permanent du Conseil de sécurité, élu pour deux ans, à compter du 1er janvier 2019.
La déclaration allemande rompt donc la confiance nécessaire, alors que la présence conjointe de la France et de l'Allemagne au Conseil de sécurité, et leurs présidences successives en mars et avril prochains, constituent une opportunité pour faire avancer des positions communes. Cette déclaration dessert bien sûr les intérêts de la France, qui joue un rôle de premier plan à l'ONU.
Ce déplacement nous a permis de percevoir concrètement quel était ce rôle. Le siège permanent est pour nous un facteur de puissance et de rayonnement. Aucune autre puissance ne peut jouer le rôle, que nous assumons aujourd'hui, de trait d'union entre les nations, et certainement pas l'Union européenne, qui, en l'état, n'est pas dotée d'une politique extérieure commune.
Ce ne sont pas seulement les intérêts de la France que la déclaration du vice-chancelier dessert, ce sont aussi ceux de l'Allemagne et de l'Union européenne. L'Allemagne, tout d'abord, aurait intérêt à promouvoir sa propre entrée au Conseil de sécurité. L'Union européenne, ensuite, est bien mieux représentée avec actuellement cinq sièges sur quinze qu'avec un seul siège au Conseil de sécurité ; peut-on croire sérieusement que nous serions plus forts avec un siège sur quinze, voire, demain, sur vingt ou sur vingt-cinq ?
L'européanisation des sièges poserait, enfin, de graves questions juridiques car l'ONU est une organisation de cent quatre-vingt-treize États et l'Union européenne n'est pas un État ni une Nation. Ce serait une transformation de ce que sont les Nations unies.
Les prises de position, telles que celle de M. Scholz, nous fragilisent car elles tendent à délégitimer notre capacité à nous exprimer souverainement au Conseil de sécurité. Après le Brexit, nous serons le seul représentant permanent de l'Union européenne au Conseil de sécurité, ce qui peut avoir des effets paradoxaux en renforçant notre poids, alors que le Royaume-Uni verra son influence diminuer, mais aussi, en suscitant de la part de nos partenaires européens des pressions croissantes pour que nous tenions compte de leurs positions, voire pour que nous nous exprimions en leur nom.
Face à ce risque, nous devons absolument continuer à soutenir la seule réforme du Conseil de sécurité qui soit conforme à nos intérêts et à ceux de l'Union européenne, mais, pour rester influente à l'ONU, il faut aussi que la France tienne son rang. Plusieurs de nos interlocuteurs nous ont alertés sur des contributions financières décroissantes de la France, qui fragilisent nos positions.
Certes, la diminution de notre quote-part au budget des opérations de maintien de la paix, dont nous sommes actuellement le cinquième contributeur, est automatique - de 6,3 % à 5,7 %, mais surtout, certaines de nos contributions volontaires sont en chute libre. Ainsi, s'agissant du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), notre contribution a baissé de 70 % en dix ans. Nous sommes le trentième contributeur à ce programme, tandis que le Royaume-Uni est troisième et l'Allemagne septième.
Quant au Fonds pour la consolidation de la Paix, il est orphelin de la France, nous ont indiqué ses responsables. La France en est le vingt-deuxième contributeur avec 300 000 euros en 2017, alors que l'Allemagne devrait verser cette année 40 millions d'euros. Or cet instrument d'accompagnement des processus politiques et de prévention des conflits est essentiel dans l'esprit du Secrétaire général. Ses priorités sont centrées sur l'Afrique et rejoignent largement celles de la France. Nous agissons évidemment par ailleurs, dans d'autres cadres, mais il faut être conscient que certains choix fragilisent nos positions à l'ONU.
Il est nécessaire d'être présent dans les domaines clefs ; c'est ce que nous avons fait en augmentant récemment notre contribution à l'Agence de secours aux réfugiés palestiniens (UNRWA), pour répondre au désengagement américain.
Nous sommes également préoccupés par les moyens humains de notre représentation permanente à New York, qui sont manifestement insuffisants. Ces moyens sont inférieurs à ceux de nos partenaires ; les équipes sont extrêmement sollicitées et sous tension permanente. La diplomatie reposant avant tout sur les personnes qui l'exercent, cette situation crée un risque de décrochage supplémentaire.
Premier contributeur au budget de l'ONU, les États-Unis en sont l'un des piliers, finançant 22 % du budget ordinaire et 28 % des opérations de maintien de la paix. Ils exercent toutefois aujourd'hui des pressions fortes sur ces budgets, qu'ils souhaitent réduire, tout en diminuant la quote-part américaine.
Les États-Unis demandent, en premier lieu, un plafonnement à 25 % de leur part au financement des opérations de maintien de la paix, ce qui représenterait, à méthodologie constante, un surcoût de 250 millions de dollars pour les autres États membres, dont 50 millions de dollars pour la France.
La priorité accordée à la réduction des budgets les conduit à soutenir certains aspects des réformes engagées par le Secrétaire général. Ainsi les Américains sont très actifs sur la question de l'efficience des opérations de maintien de la paix, ce qui peut avoir des effets positifs, même si l'intention est prioritairement budgétaire et que, de fait, le budget des OMP a baissé de 20 % en trois ans. Cédric Perrin a évoqué, en outre, les réserves américaines à permettre le financement par l'ONU de forces africaines de paix.
Les États-Unis souhaiteraient réduire aussi leur contribution au budget ordinaire, actuellement plafonnée à 22 %, en abaissant ce plafond à 20 %.
Enfin, ils réduisent leurs contributions volontaires, ce dont ils se servent, au passage, comme d'une arme au service de leurs priorités politiques. Ce fut le cas lors de la suspension de la contribution américaine au Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), destiné au planning familial et aux soins apportés aux mères et à leurs enfants.
Les États-Unis se sont également retirés de l'UNRWA, qui scolarise 500 000 enfants, alors que situation humanitaire à Gaza est dramatique. Nous avons interrogé le représentant américain sur cette décision ; il nous a simplement affirmé qu'il s'agissait de mieux partager les coûts et de mieux contrôler l'usage de fonds qui serviraient actuellement, d'après lui, à diffuser de la propagande antiaméricaine au sein des écoles palestiniennes.
Par ailleurs, les États-Unis sont, parvenus à faire échec au financement par des contributions obligatoires de la réforme du système de développement des Nations unies. Il faut dire que nous avons été nous-mêmes quelque peu surpris par les modalités de cette réforme, très coûteuse. Il s'agit d'améliorer la coordination au sein du système des Nations unies, grâce à une dissociation des fonctions de coordonnateur résident et de représentant résident du PNUD. Derrière ces termes techniques, cette réforme revient, en quelque sorte, à financer la création de 140 ambassades afin de coordonner les actions de l'ONU au plan local, pour un coût annuel évalué à 255 millions de dollars, alors que ce rôle de coordination était auparavant assumé par les représentants locaux du PNUD.
Le financement de cette réforme doit être apporté via les agences du système de développement des Nations unies et grâce à des contributions volontaires des États membres. La France a récemment promis une contribution de 2 millions de dollars.
Les positions américaines, axées sur la performance de l'ONU, ont donc des effets ambivalents, qui ne sont pas tous négatifs, mais, comme nous l'avons nous-mêmes constaté, la représentation américaine auprès de l'ONU a bénéficié de fait, jusqu'à aujourd'hui, d'une certaine autonomie d'action par rapport à la Maison-Blanche, grâce à la forte personnalité et à la compétence reconnue de l'ambassadrice Nikki Haley. Celle-ci a démissionné en octobre dernier. La nomination de l'ancienne journaliste de Fox News, ancienne porte-parole du département d'État, Heather Nauert, a été annoncée voilà quelques jours. Il est à craindre que cette nomination n'aggrave le durcissement américain à l'égard du multilatéralisme, en conférant un poids accru au conseiller pour la sécurité nationale, John Bolton.
Le durcissement de la politique américaine n'est probablement pas uniquement lié à la seule personnalité de Donald Trump ; il est issu d'une longue tradition américaine de jacksonisme, du nom du septième président des États-Unis Andrew Jackson ; ce courant politique se distingue par le populisme à l'intérieur et par l'isolationnisme en politique étrangère. Cette tradition correspond à des tendances profondes au sein de la société américaine.
C'est pourquoi, malgré les résultats des récentes élections de mi-mandat, les experts de la politique américaine que nous avons rencontrés demeurent très prudents quant aux perspectives possibles et à l'avenir politique du trumpisme.
Les difficultés relevées par Ronan Le Gleut sur les problèmes de financement sont majeures. Quand notre contribution volontaire baisse au point d'atteindre un niveau très faible - je vous renvoie à notre contribution de 300 000 euros au Fonds pour la consolidation de la Paix, quand l'Allemagne verse 40 millions d'euros -, il devient très délicat de critiquer la baisse de celles des États-Unis...
Je conclurai en évoquant le pacte qui vient d'être adopté à Marrakech, le « Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières », adopté par 164 pays sur 193. Ce sujet, en négociation depuis des mois, est récemment monté en puissance sur les scènes politique et médiatique, pour des raisons légitimes ou non.
Résultant d'une négociation mondiale entre les pays de départ, les pays de transit et les pays d'accueil, ce pacte aborde le sujet des migrations sous de multiples angles. En fonction des éléments choisis dans le texte, on peut lui faire dire ce que l'on veut... Il convient donc de rappeler quelques vérités factuelles.
Nous avons rencontré à New York Mme Louise Arbour, représentante spéciale du Secrétaire général pour les migrations, qui nous a rappelé le processus qui, depuis l'automne 2016, a conduit à la rédaction du pacte, dans le cadre de l'Assemblée générale des Nations unies, avec des consultations régionales, y compris au niveau de l'Union européenne.
Le Pacte est-il juridiquement contraignant ? Très clairement, la réponse est non. Son paragraphe 7 l'énonce sans ambiguïté : « Le présent pacte mondial établit un cadre de coopération juridiquement non contraignant [...]. Il favorise la coopération internationale en matière de migration entre tous les acteurs compétents [...] et respecte la souveraineté des États ». Le principe de souveraineté nationale est encore rappelé au paragraphe 15 : « Le pacte mondial réaffirme le droit souverain des États de définir leurs politiques migratoires nationales [...] et d'opérer la distinction entre migrations régulières et irrégulières ».
Le pacte n'est donc pas un traité international, c'est un texte adopté à droit constant. Toutes les déclarations dénonçant un pacte permettant un afflux massif de migrants aux portes de l'Europe sont donc mensongères et relèvent de la manipulation de l'information.
Le pacte a en fait pour principal effet de créer un cadre de coopération. Ce cadre doit permettre de poursuivre vingt-trois objectifs, dont certains sont louables - lutter contre les facteurs négatifs et les problèmes structurels qui poussent des personnes à quitter leur pays d'origine, sauver des vies, lutter contre le trafic de migrants et la traite de personnes, coopérer en vue de faciliter le retour. Ce dernier objectif a d'ailleurs été demandé par l'Union européenne, sous présidence autrichienne.
D'autres objectifs ont toutefois des formulations ambiguës, à déplorer, car elles ouvrent la voie à des interprétations allant très au-delà de ce qui semble être l'intention du Pacte : munir tous les migrants de papiers adéquats - cet objectif vise-t-il le pays d'origine ou le pays d'accueil ? -, faire en sorte que les filières régulières soient plus accessibles et plus souples, gérer les frontières de manière « intégrée », assurer l'accès des migrants aux « services de base ».
Le titre du Pacte est lui-même ambigu et mal choisi : il s'agit du « pacte pour des migrations sûres, ordonnées et régulières... Il laisse à penser que l'ensemble du texte est marqué par une idéologie favorable aux migrations. Cette impression est regrettable - nous en avons longuement discuté avec l'ambassadeur Delattre -, le pacte envisage plutôt les migrations comme un phénomène bénéfique, mais seulement à certaines conditions.
Coopérer sur les migrations au niveau international est en effet indispensable. Les migrations sont un phénomène inévitable, dont la croissance va se poursuivre. Les migrants représentaient 2,7 % de la population mondiale en 2000. Ce taux est de 3,4 % aujourd'hui. Le dérèglement climatique pourrait obliger jusqu'à 250 millions de personnes à quitter leur foyer d'ici à 2050, comme Leïla Aïchi et moi l'avions indiqué dans notre rapport sur le sujet.
Si des instances internationales traitent la question des réfugiés, il existait jusqu'à maintenant très peu de dispositifs de coopération sur les migrations, mais, pour éviter un embrasement du débat, sur un sujet actuellement hautement sensible en Europe, il aurait fallu s'y prendre autrement. Il fallait être plus transparent, et s'exprimer plus tôt, vis-à-vis de l'opinion publique et des parlementaires - nous n'avons jamais été consultés -, pour ne pas donner le sentiment de négocier en catimini ; il convenait d'éviter les formulations inutiles et ambiguës donnant le sentiment d'imposer des obligations alors que le pacte est juridiquement non contraignant ; enfin, il aurait fallu être beaucoup plus pédagogique, mettre en lumière les finalités, les gains attendus du pacte pour la France, en termes de coopération avec les pays d'origine et de transit.
Faute d'avoir pris ces précautions élémentaires, le Pacte adopté à Marrakech risque d'être une occasion manquée. Sa trop grande ambiguïté le condamne.
Je propose de ne pas avoir aujourd'hui de débat trop développé sur le pacte de Marrakech, car nous y consacrerons une séance entière, à laquelle je convierai le ministre des affaires étrangères. C'est un sujet important.
- Présidence de M. Pascal Allizard, vice-président -
Je ne m'appesantirai donc pas aujourd'hui sur le pacte de Marrakech, ou « pacte bla-bla », mais, à cinq mois des élections européennes, c'est vraiment donner des arguments aux partis nationalistes...
Ma question porte sur les engagements militaires. Il y a, dans une dizaine de jours une élection présidentielle en République démocratique du Congo, et Joseph Kabila ne peut pas se représenter. Avez-vous des informations sur la manière dont ces élections se dérouleront ? Selon certaines rumeurs, il ne sera pas possible d'en assurer la tenue sur les 10 % à 20 % du territoire qui sont contrôlés par des milices dissidentes. Une assistance est-elle prévue pour aider à la tenue de l'élection ?
Je veux saluer l'approche nuancée de Cédric Perrin sur le pacte de Marrakech.
Ma question a trait à ce qui a été dit sur l'ONU. J'ai été, moi aussi, choqué de la déclaration du ministre allemand ; néanmoins, elle doit pousser à réfléchir à la réforme de l'ONU, qui est urgente.
J'avais interrogé à deux reprises le ministre sur le pacte de Marrakech, et j'avais eu droit à des réponses très laconiques. Cette situation pose vraiment la question de notre participation à ce genre de textes importants. On en reparlera si l'on y consacre une séance.
Sur les contributions françaises au système onusien, il y a quantité d'exemples. Pourrions-nous disposer d'une vision globale des contributions françaises, de leur répartition ?
Sur le pacte de Marrakech, on va faire de plus en plus face aux fake news, aux fausses nouvelles, et, en démocratie, il faut anticiper et faire oeuvre de pédagogie.
Sur la participation de la France à l'ONU, nos soldats participent à des opérations sous l'égide de l'ONU ou avec son accord. Sur les 90 000 soldats déployés dans le monde, que représentent les forces françaises et celles des autres pays ?
Sur le pacte de Marrakech, je regrette que le politique n'ait pas été impliqué plus tôt. Il faut s'interroger sur notre propre fonctionnement. On laisse trop souvent à l'administration la responsabilité de tout gérer. Le politique doit se réapproprier certaines discussions, car le déficit croissant entre l'opinion et la représentation peut aussi provenir du fait qu'on est dépossédé d'une décision que l'on n'a pas prise mais que l'on doit assumer. Notre commission est peut-être la mieux placée pour étudier cette question et faire des propositions visant à se réapproprier la décision.
Je suis d'accord ; on le voit encore ce matin avec les fake news et les théories du complot sur l'attentat d'hier à Strasbourg.
Les élections présidentielles du 23 décembre en République démocratique du Congo sont un vrai sujet. Le report est probable mais on est très conscient des risques de dérapages, notamment dans l'est du pays. Pour l'instant, il n'y a pas de demande officielle à l'ONU pour appuyer le processus électoral, mais nos interlocuteurs se sont dits prêts à intervenir en cas de besoin.
Sur les contributions françaises à l'ONU, nous vous fournirons ultérieurement des informations plus précises. Cela dit, on a vraiment blêmi devant certains exemples - je pense à celui que je vous ai donné sur les aides au Fonds pour la consolidation de la paix. On assiste à une extraordinaire montée en puissance de l'Allemagne au sein de l'ONU, et il y a quelques soucis à se faire. On va essayer d'obtenir des éléments chiffrés complémentaires sur nos contributions volontaires.
Pour ce qui concerne la contribution française aux opérations extérieures, il y a aujourd'hui 100 000 soldats de l'ONU déployés dans le monde, pour 6,7 milliards d'euros. Aujourd'hui, il y a 855 militaires français déployés sous pavillon de l'ONU, principalement sur la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) ; le reste est faible. Je vous ferai un tableau exhaustif des opérations françaises sous l'égide de l'ONU.
Enfin, je suis d'accord avec Olivier Cadic. Nous avons été mis totalement de côté sur ce pacte. J'ai effectivement une vision nuancée de la question, mais, à quelques mois des élections européennes, ce n'est pas le bon moment. Il y a eu quelques erreurs d'appréciation dans ce pacte et, si des parlementaires avaient été associés, ces erreurs auraient été évitées. On en redébattra le moment venu. En tout cas, l'interprétation qui est faite est fausse et il faut lutter contre ; ce sera difficile.
On en revient, là aussi, à la problématique de la consultation des corps intermédiaires.
Sur la nécessaire réforme de l'ONU, la position de la France est qu'il faut réformer la composition du Conseil de sécurité. La France prône l'élargissement du nombre de membres permanents, ce qui correspond à un souhait de l'Inde, du Japon, de l'Allemagne et du Brésil.
En revanche, nous avons mesuré à quel point ce siège permanent de la France confère à celle-ci une puissance, un rayonnement, sans commune mesure. La France joue au Conseil de sécurité un rôle particulier, car elle parle à tout le monde ; elle joue un rôle de trait d'union et, comme on dit à l'ONU, elle tient la plume sur de nombreux sujets. Elle est à l'initiative de nombreux textes. La francophonie contribue à cette influence considérable au sein du concert des nations. Il est donc hors de question d'envisager la proposition allemande, car cela serait renoncer à une position essentielle, stratégique, puissante. C'est pourquoi nous prônons l'élargissement du Conseil de sécurité.
Cela dit, il nous a bien été dit que la baisse de nos contributions mettait à mal notre position. Pour l'instant, cela va encore, mais il n'est pas sûr que cela dure...
Il faut effectivement réformer l'organisation et l'administration de l'ONU, notamment le fonctionnement des agences. Or cela peut être lourd de conséquences, non seulement à cause de l'impact financier mais aussi à cause des incidences politiques d'une telle réforme. La Chine se positionne en effet pour avoir la responsabilité ou le leadership dans ces agences.
Par ailleurs, en décembre, l'ONU doit valider l'autre pilier de son action dans le domaine des migrations : le pacte sur les réfugiés, qui est porté par le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR). Il s'agit de préciser le statut des réfugiés, de déterminer leurs droits et de préciser comment l'on passe de la situation de migrant au statut de réfugié. Ce pacte alimentera les discussions.
Je partage cette position sur le siège permanent de la France au Conseil de sécurité, car ce statut confère des droits mais aussi des obligations. En l'occurrence, nous assumons de manière claire ce statut en exerçant la dissuasion nucléaire. Il s'agit d'un aspect de notre politique d'influence qui a un coût, et il y a un lien entre les deux. Je suis très favorable à l'amitié franco-allemande, mais avant d'émettre, de façon quelque peu inamicale, ces exigences, chacun doit assumer ses responsabilités sur plan de la sécurité. La dissuasion nucléaire est une caractéristique de la France mais elle ne l'exerce pas que pour elle. Nous sommes l'un des deux seuls pays européens qui assurent la sécurité de l'Europe par ce biais et nous sommes sans doute le plus engagé.
Je partage cette analyse, il s'agit de l'indivisibilité de la sécurité.
Je remercie nos rapporteurs pour la précision et la qualité de leur travail.
Je veux ajouter un élément sur la forme du pacte de Marrakech. Lorsque j'ai demandé à une haute responsable du HCR s'il ne fallait pas réfléchir au déplacement des hot spots sur la rive sud de la Méditerranée, elle m'a répondu - je vous cite sa réponse exacte, j'insiste là-dessus - « Je ne répondrai à votre question, monsieur le sénateur, car cela ne correspond pas à mes convictions » ! Lors de la même réunion à Bruxelles, un directeur général adjoint d'une direction générale de la Commission a indiqué, à propos des réactions des pays du groupe de Visegrád sur les migrations : « S'ils n'acceptent pas la politique migratoire que l'on veut mettre en place, ils seront sanctionnés financièrement ». J'ai personnellement participé à cette réunion, j'y insiste. Ce n'est pas avec de tels comportements que l'on règlera la question. C'est la négation complète de l'apport que les parlementaires peuvent avoir. On ne facilite pas notre travail de pédagogie auprès des populations...
La réunion est close à midi.