Au cours d'une première réunion tenue dans la matinée, la commission entend M. Francis Delon, candidat proposé par le Président de la République aux fonctions de Président de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, en application de la loi organique n° 2010-837 et de la loi n° 2010-838 du 23 juillet 2010 relatives à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution.
Nous auditionnons M. Francis Delon en application de la loi organique du 23 juillet 2010 relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution. La Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), créée par la loi sur le renseignement du 24 juillet 2015, dispose de pouvoirs très étendus en matière de consultation et de contrôle ; de plus, certains de ses membres auront la possibilité de saisir le Conseil d'État si un avis défavorable de la Commission n'est pas suivi par le Premier ministre - c'est l'un des apports de la discussion au Sénat au projet de loi.
Conseiller d'État depuis 1979, M. Delon a exercé des fonctions au sein du ministère des affaires étrangères, à la direction des affaires juridiques puis en tant que directeur adjoint du cabinet du ministre de 1986 à 1988, et enfin en tant que conseiller juridique du représentant permanent de la France à l'ONU. Il a également dirigé le Secrétariat général de la Défense nationale (SGDN).
Après avoir été proposé par le vice-président du Conseil d'État pour siéger au sein de la CNCTR, j'ai été pressenti par le président de la République pour en exercer la présidence.
La CNCTR est une création de la loi du 24 juillet 2015, fruit d'une longue maturation à laquelle le Parlement a apporté une contribution décisive. Comme vous en êtes les co-auteurs, je me bornerai à en énoncer les lignes de force. La loi affirme que les services de renseignement exercent une mission de service public, ce qui renforce leur légitimité et leurs capacités d'action. Elle fixe soigneusement un cadre juridique afin de concilier la réponse aux défis en matière de sécurité et l'exigence de respect de la vie privée. Enfin, elle renforce le contrôle sur l'action des services de renseignement en créant la CNCTR, qui succède à la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) avec des pouvoirs accrus, notamment par la possibilité de saisir le Conseil d'État. Ce contrôle est destiné à vérifier que l'atteinte au respect de la vie privée est strictement proportionnée aux finalités définies par la loi qui peuvent seules justifier l'intervention des services de renseignement : il s'agit d'une loi de protection des libertés publiques, dans laquelle la CNCTR a vocation à jouer un rôle éminent.
Suis-je qualifié pour la présider ? Nommé en 1979 au Conseil d'État, j'y ai exercé pendant une durée totale de quinze ans des fonctions juridictionnelles, à la section du contentieux, comme rapporteur, commissaire du Gouvernement puis comme président d'une sous-section. J'y ai aussi assuré des fonctions consultatives au sein de la section des finances puis de celle de l'intérieur, où je siège actuellement. J'ai également assumé au ministère des affaires étrangères les fonctions qu'a rappelées M. Bas. Au ministère de l'éducation nationale, j'ai exercé la direction des affaires générales, internationales et de la coopération avant de diriger le cabinet du ministre, à l'époque M. François Bayrou. Enfin, j'ai été à la tête du SGDN, devenu par la suite le secrétariat général à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN).
Je m'estime préparé à prendre la présidence de la CNCTR ; mon parcours juridictionnel m'a donné l'expérience de la collégialité, du contrôle de proportionnalité et de l'exigence d'indépendance et d'impartialité ; mes fonctions administratives m'ont donné une bonne connaissance des enjeux de la sécurité nationale, du fonctionnement des services de renseignement et de la dimension technologique désormais déterminante de leur travail. En tant que secrétaire général de la défense nationale, j'avais autorité sur l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) ; j'en ai gardé une solide connaissance des enjeux de sécurité nationale et une appréhension des technologies du cyberespace.
Je n'ignore pas les doutes qui ont été soulevés sur mon indépendance. Connaissance n'est pas complaisance, ni connivence ; et la nécessaire loyauté d'un secrétaire général de la défense nationale à l'égard du Président de la République et du Premier ministre ne s'étendait naturellement pas aux services de renseignement. Au sein du Conseil d'État, j'ai également exercé mes fonctions en toute indépendance - c'est la marque de cette institution qui peut annuler un acte du Gouvernement ou émettre des avis défavorables sur des projets de loi ou de règlement. Indépendance, impartialité, recherche constante de l'équilibre entre les libertés publiques et la sécurité : voilà les principes qui me guideront.
Mon projet est à la fois ambitieux et pragmatique. Ambitieux parce qu'il s'agit, dès l'installation de la Commission, de relever le défi d'exercer des compétences renforcées dans un champ de plus en plus étendu, avec un flux de demandes en substantielle augmentation. Le président de la CNCIS, Jean-Marie Delarue, auquel je rends hommage, avait anticipé cette montée en puissance en obtenant une hausse des effectifs et des moyens ; ma première tâche sera de m'assurer de l'attribution effective de ces moyens, de vérifier s'ils sont adaptés, de recruter en conséquence et d'organiser le travail en commun.
Ambitieux parce qu'il faudra tirer parti des compétences réunies et de faire de la collégialité un élément d'efficacité, d'autant plus que le collège sera sollicité dès ses premiers mois d'existence pour rendre des avis et prendre parti sur l'organisation du contrôle, et enfin pour bâtir la jurisprudence de la CNCTR.
Ambitieux parce qu'il s'agira de développer le dialogue avec les services, en particulier à travers les auditions des chefs de service et nos visites sur place. Pour éclairer nos avis, chacun de nos membres doit connaître le fonctionnement des services de renseignement et les défis qu'ils doivent relever ; réciproquement, ces services doivent connaître notre commission, afin de mieux comprendre ses raisonnements et la logique de ses avis.
Enfin, il est ambitieux dans la mesure où nous devons bâtir la confiance du public vis-à-vis du contrôle. Nous serons particulièrement vigilants sur le contrôle des algorithmes, en nous appuyant sur les compétences de la personnalité qualifiée désignée par le président de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) ainsi que sur les ingénieurs de haut niveau qui renforceront nos effectifs ; nous développerons également une action pédagogique sur nos missions.
Mon projet est pragmatique parce que si nos capacités doivent augmenter, nos structures doivent rester légères. Je commencerai par concentrer nos moyens sur le contrôle a priori qui doit s'exercer sans discontinuité puis, au gré de notre montée en puissance, je renforcerai le contrôle a posteriori. Dans cette perspective, nous étudierons la possibilité du recours à des procédures dématérialisées offrant des garanties adéquates de protection du secret.
Au cours des débats, le Sénat s'est montré très attaché à la nécessité de concilier l'efficacité de la lutte contre le terrorisme et la protection des libertés publiques - un équilibre difficile à atteindre mais auquel nous tenons tous. Vous nous avez assurés de votre indépendance, et les fonctions que vous avez exercées n'appellent évidemment pas de commentaire à cet égard.
Le dernier rapport de la CNCIS indique qu'un quart des avis défavorables rendus par cette commission n'ont pas été suivis par le Gouvernement. Il vous sera possible de saisir le Conseil d'État si vos avis ne sont pas suivis, et je ne doute pas que vous ne vous priverez pas de le faire.
Dans un contexte de dispersion croissante du renseignement, estimez-vous que la CNCTR sera en mesure d'accéder facilement à l'ensemble des informations dont elle a besoin ? La question des moyens, à cet égard, est très importante.
Le Sénat a obtenu du ministre de la défense l'engagement que la CNCTR accéderait au pôle national de cryptanalyse et de déchiffrement (PNCD), qui dépend de la DGSE. Ferez-vous usage de cette nouvelle possibilité ?
Enfin, quel est votre avis sur le contenu de la proposition de loi déposée suite à la décision du Conseil constitutionnel, qui a jugé non conforme à la Constitution la partie de la loi relative aux opérations extérieures ?
Avez-vous la certitude que les moyens accompagneront la montée en puissance de la CNCTR, et quelle sera leur traduction réelle ?
Vous n'avez pas évoqué votre présence à la Bibliothèque nationale de France et à la Commission de classification des films, ni votre rapport sur les multiplexes. Ces expériences ont-elles nourri votre réflexion ? Dans ces champs, la dualité entre la protection des libertés et l'intérêt général est en effet une question naturelle...
Évoquant la saisine du Conseil d'État, vous mettez l'accent sur la qualité de l'argumentation du Premier ministre pour passer outre à votre avis défavorable ; évacuez-vous tout ce qui pourrait vous amener à douter de l'utilité de cette intrusion ?
À l'attention de l'Assemblée nationale, vous avez mentionné un quadruplement du budget de la CNCTR et un doublement de ses effectifs. Mais l'on partait d'un budget de 100 000 euros et d'un effectif de 7 personnes, dont aucun ingénieur jusqu'en 2014, et cela pour exercer un contrôle a priori et a posteriori, pour les algorithmes, pour une durée de conservation des données en augmentation... C'est insuffisant. Vous aurez besoin de compétences technologiques, et en particulier d'ingénieurs.
Durant les débats, le Sénat a souligné son attachement au contrôle parlementaire. M. Raffarin, président de la commission des affaires étrangères, et moi-même avons proposé de modifier la loi organique afin de pouvoir auditionner la personne pressentie pour la présidence de la CNCTR. Quelles relations comptez-vous nouer avec la délégation parlementaire au renseignement ? Puisque quatre parlementaires siègeront au sein de la CNCTR, avec toutefois des rôles différenciés, comment allez-vous faire vivre cette collégialité à deux étages ? Enfin, souhaitez-vous mettre en oeuvre un contrôle a posteriori sur place dès le début de vos travaux, et quelle étendue comptez-vous lui donner ?
La question des moyens conditionne l'effectivité du contrôle. La loi a voulu augmenter les moyens alloués aux services de renseignement, ce qui renforce leur légitimité mais appelle, en contrepartie, un contrôle renforcé.
Les arbitrages rendus à la demande de Jean-Marie Delarue prévoient un passage des effectifs à 18 ETP d'ici la fin 2016, une augmentation significative des crédits d'investissement et de fonctionnement pour le contrôle a posteriori et le développement des moyens techniques. Jean-Marie Delarue, qui possède naturellement sur les tâches de la CNCIS une vision que je n'ai pas, a estimé que ces arbitrages correspondaient aux besoins ; mais le fait que la loi fasse mention des moyens nécessaires à la CNCTR appelle de notre part un inventaire, afin de vérifier qu'ils sont proportionnés à notre action. Pour ma part, je n'ai aucun doute sur la volonté du Gouvernement et du Premier ministre de nous les accorder ; au demeurant, c'est dans leur intérêt, puisque la loi fait peser la responsabilité politique des décisions sur le Premier ministre.
Comme l'a souhaité le Sénat, le président de la CNCTR est le patron : c'est lui qui recrute. Si vous estimez par la suite que vous n'avez pas les moyens nécessaires à la conduite de vos missions, nous serons à vos côtés. N'hésitez pas à nous faire part d'éventuelles difficultés.
Ne voyez aucune naïveté dans mes propos : nous verrons à l'usage ; mais je n'ai aucune inquiétude quant à notre capacité à obtenir les moyens nécessaires.
Quant aux avis défavorables que le Premier ministre n'a pas suivis, ils sont rares dans l'histoire de la CNCIS, même si le dernier rapport a pointé une augmentation. Toutefois, il peut y avoir des circonstances où chacun prend ses responsabilités, d'autant que la CNCTR peut aller jusqu'à la saisine du Conseil d'État si elle n'est pas satisfaite des explications du Premier ministre. C'est une novation, et la CNCTR ne devra pas utiliser cette possibilité d'une main tremblante. Pour autant, il n'est pas souhaitable que l'épicentre du contrôle bascule dans le champ juridictionnel. Les temporalités du contrôle juridictionnel et du contrôle administratif sont différentes ; elles doivent se conjuguer et se renforcer. Loin d'être réservée à ces cas-là, la saisine du Conseil d'État pourra également s'exercer si la CNCTR s'aperçoit qu'une technique de renseignement dont elle a autorisé la mise en oeuvre n'est pas utilisée à bon escient.
L'accès de la CNCTR au PNCD est un engagement très précis pris par le ministre, M. Le Drian, au cours du débat parlementaire. C'est d'ores et déjà une réalité pour la CNCIS. Naturellement, la CNCTR fera usage de cette possibilité, dans le plein exercice des compétences qui lui sont attribuées par la loi.
Les deux propositions de loi sur la surveillance internationale sont plus développées que les dispositions censurées par le Conseil constitutionnel pour répondre justement à la censure. Désormais, les opérations internationales seront autorisées par le Premier ministre et contrôlées par la CNCTR. Celle-ci aura un accès complet aux techniques et aux renseignements collectés, sans toutefois exercer un contrôle a priori. La CNCTR sera naturellement amenée à débattre de ces textes en interne ; si le Parlement la consulte, elle donnera son avis. Ces textes me semblent aller dans le bon sens, mais je serai prudent sur les modalités : un futur président ne saurait préempter l'opinion de la collégialité.
J'ai exercé de manière ponctuelle des fonctions au sein du ministère de la culture, madame Tasca, sans jamais y avoir été détaché ; j'ai siégé au conseil d'administration de la Bibliothèque nationale sous la présidence de Jean-Noël Jeanneney ; j'ai présidé la Commission de contrôle des oeuvres cinématographiques qui n'est pas une commission de censure : les professionnels, les associations de défense de la jeunesse et les représentants de l'administration qui y siègent vérifient que les films s'adressent à un public adapté. Les débats étaient riches, parfois conflictuels. Le président anime une maïeutique - j'y ai fait l'apprentissage de cette manière de procéder. Enfin, j'ai élaboré à la demande de Mme Trautmann un rapport sur les multiplexes, afin que leur extension ne mette pas en cause les salles d'art et d'essai et la production cinématographique de qualité.
Le contrôle parlementaire s'exerce d'abord à travers mon audition, ce matin au Sénat et cet après-midi à l'Assemblée nationale ; la loi prévoit nos relations avec la délégation parlementaire au renseignement, qui passent en particulier par des auditions auxquelles nous nous prêterons naturellement. Le registre du contrôle politique, assuré par la délégation parlementaire ainsi que par un accès élargi des assemblées au renseignement, et celui du contrôle de conformité de la CNCTR sont à mes yeux complémentaires et doivent favoriser un dialogue que je souhaite nourri.
La présence de parlementaires au sein même de la CNCTR, qui a été longuement débattue, constitue une richesse dans la mesure où ils apporteront leur vision d'élus du peuple et un recul sur notre action. Voilà une garantie supplémentaire du fonctionnement démocratique de notre commission.
Comme M. Delarue l'a rappelé, le contrôle ne se conçoit que s'il est à la fois a priori et a posteriori. Nous allons établir un programme au sein duquel l'indispensable contrôle a posteriori aura toute sa place.
Vous déclarez souscrire aux conclusions de M. Delarue ; or lors de son audition par la commission d'enquête sur les autorités administratives indépendantes, celui-ci a déclaré qu'il ne souhaitait pas présider la CNCTR en raison des réserves de fond qu'il avait exprimées. Je dois en conclure que vous ne partagez pas entièrement son avis. Si le Premier ministre devait régulièrement passer outre à vos avis, quelle position prendriez-vous ?
J'ai accepté d'être proposé comme président de la CNCTR parce que je souscris à la loi et que j'estime que les conditions juridiques et politiques d'un plein exercice de mes missions sont réunies - je n'aurais pas accepté de présider une commission alibi. Naturellement, je me montrerai vigilant quant à l'application de la loi, aux moyens qui nous seront alloués et à l'effectivité de notre accès au renseignement. Cela suppose une organisation et des procédures, sur lesquelles la CNCTR doit, selon la loi, être consultée. Nous y veillerons.
Si le Premier ministre ne suit pas les avis de la CNCTR, celle-ci saisira le Conseil d'État quand elle estimera que la divergence justifie un contrôle juridictionnel.
La CNCIS n'avait pas cette possibilité, que reçoivent le président ou à trois des neuf membres de la CNCTR.
Une recommandation amicale à Francis Delon. Les services de renseignement ayant une épaisseur hiérarchique, il est difficile pour la CNCTR de dialoguer avec les agents qui constituent la base d'une hiérarchie en haut de laquelle vos fonctions vous avaient placé. Il faut pourtant s'y efforcer autant que possible parce que c'est la condition de la réussite.
Je vous remercie de cette recommandation amicale, que je prends comme telle.
Je remercie M. Delon de ses réponses détaillées. Le vote sur sa candidature aura lieu à 16 h 30.
La séance est levée à 9 h 55