Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Roselyne Bachelot, ministre de la santé de mai 2007 à novembre 2010.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.
Comme ministre de la santé, vous avez eu à gérer une crise sanitaire pour laquelle les reproches qui vous ont été adressés, à l'époque, sont sans doute inverses de ceux qui ne manqueront pas d'être adressés au Gouvernement, quant à l'état de préparation du pays. Nous aurons à nous en souvenir, en toute humilité, mais ce n'est pas l'essentiel de notre propos aujourd'hui.
Vous avez été auditionnée par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale le 1er juillet dernier. Vous y avez fait entendre une voix originale, notamment sur la question de la responsabilité des différents acteurs en matière d'équipements. Nous y reviendrons.
Nous souhaitons aussi vous entendre sur les ARS, qui concentrent les critiques, sur les agences sanitaires ou encore sur la place de la médecine de ville dans la gestion de cette crise.
Je vous invite à résumer votre propos liminaire en cinq minutes environ, afin de laisser le maximum de temps aux questions de nos trois rapporteurs, puis de nos commissaires.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.
Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Bachelot prête serment.
Madame la ministre, vous avez la parole.
En qualité de ministre de la santé, j'ai été confrontée à l'épidémie de grippe H1N1. Il ne s'agit pas de rouvrir une commission d'enquête sur cette pandémie, qui date de 2009. L'Assemblée nationale y a consacré des travaux extrêmement fouillés, à l'instar du Sénat, dont la commission d'enquête était présidée par le regretté François Autain, Alain Milon étant rapporteur - c'est dire si ces travaux ont été exhaustifs et pugnaces.
Les nombreuses auditions ont été complétées par le témoignage d'un grand nombre de responsables, et mes services ont transmis tous les documents nécessaires. Dans les dix années qui ont suivi ces deux commissions d'enquête, décennie riche en interrogations et en mises en cause, aucun élément n'a pu inspirer le moindre soupçon quant à mes déclarations de l'époque. Elles n'ont seulement pas pu être considérées comme incomplètes, ou invalidées a posteriori, bien au contraire.
Ma conduite et mes décisions ont été guidées par plusieurs principes.
Premièrement, conduire une politique, ce n'est pas suivre une croyance. C'est encore moins faire un pari. Face à une pandémie infectieuse, il ne peut y avoir qu'une seule conduite : la précaution maximale, appuyée sur des mesures denses et larges. Toute déchirure dans le cordage de la raquette sera la porte d'entrée d'un virus, toujours sournois, quel qu'il soit.
Deuxièmement, si la décision doit être scientifiquement étayée, je reprendrai volontiers ce que John Maynard Keynes disait des économistes : « Il convient de ne pas les mettre au volant, mais de les installer sur la banquette arrière du véhicule. » L'expertise doit donc être pluridisciplinaire. En particulier, elle doit faire largement appel aux sciences humaines et sociales.
Troisièmement, aucune pandémie ne ressemble à une autre. Il faut donc se méfier comme de la peste des leçons du passé et des fameux « retours d'expérience » dont nous sommes si friands. Les plans de lutte imaginés à froid sont des brodequins d'acier qui contraignent la décision politique. Nous avons besoin d'outils, nous n'avons pas besoin de procédures.
Dans ce cadre, je ne donne aucune leçon à mes successeurs. Je ne juge pas leur action, tant je connais la difficulté de leur tâche. Je ne suis pas devant vous pour faire des commentaires ou exprimer des positions, mais bien pour expliquer, si vous le souhaitez, la genèse de certaines décisions.
J'en appellerai à votre indulgence. Ces faits se sont déroulés il y a onze ans. Vous m'excuserez de ne pas avoir consulté tous les matins les documents y afférents. Parmi les collaborateurs qui m'accompagnaient dans cette action gouvernementale, certains sont morts, d'autres occupent des fonctions éminentes ailleurs, d'autres encore sont à la retraite. Ils ne peuvent m'assister dans cette tâche.
Pendant cette pandémie, j'ai reçu le soutien sans faille du Président de la République, Nicolas Sarkozy, et du Premier ministre, François Fillon. Ils ont appuyé et guidé mes choix sans jamais les entraver ou les ralentir par des considérations budgétaires. Cette commission d'enquête me donne une nouvelle occasion de leur rendre hommage.
L'enjeu, maintenant, c'est de bâtir ensemble une société résiliente face aux risques sanitaires, technologiques ou encore environnementaux. Cette lutte ne pourra résulter de la seule action des partenaires publics. Elle devra impliquer l'ensemble de la société par la diffusion d'une véritable culture du risque, au sens large.
Il n'y a pas, d'un côté, des politiques vilipendés, mis en accusation, et, de l'autre, des citoyens parés de toutes les vertus et quasiment sanctifiés. J'ai pu mesurer les sacrifices, l'ingéniosité, le sens du bien commun de beaucoup de Français, qu'ils soient soignants, agents des administrations, ministres ou membres de leurs cabinets. Je pense à tous ceux qui assurent notre vie au quotidien, et ce propos liminaire me permet de leur exprimer ma reconnaissance.
Premièrement, lorsque vous avez eu à faire face à l'épidémie de grippe H1N1, avez-vous ressenti le besoin de vous entourer d'une expertise scientifique indépendante, comparable à l'actuel conseil scientifique ? Quels sont les agences, organismes et directions qui vous accompagnaient dans la prise de décision, laquelle est, effectivement, toujours politique ?
Deuxièmement, comme ministre de la santé, vous avez lancé un grand chantier au titre de la dépendance. C'est un sujet auquel vous êtes attachée et, à cet égard, votre regard nous intéresse. En tant que citoyenne, que vous ont inspiré la gestion passée des Ehpad et la prise en compte des personnes âgées ? Certains éléments doivent-ils être corrigés ?
Troisièmement, les relations entre les agences régionales de santé, les élus et les préfets ont parfois été marquées par des dissensions, en particulier dans les régions restées de taille modeste. Certaines antennes départementales des ARS se sont révélées absentes. Selon vous, quelles modifications doit-on apporter au fonctionnement actuel de ces agences ?
Je tiens à rappeler une position de principe : on me demande des comptes pour ma gestion de l'épidémie de 2009, sur des faits et rien que des faits.
Je ne suis pas là en tant que citoyenne pour apporter des opinions. Ce n'est pas le rôle d'une commission d'enquête. Je ne suis pas là pour vous indiquer les transformations que je voudrais apporter aux ARS. Ce n'est pas ma fonction actuelle. Je répondrai donc sur l'épidémie de 2009 et sur ma politique : soyons clairs.
Cette commission d'enquête porte sur le covid ; votre expérience peut être utile à l'analyse des membres de cette commission, qui ont déjà consacré des dizaines d'heures de réflexion à ce sujet.
Notre rapporteure vous a posé des questions précises. Elle vous interroge notamment sur le besoin d'une organisation scientifique pour la prise de décision d'un ministre. Vous avez pris des décisions quant aux réorganisations territoriales du système de santé ; vous pouvez répondre. Au sujet des Ehpad, votre expérience peut également nous être utile, en plaçant la manière dont on traite la crise d'aujourd'hui au regard des décisions d'hier, et nous souhaitons connaître votre sentiment en tant qu'ancienne ministre de la santé.
Bien sûr, compte tenu de l'évolution actuelle de l'épidémie, il s'agit d'un exercice délicat. Nous pouvons comprendre que vous fassiez preuve de réserve. Néanmoins, les questions de Catherine Deroche sont tout à fait pertinentes et relèvent de notre commission d'enquête.
Bien sûr, je vais répondre à certaines questions.
Pour ce qui concerne l'expertise scientifique, je n'ai pas constitué de commission ad hoc. Je n'ai pas à juger du fonctionnement retenu au titre de l'épidémie actuelle ; n'étant pas ministre de la santé, je ne dispose pas des éléments me permettant d'en juger finement.
Tout d'abord, je me suis tournée vers les analyses de l'Organisation mondiale de la santé. En effet, c'est l'OMS qui a qualifié l'épidémie et son niveau de dangerosité. C'est l'OMS qui, de manière extrêmement rapide - en quelques semaines, si ma mémoire est bonne -, a fixé le niveau de gravité de l'épidémie, pour le porter au niveau 6b sur une échelle de 7.
Ensuite, je me suis tournée vers un ensemble d'organisations scientifiques, notamment la Haute Autorité de santé (HAS) et le comité technique des vaccinations. J'ai veillé à réunir régulièrement, presque tous les soirs, des experts de différents niveaux autour de moi : infectiologues, épidémiologistes, pneumologues, réanimateurs, mais aussi médecins généralistes et spécialistes en sciences humaines. Une épidémie est un objet non seulement médical, mais aussi social et politique. Dans mes contacts, j'ai toujours veillé à convoquer les sciences que l'on appelle sottement « molles » et que je préfère appeler les sciences humaines.
J'ai également pris l'avis du Comité consultatif national d'éthique (CCNE). La vaccination, en particulier, pose des questions éthiques. Doit-elle être coercitive ? C'est sur l'avis du CCNE que nous avons décidé que la vaccination ne pouvait en aucun cas être obligatoire, même pour certaines personnes plus exposées. C'est aussi sur l'avis du CCNE que nous avons décidé que ne pouvions pas choisir des publics cibles et que nous devions, autant que possible, être à même d'offrir la vaccination à l'ensemble de la population. Cette expertise a toujours été à la fois scientifique, sociale et presque philosophique.
Je me suis penchée sur la situation des personnes âgées en Ehpad à différents moments de ma vie, et c'est effectivement un sujet qui m'anime. Encore maintenant, même si j'ai été obligée de renoncer à mes fonctions exécutives à ce titre, je m'occupe d'une association qui organise des concerts pour les personnes atteintes d'Alzheimer - je crois à l'efficacité de la musique sur les fonctions cognitives des personnes âgées.
Lors de l'épidémie, nous avions porté une attention toute particulière aux personnes âgées en Ehpad. En vous référant à mes auditions de l'époque, vous constaterez que ces personnes ont été spécialement protégées. Nous avons fait en sorte qu'elles soient les premières vaccinées, puisque nous disposions de vaccins.
Les ARS n'étaient pas encore en fonction lors de cette épidémie. La loi qui les a créées date de juillet 2009. Nous avons installé des préfigurateurs d'ARS de 2009 à 2010 et ces structures sont devenues opérationnelles en 2010.
Cela étant, la nécessité d'une organisation administrative sanitaire est apparue au cours de cette épidémie et - j'en suis convaincue - les ARS auraient été fort utiles dans ces circonstances. Elles nous ont sans doute manqué pour organiser l'action de la meilleure façon, en particulier pour décloisonner le système de santé.
Le précédent système était en tuyaux d'orgue - la médecine de ville, l'hôpital et le médicosocial étaient cloisonnés. Le décloisonnement est au coeur de la philosophie des ARS ; c'est leur ADN. Cet objectif a-t-il été atteint ? Je n'ai pas les éléments d'analyse fine permettant de le dire. C'est vous qui la ferez : je ne vais pas, pour ma part, tenir des propos de comptoir.
On peut trouver des défauts dans toutes les organisations humaines : j'en conviens volontiers. Lors d'une crise, on peut même constater, ici ou là, des défaillances. Un bilan d'étape peut être utile et vous le ferez certainement.
Ce qui est sûr, c'est qu'une nouvelle administration a besoin de temps pour s'installer. Or les ARS ont subi de plein fouet la réforme territoriale alors qu'elles étaient encore des administrations adolescentes. Cette réforme a été, pour elles, un véritable coup de poignard. Elle leur a imposé des réorganisations territoriales compliquées.
J'ai gardé beaucoup de liens avec mes anciens directeurs d'ARS. Peut-on faire une confidence devant une commission d'enquête ? Je les appelle mes bébés. (Sourires.) C'est dire si nous avons gardé des liens affectifs extrêmement puissants...
À mon sens, une ARS décloisonnée est une absolue nécessité pour gérer une telle crise. J'y insiste, l'organisation peut certainement être améliorée ; mais, selon moi, ce constat ne met en cause ni le modèle ni le concept.
Je l'ai dit publiquement et je le répète : je n'ai conçu la création des ARS que comme une première étape vers une régionalisation beaucoup plus forte du système de santé. Pour moi, elles préfiguraient les objectifs régionaux de dépenses d'assurance maladie, les Ordam, en vertu d'un modèle auquel le Sénat est très attaché, à savoir une territorialisation beaucoup plus intense.
Madame la ministre, vous avez dit qu'aucune pandémie ne ressemblait à une autre et qu'il fallait se méfier « comme de la peste » des enseignements des crises précédentes. Nous avons auditionné des représentants de la Corée du Sud : ils nous ont confirmé qu'ils avaient beaucoup appris des crises précédentes pour la gestion de la crise du covid-19.
Vous avez également dit : « Nous n'avons pas besoin de procédures, nous avons besoin d'outils. » Pourriez-vous développer cette observation ? Peut-être que, en cas de crise, et seulement dans ce cas, il faut faire table rase des procédures existantes et qu'il revient au ministre de la santé de donner l'impulsion à une dynamique différente ?
Quand je suis arrivée au ministère de la santé en 2007 et que j'ai eu à gérer cette crise de 2009, nous avions un outil formidable, c'était la grippe H5N1. À partir de cette grippe a été bâti tout un système administratif et procédural conçu pour un virus extrêmement virulent et très peu contaminant ; or nous nous sommes trouvés face à une pandémie due à un virus moins virulent, mais extrêmement contaminant. On comprend tout à fait, au vu de cette simple qualification, que la démarche politique et sanitaire soit très différente.
Les procédures mises en place lorsque l'on craignait l'arrivée de la grippe H5N1 ont donc représenté plutôt une gêne pour moi, je le dis en toute franchise. Par exemple, il était entendu que, à partir du passage au niveau 4, le pilotage de la gestion de l'épidémie quittait le ministère de la santé pour rejoindre le ministère de l'intérieur. En effet, il est aisément compréhensible que, face à un virus extrêmement virulent, les troubles à l'ordre public surplombent le risque sanitaire. Or, en cas de passage au niveau 4, j'aurais souhaité, en tant que ministre de la santé, garder le pilotage de la crise puisqu'il me paraissait qu'elle était surtout sanitaire et que les troubles à l'ordre public n'étaient pas dirimants. Mais il y avait le modèle de gestion de la grippe H5N1 et on m'a dit que, si l'on passait au niveau 4, le pilotage serait confié au ministre de l'intérieur. C'est en cela que je dis que les modèles sont à prendre avec précaution et qu'aucune épidémie ne ressemble à une autre : s'enfermer dans des modèles et des procédures très compliqués peut vous faire commettre des erreurs, mais surtout vous prive de la souplesse du pilotage, d'une indispensable capacité d'adaptation.
Cela n'empêche pas de préparer des outils, c'est-à-dire une politique de masques, de stocks, d'organisation des systèmes de santé. Il ne s'agit plus de procédures, mais bien d'outils.
Je vais essayer de limiter mes questions pour respecter les conditions que vous avez rappelées, mais aussi parce que vous êtes membre du Gouvernement. Votre parole est attendue, parce que vous avez exercé les fonctions de ministre de la santé il y a suffisamment longtemps pour ne pas avoir été mêlée à des décisions en lien avec la crise actuelle. C'est ce recul qui nous intéresse.
À l'Assemblée nationale, vous avez évoqué la place de la médecine de ville dans une crise de ce type. Vous avez dit qu'il fallait qu'il y ait un contrat avec les soignants de ville, qu'ils prennent leurs responsabilités - il faut aussi établir clairement quelles sont ces responsabilités dans l'anticipation d'une telle crise. Comment se préparer à affronter une prochaine crise, sans que la médecine de ville soit écartée comme nous l'avons vu au début de l'actuelle pandémie ?
Je souhaite également aborder un sujet assez peu évoqué jusqu'à présent, la place de la parole publique en cas d'épidémie. Celle-ci est essentielle, dans la création du lien de confiance, ou de défiance, pour mobiliser la société face à l'agression qu'elle subit. Face au besoin de partage d'informations, de protection, de mobilisation, l'incarnation est primordiale. Sylvie Vermeillet faisait référence à l'audition des représentants de la Corée du Sud et de Taïwan : le ministre de la santé de Taïwan, me semble-t-il, est intervenu tous les jours à la télévision et, à la fin de la crise, il recueillait plus de 85 % d'opinions positives ! Pouvez-vous nous donner votre avis sur cet aspect ?
Ma dernière question porte sur le pilotage de la crise sanitaire. Vous nous dites très clairement que celui-ci doit revenir au ministre de la santé. Dans ce cas, comment assurer la coordination interministérielle, qui est très importante ? Comment organiser, en amont, le conseil du décideur ?
Vos questions sont presque philosophiques, ou du moins sociétales.
Je vous remercie de me permettre de continuer ma réflexion sur la place des soignants de ville. Ceux-ci n'ont jamais été écartés lors de la crise de la grippe H1N1.
En revanche, nous avons rencontré des difficultés logistiques, en raison de la présentation des vaccins - flacons multidoses conditionnés dans des boîtes de 500. Contrairement à ce que pouvait laisser croire le charmant dessin de Plantu publié dans Le Monde, où j'apparaissais juchée sur des caisses de vaccins, je n'ai eu que des difficultés d'approvisionnement. Je souhaite bon courage à mes successeurs qui auront sans doute à gérer une campagne de vaccination : c'est très compliqué, surtout parce qu'il s'agit de produits fragiles.
Je m'étais enquise auprès d'un grossiste important de la possibilité de déconditionner ces boîtes pour armer l'ensemble des médecins de ville et des pharmaciens. En fait, c'était impossible : pour déconditionner des boîtes de 500, il fallait avoir le statut de laboratoire pharmaceutique, disposer de chambres froides à +4 C, équiper les personnels et assurer des lotages de produits. C'était évidemment infaisable. J'étais donc dans l'impossibilité d'armer les médecins de ville, et je le regrette. Comme j'eusse aimé pouvoir le faire !
Le deuxième problème était l'acceptabilité du vaccin pour les médecins. Bien sûr, ils étaient en majorité disposés à vacciner, mais on ne peut pas oublier qu'une minorité importante, d'environ 40 %, ne voulait pas vacciner. Cela posait donc des problèmes d'organisation, d'autant que la méfiance vaccinale que l'on connaît bien dans la population n'épargne pas le corps soignant.
Ces difficultés considérables nous ont amenés à ne pas faire appel aux médecins de ville, mais ceux-ci n'ont pas été exclus et nous n'avons jamais mis en doute leur capacité à vacciner - dans les centres de vaccination, nous avons fait appel à des infirmières et à des infirmiers en premier semestre d'études ; tout un chacun est capable de vacciner après dix minutes de formation. Dire que nous ne leur avons pas fait confiance pour vacciner est donc une absurdité !
Un autre élément est venu perturber le dialogue avec la médecine de ville : nous étions à une encablure des élections professionnelles, ce qui n'a pas arrangé les choses. Il y a eu une forme de surenchère sur le thème de la méfiance à l'égard du Gouvernement, sur l'augmentation des tarifs, etc. Il faut dire que les syndicats de médecins qui ont soutenu notre politique l'ont chèrement payé aux élections qui ont suivi.
Une fois la pandémie passée, j'étais encore ministre de la santé. Je me suis alors demandé quel type d'organisation aurait permis à la médecine de ville de nous aider. J'ai donc préconisé une organisation « dormante » qui permettrait de vacciner la population en mettant la médecine de ville au premier rang. Il s'agissait de repérer, dans un maillage territorial, un certain nombre de cabinets médicaux dont la topographie - deux portes d'accès -, le matériel - système de réfrigération, certains vaccins pouvant demander des températures plus basses, de l'ordre de - 20°C, groupe électrogène, etc. - et les équipements de protection permettraient d'organiser une opération de vaccination. Ce réseau aurait dû être animé sur le terrain, il aurait permis un référencement. Je n'ai pu mener cette réflexion à terme, puisque les aléas de la vie politique ont fait que j'ai quitté le ministère de la santé. Néanmoins, voilà comment, pour ce qui concerne les outils à mettre en place, je voyais les choses en avril 2010, à la sortie de l'épidémie.
À l'occasion de cette épidémie - et, en tant que citoyenne, je le déplore encore aujourd'hui -, je n'ai pu que constater que l'on avait terriblement baissé la garde sur un autre aspect : dans le pays de Pasteur, les notions fondamentales de l'asepsie paraissent avoir été oubliées. Voit-on les pharmaciens porter des masques au moment de l'épidémie de grippe saisonnière ? Non. Dans les cabinets médicaux, les médecins portent-ils une blouse ? Très rarement. Les médecins portent-ils un masque lorsqu'ils auscultent à domicile un malade atteint d'une angine à streptocoque ? Non. Il suffit d'aller dans les hôpitaux pour voir des blouses largement ouvertes. Il n'y a pas si longtemps, le port de la barbe était interdit dans les blocs chirurgicaux ; il est devenu courant. Je ne peux que regretter cette situation, et c'est en cela que j'ai appelé à la responsabilité de tous, lorsque j'ai été auditionnée à l'Assemblée nationale. J'espère que la pandémie actuelle permettra de revenir à ces précautions qui me paraissent totalement indispensables, et pas seulement en période d'épidémie.
Vous avez parlé de la parole publique. Ce sujet dépasse largement la crise sanitaire actuelle. La dévalorisation de la parole publique sous les coups de boutoir de l'information en continu, d'internet, des réseaux, de tous les acteurs latéraux qui ont pris le manche, est extrêmement préoccupante et rend très difficile la gestion d'une crise pandémique. Comme le disait un éminent spécialiste de la désinformation : « Dire une contre-vérité prend une minute, la démonter prend dix heures. » Vous avez cité Taïwan, où plus le ministre de la santé prenait la parole, plus sa cote de popularité montait. Je ne sais si l'on peut transposer à la France les habitudes culturelles de ce pays ; je le souhaiterais, mais c'est peut-être illusoire !
Vous avez parlé du rôle du ministre de la santé. Bien entendu, il est responsable du pilotage opérationnel. Il pilote aussi la communication. Tout au long de la crise, j'ai tenu des rendez-vous réguliers sur l'évolution scientifique de l'épidémie : je ne crois pas avoir fait preuve une seule fois d'un excès de tranquillité ou de gravité ; j'ai toujours essayé de tenir le discours le plus factuel possible. En revanche, les décisions lourdes - achats de vaccins, éventualité d'un confinement, etc. - étaient prises dans le bureau du Président de la République, avec le Premier ministre et tous les ministres concernés. Les décisions structurantes étaient toujours prises dans un cadre interministériel et sous l'égide du Président de la République, mais le pilotage opérationnel revenait au ministre de la santé.
Si votre intervention à l'Assemblée nationale a été qualifiée d'originale, à la fois par notre président de séance et par Bernard Jomier, c'est en raison de ce que vous avez dit sur la responsabilité. Selon vous, la question des stocks de masques et de surblouses relève-t-elle de la seule responsabilité de l'État ou pourrait-on imaginer de confier aux Ehpad, aux hôpitaux ou aux médecins généralistes le soin de se doter d'outils en cas de pandémie ?
Lorsque vous avez eu à gérer cette crise, avez-vous eu beaucoup d'échanges avec vos homologues européens ?
Enfin, les scientifiques se sont-ils exprimés à l'époque d'une façon aussi multiple et variée qu'aujourd'hui ? Je ne m'en souviens pas, pour être honnête.
En 2009, nous avons eu droit à des reportages tout à fait cinglants, à des polémiques, à des commentaires : c'est le jeu de la démocratie. En cas de pandémie, les gens inquiets ont besoin de faire confiance. À la limite, l'opinion attend presque un discours unique. Le débat médiatique, scientifique, la multiplication des experts autoproclamés inquiète. Or la confiance est essentielle pour la vie de tous les jours. Comment trouver un équilibre entre la démocratie, qui doit continuer, et la nécessité d'un discours rassurant et clair pour aider la population à se protéger ?
Pensez-vous que le coût de l'entretien et du renouvellement des stocks de masques ait été sous-estimé lors de la création de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus) ? Pensez-vous que le transfert du financement des stocks stratégiques de l'assurance maladie au budget de l'État peut expliquer le recul des stocks que nous avons constaté ?
Vous avez été à l'origine d'une loi très controversée et qui continue de l'être, la loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dite loi HPST. Cette loi continue de structurer notre système de santé et a entraîné l'introduction de la tarification à l'activité (T2A)...
qui a fait entrer la santé et l'hôpital dans le secteur marchand et a conduit à des restructurations encore en cours aujourd'hui, avec la fermeture d'un certain nombre d'établissements et de lits. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point, puisque nous ne partageons visiblement pas le même point de vue ?
Enfin, vous avez rappelé que vous aviez été à l'origine de la mise en place des ARS, que vous avez défendues en expliquant que, dans votre esprit, elles ne constituaient qu'une première étape. La mise en place s'est faite avec des directeurs d'ARS tout-puissants - vous avez évoqué notre ancien collègue François Autain, il faut rappeler que, à l'époque, comme tous les membres de notre groupe, il parlait de « préfets ». Ces directeurs sont placés directement sous l'autorité du ministre, ce qui se traduit par la mise à mal de la démocratie sanitaire. Dans nos auditions, nous pouvons constater la souffrance de nombre de personnes auditionnées, parce qu'il n'y a pas d'écoute des prises de position de l'ensemble des personnels, des usagers et des élus - je ne parle pas du pouvoir médical, qui continue d'avoir une place importante.
Je tiens à rectifier tout de suite une erreur factuelle majeure : la T2A n'a pas été créée par la loi HPST, mais par la loi n° 2003-1109 du 18 décembre 2003. Vous pouvez vous y référer. Je souhaite tordre le cou à ce canard. Dans une assemblée parlementaire, citer la bonne loi est un minimum ! La loi HPST n'est pas une loi financière, c'est une loi d'organisation. J'accepte toutes les critiques, mais il faut être exact dans ses affirmations.
Monsieur Henno, vous m'avez demandé s'il fallait décentraliser la gestion des masques ou s'il fallait qu'elle reste sous la coupe de l'État. Si l'on considère que la gestion d'un type de produit ne doit se faire qu'en temps de crise, la gestion doit être centralisée. En revanche, et c'est ma théorie, si l'on adopte une autre vision de la santé publique, dans laquelle l'ensemble des acteurs, tout au long de leur exercice médical, doivent être en position de s'équiper pour faire face en tout moment à une situation de crise, alors il faut évidemment décentraliser cette gestion - on ne peut pas imaginer que chacun vienne se fournir dans les établissements de l'État. Un tel schéma a l'immense avantage de débloquer un marché qui peut être extrêmement fragilisé par une gestion trop centralisée. Il faut, par exemple, que chaque cabinet médical détienne des masques, des surblouses, etc., quitte à ce qu'une dotation financière complémentaire de l'assurance maladie contribue au financement. La décentralisation est utile à condition que ses acteurs soient eux-mêmes mobilisés. Si, dans l'administration de l'hôpital, les stocks utiles ne sont pas gérés, on est en difficulté. Si, dans une administration publique, la question des masques est subalterne, on va se retrouver avec des stocks périmés. Si je peux tirer une leçon de mon expérience, il faut à l'évidence responsabiliser et décentraliser, à condition de changer les comportements : si l'on ne porte le masque ou la surblouse qu'une fois tous les dix ans, cela ne peut pas marcher.
En réponse à votre deuxième question, oui, j'ai eu une interaction très forte avec mes homologues européens. Pour ne rien vous celer, la France a exercé la présidence de l'Union européenne au deuxième semestre de 2008, et j'ai donc organisé, à cette occasion, un exercice informel de gestion d'une épidémie de type respiratoire. J'ai mis mes collègues en position de réagir et nous avons échangé sur nos expériences de préparation. Ensuite, tout au long de la crise, j'ai tenté de faire passer l'idée de commandes groupées de vaccins à l'échelon européen. J'ai rencontré une écoute intéressante de la part des Allemands et des Belges. Il est difficile d'avoir une action groupée, parce que les organisations territoriales sont très différentes. Par exemple, l'organisation provinciale est extrêmement forte en Espagne : quand vous discutez avec le ministre espagnol, il vous écoute avec intérêt, puis vous explique qu'il n'est pas compétent pour passer la commande. D'autres partenaires, comme la ministre polonaise, ont tenu des propos obscurantistes sur les vaccins, en niant leur efficacité. De nombreux obstacles rendent donc difficiles les commandes groupées, mais j'ai eu d'innombrables contacts téléphoniques avec mes homologues européens tout au long de la crise.
Y avait-il un bruit médiatique lors de cette crise ? Oh, que oui ! Les polémiques ont été innombrables. Comme nous avons eu la chance d'avoir assez vite un vaccin, les anti-vaccins sont montés au front. La polémique d'une violence inouïe contre la vaccination a été particulièrement alimentée par Mme Rivasi, qui est aujourd'hui députée européenne. Le bruit médiatique a donc été très intense.
Monsieur Karoutchi, vous posez une question de fond sur le discours unique en cas de crise. Pour gérer une crise dans une situation de tension, le concept de l'émetteur unique est tout à fait primordial. J'entends parfois parler de couacs au sein du Gouvernement - je l'ai vécu souvent dans mes huit ans de carrière journalistique. Chacun a sa façon de s'exprimer et le discours unique est quasiment impossible en démocratie. Tant mieux si le ministre de la santé de Taïwan était le seul à parler, mais cela va être difficile en France ! Quoi qu'il en soit, en période de crise, l'émetteur unique est la meilleure façon de communiquer et de rassurer.
Madame Cohen, concernant l'Eprus, vous m'avez demandé si le passage de son financement de l'assurance maladie à l'État remettait en cause son budget. Tout dépend de la volonté politique exprimée. En soi, ce n'est pas un problème. Toutefois, dans un État très endetté comme le nôtre, qui doit toujours trancher entre des priorités immédiates et des priorités à long terme, on comprend bien qu'un tel changement représente une fragilité, parce que vous trouverez toujours des personnes pour lesquelles il vaut mieux panser les plaies du moment que songer à panser des plaies futures. Vous posez une vraie question philosophique et je ne dispose pas, aujourd'hui, des outils pour trancher complètement sur ce sujet.
Sur la loi HPST, j'ai déjà répondu. En ce qui concerne les directeurs d'ARS, il faut qu'ils soient puissants. Les organisations des ARS permettent aussi le dialogue approfondi avec les collectivités territoriales. En tout cas, il faut qu'il y ait un chef au moment de la crise. Quand on mène une guerre, il faut un général, mais cela n'empêche pas la discussion ni la démocratie sanitaire.
Il faut qu'il y ait des barreurs, mais il faut aussi des rameurs pour pouvoir avancer...
Madame la ministre, s'agissant de la loi HPST, vous avez peut-être raison sur le plan juridique, mais sur le plan politique, je maintiens que ce texte a généralisé la T2A. Nous avons sur ce point un désaccord politique.
Je suis obligée de vous contredire de nouveau. La loi HPST n'a pas élargi la T2A. Une loi de 2003 prévoyait déjà un cadencier de la T2A, lequel n'a rien à voir avec la loi HPST. Je m'inscris en faux contre vos propos.
J'ai voulu, en tant que ministre de la santé, organiser le pilotage le plus fin possible de la T2A. C'est ainsi que, dans la onzième variante de celle-ci, j'ai introduit deux modulations, l'une sur la gravité et la difficulté des actes, l'autre sur la précarité des personnes accueillies. La tarification à l'activité, au fond, c'est un peu comme la démocratie, le pire des systèmes à l'exception de tous les autres... Il est vrai qu'en cherchant à améliorer le système, on le rend parfois encore plus complexe, plus obscur. Ce n'est pas facile, je le reconnais volontiers.
Quoi qu'il en soit, la loi HPST n'est pas une loi de financement, et je vous renvoie à sa lecture. Je ne vois pas à quel article vous vous référez.
Madame la ministre, vous avez évoqué la résilience des populations face aux différentes crises et aux différents risques. Mais que pensez-vous de la cacophonie engendrée par une succession de messages discordants ? Comment rassurer la population dans ces conditions ?
Concernant les vaccins, vous avez rappelé les problèmes de conditionnement et de déconditionnement que vous avez rencontrés lorsque vous étiez ministre. Était-il pertinent, notamment pour des questions de traçabilité, de déconditionner des vaccins pour les répartir dans les cabinets médicaux ?
Je vous interrogerai sur le sujet récurrent des décès dans les Ehpad, car nous devons tâcher de trouver des pistes d'amélioration. Lors de son audition, le professeur Antoine Flahault nous a dit que l'Allemagne avait accordé une priorité absolue à sa population âgée, ce qui pouvait notamment expliquer les meilleurs résultats de ce pays. Il est sans doute difficile de comparer ce qui s'est passé en France et en Allemagne, mais, après l'épisode de la canicule et les 15 000 morts de la covid enregistrés chez les personnes âgées, le plus souvent dans un isolement complet, comment pourrions-nous mettre en oeuvre cette priorité absolue ? Comment faire pour que les choses changent ?
Je veux apporter un complément à la réponse que vous avez faite à Olivier Henno sur les équipements des professionnels de santé. J'ai déposé une proposition de loi permettant aux professionnels de santé de proximité d'être équipés, avec également un renouvellement de leur matériel tous les cinq ans. En tant que médecin généraliste, je reçois des messages réguliers de la direction générale de la santé, estampillés « urgent » ; l'un d'entre eux, daté du 1er août dernier, m'annonçait que, à partir du 5 octobre, la logistique nationale ne suivrait plus et que ce serait aux professionnels de s'équiper.
On peut considérer que c'est normal, mais cela ne répond pas à une situation de crise. Mon idée serait donc que ce matériel à la disposition des professionnels de santé soit utilisé en cas de diffusion d'un message d'alerte par le ministère. Cette proposition est le fruit de mon expérience dans cette crise. En effet, quand nous avons compris qu'il fallait s'équiper, il n'y avait plus d'équipements disponibles. De nombreux professionnels ont donc rouvert la petite boîte « Bachelot-Bertrand » qui nous avait été fournie à l'époque. Certes, elle était périmée, mais elle nous a bien servi au départ.
Je voudrais solliciter votre avis sur cette notion de discours unique, importante à mes yeux. Le partage d'un message et d'un cap uniques, compréhensibles et intelligibles pour tous les Français, empreints bien entendu de pédagogie, serait de nature à rassurer.
Vous posez, chère Victoire Jasmin, une question importante sur la résilience et les messages discordants. Je crois y avoir déjà répondu. Comment, dans notre société, peut-on brider la parole publique ? Comment peut-on l'empêcher d'exprimer des peurs, des craintes ? Comment empêcher que le débat public ne soit occupé par des personnes ignorantes ou mal intentionnées ? Je ne pourrai malheureusement pas vous répondre aujourd'hui.
Une chose me paraît importante, toutefois : l'exigence d'un haut niveau d'éthique des responsables publics. C'est une condition absolument nécessaire, même si elle n'est pas suffisante, pour retrouver la confiance de nos concitoyens. Toutes les règles qui vont dans le sens d'un haut niveau d'éthique et de morale dans la politique sont les bienvenues, et nous ne serons jamais assez exigeants dans ce domaine.
La question du déconditionnement des vaccins s'est en effet posée très vite. Nous avions reçu une commande d'un million de vaccins en boîtes de 500... Comment équiper dès lors les 100 000 cabinets médicaux ? Les règles de l'industrie pharmaceutique - température à respecter, équipement des personnels, lotage - s'imposent bien entendu au déconditionnement. Il est impossible de déconditionner rapidement dans une arrière-cuisine !
Nous nous sommes tout de suite rendu compte que le déconditionnement n'était pas possible, et c'est aussi un élément fort qui a conduit à privilégier les centres de vaccination. Les flacons multidoses doivent en effet impérativement être utilisés dans la journée après ouverture. La perte moyenne est de 10 % environ. Si les flacons avaient été répartis dans l'ensemble des cabinets médicaux, nous aurions pu envisager des pertes de 20 % à 30 %. Évidemment, dès que j'ai pu avoir des dispositifs unidoses, j'ai tout de suite indiqué aux médecins généralistes qu'ils pouvaient être mis dans la boucle, mais l'affaire était déjà presque réglée.
Les décès dans les Ehpad soulèvent une question philosophique sur la place des personnes âgées dans notre société. La France est le pays d'Europe qui compte le plus grand nombre de personnes âgées dans les Ehpad, un chiffre que l'on ignore parfois. J'ai voulu que la campagne de vaccination soit réservée en priorité aux personnes âgées, et je ne doute pas que le même critère sera retenu s'il faut également fixer des priorités pour la covid, nos anciens étant ceux qui paient le tribut le plus terrible à cette maladie.
Je ne peux pas vous répondre sur ce qui s'est passé précisément en Allemagne. Il sera certainement utile de regarder très finement les différentes organisations. Des auteurs parlent de facteurs génétiques qui pourraient expliquer certains écarts, mais je n'ai pas les outils conceptuels et scientifiques pour vous répondre, et je ne veux pas tenir de propos de comptoir.
Monsieur Rapin, je sais qu'il faut changer nos méthodes et nous équiper, mais pas seulement en prévision des crises. Les cabinets médicaux comprennent déjà certains équipements, mais il faudra prévoir plus de masques, de blouses et, de manière générale, de matériel permettant d'assurer la protection des malades et des professionnels de santé.
Enfin, monsieur Sol, je crois avoir déjà répondu sur le message unique. J'espère avoir été la plus complète possible.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à midi et demie.
Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec une audition des anciens directeurs généraux de la santé.
Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.
Nous entendons cet après-midi le Professeur Didier Houssin, directeur général de la santé de 2005 à 2011, le Docteur Jean-Yves Grall, directeur général de la santé de 2011 à 2013 et le Professeur Benoît Vallet, directeur général de la santé de 2013 à 2018.
Nous aurons l'occasion de revenir sur les évolutions intervenues au cours de ces différentes périodes et espérons être éclairés par le regard porté par les personnes auditionnées sur la gestion de la crise actuelle.
Je demanderai à nos intervenants de présenter brièvement leur principal message, afin de laisser le maximum de temps aux échanges. Je demanderai à chacun, intervenants, rapporteurs et commissaires, d'être concis dans les questions et les réponses.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni des peines prévues aux articles L. 3131-15 à L. 3131-17 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Didier Houssin, Jean-Yves Grall et Benoît Vallet prêtent serment.
Pr Didier Houssin, directeur général de la santé de 2005 à 2011. - J'ai un lourd passé en termes de politiques publiques face au risque pandémique.
Comme vous l'avez dit, j'ai été directeur général de la santé de 2005 à 2011, mais aussi délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire durant la même période, fonction qui consistait justement à préparer une pandémie grippale. Depuis 2011, je suis conseiller de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en matière de sécurité sanitaire face au risque pandémique.
Dans le cadre de l'épidémie de la covid-19, mon rôle a été beaucoup plus circonscrit et s'est limité à trois points notables : tout d'abord, le 19 janvier 2020, le directeur général de l'OMS m'a demandé de présider le comité d'urgence covid-19 ; ensuite, depuis mi-mars, j'assure le secrétariat de la cellule covid-19 de l'Académie nationale de médecine ; enfin, du 9 avril au 5 juin, j'ai rejoint l'équipe de Jean Castex, ancien collègue du ministère de la santé, qui m'a proposé de le conseiller en vue de préparer la stratégie nationale de déconfinement.
Les grandes pandémies de peste, de choléra, de variole, de sida ou de grippe ont scandé l'histoire de l'humanité. À cette liste s'est ajouté cette année un nouveau virus, le coronavirus. Ces grandes pandémies ont quelques caractéristiques communes : dimension internationale, nombre important de décès prématurés, défi des soins préventifs et curatifs, désorganisation des activités humaines, impact économique et social parfois très lourd.
Plus de sept mois après qu'une urgence de santé publique de portée internationale a été déclarée par l'OMS, l'actuelle pandémie ne déroge pas à ces aspects communs : tous les pays sont touchés - 30 millions de cas recensés -, près de 1 million de décès prématurés, ni vaccin ni traitement efficace à ce jour en dehors de la dexaméthasone pour certaines formes sévères de la maladie, un effondrement économique que je ne détaillerai pas.
S'agissant des politiques publiques face aux grandes pandémies, il faut distinguer la réponse et la préparation de la réponse. Lorsque l'OMS a déclaré l'urgence le 30 janvier dernier, les pouvoirs publics de notre pays ont bien été forcés de réagir en concevant, en adoptant et en mettant en oeuvre des politiques publiques de réponse au risque pandémique.
Je n'évoquerai pas la réponse mise en oeuvre, et ce pour trois raisons. Premièrement, le comité d'urgence de l'OMS a pour fonction essentielle de répondre à la question du directeur général : « S'agit-il d'une urgence de santé publique de portée internationale ?» et de formuler des recommandations pour l'OMS et ses 195 États membres. En effet, chaque État reste souverain et mène la politique qu'il entend.
Deuxièmement, le rôle d'expertise de l'Académie nationale de médecine éclaire bien sûr les pouvoirs publics, mais, en France, la politique publique s'appuie avant tout, sur un plan scientifique, sur l'organisme d'expertise en évaluation du risque Santé publique France et sur l'organisme d'expertise en gestion du risque qu'est le Haut Conseil de la santé publique (HCSP).
Troisièmement, mon rôle de conseiller du gouvernement français s'est limité à travailler pour la mission de Jean Castex.
Je me concentrerai sur l'autre aspect de la politique publique en matière de réponse aux grandes pandémies, celui de la préparation.
Entre 2005 et 2009, je me suis trouvé en responsabilité dans un pays qui, sur l'initiative du Président de la République et du gouvernement d'alors, avait décidé de se préparer à une grande pandémie, en l'occurrence celui du virus grippal H5N1. Il est important de rappeler ce qui a été fait alors pour se préparer, parce que toute la question est là.
En tant que directeur général de la santé, j'ai travaillé à la préparation du secteur de santé : création d'un centre opérationnel de régulation des réponses aux urgences sanitaires au ministère de la santé, création de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Éprus), création d'une réserve sanitaire, constitution d'un stock de masques - 1,7 milliard début 2009 - et de médicaments antiviraux, anticipation de la création de vaccins, suivi de la mise en oeuvre des plans blancs, créés à l'été 2004, pour gérer les afflux de patients à l'hôpital.
Dans le même temps - et c'est peut-être le point le plus important -, en tant que délégué interministériel placé auprès du Premier ministre, j'ai été chargé de coordonner la préparation à cette pandémie grippale avec une petite équipe, un peu à l'image de la mission Castex, toutes proportions gardées : contribution à l'évolution de la planification portée par le Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), et à son évaluation par l'Assemblée nationale et au niveau européen, contribution à l'organisation et au suivi de multiples exercices locaux et régionaux thématiques, contribution à l'organisation d'un exercice national annuel dédié à la pandémie permettant de faire évoluer le plan de pandémie grippale entre 2006 et 2009, notamment sous l'angle de la gestion de crise, de l'articulation avec l'expertise scientifique et de la communication de crise, contribution à l'organisation de l'exercice européen Eurogrippe en novembre 2008 lors de la présidence française de l'Union européenne, préparation des plans de continuité d'activité (PCA) en situation de pandémie dans les secteurs public et privé au travers de la mobilisation de différents ministères et des contacts répétés avec les représentants de ces secteurs et, enfin, participation à la création, en 2005 et 2006, d'une industrie de production de masques FFP2 en France. En 2017, j'ai évoqué cette activité de préparation à la pandémie dans un ouvrage dont je vous remets un exemplaire.
Si j'évoque cette politique publique de préparation à une pandémie grippale, c'est qu'elle a ensuite été critiquée puis abandonnée, et que le constat d'impréparation fait en février 2020 est une conséquence de cet enchaînement malheureux. En avril 2009, une pandémie grippale est bien survenue, mais elle ne fut pas exactement celle que l'on attendait : ce fut le virus H1N1 et non H5N1, ce qui a nécessité d'adapter la stratégie vaccinale, face à un virus d'une gravité un peu moins forte que celle que l'on redoutait.
Le résultat de cette pandémie H1N1 est que la préparation au risque pandémique a été critiquée comme ayant été trop dispendieuse. Après 2011, l'ambition d'une préparation interministérielle d'ensemble au risque pandémique a en fait été plus ou moins abandonnée dans notre pays, selon moi pour des raisons à la fois politiques et financières.
Des raisons politiques d'abord, car le gouvernement qui l'avait mise en place entre 2005 et 2011 a été remplacé en 2012 par un autre gouvernement, dont certains membres avaient justement critiqué cette stratégie. Je rappelle que, lors des travaux de la commission d'enquête sénatoriale en 2010 - M. Milon doit s'en souvenir, il en était le rapporteur -, le sénateur Autain, par ailleurs médecin, a ni plus ni moins accusé la ministre Bachelot et moi-même d'avoir été roulés, sinon corrompus par l'industrie des vaccins, soupçonnée d'avoir inventé la pandémie H1N1.
Des raisons financières ensuite, puisque nous en avions trop fait entre 2005 et 2009 : il fallait cesser d'investir dans la préparation. De mon point de vue, la planification interministérielle a été stoppée et l'Éprus a été inclus, pour ne pas dire dissous dans Santé publique France. L'exemple le plus frappant concerne toutefois le stock de masques, qui s'est évaporé au fil des années au point invraisemblable que la France s'est trouvée en situation de pénurie.
Pour conclure, j'espère que l'impact sanitaire, social et économique de la pandémie due à la covid-19 laissera des traces telles que l'on prendra enfin au sérieux, dans la longue durée, la préparation au risque pandémique. Il faut en effet se concentrer sans faiblir sur les risques avérés, douloureusement éprouvés en France depuis des siècles, et qui sont les plus lourds : la guerre et les épidémies.
Sachons trier entre ce qui est prioritaire et ce qui l'est moins. Ne laissons pas des événements intercurrents, même s'ils sont importants et réclament une réponse adaptée, nous détourner des grandes priorités qu'est la préparation aux risques de la guerre et de la pandémie. Pour le risque de guerre, nous avons une armée. Il devrait en être de même pour le risque pandémique.
Je conclurai par quelques suggestions destinées au législateur : il faut une obligation de préparation au risque pandémique, une planification interministérielle régulièrement mise à jour, déclinée, testée et évaluée, une coordination interministérielle pour la mise en oeuvre de cette préparation, des contre-mesures sous la responsabilité de l'État, avec un contrôle parlementaire et une gestion exercée par un Éprus redevenu visible, des stocks de produits et une réserve, un effort européen pour qu'une Europe de la sécurité sanitaire, dont le volet de préparation au risque pandémique serait le pivot, soit créée ou se renforce, une stratégie de recherche et de développement sous le contrôle de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), et une réelle anticipation de la mise en oeuvre des essais cliniques. J'aurais bien terminé mon propos sur les problèmes de la recherche en France, mais je ne veux pas dépasser mon temps de parole.
Dr Jean-Yves Grall, directeur général de la santé de 2011 à 2013. - J'ai été directeur général de la santé à la suite de Didier Houssin de mai 2011 au 30 septembre 2013. Je venais de l'Agence régionale de santé (ARS) de Lorraine puis j'ai travaillé ensuite à l'Agence régionale de santé de Nord-Pas-de-Calais. Je suis directeur général de l'Agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes depuis le 1er novembre 2016.
Mon passage comme directeur général de la santé me permettra d'évoquer deux grands thèmes : tout d'abord, les suites de l'épidémie H1N1, qui m'ont conduit à réaliser un travail sur la doctrine d'utilisation des masques, notamment le rapport du Haut Conseil de la santé publique en novembre 2011, et un travail sur la répartition des stocks stratégiques, tout cela en tenant compte du contexte budgétaire, comme l'a indiqué Didier Houssin, notamment pour l'Éprus.
Le deuxième axe de mon travail a porté sur la sécurité sanitaire : organisation de la réponse de l'État avec, en particulier, une instruction ministérielle du 2 novembre 2011 pour prendre acte de la création des ARS, et une circulaire interministérielle d'août 2013 relative aux modalités de répartition des stocks stratégiques dans le pays entre un stock central et des stocks situés dans les zones de défense avec, entre les deux, le plan de pandémie grippale de novembre 2011 mis en oeuvre à l'époque sous l'égide du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
Depuis mon départ de la direction générale de la santé, je suis donc directeur général d'une ARS. Je répondrai aussi à vos questions en cette qualité pour évoquer la gestion de la crise liée à la covid-19, qui a débuté en Auvergne-Rhône-Alpes le 7 février 2020. À compter de cette date, nous avons bien sûr mis en place un ensemble des dispositions pour la stopper. Aujourd'hui, nous connaissons quelques problèmes en termes d'hospitalisation en réanimation et en hospitalisation générale, qui vont en s'accentuant.
Pourriez-vous préciser la nature de l'instruction ministérielle du 2 novembre 2011 ?
Dr Jean-Yves Grall. - Il s'agit d'une instruction ministérielle de Xavier Bertrand sur l'adaptation de l'organisation territoriale de la santé à la suite de la création des ARS en 2010, en précisant le rôle des uns et des autres, notamment la place des zones de défense et l'inscription des ARS dans le paysage en lieu et place des services de l'État de l'époque.
Pr Benoît Vallet, directeur général de la santé de 2013 à 2018. - Je suis médecin de formation, puisque j'ai été anesthésiste-réanimateur, puis directeur général de la santé (DGS) du 3 octobre 2013 au 8 janvier 2018. Ces fonctions m'ont permis de travailler avec deux ministres de la santé, Marisol Touraine jusqu'au mois de mai 2017, puis Agnès Buzyn jusqu'en janvier 2018.
J'ai vécu la crise de la covid-19 sous deux angles : tout d'abord, j'ai été missionné par Martin Hirsch, le directeur général de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP), pour mener une mission dans le Grand Est les 18 et 19 mars dernier, au moment où la vague épidémique commençait à déferler sur notre pays. Cette mission a contribué à la préparation du système hospitalier parisien et, par extension, le système hospitalier francilien. Ensuite, comme mon collègue Didier Houssin, j'ai rejoint la mission Castex sur le déconfinement du 9 avril au 2 juin pour traiter des questions de doctrine sanitaire. Nous avons eu de nombreux échanges dans ce cadre, et ainsi contribué à l'organisation de l'expertise de l'époque et à la préparation des politiques publiques des différents ministères engagés dans la crise.
En tant que DGS, j'ai vécu de nombreuses crises sanitaires : les crises liées à des maladies infectieuses émergentes, comme le chikungunya, la fièvre hémorragique Ebola en 2014, le virus Zika en 2016, à de nombreux événements saisonniers hivernaux, à des vagues de chaleur, à des actes de terrorisme massifs, notamment en janvier 2015, le 13 novembre 2015 et le 14 juillet 2016 et, enfin, aux cyclones Irma et Maria. J'ai également vécu des crises sanitaires de moins grande envergure comme la crise Lactalis.
Ces épisodes ont toujours occasionné des améliorations du système de prévention et de préparation aux crises, comme Didier Houssin l'a indiqué. À la suite des deux circulaires mentionnées par Jean-Yves Grall sur l'organisation des stocks tactiques et stratégiques et l'organisation de leur distribution, nous avons mis en place le dispositif d'organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles, dit « Orsan », qui a été lancé dès 2014 sous une forme préliminaire nous permettant de répondre à la crise due à Ebola, et dont l'existence a ensuite été confirmée dans la loi.
D'autres avancées consécutives à ces situations sanitaires, notamment législatives, sont à citer, comme la nouvelle Agence nationale de santé publique et l'intégration en son sein de l'Éprus. S'agissant de l'Éprus justement, une part de mon travail a consisté à élaborer la plateforme de Vitry-le-François et, donc, à organiser le stock stratégique national, et à répartir ce stock sur le territoire grâce à des plateformes zonales dont on parle beaucoup moins. J'ai aussi contribué à organiser le comité d'animation du système d'agences, dont son volet en matière de sécurité sanitaire, et à réformer les vigilances sanitaires, qui avaient été lancées par mon prédécesseur, Jean-Yves Grall.
On le perçoit dans les divers éléments que je viens d'évoquer : la continuité de nos trois contributions à l'État est assez évidente. Les politiques publiques en matière de sécurité sanitaire mettent souvent beaucoup de temps à se concrétiser. On essaie effectivement, à la lueur des crises, d'améliorer les dispositifs de manière tout à fait progressive. Nul doute que de ce que nous aurons vécu avec la crise de la covid-19 émergeront des améliorations, en particulier en matière de santé publique.
Petite précision, je connais bien la plateforme centrale de l'Éprus à Vitry-le-François - c'est mon département -, mais combien d'antennes locales existe-t-il en France ?
Pr Benoît Vallet. - En plus de la plateforme centrale à Vitry, il existe sept plateformes zonales, ainsi que quatre plateformes outre-mer, soit douze plateformes au total. On les mentionne rarement, mais elles ont un rôle très important dans le circuit de distribution.
Merci à nos trois intervenants. Je remercie plus particulièrement le professeur Houssin pour la clarté et la sincérité de ses propos.
Professeur Vallet, pourriez-vous préciser le niveau du stock de masques à votre arrivée et à votre départ de la DGS ? Pourriez-vous nous expliquer les raisons pour lesquelles le stock a évolué de cette manière ?
Le professeur Houssin a parlé assez longuement de l'importance de la préparation à la réponse. Vous, professeur Vallet, vous venez d'expliquer que vous avez vécu plusieurs crises qui ont, d'après vous, toutes nourri la préparation des crises suivantes. Vous avez également relaté que vous vous étiez penché sur la question de la gestion des stocks, via le système Orsan. Comment expliquez-vous que l'on ait été aussi peu préparé à la crise actuelle ? Malgré des alertes assez précoces, pourquoi a-t-on mis autant de temps à réagir ? Malgré toutes les expériences cumulées, pourquoi avons-nous abordé cette épidémie aussi peu préparés ?
Dernière question, pourquoi n'a-t-on pas été capable, selon vous, de s'inspirer des expériences étrangères pour mieux réagir ? Je pense à la fabrication dans certains pays de masques en tissu, par exemple. Pourquoi n'a-t-on pas été capable de davantage de réactions de bon sens ?
Pr Benoît Vallet. - Madame la rapporteure, au 31 décembre 2013, peu après ma nomination comme DGS, le stock de masques chirurgicaux adultes s'élevait à 616 millions. Au 31 décembre 2017, peu avant la cessation de mes fonctions, le stock atteignait 714 millions de masques. Durant cette période, on observe donc une hausse de près de 100 millions de masques chirurgicaux, dont le bon de commande avait d'ailleurs été signé par mon prédécesseur Jean-Yves Grall, et dont nous avons assuré à la fois le financement et l'approvisionnement sur trois années successives.
À mon arrivée à la direction générale de la santé, le stock de masques pédiatriques était de 113 millions. Personnellement, j'ai passé une commande de 40 millions de masques de ce type, parce que ces derniers peuvent périmer et qu'il fallait compenser la disparition de ceux qu'il fallait détruire.
Le stock de masques qui a le plus diminué est celui des masques FFP2 : pendant cette période, il est passé de 380 millions de masques à zéro.
S'agissant des masques chirurgicaux adultes, le stock était de 796 millions en 2009 contre 714 millions fin 2017. On constate donc une quasi-stabilité du stock national. Notre stratégie a consisté à maintenir ce stock à un niveau important, en nous fondant sur les éléments de langage fournis, à la fois par Xavier Bertrand et Didier Houssin, dans des présentations relatives au plan de pandémie grippale, et sur une expertise beaucoup plus récente que j'ai moi-même commandée, qui a été publiée officiellement en 2019, mais remise au directeur général de la santé un an plus tôt, dont l'objet était de présenter un état des lieux des contre-mesures efficaces en période pandémique. À cette occasion, les experts présents autour du professeur Jean-Paul Stahl ont réaffirmé qu'il fallait continuer à viser un objectif de 1 milliard de masques, chiffre qui a gardé une valeur très forte.
Parmi les 714 millions de masques chirurgicaux adultes, on comptabilisait 616 millions de masques sans date de péremption. Fin 2016, nous avons demandé une expertise sur la qualité de ces masques qui, pour certains, dataient de 2006 - et non de 2000, comme je l'ai entendu -, c'est-à-dire déjà dix ans. Aujourd'hui, il n'est peut-être pas nécessaire d'attendre dix ans de plus : il faut garder à l'esprit que ces masques, même s'ils n'avaient pas de date de péremption, datent pour les plus anciens de 2006. Je précise qu'ils étaient répartis sur différentes plateformes dispersées au niveau national, ce qui a demandé de notre part un effort de restructuration et de recentrage.
Ces masques étaient dits « sans date de péremption » car, à l'époque, les industriels n'indiquaient aucune date, considérant que ces matériels de protection ne se dégradaient pas, à la différence extrêmement significative des masques FFP2, qui comportent un module électrostatique chargé de dévier les aérosols, capable de capter des particules beaucoup plus fines que celles que les masques chirurgicaux classiques sont capables de filtrer - leur capacité de filtrage est de 0,3 à 3 microns. On considérait donc ces masques FFP2 comme des équipements se dégradant très rapidement.
Surtout, à la suite de l'épisode de la grippe H1N1, lors de laquelle plus de 100 millions de ces masques avaient été distribués, mais dont plus de 48 millions avaient été restitués - ce qui démontrait que beaucoup d'entre eux n'avaient pas été utilisés -, on a découvert que les professionnels de santé en étaient mécontents pour des raisons de confort, de chaleur et d'humidité. Il y avait donc mésusage.
C'est la raison pour laquelle le professeur Houssin a saisi le Haut Conseil de la santé publique en 2009. L'avis rendu en 2011 a indiqué de façon très claire qu'il serait utile de changer la manière de considérer l'usage du masque FFP2 et du masque chirurgical en cas de pathologie respiratoire hautement contagieuse - et dans ce type de situation seulement, j'y insiste -, et ce en fonction du type d'acte que les professionnels de santé peuvent effectuer.
Un autre avis du Haut Conseil de la santé publique rendu en mars 2020 reprend exactement les mêmes éléments. Il précise que les masques FFP2, qu'il est plus difficile de porter longtemps, doivent être uniquement utilisés pour des actes invasifs des voies aériennes supérieures ou de la sphère ORL, ce qui conduit à écarter énormément de praticiens et à les réserver, pour faire simple, aux anesthésistes-réanimateurs, qui font de l'intubation et de la ventilation, aux ORL, aux dentistes et aux gastro-entérologues. En réalité, la consommation de masques FFP2 est très faible en temps de paix : la centrale d'achat UniHA l'évalue à 2 à 4 millions de masques par an, ce qui est peu. Si l'on ramène ce chiffre aux 3 000 établissements de santé français - c'est une approximation, je le reconnais bien volontiers -, cela revient à une consommation moyenne de quelques centaines à quelques milliers de masques par an et par établissement.
L'avis du Haut Conseil de la santé publique a causé la redéfinition de l'utilisation des stocks stratégiques et du nombre de masques nécessaires par catégorie pour tenir compte de la dégradation rapide des masques FFP2 et, par ailleurs, des indications retenues pour les masques chirurgicaux anti-projections.
Je viens d'évoquer la définition des règles d'usage pour les professionnels de santé, mais je précise que le stock stratégique national est principalement destiné à la population générale. Les professionnels de santé doivent à la fois pouvoir compter sur des établissements pour les approvisionner en masques, mais aussi s'en constituer un stock selon leurs propres moyens. En juin 2013, mon prédécesseur Jean-Yves Graal a envoyé un message aux ARS et aux responsables de l'évolution des doctrines sanitaires, pour que les établissements soient incités à constituer leurs propres équipements. Au sein de chaque ministère, des réunions de travail ont évidemment eu lieu pour décliner ces propositions.
Pour nous, l'évolution du stock de masques est le fruit d'un héritage et d'une philosophie évolutive. Elle tient aussi compte de considérations financières, comme l'a suggéré Didier Houssin, mais celles-ci ne constituent pas le principal facteur explicatif de l'organisation et de la constitution des stocks stratégiques.
L'évolution des stocks de masques en France ne me semble pas poser de difficulté particulière. À tout le moins, on ne m'a jamais fait part de débats autour de la diminution du stock de masques FFP2 parce que, dans les faits, les établissements constituent leurs propres stocks.
Existe-t-il un suivi ?
Pr Benoît Vallet. - Je l'ai dit, il est très difficile d'avoir une image précise du nombre de masques FFP2 réellement consommé par les établissements. C'est pourquoi nous avons mis en place un système d'information destiné à détailler ces stocks tactiques. Il faut savoir que ceux-ci sont très diffus géographiquement, puisqu'ils concernent notamment les centres hospitaliers universitaires (CHU) et les 100 sièges de SAMU, qui déploient les postes sanitaires mobiles (PSM).
Attendez, je ne comprends pas : vous parlez des masques FFP2 ou des stocks tactiques diffus ?
Pr Benoît Vallet. - Je cherche simplement à bien vous faire comprendre ce qu'est l'organisation territoriale des stocks en France.
Je parle des postes sanitaires mobiles et de ce qu'ils représentent dans les stocks tactiques : sur le territoire national, il en existe une centaine dits « de niveau 1 » près des SAMU, conçus pour soigner jusqu'à 25 victimes en cas de circonstances sanitaires exceptionnelles pour une durée de vingt-quatre heures, et trente autres au niveau des CHU, qui peuvent traiter jusqu'à 500 victimes pendant vingt-quatre heures.
Si j'insiste sur ce point, c'est parce que les malles des PSM sont extrêmement sophistiquées et contiennent de nombreux produits utiles aussi bien en cas d'attentat qu'en cas d'accident nucléaire, radiologique, bactériologique ou chimique : la diversité de ces produits suppose un suivi très précis. En 2014, on a donc institué à ma demande le système d'information et de gestion des situations sanitaires exceptionnelles (SIGeSSE), qui est aujourd'hui totalement opérationnel, et dont le degré de précision descend jusqu'aux établissements sièges de SAMU.
Pour répondre très précisément à votre question, monsieur le président, il a été demandé aux établissements de renseigner, sans que cela soit obligatoire, la nature et la quantité des autres types de matériels dont ils disposent. Ce fut le cas, par exemple, des équipements de protection individuelle pour Ebola. Le nombre de masques FFP2 peut donc tout à fait être renseigné dans le système d'information, même s'il n'est pas pour autant obligatoire pour un établissement de le faire, car il s'agit d'une information avant tout destinée à son propre usage.
Le SIGeSSE sert avant tout à aider les établissements à déterminer précisément dans quelle situation ils se trouvent par rapport à leurs postes statiques. Il sert aussi aux agences régionales de santé, qui peuvent effectuer une requête et connaître l'état des équipements de chacun des établissements de la région. Des requêtes peuvent aussi être lancées au niveau national pour connaître l'état précis des stocks tactiques.
Je ne peux donc pas vous parler de l'évolution détaillée du stock de masques FFP2 en France parce que je ne dispose pas de cette information et que je ne travaille plus à la direction générale de la santé, mais je peux vous dire, pour l'avoir constaté moi-même, notamment au CHU de Lille où j'ai longtemps travaillé, que certains établissements réalisaient des requêtes très détaillées, qui permettaient de voir que des centaines de masques FFP2 étaient disponibles en cas de situation sanitaire exceptionnelle. En outre, l'audition récente de directeurs d'établissement à l'Assemblée nationale n'a pas révélé de difficultés particulières en ce qui concerne le stock de masques FFP2.
Je vous rappelle que Sylvie Vermeillet vous a interrogé sur le stock stratégique de 716 millions de masques destinés à la population.
Cela étant, nous l'avons bien compris, en ce qui concerne les professionnels de santé, votre stratégie a consisté à demander à ces derniers de constituer eux-mêmes un stock de masques chirurgicaux. Qui a assuré l'évaluation et le suivi de cette stratégie ? Qui a vérifié s'ils disposaient bel et bien de ces masques ?
Pr Benoît Vallet. - Chaque établissement a la responsabilité de gérer le volume d'activité qu'il assure pour certains types d'actes et, donc, ses stocks. Exemple intéressant, les plans blancs sont de la responsabilité des établissements, mais ils ne sont pas nécessairement renseignés. Ils peuvent l'être au niveau de l'ARS, mais pas au niveau national. Tout cela relève de la responsabilité propre des établissements et des acteurs de terrain.
Vous nous dites que le suivi des stocks n'était pas obligatoire. Mais cela signifie-t-il que, à aucun moment, vos services n'ont perçu le risque que feraient courir des établissements qui ne s'équiperaient pas eux-mêmes ? Parce que ce risque, on l'a payé très cher ! Durant toutes ces années, alors qu'on ne trouvait plus de masques nulle part, il n'y a donc jamais eu de remontées et d'alertes ?
Pr Benoît Vallet. - Pardonnez-moi, mais vous ne pouvez pas dire qu'il n'y avait plus de stocks nulle part. Je le répète, lorsque j'ai quitté la direction générale de la santé, il y avait 714 millions de masques, dont 70 % se trouvaient au niveau de la plateforme centrale de Vitry-le-François.
Cette fois-ci, vous parlez des stocks destinés à la population !
Pr Benoît Vallet. - Ces stocks sont principalement pour la population, mais peuvent être utilisés pour aider les établissements s'ils connaissent une pénurie.
Professeur, je ne vous mets pas en cause. Simplement, à un moment donné, on a transféré aux employeurs la responsabilité de s'équiper en masques sans pour autant prévoir de contrôle : pour moi, cela constituait un danger. C'est sur ce point que je vous interroge et non sur le stock stratégique de masques chirurgicaux.
Pr Benoît Vallet. - La seule réponse que je peux apporter est celle qui a été observée pendant la crise, à savoir que les établissements avaient bien constitué des stocks de masques. Ceux-ci ont peut-être beaucoup diminué et été insuffisamment complétés par un stock national de masques, qui aurait pu servir de support à ces établissements.
Le contrôle existe. Je le répète : le suivi établissement par établissement se fait au travers d'un système d'information extrêmement sophistiqué. Avant que notre pays ne soit touché par l'épidémie de la covid-19, je ne sais toutefois pas si ce système a pu servir pour connaître le niveau des stocks dans les établissements.
Vous parlez des stocks probablement constitués par les établissements, mais, en ce qui concerne les professionnels de santé, je suis plus dubitatif. J'ai exercé comme médecin pendant plus de trente ans : on ne m'a jamais demandé si j'avais les moyens nécessaires pour me protéger en cas de crise. On peut penser que le stock était suffisant pour les affaires courantes, mais il était sûrement insuffisant en cas de crise. Quelle expérience tirer de cette pandémie ? Il faut peut-être revoir la stratégie et considérer qu'il faut des masques en permanence. En tout cas, il faut essayer de se tenir prêts et mieux alerter les professionnels si besoin.
Pr Benoît Vallet. - Je suis bien d'accord, mais ce dont je vous parle, ce n'est pas du stock courant, mais du stock de réserve conçu pour les situations sanitaires exceptionnelles.
Manifestement, le système n'a pas fonctionné.
Pr Benoît Vallet. - Dans les établissements de santé, les personnels ont bel et bien utilisé les masques disponibles dans les stocks - même s'il s'agissait parfois de masques anciens -, du moins à écouter les directeurs d'établissement, notamment ceux qui ont été auditionnés à l'Assemblée nationale.
Vous parliez tout à l'heure de bon sens : fin 2017, nous disposions d'un stock stratégique national de 714 millions de masques chirurgicaux adultes, dont plus de 600 millions étaient sans date de péremption ; en mars 2020, lorsqu'on a identifié qu'un certain nombre de masques n'avaient pas été détruits, la direction générale de l'armement et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ont procédé à une réévaluation de l'usage de ces masques en les rendant compatibles avec une utilisation « grand public ». J'ajoute que ces masques chirurgicaux qui, je le rappelle ici, ne sont pas stériles, et dont la charge microbienne doit être inférieure à 30 unités formant une colonie (UFC), respectaient parfaitement les normes, notamment la norme européenne de 2014, d'après l'évaluation de l'ANSM elle-même.
Selon moi, compte tenu de la quantité de masques dont on disposait, les stocks pouvaient profiter à l'ensemble de la population générale, ce qui est très important, mais ils auraient pu également bénéficier aux professionnels de santé, notamment en ambulatoire.
Cela étant, je veux bien entendre que certains établissements se sont peut-être retrouvés dans une situation difficile. Après tout, la destruction des masques décidée au niveau national n'a pas concerné que la plateforme centrale et a aussi affecté les plateformes zonales. Quand on se retrouve avec un tel déficit au départ, des difficultés peuvent forcément survenir ici ou là quand la crise devient très intense et que l'on généralise le port du masque.
Professeur Houssin, vous avez exposé les raisons qui, selon vous, pourraient expliquer l'« évaporation » du stock de masques, en évoquant les critiques concernant la gestion de la crise de 2010, les doutes sur l'utilité du masque et le coût budgétaire des commandes. Il faut également rappeler le rôle des épisodes sanitaires dans la diminution des stocks. Quel est votre avis sur le débat qui vient d'avoir lieu à propos de l'avis du HCSP rendu en 2011, et sur celui de 2013, qui réaffirmait l'obligation pour les employeurs de protéger la santé de leurs salariés ?
Le Gouvernement a activé le plan de pandémie grippale de 2011. Selon vous, certaines mesures de ce plan étaient-elles obsolètes et inadaptées à la crise actuelle ?
À la lumière de votre expérience de délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire, un poste équivalent aurait-il pu être utile pour faire face à ce que nous vivons depuis le début de l'année ?
Vous avez écrit en mai 2020 que, compte tenu du grave affaiblissement actuel des mécanismes multilatéraux, faire face à ce danger devait être tout en haut de l'agenda européen. Pourriez-vous préciser votre propos, alors que l'on a effectivement observé une grave discordance en Europe et l'absence de vision commune européenne depuis le début de la crise italienne ?
Monsieur Grall, au mois de mai dernier, vous aviez suggéré devant la commission des affaires sociales du Sénat que le dispositif s'appuie sur les établissements sièges d'un groupement hospitalier de territoire (GHT) pour que ceux-ci jouent le rôle de pilote de la sécurité sanitaire, à la fois pour les établissements du GHT, mais également pour l'ensemble des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) situés sur le territoire. C'est d'ailleurs un peu ce que l'on a observé dans les faits. Cela étant, les fédérations hospitalières, en particulier la Fédération de l'hospitalisation privée (FHP), estiment que ce n'est pas le rôle des GHT d'assurer la redistribution des équipements de protection. Quel est votre avis sur le sujet ?
En 2013, vous avez dirigé un exercice de préparation à une pandémie. Pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consistait ?
Durant la crise, on a déclenché les plans blancs et on a élargi les plans aux établissements de santé au niveau national, car on pensait que la vague allait déferler partout : cette décision n'a pas été sans conséquence, notamment sur le renoncement aux soins et les retards de diagnostic et de prise en charge. Il est facile de refaire l'histoire a posteriori, mais comment faire pour mieux préparer les équipes hospitalières à une telle crise, de sorte à ne pas exclure les patients qui ne sont pas malades de la covid-19 ?
S'agissant des ARS, tous les acteurs de terrain auditionnés nous ont dit qu'elles n'étaient pas « outillées » sur le plan logistique, et qu'elles avaient rencontré des difficultés. Ce constat n'est pas uniforme sur le territoire : dans certains secteurs, tout s'est bien passé ; dans d'autres, les relations entre les ARS et les préfets se sont révélées difficiles. Quelles sont, selon vous, les évolutions possibles dans ce domaine ?
Professeur Vallet, avez-vous vous aussi organisé un exercice de préparation à une pandémie ou à une autre crise sanitaire ?
Dernière question, nous avons entendu hier l'actuel directeur général de la santé, le professeur Salomon : il nous a fallu un certain temps pour comprendre sur quoi se fondait la ministre, lorsqu'elle a déclaré le 24 janvier dernier que le virus n'atteindrait pas notre pays, et pour savoir qui fournissait les meilleurs messages d'alerte au ministre. En outre, Agnès Buzyn a déclaré qu'elle n'avait pas été informée de l'existence d'un problème au niveau du stock de masques. Selon vous, quelle est la meilleure articulation possible entre la DGS et le cabinet d'un ministre ? Quelles informations stratégiques doivent-elles remonter au ministre et qui doit en assumer la responsabilité ? Est-ce la DGS qui analyse et évalue ce qui est important ou non ?
Pr Didier Houssin. - Concernant l'avis du HCSP, je pense qu'il ne faut pas négliger le fait qu'une instance scientifique peut elle-même être sous l'influence du contexte général et, en particulier, du contexte critique de la pandémie de 2009. Cela étant, et je diverge peut-être en cela de mon collègue Benoît Vallet, il me semble que la lecture qui a été faite de cet avis est un peu restrictive, car il ouvre en réalité à beaucoup plus d'utilisations des masques FFP2 que ce qu'on en a dit, en tout cas des usages plus proches des souhaits des professionnels de santé.
Par ailleurs, il ne faut pas négliger le facteur psychologique : face à un virus émergent dont vous connaissez mal la dangerosité, on peut peut-être estimer dans un premier temps que le masque n'est pas agréable à porter, mais on va quand même préférer se protéger au maximum. C'est l'esprit dans lequel Xavier Bertrand et moi-même avions préparé la réponse à la pandémie grippale : le but était de ne pas se retrouver en situation de pénurie, y compris en répondant à des attentes qui auraient dépassé des avis purement scientifiques.
Vous m'interrogez sur le « plan pandémie grippale » de 2011. Pour moi, le plan de lutte contre la pandémie grippale, qui a véritablement fait l'objet du plus d'attention, est celui de 2009. Le plan de 2011 a été élaboré dans la période qui a suivi les critiques formulées à l'égard de la préparation : c'est une version plus agréable du point de vue de la présentation, mais qui me semble beaucoup moins approfondie d'un point de vue opérationnel. De plus, la version de 2011 n'a pas véritablement été testée lors d'exercices. Il y a eu des exercices en 2005, en 2006 et en 2008, probablement en 2009, mais pas après. Or un plan se doit d'être testé, évalué et doit évoluer dans le temps.
Le plan de 2011 mériterait donc d'être sérieusement reconsidéré. Un point m'a particulièrement surpris, par exemple : on s'est retrouvé au début de l'épidémie avec trois centres de crise. Il a fallu attendre la mission Castex pour aboutir à la création d'un centre de crise unique. Je tiendrai les mêmes propos pour ce qui concerne l'articulation entre la décision et l'expertise scientifique.
Concernant la fonction de délégué interministériel, il m'est difficile de prêcher pour ma paroisse, mais il me semble que la fonction que j'ai occupée était extrêmement utile. Même si les choses s'arrangent avec le temps, la situation est cependant complexe d'un point de vue managérial, car le délégué interministériel est à la fois sous l'autorité du ministre de la santé en tant que DGS et rattaché au Premier ministre en tant que délégué interministériel. En tout cas, cette fonction me semble avoir été extrêmement précieuse pour engager tout un travail de préparation. La toute petite équipe qui officiait comportait seulement sept membres.
Concernant l'agenda européen, j'avoue avoir été très déçu : malgré une directive transfrontière publiée par la Commission européenne en 2013, on a constaté une très faible coordination au niveau européen au cours de la pandémie. Je ne sais pas quel a été le rôle du comité de sécurité sanitaire européen, mais je n'en ai pas entendu parler. Vu de l'extérieur, c'est l'une des principales faiblesses que j'ai observée.
Je terminerai mon intervention en abordant la question des relations entre le DGS et le ministre. Voici un souvenir personnel : le 24 avril 2009, lorsqu'on a appris qu'il y avait une urgence de santé publique de portée internationale, la première réaction du DGS a été de prévenir son ministre, de déclencher le branle-bas de combat, de demander la réunion du centre de crise auprès du Premier ministre et, évidemment, de dresser le bilan des armes à disposition. Je ne pense pas que le ministre de la santé puisse être dans l'ignorance des moyens dont le pays dispose lorsqu'une crise de cette nature se déclenche.
Dr Jean-Yves Grall. - L'avis du Haut Conseil de la santé publique, sollicité par Didier Houssin en avril 2010, a effectivement conduit à une utilisation ciblée des masques FFP2 compte tenu notamment, comme l'a rappelé Benoît Vallet, des difficultés remontées par les professionnels de santé et de la consommation, finalement plus faible que prévu, de masques durant l'épisode de la grippe H1N1 - je crois que les stocks nationaux ont été amputés de 40 ou 50 millions de masques FFP2 seulement à l'époque. S'est alors posée la question, dans la perspective du renouvellement de ce stock, de savoir si l'on devait le renouveler en l'état ou si, compte tenu de l'expérience précédente, on amodiait la doctrine concernant son utilisation. C'est la question qui a été posée au HCSP.
Il y avait environ 600 millions de masques FFP2 en 2009...
Pr Benoît Vallet. - Le stock était de 397 millions de masques FFP2 à cette date.
Dr Jean-Yves Grall. - Oui, mais il me semble que ce stock est remonté à 700 millions à un moment donné. Bref, les chiffres étaient de cet ordre. L'utilisation qui était faite de ces masques à cette époque était très large : on les utilisait dans toutes les administrations, et tous les personnels dits « de guichet » en avaient. On s'est aperçu qu'ils étaient très inconfortables à porter : on s'est donc posé la question des modalités d'usage. Cette réflexion a indiscutablement entraîné une diminution du besoin en masques FFP2, puisque l'avis du HCSP a exclu la possibilité pour les personnels de guichet d'y recourir.
Le plan de pandémie grippale a été mis en place sous l'égide du SGDSN en novembre 2011. L'essentiel du changement concernait le nombre de stades de l'épidémie pouvant déclencher des actions. Ce plan a été évalué en novembre 2013, c'est-à-dire après mon départ de la DGS, mais c'est moi qui l'ai conçu. Depuis, il n'y en a en effet pas eu d'évaluation à ma connaissance. Benoît Vallet vous donnera les résultats de cet exercice, car je n'étais plus en fonction à ce moment-là.
S'agissant des groupements hospitaliers de territoire, j'ai proposé que l'on prolonge des dispositifs qui avaient bien fonctionné. Pendant la crise, à compter du 19 ou du 20 mars, on a commencé à voir les flux de patients arriver au niveau des établissements sièges de GHT que nous avions identifiés comme étant les meilleurs pour prendre en charge les malades, notamment ceux des Ehpad. Les GHT étant sous clé de répartition des ARS, on a alors réparti les dotations entre les Ehpad et les établissements de santé du GHT pour colmater un certain nombre de brèches. Cela a bien fonctionné. C'est pourquoi je pense qu'il faudrait réfléchir à un pilotage de tous les établissements par le GHT : cela créerait une organisation un peu centralisée, une sorte de relais en vue de couvrir le territoire de façon homogène et de colmater les brèches ici et là.
Vous incluez les établissements médico-sociaux ?
Dr Jean-Yves Grall. - Oui.
Ce n'est pas la priorité des GHT.
Dr Jean-Yves Grall. - D'après les textes, le médico-social peut parfaitement relever de la sphère d'action des GHT.
Je ne partage pas votre point de vue. Sur le terrain, vous dites que le dispositif a bien fonctionné. De notre côté, nous avons tous eu connaissance de difficultés de distribution, avec des GHT qui donnaient la priorité aux établissements publics, peut-être à raison, mais pas aux établissements privés et médico-sociaux.
Dr Jean-Yves Grall. - Monsieur le président, je crois que le dispositif a fonctionné de façon hétérogène sur le territoire. D'après l'expérience que j'en ai en Auvergne-Rhône-Alpes, les établissements sièges de GHT ont pleinement rempli leur rôle en termes de répartition : ils sont souvent venus au secours d'établissements médico-sociaux en difficulté et ont aussi travaillé avec les établissements privés.
Nombreux sont les GHT qui couvrent plusieurs départements et n'agissent pas comme les GHT de périmètre départemental. De plus, les GHT qui ont un CHU, sont différents de ceux qui n'en ont pas. Tout cela mériterait que l'on s'attarde sur les détails.
Dr Jean-Yves Grall. - D'après mon expérience, ils ont représenté une bouffée d'air frais au moment où nous connaissions des difficultés d'approvisionnement. Les GHT ont constitué un moyen de reprendre la main, ce que tout le monde a d'ailleurs reconnu.
Les plans blancs ont été déclenchés dans tous les établissements de santé. Malheureusement, aujourd'hui, au vu de l'évolution de l'épidémie, certains établissements sont en train de déclencher des plans blancs de territoire, de façon à pouvoir étaler la prise en charge des malades, notamment en réanimation. En Auvergne-Rhône-Alpes, nous nous étions organisés par territoire, sous l'égide de l'ARS, et avions donné mandat, en accord avec toutes les fédérations, à certains établissements pour organiser la prise en charge des patients. Pour diverses raisons, et devant la brutalité de la vague et du flux des patients, cette organisation a provoqué une déprogrammation générale des soins. Dans ma région, nous avons dû nous adapter rapidement : cette organisation concertée et coordonnée a permis de passer le cap et sera reproduite pour faire face à l'avenir.
En Auvergne-Rhône-Alpes, nous avions surtout un problème de produits anesthésiques, ce qui nous a contraints à n'utiliser ces produits que dans le cadre de soins de réanimation. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé la déprogrammation générale que j'évoquais, y compris en ambulatoire. Cette décision a parfois paru peu compréhensible, mais elle s'expliquait par cette tension que nous connaissions au niveau des produits anesthésiques, sans parler de la tension sur les anesthésistes...
Face à la dynamique actuelle, nous n'avons plus qu'une légère tension pour les gants. Des approvisionnements organisés par Santé publique France sont en cours et nous allons sûrement devoir envisager, avec les fédérations et les professionnels de santé, l'éventualité de déprogrammations ciblées et partagées. Cependant, elles ne concerneront pas l'ensemble du système, et ce pour deux raisons : d'une part, la question ne se pose pas pour l'ambulatoire de mon point de vue ; d'autre part, il faudra être attentif à ne pas pénaliser la prise en charge de certains patients aux pathologies sévères, notamment en cancérologie. C'est ce que nous nous étions efforcés de faire pendant toute la période précédente : sanctuariser et sacraliser un certain nombre d'interventions absolument indispensables.
L'ARS - et là encore, je ne parle que de ce que je connais bien - n'a pas une fonction de logisticien. Logisticien, c'est un métier, on l'a redécouvert un peu tard.
Les relations ont été excellentes avec les préfectures. Pour ce qui me concerne, j'étais tous les matins, entre 8 h 30 et 9 heures, en réunion avec le préfet de région, et cela s'est fait dans tous les départements. L'information passait. En Auvergne-Rhône-Alpes, la coopération entre l'État et l'ARS a été parfaite. Dans une dynamique interministérielle, c'est bien entendu le préfet qui a la main sur l'ensemble du dispositif ; nous y avons concouru auprès de lui sans aucun problème.
Je reviens sur les plans blancs. On me dit que nous sommes prêts, que si déprogrammation il y a, elle sera plus ciblée. On me dit aussi que, dans certains établissements, faute de personnel, tous les lits ne sont pas rouverts.
Dr Jean-Yves Grall. - Nous avons effectivement un problème de mobilisation des professionnels dans le sanitaire et le médico-social. Les étudiants, qui aidaient beaucoup, ont fait leur rentrée... C'est un sujet d'inquiétude, que nous surveillons.
Pr Benoît Vallet. - Quelques éléments sur la pratique d'exercices. L'exercice « pandémie » de novembre 2013, qui s'est tenu alors que je venais d'être nommé DGS, a été riche d'enseignements pour moi. Il consistait essentiellement en un passage de témoin entre le ministère de la santé et le centre de crise national, à Beauvau. Le ministère de la santé passait la main, donc la responsabilité de la gestion de crise - ce que nous n'avons pas observé de manière évidente lors du déconfinement.
J'ai aussi vécu un exercice visant à préparer les établissements en cas d'attentats. À la suite des attentats, nous avons amélioré les stocks tactiques et la prise en charge des victimes, notamment pédiatriques, sur le terrain. L'exercice en réel mené à Bordeaux avec Mme Touraine et M. Cazeneuve a souligné le risque de débordement des établissements ; nous avions donc imaginé à l'époque, sur la proposition du Professeur Carli, les TGV d'évacuation de victimes, qui se sont matérialisés lors de la crise Covid.
Les retours d'expérience permettent de trouver des solutions. L'exercice mené au cours de la préparation de l'Euro 2016, toujours dans l'hypothèse d'un attentat, a été utile au CHU de Nice quand il a dû hélas ! accueillir les victimes, notamment pédiatriques, du 14 juillet 2016. Ces exercices sont indispensables, ils renseignent sur les conséquences de l'amélioration des prises en charge et préparent le dispositif de santé.
L'exercice « plan blanc » est très important ; ce fut mon premier exercice en tant que président de la commission médicale d'établissement. Ces exercices sont à encourager, même si la traçabilité n'est pas toujours aisée.
À quel moment le ministre est-il informé ? Le DGS informe son ministre très fréquemment, plusieurs fois par semaine. Les alertes sanitaires ne sont pas toujours portées à la connaissance du grand public, et n'atteignent pas forcément la dangerosité imaginée - heureusement ! Le premier interlocuteur du DGS est le directeur de cabinet du ministre, qui est chargé d'articuler la relation avec le ministre. Pour ma part, j'étais très régulièrement dans le bureau de Mme Touraine pour du reporting sur différents sujets.
Un mot enfin sur l'Europe. J'ai vécu la coordination européenne lors de la crise d'Ebola ; nos ressortissants de retour d'Afrique étaient distribués par le Health Security Committee entre les pays européens qui avaient les moyens d'accueil et l'équipement adapté. Le mécanisme de coordination européenne s'était révélé compliqué à mettre en place, il le reste aujourd'hui. Il y a un gros effort à faire au niveau de l'agence européenne de surveillance épidémiologique et du mécanisme de contrôle d'organisations européennes comme le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies.
Comment transfère-t-on le savoir accumulé lors d'une crise sur la crise suivante ? Nous avions observé, lors des attentats de Nice, que la présence sur place d'un collaborateur du centre de crise apportait des enseignements plus intéressants que le simple reporting. Nous avons donc jugé indispensable de disposer d'une confrérie de centres de crise nationaux, avec un point focal sur chaque ARS qui reproduise l'organisation de surveillance et d'alerte. Il est important que le niveau national et les régions sachent travailler ensemble et se comprennent ; cela suppose de se déplacer. Nous avons ainsi apporté une mission d'appui à chaque ARS en 2018 et 2019, puis aux outre-mer, pour partager l'expertise.
Le règlement sanitaire international propose une montée en puissance de l'alerte, avec la possibilité d'envoyer des missions sur place - ce n'est sans doute pas facile à organiser dans le contexte international - pour avoir l'appréciation la plus précise possible.
Dr Jean-Yves Grall. - Dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2012, la baisse de la contribution de l'assurance maladie à l'Éprus - soit une perte de 3 ou 5 millions sur un budget de 50 millions d'euros - a considérablement freiné la constitution de stocks.
Je reviens sur la question des masques. Nous voulons comprendre pourquoi la population n'a pas pu accéder à des masques en temps et en heure, nonobstant les débats sur leur utilité. Quelle a été la situation des soignants ? Pourquoi la fabrication de masques grand public, destinés à la population générale, n'a-t-elle pas été lancée plus rapidement ? Le stock de masques chirurgicaux est resté à peu près stable pendant vos fonctions ; l'effondrement vient après, je mets donc le sujet de côté.
Les soignants utilisent massivement des masques chirurgicaux à usage unique et, dans certaines activités de soins, des masques FFP2. J'ai le sentiment que la doctrine a été complexifiée avec la question du rôle de l'employeur, de l'établissement de santé, dans la constitution du stock. Il n'est certes pas aberrant d'attendre de chaque hôpital qu'il ait un stock suffisant pour répondre à sa mission de soin. Reste à savoir si les instructions sont appliquées...
L'autre source de complexité tient à la notion d'agent « hautement pathogène ». Que cela recouvre-t-il ? Le virus Ebola est sans aucun doute « hautement pathogène », mais quid du SARS-CoV-2 ? La mortalité est certes bien plus basse, mais une épidémie, c'est l'interaction entre un microbe et une société - et collectivement, l'effet est hautement pathogène. L'instruction de 2013 charge les pouvoirs publics de constituer des stocks de FFP2 si l'agent est hautement pathogène. Mais le flou dans l'interprétation et l'application des règles a conduit à une politique différente. Reste que si l'on avait eu 600 ou 700 millions de masques chirurgicaux au printemps, la situation aurait été tout autre.
Enfin, si le nombre de tests a progressé, il n'y a toujours pas de stratégie claire sur le dépistage. Dans l'organisation actuelle, qui doit proposer une stratégie de dépistage ? Qui doit en décider ? Deux anciennes ministres de la santé nous ont dit que c'était au ministre de la santé de piloter la gestion de la crise, même s'il y a bien sûr une dimension interministérielle. Comment la coordination doit-elle s'effectuer ? Comment articuler cette position avec les autres impératifs de gestion d'une telle crise ?
Pr Didier Houssin. - Pour moi, la stratégie de dépistage doit résulter d'une expertise scientifique qui repose sur l'analyse de la situation épidémiologique et des dispositifs disponibles. Il me semble que, en France, Santé publique France est l'organisme le mieux armé pour proposer une stratégie de dépistage ; il a accès aux données épidémiologiques et a l'habitude de faire des enquêtes de population.
Mais en France, nous sommes plus forts pour l'évaluation du risque que pour la gestion du risque. L'organisme qui me semble le mieux armé, du fait de sa composition, de sa pluridisciplinarité, de son expérience, c'est le Haut Conseil de santé publique. Le ministère de la santé doit pouvoir s'appuyer - c'est du moins ce que j'avais vécu - sur Santé publique France et sur le HCSP.
Il n'est guère étonnant qu'un ministre de la santé juge que c'est à lui de gérer une crise sanitaire. Malgré tout, l'expérience de la canicule comme celle de la pandémie montrent qu'il n'est pas forcément le mieux armé. En France, l'appareil interministériel est construit autour du ministère de l'intérieur, et le préfet est un agent interministériel. Or une épidémie déborde très vite le champ sanitaire pour impacter celui du travail, des transports, de l'école, etc. Dès lors, il me semble que, passé un certain stade, le ministre de l'intérieur ou le Premier ministre est mieux armé pour assurer la gestion de crise. Le délégué interministériel se met au service du centre interministériel de crise, aux côtés du gestionnaire de crise, pour apporter son expérience en matière de préparation, mais pas pour gérer la crise.
Dr Jean-Yves Grall. - Je souscris totalement à ce que Didier Houssin a répondu sur la première question : c'est le ministre qui établit la stratégie, sur la base d'avis et de conseils qui peuvent transiter par la DGS. Je partage aussi l'idée de Didier Houssin au sujet du rôle du HCSP et de Santé publique France. Enfin, je suis également d'accord pour considérer que, à partir d'un certain point, l'interministériel doit prendre le relais et le préfet - qui est de facto sur le territoire - doit jouer son rôle d'assembleur.
Pr Benoît Vallet. - Le SGDSN parle de maladie infectieuse hautement contagieuse à transmission respiratoire ; le HCSP d'un agent infectieux hautement pathogène. Mais les deux rappellent que le masque chirurgical, masque anti-projections, protège efficacement contre un germe d'origine respiratoire hautement pathogène. Lorsque certains gestes techniques provoquent une aérosolisation - avec l'émission non plus de gouttelettes, mais de particules très fines, voire de vapeur -, il faut utiliser des masques dotés du module électrostatique qui fige cette vaporisation. Le HCSP ne fait donc pas le distinguo en fonction de la caractéristique du germe - nous sommes bien dans des pathologies respiratoires hautement pathogènes avec dissémination par les voies aériennes supérieures -, mais il considère que, à l'occasion de ces gestes responsables d'aérosolisation - gestes ORL, gestes d'intubation, gestes d'aspiration, etc. -, le masque FFP2 est plus efficace. Il est toutefois moins confortable et conduit à plus de mésusages, car il est moins bien toléré, moins longtemps. L'anesthésiste-réanimateur ne fait pas tout le temps des intubations ou des aspirations, mais à l'occasion de ces actes-là, d'une durée brève, il doit utiliser un tel masque. C'est pourquoi l'utilisation de ces masques particuliers amène un affaiblissement considérable de leur volume. C'est un changement radical dans l'estimation de ce que doit être le stock stratégique national qui s'adresse certes à la population générale, mais qui peut aussi venir en soutien des professionnels de santé en dehors de ces cas-là.
Mon action prend fin en janvier 2018. Je ne peux donc pas répondre à la question sur la stratégie actuelle des tests. Mais je suis complètement en phase avec Didier Houssin et Jean-Yves Grall sur la question du portage de la stratégie : Santé publique France est compétente sur les aspects épidémiologiques et le Haut Conseil doit dire comment faire ; les ARS doivent ensuite s'occuper de l'isolement. Aujourd'hui, la réussite du dépistage fait appel à l'isolement avec le couple directeur de l'ARS-préfet, car la réponse n'est alors plus strictement sanitaire.
Si je comprends bien, vous êtes tous d'accord pour dire que le Haut Conseil et Santé publique France proposent la stratégie et que le ministre décide.
Pr Benoît Vallet. - Oui.
Professeur Vallet, vous nous avez dit que, à l'occasion des attentats de Nice, vous aviez mis en place une cellule décentralisée en appui de l'ARS locale. Savez-vous si l'ARS du Grand Est a pu bénéficier d'un tel appui en début de crise ?
Pr Benoît Vallet. - Oui, mais cet appui a pris la forme d'un renfort non pas en provenance du centre de crise national, mais d'inspecteurs des affaires sociales qui étaient en relation avec le ministère pour aider à la conduite de cette crise. Plusieurs ARS ont aussi bénéficié de cet appui. J'avais reproduit ce que nous avions fait à Nice lors d'Irma et de Maria : j'étais allé moi-même sur place, accompagné d'un autre agent du ministère, de deux inspecteurs du génie civil et d'un épidémiologiste de Santé publique France afin de procéder sur place à l'identification éventuelle de cas de pathologies infectieuses émergentes - fièvres, diarrhées, etc.
La question des masques - et plus généralement de tous les équipements de protection - est extrêmement importante pour nous. Monsieur Vallet, les membres de cette commission d'enquête sont de sensibilités et de territoires différents ; d'après les retours que nous avons eus en provenance des établissements de santé et des établissements sociaux et médico-sociaux, il y a eu pénurie de masques. C'est notre vécu de parlementaires, et il faut aussi l'entendre. C'était peut-être parfait en théorie sur le papier et dans vos réunions, mais, nécessairement, il y a eu un problème, sinon les masques auraient été en nombre adéquat et il n'y aurait pas eu de personnel de santé infecté ! Le secteur médico-social a été terriblement oublié. Les groupements hospitaliers de territoire n'ont pas tous agi de la même manière, car ils ont dû gérer des stocks de masques insuffisants. Ce n'était pas une volonté malfaisante. Vous devez entendre que quelque chose s'est mal passé !
Hier, le professeur Flahaut a attiré notre attention sur le fait que les pays d'Asie semblaient avoir été mieux préparés, car ils s'attendaient à l'émergence d'une épidémie. Ils ont tiré l'expérience du SRAS et de la grippe aviaire et étaient préparés. Qu'en pensez-vous ?
Santé publique France a été créée en 2016, par la fusion d'établissements publics existants. À la faveur de cette fusion, le Gouvernement a opéré des réductions de dépenses, notamment de personnels. En 2016, on comptait 604 équivalents temps plein (ETP) dans les trois établissements publics, alors qu'ils ne sont plus que 561 ETP en 2020. Les effectifs ont donc été réduits, alors que les missions sont extrêmement importantes. Cette baisse des moyens ainsi que les suppressions de postes n'ont-elles pas contribué à affaiblir Santé publique France ?
Pourquoi les crédits prévus dans le budget de l'État pour le programme « Prévention, sécurité sanitaire et offre de soins » ne prévoyaient-ils pas - ou pas suffisamment - le renouvellement des stocks stratégiques ?
Je tiens à remercier l'Éprus, car cet établissement a été très réactif à chaque crise en Guadeloupe.
Je suis responsable d'un laboratoire. Nous faisons usage permanent de masques et de gants, utiles pour nos pratiques. La plupart des laboratoires ont travaillé, même en confinement, parfois 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. Ils n'utilisent pas tous les mêmes masques, selon leur activité. Dans l'évaluation des besoins, il faudrait tenir compte des utilisateurs et partir du terrain. C'est une suggestion pour que l'on prenne en considération les besoins réels de chaque catégorie d'utilisateur.
Avez-vous des préconisations concernant les psycho-traumas ? Il faut en effet les prendre en compte, tant pour les professionnels que pour les populations.
Pr Benoît Vallet. - Madame Cohen, je ne conteste pas que des établissements sanitaires ou médico-sociaux aient pu connaître des déficits en masques. J'ai seulement dit que l'absence de stock national - au niveau de Vitry-le-François comme dans les répartitions zonales - avait pesé très lourdement quand les premiers stocks des établissements sont arrivés à épuisement. Le relais n'a donc pas pu se faire. Je ne conteste absolument pas ce que vous avez vécu ni les informations qui vous ont été remontées : il est évident que la pénurie était là. Je l'ai constaté dans le Grand Est lorsque je m'y suis rendu.
C'était donc bien plus qu'une tension, c'était la pénurie !
Pr Benoît Vallet. - C'était une tension permanente, liée au niveau très faible du stock initial.
Oui, et ça s'est transformé en pénurie.
Pr Benoît Vallet. - Je suis d'accord avec Mme la sénatrice pour dire que les besoins en masques très spécifiques comme le FFP2 doivent remonter du terrain. C'est la difficulté de ces masques-là : leur doctrine d'emploi étant devenue très spécifique, les volumes de besoins vont également le devenir. C'est pourquoi nous l'avons laissé en renseignement optionnel pour que les établissements puissent choisir de constituer ou non des stocks. Une information renforcée sur le besoin strict et impérieux de faire des stocks de ces masques aurait peut-être été nécessaire, mais nous avons choisi de le laisser à la main des établissements, au regard des besoins qui sont les leurs.
Au cours des deux premières années de Santé publique France, ses moyens et son périmètre sont demeurés constants. Il n'y a donc pas eu d'effort supplémentaire demandé en matière d'emploi. Mais l'agence a été dotée d'une trajectoire qui correspond à une rigueur sur l'efficience des budgets de ses opérateurs. Certains d'entre eux ont pu utiliser des fonds de roulement qui étaient très conséquents. C'est le cas de l'Éprus qui a utilisé un fonds de roulement qui lui venait d'une période où il était beaucoup financé. Ensuite, un effort de rationalisation a été entrepris, car plusieurs départements identiques ont été mis en commun, que ce soit les ressources humaines, la comptabilité et le budget, les systèmes d'information, etc.
À partir du déconfinement, avec Didier Houssin, nous avons fait beaucoup de benchmark, en analysant les retours d'expérience de Corée du Sud, de Taiwan, de Singapour et de Hong Kong, qui ont mis en oeuvre des stratégies assez différentes de la nôtre, avec des résultats extrêmement intéressants. Certains n'ont pas décrété de confinement généralisé, ne fermant que les écoles, mais ils avaient une culture du masque extrêmement différente de la nôtre et ont mis en place une stratégie d'implémentation industrielle des tests extrêmement vigoureuse.
Et une réactivité !
Dr Jean-Yves Grall. - Au-delà des masques, les surblouses ont également été un vrai problème dans les établissements de santé. Pendant trois semaines, voire un mois, jusqu'au 19-20 mars, la situation a été extrêmement compliquée. Ce n'est qu'ensuite que nous avons retrouvé une certaine maîtrise sur les arrivées dans les groupements hospitaliers de territoire. Il y a alors eu une montée en puissance qui a amélioré les choses sur le terrain.
Nous devons clarifier la doctrine sur ce qui revient à l'employeur et ce qui relève des stocks d'État et comment ces derniers sont mobilisés.
Nous devons aussi revisiter la circulaire d'août 2013 sur la répartition des stocks nationaux et leurs modalités de distribution sur le territoire. Comme nous ne sommes pas régulièrement confrontés à une crise, notre réactivité sur ces dispositifs s'est affaissée. Il faut remettre de la clarté.
Il y a certes eu de la tension jusqu'au 20 mars, mais n'oubliez pas que la crise dans le Grand Est a commencé bien avant ! Puis ce fut l'Île-de-France. Ce décalage fait que l'on peut avoir un ressenti différent.
Pr Didier Houssin. - Je partage le point de vue de Benoît Vallet sur l'Asie. Dans cette zone, des événements - le SRAS en 2003, la grippe aviaire dans tout le Sud-Est asiatique et le MERS-CoV qui a menacé la Corée en 2012 - ont sensibilisé beaucoup plus que chez nous.
La clé de répartition du financement des agences est de deux tiers pour l'assurance maladie et d'un tiers pour l'État. Cette situation est ambiguë et peut être source de problèmes, en particulier pour l'Éprus, Santé publique France ou l'agence du médicament. Il faut sécuriser le financement de ces structures.
Le coronavirus a eu un impact important en termes de santé mentale, même si cet impact est encore difficile à mesurer aujourd'hui. Nous aurons probablement de mauvaises surprises. Le confinement, la peur, le chômage ont des conséquences psychiques.
Pr Benoît Vallet. - Nous avons toujours associé une prise en charge psychologique aux prises en charge de victimes. Ce fut le cas à Paris, lors des attentats de 2015. Nous avons mis en place une cellule d'urgence médico-psychologique (CUMP) lors d'Irma et de Maria, également accessible aux soignants. Car nous savons qu'une prise en charge immédiate diminue les conséquences à long terme. Cela fait partie de la logique d'accompagnement de ces événements exceptionnels.
Je vous remercie.
Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de M. Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur. Je vous prie d'excuser l'absence de notre président Alain Milon, retenu dans son département.
Nous souhaiterions vous interroger sur le pilotage interministériel de la crise sanitaire.
Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gérald Darmanin prête serment.
C'est évidemment respectueux du pouvoir parlementaire et très obéissant aux pouvoirs de votre commission d'enquête...
Je vous prie de m'excuser, monsieur le ministre, nous avons la rigueur de porter le masque en permanence...
C'est conscient de votre pouvoir d'audition que je me réponds à votre convocation. Mais vous avez devant vous un ministre de l'intérieur qui n'est en fonctions que depuis le 6 juillet et qui ne peut répondre que des actes qu'il a commis, même s'il peut être éclairé par ses directions et par l'histoire du ministère de l'intérieur en matière de gestion de crise sur le travail accompli.
Vous le savez, la crise que nous connaissons est à la fois exceptionnelle et inédite par son ampleur. Elle n'a épargné aucun territoire. Sa durée est exceptionnellement longue. C'est une crise sanitaire au cours de laquelle le ministère de l'intérieur a beaucoup innové. Ce ministère est un ministère de gestion de crise, notamment par l'intermédiaire du corps préfectoral. Il a dû appliquer un certain nombre de dispositions décidées par le Parlement, singulièrement lorsque les policiers et les gendarmes ont dû verbaliser. Ce ministère est également intervenu, grâce aux agents de la sécurité civile, pour contribuer à dispenser les bons soins au moment de la propagation de l'épidémie.
Quelques chiffres témoignent de l'ampleur de cette crise : plus de 29 millions de cas dans le monde et 404 888 cas confirmés en France. Au 14 septembre, le nombre de décès était de 31 045. C'est donc une crise globale que le Gouvernement, et singulièrement le ministère de l'intérieur, ont dû affronter.
Dans mes fonctions précédentes, je n'ai pas eu à gérer la crise autrement qu'économiquement, avec Bruno Le Maire, dans le soutien à l'activité économique. Mais bien entendu, le ministère de l'intérieur a contribué, sous l'autorité du Premier ministre, au travail interministériel. Je tiens à souligner que, depuis son émergence, la gestion de cette crise a été véritablement interministérielle. L'organisation du ministère de l'intérieur a été pleinement mobilisée dans cette optique. Cette dimension interministérielle s'est incarnée, dès le lendemain du confinement, dans le centre interministériel de crise (CIC) que les Français ont vu à la télévision, qui vise à apporter une réponse nationale unifiée et qui a coordonné l'ensemble de l'action des ministères. Qu'il s'agisse de la santé, des transports, de l'économie, de l'agriculture, de l'outre-mer, et bien évidemment de la sécurité, ces ministères se sont réunis quotidiennement, à l'occasion de réunions thématiques interministérielles, notamment au début de la crise. Parallèlement, la cellule situations du CIC accueille les officiers de liaison des ministères, afin d'établir des points de situation quotidiens, de préparer et d'éclairer les décisions des autorités politiques.
L'objectif premier de cette gestion interministérielle a été clair : la mobilisation totale de tous les services de l'État, au niveau central comme au niveau déconcentré, sans interruption depuis janvier, soit plus de neuf mois d'action continue. C'est une durée sans équivalent dans l'histoire de la gestion de crise du ministère de l'intérieur. Mais l'État s'est montré résilient et a su répondre aux défis nombreux et originaux qui ont été les siens. Le CIC, dont la création a coïncidé avec le déconfinement dans le prolongement des travaux menés par le délégué interministériel à la stratégie du déconfinement, a permis de gérer la crise dans sa durée et il continue à le faire dans une difficulté accrue tant la crise est longue et les éléments d'information différents de semaine en semaine.
Au sein de cette organisation interministérielle, le ministère de l'intérieur a bien évidemment joué un rôle pivot dans la gestion de crise, conformément à la tradition qui veut que ce soit lui qui gère et coordonne les crises que nous avons pu connaître. Il est en effet responsable de l'anticipation et du suivi des crises : il est chargé de la conduite opérationnelle des crises sur le territoire de la République en application de l'article L. 1142-2 code de la défense. Il doit également, au titre de la préparation de la gestion de crise, s'assurer de la transposition et de l'application au niveau déconcentré, notamment par l'intermédiaire du corps préfectoral, des plans gouvernementaux.
Dans le cadre de cette crise, le ministère de l'intérieur a mobilisé trois niveaux. D'abord le niveau central : il a, par exemple, organisé, au début de la crise, le retour sur le territoire national des Français de Wuhan, en liaison avec le ministère des affaires étrangères et celui de la santé ; il a aussi armé à titre principal avec ses personnels - la majorité des postes du CIC, tout en veillant au maintien en condition opérationnelle de cet organe. Au niveau opérationnel, les forces de l'ordre ont la charge du contrôle du respect des règles sanitaires - notamment le port du masque -, avec plus de 45 000 verbalisations depuis début mai, mais elles doivent également assurer la sécurité de nos concitoyens dans un contexte de grande tension : les sapeurs-pompiers par exemple, au travers de l'activité des services départementaux d'incendie et de secours (SDIS) et des moyens nationaux de la direction générale de la sécurité civile ont été pleinement mobilisés : parmi plus de 123 000 interventions liées au covid, on compte 326 prises en charge par les hélicoptères de la sécurité civile pour l'évacuation sanitaire de plus de 182 personnes. Sans oublier l'action des associations agréées de sécurité civile. Enfin, au niveau territorial, les préfets et les sous-préfets ont été au rendez-vous, en lien avec les acteurs économiques, mais aussi les conseils départementaux et les maires. La gestion de cette crise a reposé, et repose encore, sur le couple préfet-maire ; les maires constituant en effet, depuis le début, des partenaires essentiels et incontournables, dont le travail a été renforcé par celui des présidents de conseils départementaux et régionaux.
Cette crise sans précédent doit nous conduire à nous interroger - c'est la réflexion que j'ai souhaité engager devant le corps préfectoral dès mon arrivée au ministère de l'intérieur - sur les perspectives d'évolution des gestions de crise dans notre pays. Même si le retour d'expérience n'est pas encore tout à fait total - puisque le ministère de l'intérieur, comme tout le Gouvernement, est encore mobilisé sur la gestion de la crise du coronavirus -, nous devons nous interroger ensemble sur les leçons de cette crise inédite.
Sans me livrer à cet exercice aujourd'hui - parce qu'il est bien trop tôt pour le faire et que je n'ai pas assez de remontées -, je voudrais vous faire partager quelques pistes de réflexion.
D'abord, cette crise met en exergue la multiplication des crises dans notre société. Leur ampleur, leur caractère polymorphe et leurs conséquences sur notre organisation doivent nous permettre d'anticiper les prochaines crises, qu'elles soient sanitaires ou autres. Il me semble que c'est bien à Beauvau que peut être le centre de réflexion pour les mois et les années à venir. Nous devons aussi réfléchir aux moyens de renforcer notre organisation et de l'adapter à des crises globales et durables. C'est un axe stratégique majeur de la feuille de route du ministère de l'intérieur que j'ai proposée au Premier ministre.
Plusieurs pistes peuvent être évoquées.
La gestion territorialisée de la crise me semble être le seul modèle pertinent pour adapter la réponse de l'État aux réalités du terrain et singulièrement à l'échelon départemental. À cet égard, les prérogatives du couple préfet de département-élu local pourraient être davantage consolidées en s'inspirant des retours d'expérience de la crise du coronavirus. Il s'agit également d'affermir le rôle central de la cellule interministérielle qui est placée à Beauvau en renforçant nos outils d'anticipation et de planification, en intégrant davantage les dimensions technologiques et en confortant le ministère de l'intérieur comme le ministère de la gestion de crise. Enfin, il s'agit de consolider l'offre de service du ministère pour l'ensemble de l'État pour le compte du Premier ministre, qu'il s'agisse de l'aide aux victimes, de leur information, de la logistique de crise, de la fourniture d'équipements de protection à la population. Le ministère de l'intérieur doit renforcer ses instruments, notamment à destination des autres ministères. C'est ce qu'il a fait, à l'exception de l'éducation nationale et de la santé : il a été le ministère qui a fourni notamment les masques et un certain nombre d'éléments dont l'État avait besoin au début de la crise sanitaire.
Veuillez par avance m'excuser si je frustre un peu votre commission en ne répondant pas forcément à toutes les questions, notamment sur le déroulement de la crise avant mon arrivée. Mais je suis certain que je vais pouvoir apporter, avec les directeurs qui m'accompagnent, ces réponses et nous sommes bien évidemment à votre disposition pour toute information complémentaire.
Je vous remercie pour votre exposé liminaire. Nous avons bien conscience que vous n'occupiez pas les mêmes fonctions au début de la crise. Mais vous êtes ministre de l'intérieur aujourd'hui et nous nous intéressons au regard que le ministère de l'intérieur porte sur l'organisation de la réponse à la crise.
Nous constatons actuellement des difficultés dans la mise en oeuvre de la stratégie « tester-tracer-isoler », qui suscite beaucoup d'interrogations. Conformément aux dispositions du code de la santé publique, ce sont les préfets qui sont chargés de la distribution et du recueil des fiches de traçabilité. Comment organisent-ils cette responsabilité ?
La crise a reposé sur le couple maire-préfet et s'est enrichie de cette collaboration. Mais, s'agissant d'une crise de santé publique, quid du lien avec les institutions sanitaires ? Il me semble évident qu'il faut dépasser ce couple territorialisé, qui doit travailler avec les autres acteurs. Nous avons pu observer des modes de fonctionnement très différents selon les territoires - souvent pour des facteurs humains. Comment pensez-vous l'institutionnalisation de ce lien entre les élus locaux, le préfet - il a des prérogatives de pilotage au titre du code de la santé publique -, les acteurs sanitaires et les autorités de santé ?
Vous avez bien raison : les préfets sont ceux qui coordonnent, mais le préfet n'est pas que l'homme ou la femme du ministère de l'intérieur : il est, par définition, celui qui agit au nom du Gouvernement et donc pour chacun des ministres. Le ministère de la santé a bien évidemment un rôle particulier avec la gestion des ARS qui sont, comme vous le savez, des agences régionales, alors que le préfet de département est à l'échelon départemental. C'est donc avec le ministre de la santé que j'ai publié avant-hier une circulaire - je pourrai vous la faire parvenir - pour organiser la gestion des tests, car plus d'un million de tests sont gérés par le corps préfectoral. La généralisation des tests telle que souhaitée par le Gouvernement pose évidemment un certain nombre de questions d'organisation. Ce sujet sera vu par le ministre de la santé avec les représentants préfectoraux dans chacun des départements.
Le rapport maire-préfet a été extrêmement efficace pour l'échange d'informations au début de la crise, pendant le confinement puis le déconfinement, notamment s'agissant des services publics gérés par les maires, indépendamment du rapport politique qui existe entre un maire et le préfet. Le préfet de département - et c'est son travail premier - noue des relations particulières tant avec l'association départementale des maires qu'avec les maires eux-mêmes - et c'était une bonne chose de le faire au niveau politique, comme au niveau organisationnel.
La relation préfet-ARS est naturelle dans bien des cas, mais l'ARS est, par définition, régionale et le préfet en charge de la gestion de crise est départemental. Les préfets de région ont été informés, mais c'est en leur qualité de préfet du département le plus important qu'ils ont été consultés. Il n'y a pas de compétences reconnues ni affirmées des préfets de région dans la gestion de crise : les préfets concernés étaient soit les préfets de zone, soit les préfets de département. Cette difficulté d'organisation ne tient pas au ministère, à des combats administratifs ou technocratiques ou à des luttes de pouvoir, mais au fait qu'il existe des échelons départementaux qui ont peu de contacts avec l'ARS. Il faut donc sans doute réfléchir à une meilleure articulation : les compétences ne sont pas contradictoires - il s'agit bien pour le préfet de gérer la crise, avec des administrations qui relèvent de l'ARS et qui doivent éclairer les décisions du corps préfectoral -, mais il y a une différence d'échelon qui a pu, ici ou là, poser des difficultés. Nous l'avons tout de suite vu sur nos territoires - je suis élu local moi-même ; j'étais maire pendant cette crise.
Je tiens également à souligner le rôle prédominant de l'assurance maladie pour la traçabilité des cas contacts et le lien du ministre de la santé avec le préfet.
Antérieurement à la circulaire que vous avez signée avant-hier, y avait-il un texte organisant le recueil des fiches de traçabilité et la mise en oeuvre de ce processus ?
D'après le secrétaire général du ministère, les préfets disposaient d'un texte prévoyant l'hébergement des cas contacts, mais non la traçabilité telle que vous l'évoquez, qui relevait de l'assurance maladie.
Je veux revenir sur les rapports entre ARS et préfets. Vous n'êtes en fonctions que depuis le 6 juillet ; toutefois, êtes-vous au courant de dysfonctionnements antérieurs sur certains territoires ? Avez-vous déjà pris des dispositions pour clarifier ce fonctionnement ?
Le Premier ministre a déclaré que des plans de reconfinement territoriaux et globaux étaient prêts. Comment seraient-ils déclinés localement ?
Sur le deuxième point, les préfets ont la responsabilité, dans le cadre défini par la législation et les décrets applicables, de mettre en place les plans territorialisés souhaités par le Premier ministre ; c'est ce qu'ils ont fait dans les Bouches-du-Rhône, ou encore la Gironde, très récemment. Le ministère de l'intérieur accepte très largement les adaptations territoriales proposées par les préfets, dès lors qu'elles respectent le cadre légal et réglementaire. Nous menons des échanges réguliers autour du préfet Denis Robin, qui est chargé de répondre aux questions des préfets au sein de la cellule interministérielle ; ceux-ci prennent la responsabilité de leurs actes réglementaires.
Quant au premier point, je ne suis en poste que depuis le 6 juillet. Je n'ai pas eu à connaître de dysfonctionnements antérieurs dans mon département. S'il y a eu des difficultés de compréhension, elles découlent de cette territorialisation, mais les textes sont clairs : c'est bien le préfet qui est chargé de la veille et de la gestion de crise ; il est aidé par l'ARS. Je suis certain que votre commission saura soulever les dysfonctionnements qui auraient pu avoir lieu.
Que le préfet décide des mesures adaptées à son territoire et à sa population est une évolution récente. Il y a quelques mois, les directives étaient nationalisées, ce qui pouvait poser certains problèmes. Une vraie adaptation de terrain est désormais visible.
Quand le confinement était généralisé, les préfets n'avaient que peu de marges de manoeuvre, par définition. Dans cette deuxième phase, nous avons choisi, plutôt que de reconfiner, d'adapter localement les mesures pour freiner la propagation du virus. Il apparaît dès lors normal que le préfet de département puisse prendre des décisions déconcentrées dans un cadre légal et réglementaire défini nationalement. Cela nous a d'ailleurs été reproché lors des dernières questions d'actualité au Gouvernement à l'Assemblée nationale, mais le Premier ministre y a répondu.
Le retour d'expérience relatif à la réorganisation du système et à l'architecture de la gestion de crise n'a pas encore été complètement fait ; je n'insisterai donc pas sur ce point.
Quel rôle ont les préfets de zone par rapport aux préfets de région et de département ? Dans certains cas, des conflits ont pu se produire avec les ARS : comment les résoudre ?
Nous nous sommes déplacés à l'aéroport de Roissy pour observer l'arrivée des passagers venant de pays dits « écarlates ». Nous avons vu qu'ils étaient soumis à un circuit bien identifié pour se faire tester. Je n'ai à exprimer que deux bémols. Le premier concerne les fiches de traçabilité. En règle générale, une fois remplies par les passagers, elles sont recueillies par les compagnies aériennes et entreposées dans les aéroports ; après quoi, l'ARS peut les récupérer en cas de besoin. Pourquoi ne pas avoir utilisé les données des dossiers passagers, dites « PNR » ? Cela aurait peut-être été plus simple. Mon deuxième bémol concerne le caractère différé des résultats de ces tests : entre-temps, les arrivants sont libres de leurs mouvements.
Au début de la crise, on déplorait un manque de protection global des soignants, mais aussi des forces de l'ordre. Sont-elles mieux dotées aujourd'hui en équipements de protection pour les missions qui leur sont confiées ?
Enfin, je m'interroge sur le relatif échec de l'application StopCovid.
Ce dernier point ne dépend pas de moi.
Concernant l'équipement des forces de l'ordre, mon prédécesseur pourra vous répondre quant au début de la crise. Aujourd'hui, il y a assez de masques pour les forces de l'ordre qui interviennent sur l'ensemble du territoire. À ce propos, pendant le confinement, 21 200 000 personnes ont été contrôlées ; 1,3 million de personnes ont été verbalisées. Depuis le déconfinement et jusqu'au 15 septembre, on relève 44 929 verbalisations. À ma connaissance, le ministère de l'intérieur n'a pas manqué de masques pour les forces de l'ordre : 1,1 million de masques était disponible ; dès le début de la crise, il y en avait dans chaque voiture, même s'ils n'étaient pas portés de façon généralisée. Depuis la mi-avril, 10 millions de masques sont arrivés ; il y en a désormais assez pour répondre aux besoins des forces de l'ordre.
Concernant les données PNR, le dispositif législatif ne prévoit pas qu'elles soient utilisées à des fins autres que sécuritaires. Toutes modifications visant à permettre leur utilisation à des fins sanitaires devraient être autorisées par le Parlement et pourraient même relever du droit direct de l'Union européenne.
Concernant l'articulation des rôles des différents préfets, il y a peut-être des habitudes administratives de discussions entre les préfets de région et les ARS, mais ce sont bien les préfets de département qui sont responsables de la gestion de crise. Les préfets de zone sont en revanche essentiels pour la coordination des moyens : la distribution de masques ou le partage d'informations, par exemple. Les préfets de département sont donc les interlocuteurs directs des ARS : j'ai eu l'occasion de répondre sur les difficultés territoriales que cela a pu engendrer ; j'estime en tout cas qu'elles n'ont pas été majeures.
Les fonctionnaires du ministère de l'intérieur sont-ils régulièrement testés ? Depuis quand le sont-ils ?
J'en ai discuté avec les organisations syndicales, les deux secrétaires généraux successifs du ministère et les directeurs généraux de la police nationale et de la gendarmerie nationale. Si un fonctionnaire est testé positif au coronavirus, la médecine du travail de la fonction publique joue son rôle ; nous nous conformons évidemment aux prescriptions des médecins et des ARS. On peut tester jusqu'à l'ensemble d'une brigade ; il nous arrive même parfois de la fermer si nous considérons nécessaire de mettre ces agents en quatorzaine ou en « septaine », comme on dit désormais.
Le chef de l'État nous a dit en mars dernier que nous étions en guerre. Or, quand on fait la guerre, on a un cabinet de guerre et un chef d'état-major : le brillant maréchal Foch ou le moins brillant général Gamelin. L'identification de tels chefs permet de donner confiance aux populations, de leur donner le sentiment que les choses sont gérées de manière coordonnée ; le crédit de la parole publique est ainsi restauré.
Pendant la crise, on a subi des errements sur les masques et les tests. Après une période d'accalmie, on constate depuis quelques semaines une reprise inquiétante du nombre de cas. Or la parole publique est loin d'être uniforme : elle est assurée, une fois par le ministre de la santé, une autre par le Premier ministre, une autre encore par le directeur général de la santé. Tout cela est un peu désordonné.
Le Gouvernement a décidé d'accentuer le rôle du couple préfet-maire, ce qui est bienvenu : les maires ont joué un rôle primordial au printemps pour compenser les faiblesses de l'État. Toutefois, cela contribue à multiplier les mesures différenciées. Des décisions sont prises par les préfets à Marseille ou à Bordeaux sur certaines activités publiques, quand le préfet d'Île-de-France n'en prend pas, alors que le virus y circule tout autant. On a le sentiment qu'il y a deux poids, deux mesures : cela nuit à la confiance et crée un malaise.
Ne pensez-vous pas qu'il faudrait trouver une solution différente, surtout si la crise devait s'accentuer, pour que la parole de l'État soit plus unifiée ? Cela n'incombe pas forcément au ministre de la santé, mais il faut qu'il y ait unité de la parole publique, au-delà des modulations locales par les préfets : cela manque cruellement.
Vos responsabilités antérieures et vos fonctions municipales vous ont rendu familier des problématiques douanières et frontalières. La coordination entre pays européens est un sujet qui m'est cher. De nombreuses familles du Nord hébergent leurs membres âgés ou fragiles dans des établissements de Belgique ; elles ont souffert de la fermeture des frontières, mais aussi d'un défaut d'information, de visibilité et de réciprocité. Voyez-vous des pistes d'amélioration dans les échanges avec les pays qui nous entourent ?
Concernant les verbalisations, quelle évolution constate-t-on ? Qui verbalise et qui est verbalisé, dans quelles circonstances ? Que se passe-t-il en la matière dans les pays limitrophes ?
M. Karoutchi semble souhaiter que l'État soit plus jacobin, ce qui peut surprendre au vu des positions prises par la majorité sénatoriale ces dernières années ; ce n'est toutefois pas si étonnant au vu de sa culture politique, que je partage d'ailleurs largement !
Plus sérieusement, le virus ne circule pas de manière uniforme sur le territoire national : les Français ne comprendraient donc pas que des mesures uniformes soient prises. Par ailleurs, ce n'est pas le préfet d'Île-de-France qui peut prendre de telles décisions, mais bien les préfets de département et le préfet de police de Paris. Or celui-ci a bien pris des dispositions inédites sur d'autres points du territoire national : ainsi du port du masque obligatoire dans l'ensemble de l'espace public parisien, sans les dérogations accordées par d'autres préfets. La polyphonie n'est pas une cacophonie ! Les représentants de l'État s'adaptent à leurs territoires, ce qui me semble correspondre aux demandes de la Haute Assemblée.
M. Karoutchi me semble donc un peu trop dur dans son réquisitoire.
Cette crise dure depuis neuf mois ; elle est sans équivalent dans l'histoire contemporaine, sauf guerre mondiale. M. Karoutchi a cité Foch et Gamelin, que je n'ai pas connus.
Il est vrai que l'État n'a pas eu à connaître une telle gestion de crise, sur une aussi longue durée, en dehors des guerres mondiales. En outre, cette crise sanitaire est proprement inédite dans ses proportions : elle est plus mondiale encore que ne le furent les deux grandes guerres du XXe siècle ! Enfin, nous connaissons encore trop mal le virus contre lequel nous luttons. Il est donc délicat de juger ce qui s'est passé au cours des derniers mois, notamment, l'action de l'État et de ses responsables.
M. Henno a raison de souligner les difficultés que nous avons rencontrées à nos frontières avec la Belgique et nos autres voisins, notamment autour des personnes vulnérables, mais aussi des rapprochements amoureux. Pour la suite, il faudra continuer de faire ce qu'on a su faire dans la deuxième partie de la crise : se parler dans un cadre européen, coordonner les fermetures et les réouvertures de frontières. J'ai pris contact avec mes homologues lors de mon arrivée au ministère : nous avons convenu que, si jamais nous devions imaginer de nouvelles restrictions de passage, elles devraient se faire de manière coordonnée, sous l'égide de l'Union européenne, et en gardant à l'esprit les intérêts des populations frontalières, notamment dans les zones, comme le Nord, où les déplacements transfrontaliers sont extrêmement habituels.
Concernant les verbalisations, j'en ai donné le nombre total. L'outil utilisé par tous les gendarmes et policiers est le procès-verbal électronique. Nous ne disposons pas encore de statistiques sociologiques sur ces verbalisations, mais nous pouvons fournir à la représentation nationale des profils par département et par force. Je peux en outre transmettre vos demandes supplémentaires d'éléments statistiques au préfet Laurent Fiscus, directeur de l'Agence nationale de traitement automatisé des infractions (Antai).
J'ai cru comprendre que des mesures de quarantaine avaient été adoptées par la Belgique pour toutes personnes provenant des départements du Nord et du Pas-de-Calais. Avez-vous des précisions sur cette mesure unilatérale ? Par ailleurs, rappelons que nous ne sommes pas là pour réécrire l'histoire, mais pour l'analyser et en tirer les conséquences !
La Belgique comme l'Allemagne ont considéré qu'il y avait des lieux où le virus circulait de manière plus active et en ont tiré des conclusions pour leur territoire national. Ce virus ne connaît pas de frontières. Il est compliqué de comprendre ce qui se passe à l'échelon départemental. Le virus ne circule pas de la même manière dans la métropole lilloise et ailleurs dans le Nord, mais les mesures sont prises à l'échelle départementale. Les mesures adoptées par nos amis belges n'empêchent toutefois pas les échanges avec la Belgique.
Votre prédécesseur au ministère de l'intérieur a indiqué devant l'Assemblée nationale, le 9 avril dernier, souhaiter que le covid-19 soit inscrit au tableau des maladies professionnelles et que le lien entre l'affection et leur service soit automatiquement présumé pour les agents publics dès lors qu'il est établi qu'ils ont assuré une mission au contact du public durant l'état d'urgence sanitaire. Rappelons que les forces de l'ordre ont été mobilisées de manière très intense pendant le confinement. Pourtant, dans le décret paru le 14 septembre dernier, ne sont concernés par un tel dispositif que les soignants, à l'exception de tous les autres agents publics. Avez-vous l'intention de prendre la mesure annoncée en avril et toujours très attendue par les forces de l'ordre ?
Je souhaiterais par ailleurs revenir sur l'arrêté pris par le préfet du Pas-de-Calais pour interdire la distribution de repas aux migrants dans le centre-ville de Calais par toute association, hormis celle qui est agréée, de manière à éviter des rassemblements jugés inopportuns. Cet arrêté a été pris quelques heures après votre rencontre avec la maire de Calais, qui avait pris il y a quelques années un arrêté analogue, lequel avait été annulé par le tribunal administratif de Lille, notant une « atteinte manifestement illicite aux droits des personnes concernées » et un risque de « traitements inhumains et dégradants » par l'insatisfaction de besoins alimentaires fondamentaux. L'association agréée reconnaît elle-même ne pouvoir fournir des repas à toutes les personnes qui en ont besoin. Comment conciliez-vous votre rôle de défenseur du respect de l'ordre public et celui de garant des droits humains, tels qu'ils ont été rappelés par le tribunal administratif ?
Il a été décidé que, pour se rendre dans certains territoires ultramarins, un test de moins de 72 heures serait requis. Or les laboratoires sont sous tension et les délais de rendu des résultats sont quelquefois très importants. On constate que certains laboratoires exigent 100 euros pour délivrer les résultats dans les délais impartis.
Une petite musique court dans la presse sur l'autorité de l'État : tout ne serait jamais vraiment clair. Les Parisiens ont globalement respecté l'obligation de porter un masque, mais un petit problème subsiste : des jeunes se réunissent la nuit, par exemple sur l'esplanade des Invalides : ils sont très gentils, mais très peu masqués. Il faudrait que les forces de l'ordre mènent des opérations bienveillantes, mais fermes, pour leur rappeler que leurs comportements peuvent mettre les autres en danger.
Je souhaiterais en savoir plus - cela peut faire l'objet d'une réponse écrite - sur les réquisitions de masques qui avaient été ordonnées par les préfets et avaient causé certains problèmes. Combien y a-t-il eu de telles opérations et quelles en ont été les conséquences ?
Madame de la Gontrie, lorsque M. Castaner, alors ministre de l'intérieur, s'est adressé au ministère que je dirigeais au sujet du classement de la covid-19 comme maladie professionnelle pour les agents du ministère de l'intérieur et, plus largement, les agents publics, c'est Olivier Dussopt, alors secrétaire d'État, qui avait instruit cette question. Les forces de l'ordre ne doivent pas être défavorisées par rapport à d'autres agents publics, y compris ceux qui relèvent du ministère de la santé, pour lesquels des spécificités ont été reconnues par le décret que vous avez rappelé. Nous avons commencé à travailler sur un mécanisme permettant de répondre à cette interrogation, que j'ai renouvelée à mon arrivée au ministère de l'intérieur : Mme de Montchalin termine en ce moment son élaboration ; les dispositions déjà prises seront complétées incessamment.
Concernant Calais, je tiens à rappeler que, lorsque Mme la maire de Calais a utilisé son pouvoir réglementaire pour empêcher la distribution de repas en centre-ville, le tribunal administratif a cassé cet arrêté au seul prétexte...
que cette interdiction ne relevait pas du pouvoir du maire ; elle en a déduit que cela relevait de l'autorité de l'État et de son représentant. J'ai compris qu'une association contestait le nouvel arrêté devant le même tribunal administratif ; nous verrons ce qu'il en dira, mais le précédent arrêté avait été annulé principalement pour cette question d'autorité réglementaire. Par ailleurs, l'arrêté préfectoral est circonscrit dans le temps et l'espace, comme le prévoit le droit administratif, afin qu'il n'y ait pas d'excès de pouvoir. Cet arrêté nous paraît pondéré et mesuré ; il répond, non pas à une question politique, mais bien à un souci de santé publique dans cette période particulière : à ma connaissance, 1 500 migrants sont à Calais et dans ses environs ; 60 % d'entre eux viennent d'ailleurs de Belgique afin de pouvoir plus facilement traverser la Manche. La diminution du nombre de camions du fait de la pandémie, l'approche du Brexit et le fait que la mer soit calme pendant l'été ont encore renforcé les difficultés d'ordre public. La distribution de repas dans les rues de la ville apparaît en outre dangereuse pour la circulation du virus.
Vous évoquez les droits humains, auxquels je suis évidemment sensible, comme humaniste et comme républicain, mais la lutte contre les passeurs et l'exploitation de ces êtres humains me semble constituer en la matière le premier de nos devoirs. L'État mandate la distribution quotidienne de 2 000 repas ; en outre, l'hébergement des migrants est systématique lorsque nous intervenons pour les mettre à l'abri. Les policiers et les gendarmes mènent des interventions presque chaque jour pour les aider à ne pas se noyer dans la Manche ; la semaine dernière, des gendarmes se sont même jetés à l'eau pour en sauver ! Enfin, il ne faut pas oublier les droits humains de la population calaisienne, qui vit des situations délicates, en particulier ces derniers temps du fait du déconfinement et des difficultés que nous rencontrons avec nos amis britanniques. Tout cela justifie cet arrêté préfectoral circonscrit dans le temps et l'espace. Les distributions de repas se poursuivent, mais au plus proche des migrants plutôt que dans les rues du centre-ville, dans des conditions conformes à ce que l'État a toujours assumé, quel que soit le gouvernement : on a toujours essayé d'allier fermeté et humanité, comme le disait M. Cazeneuve quand il était Premier ministre.
Quant à l'outre-mer, madame Jasmin, je comprends les difficultés que vous évoquez. On peut se scandaliser de l'exploitation cupide de nos compatriotes ultramarins. J'ai eu à intervenir, en tant qu'élu, dans des situations similaires. L'État consacre des moyens importants au remboursement des tests. Une question demeure quant aux délais, parfois incompatibles avec les exigences du transport aérien. On a essayé au maximum d'améliorer les choses : votre commission a pu constater à Roissy le professionnalisme de nos agents. Il appartient sans doute aux ministères des transports et de la santé d'évoquer les rapports avec les laboratoires et le rétablissement de la continuité territoriale.
M. Lévrier nous invite à la bienveillance active ; il n'a pas tort. J'ai donné aux agents de mon ministère des consignes en la matière, pour encourager de telles discussions, non seulement sur l'esplanade des Invalides, qui est au moins ouverte à tout vent, mais dans tous les endroits où des regroupements et des soirées interdites sont observés. Les forces de l'ordre sont intervenues lors de retransmissions d'événements sportifs ayant donné lieu à des comportements qui ont pu faire scandale. Cela dit, une explication bienveillante ne suffit pas toujours à assurer l'obéissance des gens envers les forces de l'ordre : il faut parfois verbaliser ! Le travail d'explication doit en tout cas être poursuivi, pour que chacun soit responsable de ses actes. Je réitérerai des consignes en ce sens au préfet de police de Paris, ville où le port du masque doit absolument rester obligatoire partout. Cette règle est en tout cas plus simple que les découpages géographiques antérieurs : c'est pourquoi j'ai accepté la proposition qu'avait faite en ce sens le préfet de police, qu'avait d'ailleurs approuvée Mme la maire de Paris.
Concernant les réquisitions, je vous invite à vous adresser à mon prédécesseur ; mon ministère pourra également vous adresser une réponse écrite. À ce propos, je voudrais rappeler à quel point, en tant que ministre chargé des douanes, j'ai dû au printemps soutenir cette administration, qui a fait un travail formidable dans une période difficile. Les douaniers ont été soumis à une très forte pression politique de la part de certains élus locaux alors qu'ils accomplissaient leur nécessaire travail de vérification des cargaisons de masques importés. On exigeait souvent d'eux qu'ils autorisent leur distribution immédiatement, alors même que ce travail, qui ne prenait que quelques heures, était tout à fait nécessaire : certains de ces masques étaient des faux qui n'auraient pu protéger les soignants ou la population ! Nos agents ont accompli leur tâche sous les quolibets et les mises en cause, sans céder aux pressions exprimées jusque dans les médias.
L'aéroport de Vatry, dans mon département, a ainsi accueilli nombre de masques dans de bonnes conditions. N'hésitez pas à continuer de l'utiliser !
Au Sénat, des protestations ont été faites contre certaines réquisitions, mais jamais contre les contrôles effectués par les douaniers, qui sont tout à fait normaux !
Il s'agit d'une épidémie inédite et mondiale ; nous en sommes tous conscients. Il me semble donc utile de nous préoccuper de la façon dont elle a été gérée et l'est encore, puisque la crise perdure et semble même s'aggraver. C'est pourquoi la polyphonie actuelle paraît dangereuse : elle provoque des interrogations dans l'opinion publique, voire de l'angoisse et des comportements dangereux.
Vous n'avez pas répondu à la question de Mme Deroche sur l'application StopCovid. Quoi que j'en pense, force est de constater qu'elle ne marche pas. Les raisons en sont peut-être multiples. Est-elle toujours d'actualité ? Des bruits circulent quant à un accès privilégié aux tests pour les utilisateurs de cette application. Qu'en est-il ?
Comme je l'ai dit à Mme Deroche, je ne suis nullement chargé de cette application dans mes fonctions actuelles et je ne l'étais pas plus dans mes fonctions antérieures ; je ne saurais donc répondre à ces questions, que je vous suggère d'adresser aux responsables administratifs et politiques de cette application, qui me semble nécessaire dans la lutte contre la circulation du virus.
Vous êtes ministre de l'intérieur. Certes, vous n'êtes pas chargé de cette question, mais M. Cédric O a affirmé que StopCovid pourrait faciliter le travail des forces de l'ordre ; vous êtes concernés au moins à ce titre.
J'avoue être ministre de l'intérieur, mais je ne vois pas de lien particulier entre l'application StopCovid et le travail des forces de l'ordre, en particulier lors des contrôles. En tout cas, je n'ai pas eu à connaître de près ou de loin de cette application, hormis en tant que citoyen.
La décision du tribunal administratif de Lille qui suspendait l'arrêté de Mme la maire de Calais n'a pas été prise sur les motifs décrits par M. le ministre : c'est bien un motif de fond qui la justifiait.
Je me ferai un plaisir de passer une soirée, une nuit, ou une journée à Calais avec Mme la sénatrice à la rencontre des habitants.
Nous vous remercions, monsieur le ministre.
La réunion est close à 17 h 15.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
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