Nous accueillons aujourd'hui M. Gilles de Margerie, commissaire général de France Stratégie, qui s'était déjà exprimé devant notre délégation, en avril 2018 dans le cadre d'un travail sur le pacte entre les générations et en décembre 2019 sur le sujet de l'avenir de l'alimentation. Nous vous avons invité cette fois, en compagnie de Mme Cécile Jolly, chargée de mission à France Stratégie, et de M. Dorian Roucher, sous-directeur de l'emploi et du marché du travail à la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), pour évoquer le rapport Les métiers en 2030, exercice passionnant de prospective que vous avez publié il y a quelque jours.
Vos travaux montrent que le travail et l'emploi ne sont pas en voie de disparition : un million d'emplois supplémentaires devraient même être créés d'ici à 2030, conduisant à une baisse structurelle du chômage. Au-delà de cette bonne nouvelle, vos travaux nous renseignent sur les secteurs d'activité qui vont beaucoup recruter, voire qui auront du mal à le faire, et sur les types de métiers dont nous aurons besoin.
Vos prévisions suscitent de nombreuses interrogations : risque-t-on de voir s'aggraver la dualité du marché du travail entre les métiers qui connaîtront de fortes tensions, qu'il s'agisse de métiers à haut niveau de qualification ou, à l'inverse, de métiers pénibles et peu qualifiés, et les métiers intermédiaires où les risques de chômage et de bas salaires pourraient s'aggraver ? L'appareil de formation doit-il être revu pour faire face à de possibles pénuries de main d'oeuvre dans des secteurs stratégiques ? Des pénuries de main d'oeuvre peuvent-elles faire obstacle aux stratégies de réindustrialisation que l'on mènerait ? Y a-t-il des métiers que nous ne voudrons plus faire dans dix ans ?
Vos travaux stimulent notre réflexion sur une question stratégique pour notre économie, mais aussi pour l'organisation de notre vie collective, la valeur travail étant encore cardinale dans notre société.
Le rapport que nous vous présentons aujourd'hui est le résultat d'un travail mené par la Dares et France Stratégie depuis de longues années. C'est la quatrième fois que nous nous livrons à un tel exercice ; on publie à peu près un rapport de ce type par législature. L'ambition de ces rapports est de proposer un panorama chiffré des métiers sur un horizon de dix ans, en portant une attention particulière aux besoins de recrutement. Pour aboutir aux chiffres les plus précis possible, nous avons travaillé avec de nombreux partenaires, réunis dans un comité d'orientation. Nous consultons notamment les fédérations professionnelles, pour une meilleure vision des perspectives de croissance des différents secteurs et des gains de productivité possibles.
Ce document est un outil d'aide à la décision ; nous avons un objectif d'utilité. Ces rapports sont les documents les plus téléchargés parmi tous ceux que nous produisons. Nous voulons être lus par les acteurs de ces secteurs : les organismes de formation, mais aussi les jeunes qui s'interrogent sur leur orientation et leurs familles, ou encore les administrations qui voudraient soutenir des formations aujourd'hui insuffisantes, ce qui permettrait de faire mentir certaines de nos prévisions. Si certains métiers en forte croissance ne trouvent pas les bras et les têtes dont ils ont besoin, ils risquent de croître moins que leur potentiel. Notre ambition est que ces déséquilibres ne se matérialisent pas, ou moins, parce qu'on aura fait les efforts nécessaires.
Ce rapport dresse un panorama chiffré des viviers et des besoins de recrutement, en se fondant sur de nombreuses données d'expertise concertées avec différents acteurs.
Pour identifier les besoins de recrutement, on quantifie d'abord les créations nettes d'emplois de l'économie, les postes qui n'existent pas aujourd'hui et seront créés d'ici à 2030. La seconde étape consiste à quantifier par métier les personnes qui vont sortir définitivement du marché du travail. Les durées d'activité varient suivant les métiers, la propension des seniors à cesser plus ou moins tôt leur activité dépend aussi de leur âge d'entrée et de leur niveau de qualification. L'Insee nous a apporté son concours pour cette modélisation.
En faisant la somme des créations d'emplois et des départs, on a une idée du nombre de postes à pourvoir dans chaque métier ; c'est ce nombre que l'on confronte avec le vivier potentiel, à savoir les jeunes qui débutent leur carrière professionnelle. Pour ce faire, nous avons eu recours à l'expertise de la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l'éducation nationale. À ce vivier principal, il faut en ajouter trois autres, que nous n'avons pas quantifiés dans le détail, mais pris en compte qualitativement : les mobilités entre métiers - certains métiers de seconde partie de carrière ont une mobilité nette positive, quand d'autres sont plutôt des métiers d'entrée de carrière à la mobilité nette négative - ; les chômeurs retournant en emploi, qui sont environ 450 000 dans notre projection, auxquels il faut ajouter les inactifs retournant sur le marché du travail, notamment des femmes en reprise d'activité ; enfin, le solde migratoire, constitué tant d'expatriés rentrant en France que d'immigrés récents.
Revenons à la première étape : l'établissement de projections pour les créations nettes d'emplois. Nous faisons appel à un modèle économique programmé pour aboutir à des projections détaillées sur 37 secteurs, puis 83 métiers.
Pour borner les incertitudes, nous avons élaboré plusieurs scénarios de croissance. Le scénario de référence intègre déjà des changements de comportement post-Covid, notamment le recours accru au télétravail et une préférence accentuée pour la santé ; ces évolutions entraînent une déformation de l'emploi, favorable aux plus diplômés. Dans le deuxième scénario, dit « Covid + », les craintes sanitaires se poursuivent, avec une distanciation sociale plus marquée : ce scénario est très défavorable à toutes les activités qui imposent des interactions sociales. Ces deux premiers scénarios se fondent sur les mesures relatives au climat qui ont déjà été arrêtées et représentent certes un grand progrès, mais ne suffisent pas à atteindre les objectifs pour 2030 de la stratégie nationale bas-carbone. Nous avons donc élaboré un troisième scénario où ces objectifs sont atteints, notamment au travers d'investissements dans le bâtiment et les transports ; ces mécanismes keynésiens conduiraient à la création de 200 000 emplois supplémentaires.
La hiérarchie des métiers n'est pas sensiblement différente suivant les scénarios. Ceux qui connaissent le plus de créations d'emplois sont les métiers de cadres du secteur privé et ceux d'aide et de soins aux personnes fragiles. Les ingénieurs informatique connaissent un très faible nombre de départs en fin de carrière, mais énormément de créations de nouveaux postes. À l'inverse, les agents d'entretien, les enseignants, ou les conducteurs de véhicules auront beaucoup de postes à pourvoir du fait d'un nombre important de départs en fin de carrière. D'autres métiers sont plus à parité entre créations et renouvellements, comme les infirmiers ou les ingénieurs et cadres de l'industrie.
Dans la seconde partie de l'étude, nous confrontons ces besoins aux ressources disponibles pour pourvoir ces postes et notamment aux métiers auxquels le système de formation actuel prépare les jeunes. Il s'agit de déterminer comment, à système inchangé, les jeunes se répartissent par métier. Cela permet d'identifier des déséquilibres auxquels il conviendra de remédier par divers mécanismes : modification du système de formation initiale, mais aussi formation continue ou revalorisation de l'attractivité de certains métiers.
Pour cet exercice, nous nous sommes notamment appuyés sur les projections fournies par la DEPP. Cela nous permet d'élaborer une image des métiers qu'exerceront les jeunes d'ici à 2030 s'ils se comportent comme ceux d'aujourd'hui, avec une simple poursuite de l'élévation du niveau de diplôme. Ainsi, les 7 millions de jeunes qui sortiront du système scolaire durant cette période se trouvent ventilés par métier.
Il convient ensuite de confronter cette répartition aux besoins de recrutement déterminés dans la première partie de l'étude. Cela fait apparaître un déséquilibre partiel, qui donne une idée de l'évolution des tensions de recrutement et des métiers dans lesquels, sans évolution du système de formation ni intervention de mobilités rééquilibrantes - mobilités entre métiers, immigration, recrutement de chômeurs -, il y aura un manque de personnel. Il manquerait ainsi environ 100 000 enseignants et autant d'aides à domicile et d'aides-soignants. Pour les infirmiers, les besoins semblent en revanche a priori couverts : cela ne veut pas dire qu'on résorberait les tensions actuelles, mais elles n'augmenteraient pas.
Pour mieux prendre en compte les tensions existantes, on peut élaborer un tableau distinguant quatre types de métiers : ceux qui sont aujourd'hui en tension et le seront encore davantage - ouvriers qualifiés du bâtiment, aides à domicile, techniciens des industries mécaniques - ; ceux qui ne le sont pas, mais pourraient le devenir - agents d'entretien, ouvriers qualifiés de la manutention - ; ceux qui le sont aujourd'hui, mais où les tensions ne s'aggraveraient pas - infirmiers, bouchers, ingénieurs informatique - ; enfin, ceux qui le sont aujourd'hui, mais où les tensions pourraient se réduire - métiers de l'hôtellerie et restauration, employés de la comptabilité.
Enfin, on peut tenter une typologie complète des métiers en mettant en regard les déficits potentiels de main d'oeuvre, la pyramide des âges de chaque métier, et son attractivité au cours d'une carrière, mesurée par la mobilité nette. Il y a des métiers âgés et dont l'attractivité est faible, de sorte qu'ils connaîtront des manques de personnel d'ici à 2030, même s'ils ne sont pas dynamiques : ouvriers du textile, ouvriers qualifiés du bâtiment, agriculteurs. Il y a ensuite les métiers de seconde partie de carrière, qu'il s'agisse de métiers de cadres ou de métiers de reconversion. Dans les métiers attractifs et jeunes, les besoins de recrutement seront structurellement plus faibles du fait d'un faible nombre de départs en fin de carrière ; c'est le cas pour les infirmiers, les cuisiniers, ou les personnels d'étude et de recherche. Enfin, les métiers de première expérience, tels que vendeurs et serveurs, connaissent structurellement une mobilité négative.
Chacun des raisonnements que nous mobilisons dans cette étude est très simple ; l'originalité de notre démarche est dans l'effort de quantification de chaque mécanisme. Nous nous sommes aussi demandé si nous étions tombés juste dans nos précédents rapports. Dans l'ensemble, c'est bien le cas ; les principaux écarts entre nos prévisions et la réalité sont observés dans des métiers à l'activité très cyclique et peu prévisible, comme le bâtiment ou l'agriculture.
Merci pour votre présentation de grande qualité. On constate qu'il existe des métiers qui connaissent déjà des tensions de recrutement qui risquent de s'accentuer au cours de cette décennie, notamment dans le secteur médico-social. Comment se fait-il que nous n'arrivions pas à réorienter l'appareil de formation, ou à accueillir tous ceux, jeunes et moins jeunes, qui pourraient ou voudraient s'orienter vers de telles professions ?
Les indicateurs de tension que nous élaborons avec Pôle Emploi nous donnent une idée de l'origine de la tension pour chacun des métiers que nous distinguons. Nous essayons de produire des indicateurs sur le lien entre la formation et l'emploi : tel ou tel métier nécessite-t-il une formation très spécifique ? Si le lien est fort, une intervention sur la formation sera cruciale ; sinon, il faudra plutôt agir sur d'autres facteurs, comme l'adéquation géographique, les conditions de travail ou les types de contrats proposés. Dans certains des métiers où les tensions pourraient s'accroître - techniciens de l'industrie mécanique, par exemple -, le principal frein à l'emploi est bien la spécificité de la formation. Pour d'autres, comme les aides à domicile, les horizons de formation sont très divers. Pour les aides-soignants, on est dans une situation intermédiaire.
Si l'on observe l'évolution des tensions de recrutement depuis 2015, une grande partie des hausses de tension est observée dans des métiers où les conditions de travail sont très dégradées. Les contraintes liées à la formation correspondent à des tensions plus structurelles.
Les canaux de recrutement diffèrent énormément suivant les métiers. On relève une attractivité très faible des métiers du secteur médico-social pour les jeunes ; les métiers de la manutention sont plus attractifs, même si les conditions de travail n'y sont pas bien meilleures. Les employeurs de l'aide à domicile préfèrent aussi des personnes expérimentées, ce qui peut conduire à d'autres difficultés de recrutement. Enfin, ces recrutements sont très segmentés par genre : les métiers du soin sont très féminins, ceux de l'informatique très masculins ; cela résulte largement de stéréotypes de genre très ancrés.
Comment se déclinent vos projections suivant les territoires ? Observez-vous des différences entre zones rurales et urbaines du point de vue de l'évolution des métiers ? Enfin, l'implication des conseils régionaux, notamment en matière de formation, peut-elle avoir une incidence ?
Votre rapport précédent avait-il envisagé la pénurie que l'on observe en matière de démographie médicale ? Jugez-vous qu'elle devrait se résorber d'ici à 2030 ?
Avez-vous quantifié les effets d'éventuelles mesures de recul de l'âge de la retraite ? Avez-vous prévu divers scénarios concernant l'évolution de l'emploi des seniors suivant les politiques qui seraient suivies en la matière ?
Enfin, en matière de services à domicile, la robotisation de certains emplois, notamment pour les tâches répétitives, avait fait l'objet de travaux de notre délégation. Avez-vous pris en considération ces possibles évolutions ?
Votre rapport montre que l'on doit s'attendre à la création de 1,8 million d'emplois pour des diplômés de l'enseignement supérieur. Cela va à rebours d'un discours ambiant selon lequel il n'y aurait pas besoin de faire des études pour réussir : que plus que jamais l'école, mécanisme d'égalité sociale, joue un rôle essentiel dans la réussite.
Derrière les chiffres, il y a des femmes et des hommes. Êtes-vous capables d'appréhender, dans vos projections, la réalité humaine du vécu au travail ?
Vous avec pris l'exemple des ingénieurs informatique, sans doute l'un des métiers les plus précaires en entreprise : peut-on faire des comparaisons avec certaines professions autrefois jugées mal payées ou peu qualifiées, comme celle d'ouvrier, et qui pourtant offrent aujourd'hui une meilleure sécurité, tandis que d'autres à bac + 2 ou bac + 3 semblent plus précaires, et donc moins attrayantes ?
De même, en Auvergne-Rhône-Alpes, à Riom par exemple, on assiste à une relocalisation des métiers du cuir, qui appartiennent à la filière du luxe, et bénéficient d'une convention collective plutôt avantageuse. Les difficultés de recrutement semblent moindres que dans d'autres filières.
Enfin, chaque candidat à l'élection présidentielle affiche sa volonté de réindustrialiser la France : tenez-vous compte de ces éléments dans vos modélisations ?
Dans notre rapport, nous nous efforçons de faire une projection régionalisée des données sur la base des éléments que nous pouvons étudier à l'échelle régionale, comme la démographie dans les différents métiers, mais il ne s'agit pas de la construction d'un modèle économique pour chaque région.
Dans la mesure où la formation professionnelle est une compétence des régions, il était important de pouvoir régionaliser nos résultats. Nous avions commencé cet effort il y a quatre ans. En 2020, alors que nous nous apprêtions à publier nos données, la crise sanitaire a éclaté, engendrant beaucoup d'incertitudes. Nous avons dû reprendre notre analyse pour tenir compte des effets structurels liés à la crise du covid. Le travail n'est donc pas encore achevé. D'ici à la fin de l'année, nous publierons des projections par région.
Vous avez évoqué la pénurie dans le domaine médical. Dans notre précédent rapport, nous ne confrontions pas les besoins de recrutement au nombre de nouveaux diplômés. Nous avions globalement bien identifié les besoins. En ce qui concerne les métiers du care et de la santé, nous avions sans doute anticipé le virage domiciliaire, en prévoyant trop d'emplois d'aides à domicile, et insuffisamment d'emplois d'aides-soignants et d'agents de service par rapport à ce qui s'est passé. Cependant ce virage semble amorcé.
En ce qui concerne les mesures concernant l'âge de départ à la retraite, nous nous appuyons sur les projections de l'Insee sur la population active : nous prévoyons une hausse tendancielle de l'âge de départ en retraite, car les personnes ont tendance spontanément à reculer leur âge de départ à la retraite, tandis que la réforme Touraine, qui augmente la durée de cotisation pour avoir une retraite à taux plein, continue de monter en charge. Ainsi la population active et le taux d'activité des personnes de plus de 55 ans augmentent spontanément. Nous n'avons pas intégré de nouvelles mesures de recul de l'âge de départ à la retraite, mais cela ne changerait pas massivement les chiffres, même si cela aurait pour effet de réduire un peu les besoins de recrutement.
Les études existantes ne font pas de distinctions sur les attitudes par rapport à la retraite par métier et par sexe. Nous prévoyons d'étudier cette dimension l'année prochaine. Cela nous permettrait d'affiner nos projections des besoins par métier. Nous partagerons nos données avec le Conseil d'orientation des retraites pour qu'il puisse en tenir compte dans ses propres simulations.
Réaliser une modélisation des départs en fin de carrière, c'est modéliser la propension à quitter le marché du travail. Outre la retraite, il existe en effet de multiples raisons de quitter le marché du travail : le chômage, une maladie professionnelle, notamment chez les ouvriers, etc. Les comportements ne dépendent donc pas seulement de la législation sur les retraites. La démographie joue aussi un rôle essentiel. Les baby-boomers sont en train de partir massivement à la retraite, et la pyramide des âges sera déséquilibrée jusqu'en 2030. Cet effet est massif et les réformes sur les retraites envisagées n'auront à cet égard, dans l'immédiat, qu'un effet limité sur les volumes.
Pour répondre à Mme Cukierman, j'indique que la Dares réalise une enquête tous les trois ans sur les conditions de travail. Ce sont ces données que nous utilisons pour nos projections.
En effet, mais on constate que la hiérarchie des métiers en fonction de la pénibilité varie peu au fil des enquêtes.
Je voudrais apporter une précision sur la distinction entre les zones rurales et urbaines : lorsque nous avions rédigé notre projection sur les métiers en 2022, nous avions observé que les destructions d'emplois se concentraient plutôt dans les zones rurales et dans les petites villes.
De même, à l'époque, le régime du numerus clausus était toujours en vigueur en médecine. De ce fait, nous nous attendions à une très faible création de postes de médecins, parallèlement à un fort taux de départs à la retraite en raison d'une démographie vieillissante. Désormais, nous envisageons un nombre plus important de médecins, mais il faut résoudre la question des postes.
Le nombre de médecins sera plus important, mais sera-t-il suffisant pour répondre aux besoins ?
Avec le vieillissement de la population, les besoins en médecins, mais aussi en professions paramédicales, en infirmiers, en kinésithérapeutes, etc., augmentent. La progression des effectifs devrait être sensible, mais il est difficile d'apprécier si elle sera suffisante pour faire face aux besoins.
Il faut aussi tenir compte du fait que le nombre d'actes réalisé par les médecins est très différent de ce qu'il était il y a trente ans ; la figure du médecin de campagne qui travaillait plus de 70 heures par semaine, six jours par semaine, tend à se raréfier...
Il faut aussi tenir compte du progrès technique dans le domaine de la médecine : dans notre scénario de référence, nous prévoyons une hausse de l'automatisation, et donc de la productivité, comparable à celle du passé. En revanche, dans notre scénario « Covid + », on retient l'hypothèse d'une robotisation accélérée, en raison de la dématérialisation provoquée par la distanciation sociale. Toutefois notre scénario central n'est pas disruptif. En effet, la robotisation ne date pas d'hier et les freins à son développement dans le domaine médical sont nombreux : outre des éléments d'ordre culturel, l'absence de présence humaine n'est pas évidente dans ces professions - je pense notamment à l'aide à domicile - et peut s'avérer parfois préjudiciable.
La robotisation peut permettre aux personnes qui sont au chevet du patient de déléguer au robot des tâches répétitives et de se concentrer sur l'attention portée au malade. La robotisation peut permettre d'accroître le temps passé auprès des patients.
Un investissement dans de nouvelles technologies est rentable s'il s'accompagne de gains de productivité. Une aide à domicile prend soin de la personne, lui fait à manger, lui parle, l'aide à réaliser ses démarches administratives, fait du ménage, etc. C'est un travail varié, qui n'est pas répétitif.
Les freins à l'automatisation sont réels et divers. Nous avions ainsi prévu que l'automatisation des caisses dans les commerces serait beaucoup plus rapide qu'elle ne l'a été. Cette démarche a aussi un coût financier. La relation entre l'homme et la machine peut parfois être complémentaire. La situation peut se décanter, mais les évolutions sont difficiles à prévoir.
Quelques tendances lourdes peuvent être anticipées. Le développement du maintien à domicile fait que l'entrée en Ehpad est plus tardive, et que les patients y sont plus dépendants. Dès lors la nature des tâches dans les Ehpad évolue : on observe ainsi que les employés de ces structures ont davantage de troubles musculo-squelettiques (TMS) car ils passent beaucoup de leur temps à aider les patients à se lever, à s'habiller, à se déplacer, etc. Ces tâches sont difficiles à automatiser, même si on sait alléger le port de charges grâce à des harnais.
Un autre enjeu pour la démographie médicale est le développement des pratiques avancées afin de répartir différemment les tâches entre les médecins et les autres professionnels médicaux ou paramédicaux : avec l'évolution des techniques, les infirmiers peuvent ainsi accomplir des tâches effectuées autrefois par les médecins, pour réaliser certains examens de santé par exemple.
En ce qui concerne la réindustrialisation, notre scénario intègre un renversement de tendance. Avant la crise, on observait déjà un rebond industriel, qui a été accentué par la pandémie. L'allongement des chaînes d'approvisionnement constituait déjà une préoccupation. La crise sanitaire et la guerre en Ukraine ne font que l'accentuer. L'importance des secteurs stratégiques était déjà reconnue. Des politiques de revitalisation étaient déjà lancées. La transition écologique représente une opportunité de se positionner sur certains secteurs, car il est plus facile de construire quelque chose de nouveau que de rapatrier ce qui a disparu. On observe ainsi la création de 40 000 postes industriels, surtout qualifiés, car l'industrie est un creuset de gains de productivité, ce qui fait que les postes d'ouvriers sont moins nombreux.
Il est beaucoup question de nouveaux métiers qui n'existent pas encore, mais qui vont apparaître demain. Il faut s'attendre à un mouvement de destructions et de créations. Ces nouveaux emplois compenseront-ils les destructions d'emplois existants ?
Je pense que 95 % des métiers de demain existent déjà ! Très peu de métiers disparaissent totalement, si ce n'est peut-être celui de mineur en raison de la fermeture des bassins houillers. De même, très peu de nouveaux métiers apparaissent, sauf dans l'informatique. En revanche, les métiers se transforment et cette mutation s'accélère. Par exemple, les métiers de data scientist - un métier de statisticien - et de data analyst - un métier d'informaticien - se sont progressivement fondus.
De même, certains métiers se segmentent à cause de la forte demande : c'est le cas des ingénieurs en informatique, qui doivent se spécialiser désormais dans le hardware ou le software, ou dans le secteur de la communication où le responsable presse a laissé la place à des professionnels des réseaux sociaux, du web, de la presse, etc., en raison de la multiplication des canaux d'expression.
On entend parfois que l'on manque de certains ingénieurs ou de spécialistes de la conception en 3D, mais notre rapport de prospective ne permet pas de descendre à ce niveau d'analyse.
Voilà quelques années, on s'inquiétait de la disparition de certains métiers à cause du numérique. On concluait, un peu rapidement, que la disparition de certains gestes s'accompagnerait de la disparition de certains métiers. Certains ont ainsi prédit la disparition des livreurs : en fait, c'est l'inverse qui s'est produit ! Et leurs tâches sont variées : ils doivent charger leur camionnette, se garer, trouver l'adresse, etc. Or seule une infime part de ce travail est automatisable. On ne peut donc pas déduire de la disparition de certains gestes spécifiques la disparition de certaines professions. La réalité est que les métiers de demain existent déjà, dans leur grande majorité, mais ils évoluent. Ainsi les techniciens de maintenance utilisent désormais des tablettes numériques qui les aident à mieux identifier les pannes : leur pratique professionnelle évolue, mais cela n'apparaît pas dans les classifications professionnelles.
Je vous remercie pour ces propos passionnants.
La réunion est close 14 h 45.