Nous avons le plaisir d'accueillir ce matin Madame Véronique Albouy, de l'Institut national de la statistique et des études économiques et Madame Hélène Périvier, de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), pour évoquer les politiques de lutte contre la pauvreté.
Une concertation, engagée en décembre 2017 en vue de la préparation du plan de lutte contre la pauvreté, a débouché sur six rapports thématiques que le délégué interministériel à la lutte contre la pauvreté, M. Olivier Noblecourt, doit désormais synthétiser. La ministre de la santé et des solidarités, Mme Agnès Buzyn, déclarait : « la pauvreté a changé de visage ces dernières années. Elle touche beaucoup les familles, notamment plus de trois millions d'enfants qui vivent en-dessous du seuil de pauvreté ». Plus de 9 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, soit 14 % de la population.
J'ai souhaité que la commission des affaires sociales soit pleinement éclairée, au-delà des chiffres globaux et des moyennes, sur les caractéristiques de la pauvreté en France et sur l'évaluation des politiques conduites jusqu'à présent. Quelles doivent être les priorités de ces politiques, quels outils doivent-elles mobiliser et avec quelle articulation avec d'autres politiques publiques comme la santé, le logement, l'éducation ?
Je suis chargée de la production des statistiques sur le revenu et les conditions de vie à l'Insee. La France a un dispositif de statistiques sur le revenu de qualité par rapport à nos voisins européens, fondé sur des enquêtes, des données fiscales et celles transmises par les caisses de prestations sociales. Les revenus sont mesurés annuellement. Comme partout en Europe, la mesure de la pauvreté en France est relative : le seuil de pauvreté est défini à 60 % du niveau de vie médian de la population, 50 % pour le taux d'extrême pauvreté - chiffre parfois retenu à l'étranger. Attention, le niveau de vie est non seulement calculé sur les revenus mais aussi sur la composition familiale avec l'attribution d'un coefficient spécifique selon la taille de la famille. Dans la presse, les chiffres mentionnés concernent une personne célibataire. Les derniers chiffres disponibles sont fondés sur les revenus de 2015 à partir des déclarations fiscales établies sur les revenus de l'année précédente.
Le taux de pauvreté s'élève en France à 14,2 %. Le niveau de vie médian - qui coupe la population en deux - s'élevait à 20 300 euros annuels, soit environ 1 700 euros par mois pour un célibataire. Pour un couple avec deux grands enfants - le coefficient dépend de l'âge des enfants - il est de 42 000 euros par an, soit 3 500 euros par mois. Le niveau de vie médian en 2015 est légèrement inférieur à celui de 2008, soit avant la crise économique.
Une personne pauvre avait un niveau de vie inférieur à 1 015 euros par mois en 2015, un couple sans enfant 1 500 euros, un couple avec deux enfants 2 100 euros. Le risque de pauvreté dépend de multiples facteurs. Les deux plus importants sont le chômage et la structure de la famille. Une personne au chômage a un risque de vivre dans un ménage pauvre de 38 %, contre 14 % pour le reste de la population. Une personne vivant dans une famille monoparentale a un risque de pauvreté de 35 %, celle vivant dans une famille de plus de trois enfants de 40 % et le taux augmente très vite avec le nombre d'enfants. La France a l'un des taux de pauvreté les plus bas de l'Europe mais ce niveau dépend aussi du niveau de richesse du pays. De nombreux pays ont un seuil plus bas qu'en France où la distribution des revenus est moins inégalitaire que dans de nombreux pays européens.
Entre 2008 et 2011, le taux de pauvreté s'est fortement accru, de 1,4 point sur toute la période. Entre 2011 et 2015, il s'est stabilisé et a même légèrement décru de 0,4 point. Le taux actuel est donc supérieur d'un point à celui de 2008. Dans de nombreux pays européens, le taux de pauvreté s'est davantage accru qu'en France.
Le visage de la pauvreté a beaucoup changé. La pauvreté des retraités a fortement décru, passant de 31 % en 1970 à 11 % en 1984, en raison de l'arrivée à la retraite de personnes ayant des droits à la retraite, de la revalorisation des minima sociaux et notamment du minimum vieillesse. Le taux d'extrême pauvreté est passé de 23 à 5 % parmi ces populations. Depuis quelques années, la pauvreté touche davantage les ménages actifs, les jeunes et les familles monoparentales.
Dans mon état des lieux et ma présentation des politiques, j'insisterai particulièrement sur les spécificités de la pauvreté et les mesures de la pauvreté. Les indicateurs, très importants, passent parfois à côté de certains phénomènes.
Les facteurs de la pauvreté sont d'abord le chômage ou les situations de précarité qui facilitent le basculement dans la pauvreté. La pauvreté est un phénomène dynamique, même si certaines personnes se trouvent structurellement en état de pauvreté. De nombreuses personnes sur les franges du marché du travail, travaillant ou non selon les aléas de ce marché, deviennent pauvres par intermittence. La situation familiale et le nombre d'enfants - malgré une politique familiale très développée -importent beaucoup. Les familles nombreuses sont les plus touchées, avec également un phénomène de reproduction de la pauvreté chez les enfants issus de ces familles. La pauvreté est souvent la conséquence d'une séparation, d'un divorce ou d'une rupture familiale, même si cet événement permet de s'émanciper de sa famille. Souvent, des mères isolées sont touchées. L'organisation des couples est souvent défavorable aux femmes dont l'insertion dans l'emploi est plus complexe et moins continue que celle des hommes. Lors d'une séparation, il y a une perte d'économies d'échelles, notamment avec deux logements au lieu d'un. Les politiques sociales et familiales sont inadaptées à ces configurations et accompagnent mal ces situations pouvant conduire à la pauvreté. Selon l'Insee, la perte de niveau de vie après un divorce concernait les deux conjoints, mais davantage les femmes. La garde des enfants revient souvent à la mère et la pauvreté se répercute sur les enfants. Les couples avec deux actifs sont beaucoup moins sujets à la pauvreté, à l'inverse des mères isolées. Entre les deux se trouvent les femmes et les hommes seuls pouvant être dans une grande précarité en marge du marché du travail et les couples où un seul travaille - souvent le père.
La mesure de la pauvreté dépend du niveau de vie mais aussi de la taille de la famille : des échelles d'équivalences - les unités de consommation - reposent sur un calcul de l'OCDE un peu modifié. La première personne compte pour un, la deuxième 0,5, la troisième 0,3. La mesure de la pauvreté est donc très sensible à l'utilisation de ces échelles qui prennent très mal en compte la situation des foyers monoparentaux. Un couple seul a besoin d'une chambre, une mère avec un enfant de deux chambres... Les outils ne sont pas adaptés.
Les politiques de lutte contre la pauvreté sont de deux types. Les aides monétaires de soutien au revenu sont principalement les minimas sociaux, avec des bonifications spécifiques en cas de famille monoparentale, de situation de handicap ou de chômage de longue durée. C'est un mille-feuille complexe mais qui cible davantage des populations spécifiques. Une réflexion pour fusionner certains minimas sociaux est en cours. Depuis les années 2000, ces politiques sont axées sur les soutiens aux revenus du travail, dans une logique d'incitation au travail des bénéficiaires des minimas sociaux, alors que les revenus des minimas sociaux comme le RSA-socle (revenu de solidarité active) sont indexés sur les prix et non sur le niveau de vie moyen ou les salaires, ce qui aboutit à un décrochage. Certaines personnes pauvres éloignées du marché du travail et qui ont du mal à y accéder - notamment dans une période de crise - sont donc moins prises en compte. Cela pose la question de l'indexation des minimas sociaux.
Les mères isolées peinent à percevoir des pensions alimentaires, malgré le dispositif des Garanties contre les impayés de pensions alimentaires (GIPA) qui aide au recouvrement des pensions et compense en partie le niveau de vie après une séparation. Souvent, le père n'a pas les moyens de payer la pension et la mère se retrouve en grande difficulté...
Autre type de politique, les services publics financés par l'impôt sont des garde-fous contre la pauvreté : l'accès à des modes de garde accessibles et subventionnés permet d'émanciper la femme pour qu'elle travaille et de lutter contre la pauvreté de la mère et de l'enfant ; les aides de la Caisse nationale d'allocations familiales (Cnaf) favorisent l'accès aux loisirs, à la culture et aux vacances ; les aides pour les transports sont essentielles pour accéder à l'emploi et vivre décemment ; les aides au logement soulagent cette part importante du budget et aident à trouver un emploi. Les situations de pauvreté sont souvent multifactorielles avec l'accumulation d'une séparation, d'un problème de chômage ou de logement, et nécessitent une bonne articulation des politiques publiques.
Faut-il maintenir le lien entre la politique de lutte contre la pauvreté et la politique familiale ? Parfois, certains dispositifs ne font pas la distinction entre ces deux politiques et leur effet peut être neutralisé, notamment lorsqu'un ménage arbitre entre les effets sur son revenu du quotient familial ou d'une prestation sociale.
Le dispositif d'incitation financière au retour à l'emploi, et notamment la prime d'activité, atteint-il son objectif ? La lutte contre la pauvreté est-elle compatible avec la lutte contre le chômage ?
Avez-vous des chiffres sur les poches où se concentre la pauvreté et sur l'isolement, notamment de personnes âgées, ainsi que sur l'influence de la politique de la ville pour lutter contre la pauvreté dans des quartiers ?
Chaque année, nous évoquons le plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté - le dernier date de 2015 - au travers du programme budgétaire 177 sur le logement et nous constatons le décalage entre les moyens financiers et l'application réelle sur le terrain. Quelles suggestions proposez-vous en amont du projet de loi Évolution du logement, de l'aménagement et du numérique (Elan), qui cible notamment les personnes en difficulté, par rapport à ce plan pluriannuel ?
La situation de la pauvreté a changé en trente ans, mais ces dix dernières années le nombre de pauvres a cru d'un million, alors que notre pays s'est considérablement enrichi - et surtout les plus riches. Mais six millions de personnes passent l'hiver dans le froid, 3 millions d'enfants pauvres ne mangent pas à leur faim.
En novembre 2015, l'Insee publiait une étude sur les différences de niveau de vie selon les régions, sur la base des revenus de 2012. Ma région, les Hauts-de-France, est à la dernière place avec 18 100 euros de revenu médian en 2012. Avez-vous des chiffres plus récents ? Plus de 18,1 % de la population de la nouvelle région est sous le seuil de pauvreté, soit un million d'habitants. C'est énorme ! Ces écarts régionaux ont-ils tendance à s'accroître, à se stabiliser ou à se réduire ?
Lors d'une audition la semaine dernière, nous avons pris connaissance du chiffre édifiant du nombre de contrats précaires, de quelques heures par semaine ou de quelques semaines par an. Certes, c'est au législateur de se saisir du sujet.
La Voix du Nord a relayé de nombreux courriers des lecteurs sur les pensions de réversion. Les plafonds de ressources n'ont pas évolué, la prise en compte des ressources propres est assez drastique. Ne faut-il pas unifier le système pour le tirer vers le haut ?
Vous avez beaucoup insisté sur la façon de réévaluer la pauvreté et sur la relativité du revenu médian. La pauvreté peut être aussi ressentie ; il y a quelques années, deux personnes sur cinq s'estimaient être pauvres.
La pauvreté s'est davantage modifiée sur un plan qualitatif que quantitatif : les nouveaux pauvres sont des jeunes, et notamment des étudiants, des familles monoparentales, des personnes vivant dans des zones urbaines et des travailleurs pauvres. Le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale a interrogé le ministère. Avez-vous des indicateurs précis sur le manque de logements et les financements qui seraient nécessaires ?
L'Insee mène des travaux sur l'impact redistributif des différents outils - notamment sur la redistribution de revenus - et effectue des simulations avec des bases de données individuelles. Ils montrent que la politique familiale a un rôle important de lutte contre les inégalités de revenus, non en raison de son ciblage mais par son ampleur. Les prestations monétaires - familiales, de logement, de minimas sociaux - participent à hauteur de deux tiers à la réduction des inégalités de revenus, contre un tiers pour les prélèvements. La réduction des inégalités est massive entre les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres : le rapport est d'un à huit avant redistribution, et d'un à quatre après redistribution. Dans la part de réduction due aux prestations sociales, 25 % est attribuable aux prestations familiales.
Mon rôle institutionnel est de décrire une situation, et non de la juger. Le ciblage de la politique familiale compte moins que l'ampleur de la politique familiale dans ses effets ; mais si le ciblage était renforcé, l'impact sur la réduction de la pauvreté serait plus important.
Il faut bien distinguer les revenus primaires des revenus après redistribution par le système social. L'État social peut faire beaucoup mais l'emploi, l'éducation et le diplôme sont vraiment déterminants sur le risque de pauvreté.
Il n'est pas facile de distinguer les politiques strictement sociales de la politique familiale. La structure familiale est prise en compte par des suppléments dans le RSA. Il importe de regarder davantage le niveau de vie que le revenu et de le comparer entre ménages de tailles différentes pour pouvoir mieux agir sur la pauvreté.
Les aides aux ménages pauvres avec enfants sont les plus importantes, comme la prestation d'accueil du jeune enfant (Paje), qui aide à la garde d'enfants, mais est devenue complexe avec les nouveaux seuils pour l'allocation de base. C'est une usine à gaz alors qu'elle est très utile. Elle doit être renforcée car elle permet le maintien dans l'emploi des mères.
Le quotient familial assure une redistribution horizontale et couvre en partie le coût de l'enfant. Comme son plafond a été beaucoup abaissé, son caractère redistributif s'est amoindri, à la différence du quotient conjugal qui n'a pas été plafonné. Il donne un avantage fiscal qui peut être extrêmement important dans des ménages de revenus différents, dans lequel les revenus peuvent être très élevés. Il reste des marges de manoeuvre pour redistribuer davantage vers les ménages pauvres et accroître le caractère redistributif du dispositif.
Je vous enverrai un article de l'Insee, très détaillé, qui évalue le caractère redistributif des différentes mesures comme la prime d'activité, que vous pouvez retrouver sur notre site dans la rubrique « France, portrait social ». C'est une microsimulation des impacts législatifs sur l'année 2018, réalisée à l'automne dernier. La prime d'activité est plus centrée sur les bas revenus que la prime pour l'emploi et a donc un effet de lutte contre la pauvreté active. Nous devons aussi regarder les évolutions dues aux mesures budgétaires, dans leur ensemble. Récemment, il y a eu à la fois des mesures efficaces et ciblées sur les personnes pauvres et des mesures plus budgétaires avec un effet redistributif moins ciblé.
Lutter contre le chômage permet de lutter aussi contre la pauvreté, mais ce n'est qu'une des dimensions - devenue prioritaire - de la politique de lutte contre la pauvreté. Cela peut être dangereux en raison des difficultés d'accès à l'emploi. Les modes d'action doivent être variés, sinon on accroît l'écart entre les personnes disposant de revenus du travail et les personnes éloignées du marché du travail. La prime d'activité, qui a fusionné le RSA-activité et la prime pour l'emploi, est mieux ciblée que l'ancienne prime pour l'emploi sur les ménages les plus précaires.
Le chômage est calculé individuellement alors que la pauvreté se calcule au niveau du ménage. À regarder ainsi, une femme sans emploi ou dans une situation professionnelle précaire sera dans une situation de grande pauvreté si elle se sépare de son conjoint. Regardons les situations individuelles mais aussi les mécanismes de solidarité privée au sein des familles, essentiels. Enfin, l'important taux de non-recours au RSA-activité pose un problème d'efficacité de la politique sociale. Il faut que les personnes puissent avoir accès aux aides : c'est un vrai défi pour la lutte contre la pauvreté.
Je n'ai abordé que la pauvreté monétaire mais de multiples indicateurs, fondés notamment sur les privations matérielles déclarées par les personnes ou sur l'isolement social, permettent d'appréhender plus globalement la fragilité en France.
Certains territoires concentrent en effet la pauvreté. Le modèle élaboré par l'Insee à partir des déclarations exhaustives de revenus montre une forte concentration dans les quartiers prioritaires de la ville - c'est logique -, mais aussi dans les villes centres et certaines périphéries. En revanche, les évolutions sont plus difficiles à mesurer.
Sur l'influence de la politique de la ville, je vous renvoie plutôt aux analyses du Commissariat général à l'égalité des territoires.
Pour une approche multidimensionnelle de la pauvreté, je vous invite également à consulter les travaux de Muriel Pucci sur la pauvreté des enfants, publiés par le Haut Conseil de la famille, de l'enfance et de l'âge.
La ségrégation urbaine structurelle et la concentration des difficultés, notamment scolaires, dans certaines zones entraînent un cercle vicieux de perte d'attractivité et de reproduction de la pauvreté. Les politiques de lutte contre la pauvreté doivent donc s'articuler avec les politiques familiales et les politiques de la ville pour obtenir des résultats à long terme.
Se pose enfin la question des moyens à la disposition des collectivités territoriales pour prendre en charge des personnes pauvres et précaires en très grand nombre.
Pour répondre à votre interrogation sur les pensions de réversion, nous n'avons pas les moyens d'isoler ces dernières des pensions de retraite au sein des revenus déclarés.
Notre dispositif de mesure est globalement de qualité mais le coefficient d'unité de consommation pour les familles monoparentales mériterait peut-être d'être revu. En outre, les ménages composés exclusivement d'étudiants sont exclus de nos statistiques car nous ne pouvons pas intégrer les aides familiales qui forment souvent un élément substantiel du niveau de vie des étudiants. Une enquête a été réalisée par l'Insee et le ministère des affaires sociales sur les ressources des jeunes, mais pas spécifiquement sur celles des étudiants.
Nous mesurons par ailleurs le niveau de vie à un moment donné. Le fait d'être dans une situation plutôt confortable à l'instant t n'exclut pas le risque pour l'avenir, notamment pour les personnes sans emploi en cas de séparation.
Sur le logement, la dernière enquête spécifique portant sur 2012 et 2013 montre que le taux d'effort des ménages est particulièrement élevé pour ceux dont les revenus se situent dans les trois premiers déciles. Pour plus d'informations, je vous renvoie à l'étude de l'Insee sur « les conditions de logement en France », parue en 2017.
Le calibrage de politiques publiques efficaces et justes est particulièrement complexe, notamment en raison des solidarités familiales qui sont réelles, mais relatives et parfois précaires. Ces solidarités familiales ne sont d'ailleurs pas toujours considérées de la même manière d'un point de vue fiscal ou social. Un couple en union libre ne pourra pas bénéficier des effets du quotient conjugal liés à une imposition jointe. À l'inverse, on supprimera le RSA majoré à une mère isolée en cas de vie maritale avérée... Peut-être pourrions-nous réfléchir à une approche plus uniforme.
Les travaux de Sophie Ponthieux de l'Insee, qui ont décomposé le niveau de vie d'une personne en strates - revenus d'activité, revenus du conjoint, prestations individuelles, prestations familiales - et avancé la notion de « pauvreté en activité », me semblent également intéressants.
Sur les politiques de logement, l'OFCE utilise aussi le modèle de microsimulation de l'Insee et a publié de nombreux travaux.
Les outils statistiques peuvent-ils évoluer pour mieux appréhender la complexité des situations et aller vers plus d'individualisation ?
Des chiffres déjà anciens montrent une forte proportion de SDF parmi les jeunes majeurs de 18 à 21 ans. Est-ce toujours le cas aujourd'hui ?
Le Gouvernement a annoncé pour novembre 2018 un nouvel abattement pour permettre aux bénéficiaires de l'allocation aux adultes handicapés (AAH) d'accéder plus facilement à la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C), mais il est incapable de dire combien de personnes bénéficieront de cette mesure. Comment est-ce possible ?
L'appauvrissement des classes moyennes semble en partie lié à l'accession à la propriété. Mon expérience me montre en outre que les endettements lourds, parfois sur trente ans, des jeunes couples sont assez fréquemment à l'origine de leur séparation.
Dispose-t-on d'éléments sur la situation financière des femmes séparées, notamment lorsqu'elles arrivent à l'âge de la retraite après des carrières incomplètes ?
Existe-t-il par ailleurs des aides spécifiques pour les femmes qui élèvent seules leurs enfants ?
Les statistiques ne peuvent pas intégrer toutes les prestations sociales. Seule une enquête sociale locale permet de recueillir des éléments exhaustifs.
Depuis vingt ans, les politiques de la ville ont en partie manqué leur cible en se concentrant exclusivement sur le logement et l'emploi. Or l'accession à la propriété peut présenter un risque pour les familles modestes.
Les personnes nées pauvres connaissent de multiples difficultés, le plus important pour eux étant le reste à vivre, pour pouvoir manger, s'habiller... Quant aux personnes qui tombent dans la pauvreté à la suite d'un accident de la vie, c'est souvent encore plus compliqué pour elles car elles ne savent pas comment faire.
Dans tous les cas, l'action des communes et des départements est déterminante.
Les familles nombreuses ne sont pas toujours synonymes de pauvreté. On les retrouve souvent parmi les hauts ou les bas revenus, très peu parmi les classes moyennes. Le facteur culturel semble donc important. En outre, notre politique familiale demeure très avantageuse financièrement pour ces familles.
Nos politiques pèchent surtout en matière de prévention de la pauvreté. Beaucoup de familles préfèrent rester isolées plutôt que d'avoir recours aux services sociaux, perçus comme une menace. Elles attendent trop avant de demander de l'aide, le placement des enfants auprès de l'aide sociale à l'enfance (ASE) devenant alors inéluctable.
Que fait-on pour lutter contre l'isolement, la mésestime de soi et pour développer la capacité d'agir des familles pauvres ?
La lutte contre la pauvreté ne passe pas seulement par les allocations et les outils fiscaux mais par des politiques et des services publics profondément réformés.
Les taux de pauvreté diffèrent-ils entre les populations urbaines et rurales ? Quelle est en outre l'évolution de la pauvreté chez les jeunes actifs ?
Plus qu'à une évolution des outils, on travaille surtout à une publication plus rapide des données. Le prélèvement à la source de l'impôt sur le revenu y contribuera, de même que le système consolidé des prestations versées par la Cnaf, en cours de développement.
Nous construisons également un outil permettant de publier des statistiques au niveau territorial, à partir des données exhaustives de l'impôt sur le revenu et de la taxe d'habitation, ces dernières nous permettant de savoir qui habite dans un même logement. À cet égard, la suppression de la taxe d'habitation est pour nous un défi !
Sur les personnes sans domicile, l'Insee a réalisé avec l'Institut national d'études démographiques une enquête en 2001 et 2011 mais nous ne disposons pas de chiffres plus récents.
Quant à la question sur la CMU-C et les titulaires de l'AAH, je ne peux y répondre précisément dans l'immédiat.
Le passage à l'âge adulte autonome est un vrai problème dans le système social français, les politiques familiales et fiscales étant parfois mal articulées. Quant aux jeunes qui ne sont ni en études, ni en formation, ni en emploi, ils ont fait l'objet de politiques publiques ciblées. Celles-ci sont en cours d'évaluation et les résultats semblent assez prometteurs.
La question de l'accession de la classe moyenne à la propriété rejoint celle sur le reste à vivre, que l'on calcule en retirant du revenu les dépenses des ménages non négociables à court terme, composées notamment du loyer ou des échéances de prêt.
Les études montrent que les inégalités sont plus importantes pour le reste à vivre que pour les revenus.
Nos statistiques intègrent les prestations nationales mais pas les aides locales. Yannick L'Horty avait mené voilà dix ans environ des travaux dans cinq grandes villes pour intégrer ces aides, mais il n'y a pas d'étude plus récente à ma connaissance.
Le coût de l'accession à la propriété est bien documenté. En revanche, je n'ai pas d'éléments sur un éventuel lien avec des ruptures familiales. Voilà une belle piste de travail pour l'Insee !
Seules les aides spécifiquement locales ou en nature ne sont pas prises en compte, faute de centralisation des données.
Les jeunes couples de la classe moyenne peuvent en effet être fragilisés après une rupture, notamment les parents d'un enfant unique, qui n'ont pas droit aux allocations familiales. Ils perdent nécessairement en niveau de vie et ne peuvent souvent pas avoir deux logements similaires. Ce sujet mérite réflexion.
Derrière l'accès à la propriété se pose aussi la question du patrimoine. Le gain patrimonial est très variable selon le lieu et le type de logement. Les prix ont explosé en région parisienne mais c'est très aléatoire ailleurs en France. La question de l'opportunité de la propriété du logement mériterait sans doute d'être affinée au niveau individuel, même si les études macroéconomiques sont déjà nombreuses.
S'agissant des aides versées aux personnes séparées, on peut citer la garantie contre les impayés de pensions alimentaires, ou encore le RSA majoré. Mais l'on pourrait sans doute renforcer encore ces aides pour limiter l'effet des séparations sur le niveau de vie.
Le taux de pauvreté est particulièrement élevé dans les villes centres des grandes aires urbaines. Les chiffres datent de 2012 mais la prochaine édition de la publication Les revenus et le patrimoine des ménages, qui paraîtra fin mai, montrera des évolutions par type de communes et par région.
Quant au degré d'isolement social, il est logiquement assez difficile à mesurer.
La corrélation entre les politiques familiales et le taux de fécondité est une question complexe à laquelle la littérature ne sait pas répondre. Quelques travaux, notamment ceux de Camille Landais sur le quotient familial, montrent des effets très légers sur la décision de concevoir un enfant.
Un autre défi est de construire des politiques de lutte contre la pauvreté qui évitent la stigmatisation des populations concernées, un phénomène bien connu en sciences sociales. C'était d'ailleurs l'une des raisons du détachement de la prime d'activité du RSA-activité.
Il me semble également nécessaire de développer un ensemble de services pour améliorer les conditions de vie des ménages pauvres, notamment en termes d'accès aux loisirs et à la culture, mais aussi à une alimentation satisfaisante pour les plus pauvres.
Entre 1980 et 2000, chaque génération avait un niveau de vie supérieur à celui de la précédente. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, la situation des ménages se dégradant en début de vie active. Le niveau de vie moyen de 2015 est également inférieur à celui de 2008 en raison des effets durables de la crise financière. L'insertion des jeunes actifs sur le marché du travail est depuis longtemps difficile et les statistiques révèlent la faiblesse des revenus d'activité des jeunes jusqu'à 30 ans au moins.
Existe-t-il des outils d'évaluation du rôle des associations participant à la lutte contre la pauvreté, financées indirectement par l'État grâce à l'abattement fiscal de 66 % ?
Il ne faut pas négliger les facteurs aggravants de la pauvreté, comme le surendettement, notamment à travers les crédits à la consommation qui peuvent être accordés aux ménages pauvres.
Au-delà des revenus officiellement déclarés, n'oublions pas non plus que certaines familles ont des revenus dissimulés...
Comment peut-on interpréter les chiffres de 2015 à la lumière de l'évolution de la pauvreté sur une durée plus longue ? Il semblerait que la pauvreté ait fortement diminué en France entre 1970 et 1990, avant d'augmenter de nouveau. N'assiste-t-on pas à une inversion de tendance historique qui serait antérieure à la crise financière de 2008 ?
Vos mesures de la pauvreté sont relatives. Existe-t-il en France une réflexion sur la méthode « absolue », utilisée notamment aux États-Unis, qui permet de comparer la situation de chaque famille par rapport à une liste de biens et de services jugés indispensables pour mener une vie digne ?
La pauvreté est insupportable mais elle devient intolérable lorsque des destins de gamins sont irrémédiablement façonnés par la situation de leurs parents. Quel est le taux de déterminisme social en France et comment nous situons-nous par rapport aux pays de l'OCDE ?
Selon l'étude réalisée par l'Insee en 2015, 340 000 personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté à la Réunion, dont 115 000 enfants. Les politiques sociales métropolitaines ne sont pas toujours parfaitement adaptées et nous avions d'ailleurs publié voilà quelques années un Livre blanc de l'urgence sociale contenant plusieurs propositions.
Notre modèle administratif de redistribution induit également certains effets pervers, en contribuant à pérenniser des états « d'urgence sociale ». L'accompagnement monétaire de la pauvreté n'est pas suffisant. Il faut aussi une politique de l'emploi efficace. Et que penser d'un système où il est parfois préférable de vivre séparément, officiellement tout au moins ?
Enfin, je souscris aux propos de Mme Rossignol : nous n'accompagnons pas suffisamment l'entrée dans l'âge adulte des jeunes ayant grandi dans des familles précaires.
Les personnes handicapées souhaiteraient un revenu individuel d'existence au moins égal au seuil de pauvreté. Quel est votre point de vue sur cette demande ?
Nous ne disposons pas d'évaluations chiffrées de l'action des associations auprès de la population générale, qui prend le plus souvent la forme d'aides en nature. En revanche, vous trouverez des données dans les enquêtes portant sur les personnes sans domicile, réalisées avec l'aide des associations.
Les statistiques générales montrent que 7 % des ménages ont un taux d'endettement supérieur à 33 % de leurs revenus, souvent à la suite d'une accession à la propriété. Sur le surendettement, la Banque de France disposera de davantage de données que l'Insee.
Dans les statistiques, nous complétons les revenus déclarés à l'administration fiscale par les revenus du patrimoine non imposés ou imposés en différé. En revanche, les revenus issus de l'économie informelle échappent aux statistiques.
La fraude existe à tous les niveaux, chez les pauvres comme chez les très riches ! Les montants concernés sont toutefois beaucoup plus faibles pour les bas revenus. Et les travaux de la Cnaf montrent que le contrôle social des bénéficiaires de prestations sociales est assez important. Cela n'empêche pas que des revenus puissent être dissimulés mais ce n'est pas spécifique à ce sujet.
Effectivement, le taux de pauvreté s'est fortement réduit depuis le début des années 1970, où il était de 20 %. Il s'est maintenu depuis vingt ans entre 13 et 14 %. Le taux de pauvreté, relatif, mesure les inégalités. Lors d'une conjoncture favorable, la pauvreté peut croître si le seuil de pauvreté augmente - c'est parfois difficile à faire comprendre. Actuellement, le seuil n'évolue pas, les comparaisons sont plus faciles. L'Insee ne mesure pas la pauvreté en valeur absolue. L'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (Onpes) réalise des travaux sur les budgets de références, en mettant l'accent sur la consommation minimale des personnes.
Il y a d'autres indicateurs que celui, officiel, du taux de pauvreté. La pauvreté absolue peut être mesurée par rapport à un budget minimal ou à un panier de biens nécessaire pour vivre décemment. L'Onpes travaille sur ce sujet en lien avec des ménages, mais cela reste subjectif. Les États-Unis établissent leur seuil de pauvreté par un panier de biens qui n'a pas été revu depuis des années, même si le Census Bureau travaille depuis plusieurs années sur des indicateurs alternatifs de mesure de la pauvreté. Cela rend plus difficile les comparaisons internationales : être pauvre en France ne signifie pas la même chose qu'aux États-Unis où la santé et l'éducation ne sont pas gratuites. Pour une vision de long terme, on pourrait prendre comme référence le revenu médian à une date précise. Le taux de pauvreté, relatif, peut être contre-intuitif.
Pour évaluer le déterminisme social, il est très compliqué de savoir si les parents étaient pauvres ou non. De nombreuses personnes sont proches du seuil de pauvreté et la mesure de leurs revenus est réalisée en fonction de leurs déclarations : on se fonde sur la profession des parents et leur catégorie sociale ainsi que celle de leurs enfants. Des travaux existent à l'échelle européenne mais je ne peux pas vous indiquer quelle est la place de la France. Si l'on se fonde sur la réussite scolaire, la reproduction sociale est importante en France. Cela se traduit probablement dans la trajectoire de vie.
Il est difficile de mesurer et d'avoir des comparaisons internationales. Thomas Piketty a travaillé sur la forte corrélation entre la taille du logement et la réussite scolaire. Les jeunes déscolarisés sans diplôme risquent davantage d'être pauvres.
La reproduction sociale est importante dans les classes les plus élevées pour l'accès aux études supérieures. Le système scolaire français favorise la reproduction sociale.
Cela va souvent de pair avec une ségrégation urbaine importante.
Les jeunes adultes autonomes avec leur propre logement sont souvent touchés. Ce n'est pas une question de ressources propres mais de statut. Un jeune sans ressources sera bien plus aidé par sa famille s'il est étudiant que chômeur - le rapport est d'un à trois. Cela peut être dû à une volonté qu'il s'assume mais souvent ce ne sont pas les mêmes familles qui sont derrière. La prise d'autonomie d'un jeune issu d'une famille monoparentale pauvre pose problème, sans que cela soit visible dans les statistiques : le jeune est souvent bloqué chez ses parents et la situation peut durer longtemps.
Vous évoquiez des zones, comme à La Réunion, où les politiques publiques, calibrées de la même façon qu'en métropole, n'étaient pas adaptées aux comportements familiaux. De nombreux travaux sociologiques ont été menés en Martinique : il y a de nombreuses familles monoparentales constituées de femmes avec enfants où le père tourne entre ses différents foyers. La sociologie des familles monoparentales n'est pas la même que dans l'hexagone. Faut-il pour autant parler d'optimisation du système social ? Si ces personnes avaient accès à un emploi de qualité et mieux payé, elles feraient autre chose. Cela ne remet pas nécessairement en cause la façon dont les politiques sociales sont calibrées ni leur générosité mais davantage l'alternative proposée à ces personnes.
Vous évoquiez les différences de niveau de vie avec les personnes handicapées ?
Apparemment, elles n'atteignent pas le seuil de pauvreté malgré un faible niveau de vie.
C'est un problème d'équivalences comme pour les familles monoparentales. On leur applique le même seuil de pauvreté alors que leur niveau de vie réel peut être plus bas qu'une personne seule non handicapée.
Il faut distinguer la mesure de la pauvreté de la politique publique mise en place.
C'est une proposition qui est loin d'être mise en place...
Je vous remercie de toutes ces informations.
La réunion est close à 11h30.