Je suis heureux d'accueillir M. François Molins, procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris et chargé à ce titre de l'action publique dans la lutte contre le terrorisme, que nous entendons dans le cadre de la mission de contrôle et de suivi de la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme. Ce texte a inscrit dans le droit commun plusieurs dispositions relevant autrefois du seul régime de l'état d'urgence, en en atténuant la portée et en limitant leur application à trois années, reconductibles par le législateur. Le comité de suivi que nous avions installé pour les lois relatives à l'état d'urgence a été reconduit sous une nouvelle forme pour assurer le suivi de la mise en oeuvre des dispositions précitées et, plus généralement, des évolutions de la lutte contre le terrorisme. Marc-Philippe Daubresse, qui, notamment en sa qualité d'ancien ministre, dispose d'une haute expérience de l'État, en a été nommé rapporteur. La mission de suivi a déjà effectué un déplacement et plusieurs auditions. Nous vous entendons, monsieur Molins, encore sous le choc des attentats de Trèbes et de Carcassonne, qui nous ont rappelé combien la menace terroriste demeurait diffuse sur notre territoire.
Les chiffres transmis par le ministère de l'intérieur au 30 mars 2018 font état de la mise en oeuvre, depuis le 1er novembre 2017, de soixante-quatre périmètres de protection, de trois fermetures de lieux de culte, de quarante-cinq mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance et de six visites domiciliaires. Si les auditions que nous avons menées n'ont pas fait apparaître de difficulté majeure s'agissant des périmètres de protection, que ce soit au niveau juridique ou en matière d'efficacité, la mise en oeuvre des visites domiciliaires semble pâtir d'une certaine lenteur. Surtout, nous nous interrogeons sur la faiblesse des deux derniers chiffres alors que, sous l'état d'urgence, avaient été prononcées 4 400 mesures de surveillance et perquisitions. Ce recul considérable est-il l'effet d'un tarissement des dossiers, d'un manque de moyens ou de procédures inadaptées ?
Nous sommes globalement satisfaits des dispositions de la loi du 30 octobre 2017, qui a intégré trois demandes qui nous étaient chères : l'ajout de la géolocalisation, dont nous usons presque quotidiennement, à la liste des actes d'enquête autorisés à rester valides pendant quarante-huit heures après l'ouverture d'une information par le juge d'instruction ; l'intégration, aux articles 706-73 et 706-73-1 du code de procédure pénale, des infractions portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, ce qui permet d'utiliser dans ce cadre des techniques spéciales d'enquête ; et la création d'une infraction criminelle visant à cibler les parents qui auraient enrôlé leur enfant dans une entreprise terroriste.
Les chiffres que vous venez de citer, s'agissant des visites domiciliaires réalisées à ce jour, s'expliquent, à mon sens, par deux raisons : la rédaction de certaines dispositions et la nouveauté de la procédure.
D'abord, la rédaction de la loi du 30 octobre 2017 a rendu plus restrictif que dans l'état d'urgence, sur le fond comme sur la forme, le recours aux perquisitions ou visites domiciliaires - les chiffres ne me choquent pas en revanche s'agissant des périmètres de protection, des fermetures de lieux de culte et des mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance. Cette loi nécessite ensuite une acculturation des autorités administratives à une nouvelle procédure à la fois administrative et judiciaire, fort novatrice en droit français. Les services préfectoraux paraissent toutefois s'accoutumer à ces deux écueils. Ainsi, si le volume des visites domiciliaires apparaît faible, notez que la totalité des six requêtes émises a été autorisée par le juge des libertés et de la détention, ce qui indique que les requêtes émises ont été convenablement motivées et ciblées.
Je crains toutefois les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel en date du 29 mars dernier qui, au nom du droit de propriété, a invalidé la possibilité de saisir et d'exploiter des documents et objets lors de ces visites domiciliaires. Cela ne posera pas de difficulté lorsque ces objets et documents seront constitutifs d'une infraction et permettront l'ouverture d'une enquête en flagrance et donc d'une saisie. En revanche, lorsque l'infraction ne sera pas immédiatement visible, par exemple si des documents sont rédigés dans une langue étrangère et nécessitent une traduction, une difficulté risque d'apparaître puisqu'il ne sera pas possible de les saisir.
Désormais, le nombre de visites domiciliaires autorisées s'établit à neuf, soit trois nouvelles visites réalisées en cinq jours depuis les attentats survenus dans l'Aude, contre six au cours des cinq derniers mois. Le retour des attentats après une période relativement calme, qui avait pu laisser penser à certains que nous étions sortis de cette ornière dramatique, a conduit les préfets et l'administration à faire preuve de plus d'audace. Je suis convaincu que le faible nombre de visites domiciliaires, jusqu'à présent, s'explique par les restrictions apportées au dispositif sur le fond comme sur la forme. Je vous rappelle que l'article 4 de la loi du 30 octobre 2017 fait dépendre l'autorisation d'une visite domiciliaire de l'existence de « raisons sérieuses de penser qu'un lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre publics et qui soit entre en relation de manière habituelle avec des personnes ou des organisations incitant, facilitant ou participant à des actes de terrorisme, soit soutient, diffuse, lorsque cette diffusion s'accompagne d'une manifestation d'adhésion à l'idéologie exprimée, ou adhère à des thèses incitant à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tels actes ».
Les termes de cet article pouvaient laisser craindre une proximité avec l'infraction d'association de malfaiteurs terroriste en vue de commettre un acte terroriste et, partant, une ligne de crête incertaine entre visite domiciliaire et perquisition judiciaire, qui aurait pu conduire à accorder une visite pour des faits qui auraient justifié l'ouverture d'une enquête. Cette possible incertitude a obligé les services à s'approprier avec soin cette procédure, par ailleurs tout à fait novatrice et complexe.
Je cède la parole à Mme Camille Hennetier, vice-procureure et cheffe de la section antiterroriste du parquet de Paris, pour vous entretenir de l'articulation entre les services préfectoraux et le parquet de Paris.
Il existe deux stades successifs dans l'élaboration et la présentation d'une requête pour une visite domiciliaire au juge des libertés et de la détention, prévus par la loi et détaillés par des circulaires de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice et du ministère de l'intérieur.
Une première étape consiste à transmettre la requête au parquet du tribunal de grande instance de Paris, afin de s'assurer qu'elle n'interfère pas dans une enquête en cours et, le cas échéant, de lui permettre de judiciariser un dossier ainsi porté à sa connaissance. Cette dernière hypothèse ne s'est toutefois jamais vérifiée, probablement parce que la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) a été sollicitée par l'autorité administrative lors de l'élaboration de chaque requête. Compte tenu des conditions de fond restrictives retenues par la loi du 30 octobre 2017, il aurait également été envisageable que les éléments d'information à la disposition des préfectures soient exagérés dans la présentation des requêtes, ce qui aurait pu conduire le parquet à judiciariser à tort. Il n'en fut rien non plus. En principe, si le parquet souhaite judiciariser un dossier, il fait appel à la DGSI pour une analyse plus approfondie. S'il décide de judiciariser, un avis négatif est alors rendu à la requête de visite domiciliaire, que le préfet n'est toutefois pas obligé, légalement, de suivre. Le parquet ouvre ensuite une enquête ou demande un rapport préalable à la DGSI sur le dossier.
La procédure prévoit que le préfet envoie sa requête concomitamment au procureur de Paris et au procureur territorialement compétent. Un premier contrôle est alors réalisé sur l'effectivité des conditions permettant d'accorder cette requête. En cas d'interrogation ou de complément nécessaire, le parquet de Paris apporte, même si la loi ne le prévoit pas, un éclairage judiciaire à l'administration préfectorale. Il s'agit, en somme, d'un avis technique informel, auquel l'autorité administrative se plie de bonne grâce. La requête est ensuite envoyée au juge des libertés et de la détention ; nous rendons alors un avis formel dit « vu et ne s'oppose » avant décision du juge.
Par ailleurs, les demandes de mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance, dont le parquet est également informé, n'ont à ce jour posé aucune difficulté.
Je trouve extrêmement intéressante la collaboration que vous décrivez, qui lie les missions de police administrative et votre rôle en matière d'action publique. Vous avez utilement aidé l'administration à rédiger ses requêtes et l'absence de cas de judiciarisation immédiate indique qu'elles étaient ainsi convenablement fondées.
Ces requêtes sont, je le rappelle, portées à la connaissance de la DGSI, ce qui assure une cohérence de traitement des dossiers avec le renseignement et constitue une garantie tant en termes de qualité que d'efficacité de la procédure.
Lors de ses travaux, la mission de suivi a entendu plusieurs personnes, dont un préfet, qui appréciaient particulièrement cette collaboration : l'avis préalable du parquet sur les motivations de la requête évite tout risque de vice de forme. Pour autant, la procédure mi-administrative mi-judiciaire que vous décrivez est-elle efficace ? Ne conviendrait-il pas de tout judiciariser ? Dans la zone de défense Nord, 645 individus étaient fichés S il y a deux mois, mais seulement 120 faisaient l'objet d'un suivi. Je m'interroge : pourquoi ne le sont-ils pas tous ? Par ailleurs, cette procédure n'est-elle pas trop longue ?
La procédure applicable aux visites domiciliaires peut aboutir en quelques heures ! Les neuf visites que j'évoquais n'avaient nulle vocation à être judiciarisées, ainsi que l'avait jugé le parquet de Paris dans son avis préalable. Malgré la définition fort souple de l'association de malfaiteurs terroriste, nous ne disposions pas de suffisamment d'éléments pour judiciariser ces cas. Je suis convaincu que le faible nombre de visites est lié à la nécessaire acculturation des services : la première requête que nous avons reçue interrogeait sur les motivations présentées, alors que les plus récentes ont été traitées bien plus rapidement. Au gré de la réactivation des attentats, certains préfets redécouvrent les avantages de ce dispositif pour lever des doutes sur un individu, sur lequel les éléments à charge ne sont pas suffisants pour justifier l'ouverture d'une enquête.
Les requêtes que nous avons reçues, s'il fallait en dresser une typologie sommaire, concernaient exclusivement le terrorisme islamiste et portaient sur des individus radicalisés en relation avec des personnes elles-mêmes radicalisées, sans qu'une infraction quelconque n'ait été constatée. Les perquisitions administratives étaient plus souples en termes de motivation de la requête.
En amont des visites domiciliaires, il y a bien sûr le signalement d'un certain nombre de cas et le travail d'objectivation effectué par la DGSI avant de vous saisir. L'ensemble de la société française est-elle mobilisée pour alerter vos services sur les situations de risque, ou bien la lutte contre le terrorisme reste-t-elle l'affaire de la police, de la gendarmerie et du parquet ? Chacun a-t-il suffisamment conscience de la nature des risques pour procéder aux signalements qui vous aident à travailler ?
À supposer que cette hiérarchisation ait du sens, quel serait, selon vous, le risque principal entre le retour des djihadistes, les sorties de prison des personnes condamnées pour faits de terrorisme, les radicalisations isolées et les actions organisées transfrontalières ?
Monsieur le procureur, vous êtes très sollicité par les assemblées parlementaires. J'espère que cela vous laisse le temps de remplir votre mission.
Vous informer fait partie de notre mission.
Vous avez mentionné un frémissement dans les requêtes pour les visites domiciliaires. Il n'y en a eu que six pendant plusieurs mois, ce qui est très peu, puis trois en quelques jours. Comment interprétez-vous cette évolution ? Cela rappelle l'affaissement du recours aux mesures de l'état d'urgence après quelques semaines. En va-t-il de même pour les visites domiciliaires ? Les autorités administratives oublient-elles d'y recourir ?
Depuis le 1er novembre 2017, deux périmètres de protection permanents ont été instaurés. L'un couvre l'enceinte de la gare de Lille-Europe, l'autre le grand port maritime de Dunkerque. Quel est votre rôle ?
Ma compétence sur les périmètres de protection ne couvre que Paris.
La loi impose que vous soyez informé de l'existence de ces périmètres. J'imagine que vous exercez aussi un contrôle sur leurs modalités d'usage. Le Conseil constitutionnel a formulé des réserves d'interprétation sur les modalités de leur mise en oeuvre. Votre action peut-elle influer sur la nature des contrôles effectués par les agents de sécurité, notamment sur l'absence de toute discrimination lors de ces contrôles, ou encore sur la durée d'existence des périmètres de sécurité ? Comment intégrez-vous la décision du Conseil constitutionnel dans votre pratique ?
Monsieur Bonnecarrère, les acteurs sont mobilisés. Cependant, tout n'est pas parfait dans le meilleur des mondes et des marges de progression existent, notamment pour ce qui concerne le partage de l'information. Certaines données ne sont pas transmises pour cause de secret médical, par exemple, dans le cas de l'examen somatique, psychologique ou sanitaire réalisé sur les enfants qui arrivent à Roissy en provenance de Syrie ou d'Irak. Or ces situations nécessiteront un suivi au long cours, qui ne correspond pas au suivi de quelques mois effectué traditionnellement par les services de l'aide sociale à l'enfance (ASE).
Pour ce qui est de la hiérarchisation des risques, les défaites militaires ont amoindri celui d'une action extérieure menée par des organisations terroristes. La menace endogène, qui repose sur des citoyens résidant en France, est prégnante, tout comme la menace pénitentiaire qui renvoie aux 520 détenus terroristes islamiques et aux 1 200 détenus radicalisés de droit commun susceptibles de passer à l'action, comme cela a été le cas à Osny.
Madame de la Gontrie, les attentats de Trèbes et Carcassonne ont suscité une prise de conscience. En ce qui concerne les périmètres de protection, je ne suis informé par le préfet de police que des décisions qui concernent les périmètres de protection instaurés à Paris. Je ne sais rien de ceux de Lille-Europe ou de Dunkerque. Mon rôle est de simple information. À Paris, le préfet de police décide d'instaurer un périmètre de protection pour encadrer des événements particuliers, comme la semaine sainte, la célébration des Rameaux ou le jour de Pâques, dernièrement. À chaque fois qu'il l'a fait, j'ai adhéré à sa décision.
Si, dans ce cadre, vous deviez considérer que certaines fouilles attentent au secret de la vie privée ou que la liberté d'aller et venir souffre de restrictions trop grandes, que feriez-vous ?
J'en informerai le préfet de police. Cependant, depuis la loi du 30 octobre, il n'y a eu aucun problème.
Mais vous n'avez pas de moyen d'action et il n'y aurait aucune conséquence juridique à ce désaccord sur le droit ?
Un procureur pourrait considérer qu'un contrôle d'identité effectué dans la zone n'a pas été réalisé dans le respect des conditions légales et ne peut donc pas donner lieu à une procédure pénale. Il s'agirait d'une forme de contrôle a posteriori, qui reviendrait à tirer les conséquences d'une décision qu'on estimerait entachée d'irrégularité.
Au sujet des visites domiciliaires, vous avez mentionné la saisine du procureur local. Quel est le rôle de ce procureur ? Y a-t-il là une amorce d'exception à votre compétence en matière anti-terroriste ? S'oriente-t-on vers une redéfinition de votre fonction et de celle des procureurs locaux ?
La question des fiches S pollue le débat public et politique. Tous les citoyens savent-ils bien ce que sont ces 16 catégories de fiches et à quoi elles servent ? Sur le terrain, les gens s'indignent : « Pourquoi ne sont-ils pas en prison s'ils sont fichés S ? » On a même entendu des déclarations politiques pour le moins ambiguës.
Bien sûr, nous expliquons à nos administrés que, pour incarcérer une personne, il faut qu'elle ait commis un délit. Cependant, ne vaudrait-il pas mieux mettre fin à ce concept, qui laisse place au flou et met en cause la justice ?
Nous avons travaillé sur la question pénitentiaire, il y a deux ans, avec mon collègue André Reichardt, et produit un rapport. On ne recense pas moins de 500 personnes ultra-radicalisées dans les prisons. Les surveillants de Fleury-Mérogis nous ont expliqué qu'il suffisait que 20 ou 30 d'entre elles se retrouvent ensemble pour que se produise un effet de cocotte-minute. Il est donc nécessaire de les prendre en charge dans un groupe qui ne dépasse pas 10 personnes, ce qui suppose d'avoir au moins 50 endroits séparés du reste des prisonniers pour éviter la propagande.
Il faut que l'État procède à une sélection sévère des imams agréés dans les prisons, et il faut veiller à l'évolution des 1 200 autres détenus. Il faut aussi préparer ces détenus ultra-radicalisés à sortir de prison. L'expérience en Indre-et-Loire doit nous éclairer. On ne vient pas à bout d'une conviction avec trois vidéos, deux discours et un entretien. L'administration pénitentiaire manque de moyens. Nous allons être confrontés à un problème grave. Les politiques doivent se saisir de cette question.
La question des fiches S est partie en torche. J'aimerais pouvoir expliquer à mes concitoyens de la Manche qu'on n'entend pas seulement parler des fichés S quand ils commettent un attentat. Un certain nombre de mesures de surveillance ont donné lieu à judiciarisation. Y a-t-il des statistiques portant sur la judiciarisation des individus fichés S, pour lesquels la surveillance a révélé qu'ils étaient les auteurs de délit ou de crime ?
Quasiment toutes les personnes qui ont été judiciarisées étaient fichées S. Je n'ai pas les données en sens inverse, mais elles existent.
Quant à l'information du parquet local, elle est logique, élémentaire et fondamentale. La visite domiciliaire se déroule sur le ressort territorial du procureur concerné. Il est légitime qu'il en soit informé. D'autant que cette visite domiciliaire peut mettre en exergue une infraction qui relève du parquet terroriste, mais aussi du droit commun. La double information du parquet de Paris et du parquet local est un gage de fluidité et d'efficacité dans le traitement des dossiers.
Il s'agit d'une simple information. Le procureur local n'en fait rien ?
Non. Il est juste informé.
Une fiche S concerne un individu dont le comportement montre des signes de radicalisation, qu'il s'agisse de terrorisme islamiste, kurde, basque, corse, etc. Cette fiche d'attention et de suivi impose que le service qui procèdera à un contrôle de l'individu dans telle ou telle circonstance fasse remonter l'information aux services de renseignement. Ces fiches sont au coeur d'un débat lancinant qu'a éclairé l'avis du Conseil d'État en décembre 2016 : dans notre État de droit, aucun internement n'est possible sans une procédure pénale. L'incompréhension que suscitent les fiches S vient sans doute d'un amalgame avec le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), créé en 2015.
Les visites domiciliaires ont-elles eu des conséquences judiciaires, ou bien leur justification n'est-elle restée que théorique ?
Pour ce qui est des fiches S, elles se justifient dans la mesure où il est préférable que les services puissent identifier les personnes susceptibles de commettre un attentat. Cependant, compte tenu du nombre de personnes identifiées, les services ont-ils suffisamment de moyens pour exploiter correctement les informations ayant permis d'identifier les terroristes potentiels ?
Enfin, avec les changements intervenus dans la zone irako-syrienne, votre action à l'international a-t-elle connu une évolution significative, notamment en termes de coopération avec les services d'autres pays ?
Monsieur le procureur de la République, ma question dépasse le coeur du sujet qui nous préoccupe aujourd'hui.
Tout d'abord, je rejoins les propos du président Jean-Pierre Sueur. Avec Mme Benbassa, j'ai élaboré un rapport d'information sur les politiques de déradicalisation en France, dans lequel nous avons dénoncé les dispositifs mis en oeuvre jusqu'à aujourd'hui : cela nous conduit à affirmer qu'il ne faut surtout pas faire preuve d'angélisme. Aujourd'hui, nous sommes au milieu du gué.
Monsieur le procureur, vous avez affirmé il y a quelques jours - je partage vos propos - que le milieu carcéral est un incubateur en matière de radicalisation. Ne pensez-vous pas qu'il faille aller plus loin encore dans l'accompagnement des services pénitentiaires au regard du contexte actuel ? L'arsenal législatif est-il suffisant ?
Cette question est en effet très importante. Dans la période récente, une première loi pour lutter contre le terrorisme a vu le jour en novembre 2014, avant les attentats de janvier 2015. Puis a été publiée la loi sur le renseignement ; plusieurs lois visant à renforcer la lutte contre le terrorisme, notamment celle du 3 juin 2016, ont été adoptées. Les lois sur l'état d'urgence ont comporté, elles aussi, des mesures permanentes. Enfin, nous avons adopté la loi du 30 octobre 2017, qui permet à l'autorité administrative, avec un certain nombre de restrictions par rapport à l'état d'urgence, de prendre des mesures quant au périmètre de protection, à l'assignation à résidence, aux visites domiciliaires, qui s'apparentent à l'état d'urgence.
Aujourd'hui, y a-t-il lieu, notamment avec la décision récente du Conseil constitutionnel, de prendre de nouvelles mesures ? Je profite de l'occasion pour vous demander, monsieur le procureur de la République, de nous livrer votre sentiment sur la création d'un parquet national antiterroriste.
Concernant les résultats des visites domiciliaires, dans un cas, la visite domiciliaire a mis en évidence la commission d'une infraction de droit commun. Dans les autres cas, elle n'a pas donné lieu à la découverte d'éléments justifiant l'ouverture d'une enquête pour acte de terrorisme. Faut-il déplorer cette situation ? Je n'en suis pas sûr parce que cela renvoie peut-être à la vertu de levée de doute que j'évoquais précédemment. Dès lors que la requête, dans sa motivation, est conforme aux dispositions de la loi du 30 octobre, elle peut avoir pour effet de découvrir quelque chose que l'on cherche ou de fermer des portes. La levée de doute n'est pas forcément contradictoire avec la motivation telle qu'elle figure dans le texte.
Si l'on fait une comparaison avec ce qui s'est passé dans le cadre de l'état d'urgence, on retrouve à peu près le même ordre de grandeur : sur les dizaines et les dizaines de perquisitions opérées - pour ne pas dire les centaines de perquisitions -, vingt-trois enquêtes pour acte de terrorisme ont été déclenchées.
Les services de renseignement ont-ils les moyens de surveiller tous les fichés S ? Oui et non ; en tout cas, pas de la même façon.
La DGSI, en lien avec les filières irako-syriennes, suit quelque 2 000 individus. Il n'est pas tenable de suivre physiquement autant de personnes. Les modalités de suivi sont adaptées en fonction de l'analyse des services de renseignement sur le coefficient de dangerosité de l'individu. Certains vont donner lieu à un suivi relativement lâche, avec une moindre vigilance, alors que d'autres feront l'objet d'un suivi beaucoup plus strict et important.
Concernant les évolutions législatives, on dispose aujourd'hui de tout l'arsenal nécessaire. Pour autant, la perfection n'étant pas de ce monde, quelques améliorations pourraient être apportées ; j'en citerai quelques-unes : l'une porte sur l'entreprise individuelle terroriste et les autres sur l'application des peines, des dispositions qui découlent des lois du 3 juin et du 21 juillet 2016.
Le Conseil constitutionnel, en invalidant de façon partielle la définition d'« entreprise individuelle terroriste », a censuré des dispositions relatives à la recherche d'objets ou de substances de nature à créer un danger pour autrui. Cette décision nous met dans une posture assez complexe : dans le cadre de notre travail, sous la pression du risque zéro, on se rend compte que l'on a tendance à judiciariser le plus en amont possible pour éviter le passage à l'acte et, donc, le risque d'attentat.
Avec la disparition de cette disposition, faut-il attendre que la personne ait acquis un objet lui permettant de commettre un attentat, auquel cas on fait courir des risques manifestement très importants, vous en conviendrez, à nos concitoyens, ou faut-il, au contraire, intervenir bien plus en amont, auquel cas on prend un risque au regard de la procédure. Pour vous parler très franchement, nos collègues appellent ces opérations « les ouvertures couteau sous la gorge » : on est sur la ligne de crête et on fait bien souvent le pari du résultat de la perquisition. Si l'on trouve quelque chose, on est sauvé ; dans le cas contraire, on est très mal.
Cette situation a donné lieu à une réflexion commune au parquet de Paris et à la DGSI en vue de tirer les conséquences de l'invalidation de ce texte. Ajouter la tentative d'acquisition permettrait, juridiquement parlant, de donner une base légale plus solide à notre intervention. Nous avons fait des propositions en ce sens à la direction des affaires criminelles et des grâces à la mi-février.
D'autres dispositions pourraient être intéressantes.
En musclant le dispositif de l'aménagement des peines, la loi du 3 juin 2016 a eu pour effet qu'une libération conditionnelle ne peut désormais être accordée à un condamné pour terrorisme que si elle est assortie d'un placement sous surveillance électronique mobile ou qu'après exécution à titre probatoire d'une mesure de semi-liberté. Mais si un terroriste de nationalité étrangère exécute une peine en France, on ne peut plus recourir à la libération conditionnelle-expulsion, ce qui est relativement dommage. À un moment donné, cette personne aura vocation à rentrer dans son pays. On devrait donc assouplir la procédure pour en revenir à la libération conditionnelle-expulsion.
En outre, nous avons formulé deux autres propositions au ministère.
Premièrement, l'article 723-31 du code de procédure pénale prévoit que le risque de récidive doit être constaté par une expertise médicale. Or les experts médicaux rencontrent des difficultés pour remplir cette mission. Par exemple, l'expert ayant examiné Christian Ganczarski, lequel avait agressé trois gardiens à la prison de Vendin-le-Vieil, avait estimé que la dangerosité de ce dernier était très limitée. Il serait plus pertinent de confier cette responsabilité à la commission chargée de l'évaluation pluridisciplinaire de dangerosité.
Deuxièmement, une difficulté se pose concernant l'instauration des suivis post-peine après la libération du détenu. Le dispositif de droit commun consiste à prendre la période de réduction de peine dont le sortant de prison bénéficie pour la transformer en suivi post-peine, en vue d'éviter les sorties sèches de prison. Le juge de l'application des peines (JAP) peut décider une mesure d'incarcération provisoire pour une personne qui ne respecterait pas les obligations qui lui ont été imparties dans le cadre d'un sursis avec mise à l'épreuve par exemple ou d'un placement sous surveillance électronique mobile (PSEM). Dans le même esprit, le JAP pourrait prendre une mesure d'incarcération à l'égard du détenu libéré qui ne respecterait pas les obligations du suivi post-peine.
Je ne vous ferai pas une réponse de Normand pour ce qui concerne le parquet national,...
mais elle va y ressembler.
Il est difficile pour moi de m'exprimer sur ce sujet dans la mesure où le projet est actuellement soumis au Conseil d'État et n'a pas donc encore été présenté au conseil des ministres. À l'heure où je vous parle, je n'ai pas d'assurance absolue sur le périmètre ni sur le contenu.
Selon moi, pour être tout à fait sincère, plus le projet est ambitieux, plus il apportera de valeur ajoutée au dispositif actuel et moins il y a de risques d'en faire une organisation sous-efficiente. Tout dépend du contenu en termes d'inscription dans l'organisation judiciaire et de périmètre de compétence.
La compétence peut être étroite ou large : une compétence terroriste, avec des compétences en matière d'opération extérieure (OPEX), pour les militaires victimes d'actions terroristes à l'étranger ; des compétences en matière de droit international pénal et de droit international humanitaire ; un parquet au spectre plus ambitieux, qui répondrait à d'autres impératifs ; des compétences en matière de cybercriminalité ou de crime organisé.
Un parquet national peut être l'occasion de régler un certain nombre de problèmes pour ne pas manquer les rendez-vous qui se présentent aujourd'hui à nous. C'est un euphémisme de dire que la cybercriminalité constituera un enjeu majeur de la grande criminalité dans les années à venir. Je parle là non pas des atteintes portées aux citoyens dans le cadre de l'usurpation d'identité, mais d'atteintes au système de traitement automatisé de données (STAD) concernant l'État et les opérateurs d'importance vitale (OIV). Des liens plus ou moins lâches existent entre le terrorisme et la cybercriminalité au travers du cyberdjihadisme. Les hackers se mettent aujourd'hui au service du plus offrant. Voilà quelques mois, des hackers qui avaient pris possession de fichiers policiers ou militaires pour le compte d'organisations djihadistes ont publié sur internet des noms de fonctionnaires de police ou de militaires, ce qui était préjudiciable à leur sécurité.
Concernant le crime organisé, la logique est quelque peu différente. On ne peut pas parler de connexions fortes, mais, pour autant, il y a des liens : un délinquant poursuivi pour crime organisé peut se radicaliser et basculer dans le terrorisme - je pense à l'affaire Kriket, dont on a beaucoup parlé dans les journaux - et les réseaux peuvent alimenter - ce fut le cas lors des attentats de janvier et de novembre 2015 - les commandos en fournitures d'armes longues, notamment de fusils d'assaut.
La criminalité organisée, comme le terrorisme, utilise des techniques spéciales en matière d'investigation ; c'est une affaire de spécialistes avec une doctrine commune d'outils procéduraux, les articles 706-73 et suivants du code de procédure pénale.
Enfin, se pose un problème de repositionnement et d'équilibre de l'autorité judiciaire par rapport à la police judiciaire et notamment à ses offices centraux, avec un besoin réel : tous les acteurs judiciaires en conviennent, les huit juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) fonctionnent bien ; mais les marges de progression sont nombreuses quant à leur coordination opérationnelle. J'ai la faiblesse de penser que cette mission ne peut revenir au ministère de la justice dans la mesure où celui-ci ne peut plus donner d'instruction individuelle ; un parquet national pourrait s'en saisir pour rééquilibrer les relations entre la police et la justice, en lien avec les offices centraux du ministère de l'intérieur.
Pour ce qui concerne l'inscription dans l'organisation judiciaire, un parquet national peut être positionné auprès du tribunal de Paris, ce qui en ferait un quatrième chef de juridiction après le président du tribunal, le procureur de la République et le procureur de la République financier ; il peut aussi être, à l'image de la Belgique, de l'Espagne, de l'Allemagne, de la Suède ou de la Suisse, un parquet général ou fédéral représentant le ministère public devant les deux degrés de juridiction. Cette dernière option présenterait deux avantages : on pousse au bout du raisonnement le concept de spécialisation, ce qui permet un meilleur suivi des dossiers, avec une mutualisation des effectifs. Cela ne poserait pas de problème constitutionnel puisque c'est le double regard du juge qui est nécessaire.
Enfin, l'expérience démontre que la cellule de crise issue de la réserve d'effectifs dont nous disposons pour mobiliser des collègues en vue de renforcer la section antiterroriste en cas de crise majeure nécessite la mobilisation exceptionnelle de 33 et 35 magistrats lors des attentats de janvier et de novembre 2015. Aussi, au regard de l'expérience qui est la nôtre dans la gestion de crise, il conviendrait que les effectifs du futur parquet national comprennent au minimum 35 magistrats.
Telles sont mes réflexions sur ce sujet, mais je n'ai pas toutes les clés, car le projet est en cours de discussion.
Cela nous renvoie à nos propres réflexions sur la réforme de la justice. On a trop souvent tendance à prévoir des modifications concernant le fonctionnement des tribunaux ou le droit pénal, sans qu'une étude d'impact préalable ait porté sur les moyens qu'il convient de mobiliser sans dégarnir d'autres fronts. À cet égard, le projet de loi de programmation pour la justice, qui a été récemment dévoilé, n'est pas complètement rassurant au regard des ambitions que nous nous étions fixées.
Si je comprends bien, il faut qu'un certain nombre de conditions soient remplies, et vous attendez l'assurance qu'elles le seront.
Si vous le permettez, monsieur le président, je poserai une toute dernière question.
Monsieur le procureur, vous avez confirmé les propos que nous avons entendus lors des auditions : la coordination entre les autorités judiciaire et administrative s'est nettement améliorée depuis le drame du Bataclan. Vous avez relevé que nous sommes dans un État de droit. Si nous devions faire évoluer la Constitution, sur quel point cette modification porterait-elle ?
L'indépendance du parquet.
Votre expression est quelque peu raccourcie, monsieur le procureur de la République. Sans doute voulez-vous parler de la modification des conditions de nomination des procureurs ?...
Tout à fait. L'avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature et l'alignement du régime disciplinaire des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège.
Nous vous remercions, monsieur le procureur de la République.
La séance est close à 15 h 15.