Au cours d'une seconde réunion qui s'est tenue l'après-midi, sous la présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président, la commission procède à l'audition de M. Robert Gelli, procureur de la République, président de la Conférence nationale des procureurs de la République, et de plusieurs de ses collègues.
Mes chers collègues nous accueillons aujourd'hui le président de la Conférence nationale des procureurs de la République, M. Robert Gelli, accompagné de plusieurs de ses collègues procureurs, Mme Brigitte Lamy et Caroline Nisand ainsi que MM. Yves Badorc et Michel Valet.
La commission des lois a souhaité organiser cette audition publique à laquelle la presse a été conviée et qui sera retransmise sur Internet et Public-Sénat.
Cette audition est motivée par la résolution adoptée par la Conférence nationale en décembre dernier. Monsieur le Président du Sénat, vous a d'ailleurs invité à le rencontrer au même titre.
En effet, cette résolution manifeste les inquiétudes des procureurs de la République face aux difficultés qu'ils rencontrent dans l'accomplissement de leurs missions. Il s'agit tout d'abord de la question de l'indépendance du parquet, source de nombreux débats alimentés par la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l'homme. Il s'agit ensuite -le sujet est familier aux parlementaires qui assistent aux conférences judiciaires de rentrée- de l'inflation législative, qui nuit à la sécurité juridique. Il s'agit, enfin, de la question des moyens dévolus à l'exercice des missions du ministère public. Nul n'ignore la situation des finances publiques, mais les commissaires des lois mesurent combien le budget de la justice est limité.
Monsieur le Président, je vous cède la parole pour quelques propos introductifs puis mes collègues vous interrogeront sur l'ensemble des thèmes que vous avez abordés dans votre résolution.
Monsieur le Président, la résolution que vous avez évoquée a été adoptée par 128 procureurs de la République sur 163. Son impact dans la magistrature a été considérable, et elle a été largement relayée par la presse. Ce texte n'est pas le produit du hasard. Il rend compte de la réflexion de la Conférence nationale sur les liens entre le ministère public et le pouvoir exécutif. Il ne s'agit ni d'un caprice, ni d'un réflexe corporatiste mais plutôt de l'expression du malaise -et même de la souffrance- des magistrats du parquet face aux difficultés qu'ils rencontrent et à l'incertitude sur leur avenir. On ne saurait le réduire à l'expression de ce malaise car il porte aussi une vision du ministère public destinée, en particulier, aux justiciables qui attendent tant de la justice et doivent, pour cette raison, connaître les conditions dans lesquelles elle s'exerce.
Le ministère public doit, à la fois, garantir le respect de la loi, exercer l'action publique et assumer la direction de la police judiciaire. Son rôle ne se réduit pas à celui d'une autorité de poursuite et s'étend à la protection des libertés individuelles.
Pour les procureurs de la République que nous représentons, cette double mission ne peut être exercée que par une autorité présentant toutes les garanties dévolues aux magistrats : la déontologie, la compétence professionnelle et l'impartialité. Or, en l'état actuel, les conditions dans lesquelles les procureurs sont nommés et les liens qu'ils entretiennent avec le pouvoir exécutif, ont jeté un soupçon de dépendance du ministère public vis-à-vis de l'exécutif, préjudiciable à son action.
La Conférence nationale souhaite que ce soupçon soit levé par l'adoption de dispositions assurant l'indépendance des magistrats du parquet : nomination sur avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) -cette proposition semble recueillir un large assentiment parmi les parlementaires et elle a récemment reçue le soutien du Président de la République-, application aux procureurs généraux de la procédure de la transparence judiciaire, modification des conditions de nomination des membres du CSM...
A défaut d'avancées rapides sur cette question, le risque est grand que l'on dénonce la préfectoralisation du ministère public.
Ceci soit dit en rappelant le grand respect que nous avons pour le corps préfectoral,
avec lequel les procureurs se félicitent de travailler en toute intelligence.
L'indépendance statutaire n'est pas contraire au maintien d'un lien hiérarchique avec le pouvoir politique. Ce lien est légitime et indispensable pour garantir la conduite de la politique pénale. En revanche, le magistrat du parquet doit jouir d'une pleine liberté dans l'analyse des dossiers individuels.
Seconde difficulté sur laquelle la résolution appelle l'attention : l'inflation législative. Depuis quelques années, les textes se multiplient et se sédimentent au point que les professionnels du droit s'y perdent. Il ne s'agit pas, pour nous, de porter une appréciation sur le travail du législateur, mais de pointer les contradictions manifestes et récurrentes lorsqu'une loi crée des charges nouvelles sans y apporter les moyens correspondants ou lorsqu'une loi impose plus de sévérité de la part des magistrats dans le prononcé des peines et qu'une autre qui lui succède, demande de privilégier l'aménagement des peines et l'aide à la sortie de prison.
Le dernier point traité par la résolution porte sur la pénurie de moyens alloués aux magistrats du parquet pour accomplir leur mission. Nous sommes conscients que ce problème est général dans l'institution judiciaire mais nous demandons qu'au moins on adapte les missions aux moyens ou l'inverse. Il ne s'agit d'ailleurs pas uniquement de moyens humains mais aussi de moyens techniques et matériels pour notamment permettre au parquet d'assurer la direction de la police judiciaire.
Les magistrats du ministère public sont attachés à leur mission. Leur loyauté et leur conscience professionnelle sont remarquables. S'ils ont jugé nécessaire de s'adresser au peuple et aux élus, c'est parce qu'ils souhaitent que la justice fonctionne mieux. C'est dans cet esprit que la résolution que nous vous présentons a été adoptée.
Procureur depuis 22 ans, je souhaite porter témoignage de l'importance de cette résolution, de la part d'un corps plutôt habitué à la discrétion. L'appel lancé par les 128 procureurs n'est ni politique, ni syndical. Il manifeste seulement le souci des magistrats du parquet d'exercer dignement et efficacement leur métier
Notre fonction est double et présente à la fois un versant administratif lorsque nous mettons en oeuvre une politique pénale -ce qui justifie notre soumission hiérarchique-, et un versant judiciaire lorsque nous conduisons l'action publique pour des affaires individuelles. Dans l'exercice de cette dernière mission, nous sommes des magistrats à part entière et il faut dissiper tout soupçon du justiciable sur notre indépendance.
Les magistrats du parquet sont le dernier maillon de la chaîne judiciaire dans une société qui ne cesse d'accélérer. L'inflation législative et l'insécurité juridique que nourrit la trop grande réactivité aux faits divers contrarient la mission du ministère public d'application de la loi et d'apaisement des conflits.
Enfin, se pose la question des moyens dévolus à l'action du ministère public. Les parquetiers sont comme les « urgentistes » de la justice pénale, condamnés à traiter tous les dossiers dans l'urgence, sous peine que la machine se bloque. On nous demande d'être présents sur des sujets toujours plus nombreux mais, en dépit des efforts consentis les dernières années, l'écart entre l'étendue des missions qui nous sont confiées et les moyens qui nous sont alloués, ne cesse de croître. Or, le ministère public est la clé de voûte de la justice pénale. Tout ce qui fragilise le parquet fragilise toute l'institution judiciaire.
Pour ne pas fragiliser le parquet et rompre la confiance des justiciables, il est nécessaire de réaffirmer le principe de l'unité de la magistrature, menacé par le soupçon qui pèse, à l'heure actuelle, sur les magistrats du ministère public.
Cela fait vingt-six ans que je suis magistrat, et quatre ans que je suis procureur de la République. Jamais je n'ai autant ressenti le malaise de mes collègues quant à leur devenir, qui s'exprime notamment par la tentation de « passer au siège ».
Le renforcement des pouvoirs du Conseil supérieur de la magistrature est indissociable du principe d'unité. Il est le seul moyen d'assurer l'indépendance de la magistrature dans ses deux composantes, le siège et le parquet. Les procureurs doivent être nommés sur avis conforme du Conseil et leur régime disciplinaire doit être aligné sur celui applicable aux magistrats du siège.
Monsieur le Président de la Conférence nationale des procureurs de la République, je vous propose de donner d'abord la parole aux sénateurs qui souhaitent intervenir, et que vous répondiez ensuite à l'ensemble des questions posées.
Je veux tout d'abord remercier Monsieur le Président de la Conférence nationale et ses collègues, pour leurs interventions intéressantes et courageuses.
Nos débats rejoignent largement votre diagnostic et pointent les deux handicaps majeurs de notre justice : l'insuffisance de ses moyens et l'instabilité de la loi. Cette dernière n'est pas seulement l'oeuvre du Parlement. Elle est largement le résultat de l'initiative gouvernementale...
Au-delà de ces constats, vous avez insisté sur les deux missions qui sont les vôtres : l'application de la loi et la gestion des situations individuelles, qui posent en effet la question du soupçon d'impartialité, alimenté par le poids de l'opinion et des médias dans tous les grands débats, particulièrement en matière de justice. Comment vivez-vous cela ?
Au-delà de mesures évoquées, telles que l'encadrement des nominations et la révision de la composition du Conseil supérieur de la magistrature, voyez-vous d'autres réformes à envisager ?
La résolution porte exclusivement sur l'activité pénale du parquet. Considérez-vous que l'activité civile rencontre les mêmes difficultés ?
Enfin, vous pointez le manque de moyens alloués aux parquets, la sous-budgétisation chronique du budget de la justice... Dans quelle mesure cela pèse t-il sur l'exercice de vos missions ? Cela impacte t-il votre liberté de prescription ?
Pour finir, je tiens à saluer votre initiative qui, rassemblant les trois-quarts des procureurs de la République, permet d'écarter tout soupçon de lecture partisane de cette problématique.
Je vous rejoins, ma chère collègue, sur l'idée que les difficultés découlent parfois de la pression de médias...
Sur la question de l'indépendance des magistrats du parquet, si on regarde les autres parquets européens, le parquet français est une sorte d'anomalie, un système unique en son genre, où le procureur est aussi magistrat. C'est une chauve-souris ! Tantôt oiseau, tantôt mammifère ! Je m'interroge sur la possible conciliation entre la soumission à une autorité hiérarchique et la qualité de magistrat... Le Conseil de l'Europe a d'ailleurs soulevé ce problème, que nous essayons de résoudre par une modification des règles de nomination des magistrats du parquet.
Je me permets une petite parenthèse... Il faut noter que le Conseil supérieur de la magistrature, dans sa composition actuelle, offre plus de garanties que le précédent. Il me semble que la présence de personnalités extérieures est une très bonne chose, sur laquelle il ne faudrait pas revenir.
Bref, le système français est une anomalie certes, mais il n'est pas si mauvais que ça. Il est même certainement meilleur que le système anglo-saxon ! Il faut savoir le défendre, et je ne suis pas convaincu que focaliser l'attention sur la question de l'avancement des magistrats soit le meilleur moyen.
Mesdames et Messieurs les membres de la conférence nationale, votre déclaration me réconforte sur l'état de notre République.
Certes, les règles applicables au fonctionnement du Conseil de la magistrature doivent être revues, mais cela suffira-t-il à résoudre le problème de l'indépendance ? La procédure de nomination des procureurs obéit à des règles bien compliquées. Une vraie partie de billard à plusieurs bandes ! Entre certains avancements qui sont en fait des mises à l'écart, la prise en compte des sensibilités politiques ou, à l'inverse, de l'absence de sensibilité politique...
De plus, l'accent est toujours mis sur le temps gagné dans le traitement des affaires plutôt que sur l'exigence de qualité de la justice. Or, si le délai raisonnable de traitement est bien l'un des objectifs de la LOLF, l'exigence de qualité de la justice en est un autre... La contrainte liée à la gestion des flux des affaires est-elle un obstacle à l'exercice d'une justice de qualité ? Cela pèse t-il sur votre indépendance ?
Je comprends tout à fait vos préoccupations, notamment en ce qui concerne les nominations. Plusieurs textes sur le sujet ont été votés par le Parlement, mais ne sont jamais arrivés au Congrès. En tout état de cause, je pense que ce sujet sera traité rapidement. Mais, cette problématique, si elle est au centre du soupçon qui pèse sur les procureurs, n'est pas la préoccupation prioritaire de la profession. Ce n'est pas sur ce point que les citoyens jugent du bon fonctionnement de la justice et du parquet mais bien plus sur les délais de traitement des affaires.
On a fait progressivement du procureur, parfois, le juge de droit commun. On lui a donné de nouvelles fonctions juridictionnelles et ce, corrélativement à la remise en cause du juge d'instruction. Où va-t-on ? Revient-on sur notre procédure inquisitoire au profit d'une procédure accusatoire, ce qui changerait radicalement le rôle du ministère public ?
Par le passé, le Sénat a voté un texte créant un procureur général de la Nation, solution défendue par un ancien procureur général près la Cour de cassation. Que pensez-vous de cette idée ?
Quant à la question de l'unité de la magistrature, certains hauts magistrats nous ont fait part de leur souhait de la remettre en cause, ce qui dénote tout de même un certain malaise.
Sur les moyens du parquet, même si les améliorations ne sont pas suffisantes, elles ne le sont d'ailleurs jamais, je tiens tout de même à vous rappeler que s'ils étaient 1089 en 2001, les parquetiers sont aujourd'hui 1469.
Enfin, signalons que la commission des lois a toujours lutté contre l'inflation législative. Mais, dès qu'un évènement fait l'actualité, on nous somme de réagir et de faire des lois. Donc parfois, oui... le Parlement balbutie.
Effectivement, nous sommes actuellement dans un système de production de lois d'affichage. On fait croire aux citoyens que lorsqu'un problème se pose une loi va le régler, alors qu'ensuite, il n'y a pas suffisamment de moyens pour appliquer ces lois.
Je partage le point de vue de Jean-Jacques Hyest. Je ne suis pas favorable au passage à un système accusatoire.
De plus, je comprends votre souhait d'une unité de corps. Mais, souhaitez-vous, en cours de carrière, pouvoir passer du parquet au siège ?
Que pensez-vous de la réforme du Conseil supérieur de la magistrature ? Pour ma part, je reproche à la loi organique d'avoir créé deux Conseils à travers les deux formations différentes. J'y suis profondément hostile.
Si la procédure de nomination des magistrats du siège est transposable aux magistrats du parquet, qu'en est-il pour les procureurs généraux ? La transparence doit s'appliquer à toutes les nominations.
Par ailleurs, vous devez appliquer la politique pénale du Gouvernement. En cas de conflit social, comme une grève générale des transports par exemple, êtes-vous contraints de vous plier aux recommandations de la chancellerie ?
Je considère que la loi organique sur le Conseil supérieur de la magistrature que nous avons voté est une bonne loi. Il faut maintenant aligner le statut des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège. Cependant, cela n'aurait pas pour effet de donner une indépendance totale au parquet, indépendance qui n'aurait d'ailleurs pas de sens. Si le parquetier n'applique pas la politique pénale, il encourra une procédure disciplinaire devant le Conseil supérieur de la magistrature.
Enfin, je m'interroge sur la réaction des procureurs généraux à votre résolution. Sont-ils solidaires de votre position ?
En premier lieu, merci Monsieur le président d'avoir ouvert cette audition aux sénateurs qui ne sont pas membres de la commission des lois.
Il me semble que la dimension internationale de ces questions ne doit pas être laissée de coté. J'ai, pour ma part, participé aux travaux du Conseil de l'Europe sur la coopération des parquets. Vu les moyens dont vous disposez, je suppose qu'il ne s'agit pas d'une question au coeur de vos préoccupations mais, comment voyez-vous évoluer cette coopération ?
Je ne suis pas non plus membre de la commission des lois. J'ai toutefois deux questions. J'ai bien compris la problématique du soupçon pesant sur l'indépendance des magistrats mais, je souhaiterais quelques précisions et exemples concrets... Comment sont exactement vos rapports avec l'exécutif ? Subissez-vous des pressions ?
Monsieur le Président de la Conférence nationale, quel garde des sceaux vous est apparu le plus respectueux de l'indépendance des procureurs ?
Pensez-vous qu'il serait opportun de vous appliquer la même procédure d'avancement qu'au Conseil d'État, c'est-à-dire une progression fondée sur l'ancienneté ?
Je suis profane en la matière mais je sais que la justice est une des institutions pilier de la République. Les citoyens n'ont plus confiance en la justice car ils ont le sentiment que ses décisions sont influencées par l'autorité politique. Il faut sortir des lois « faits divers » et se poser la question : l'autorité judiciaire a-telle besoin prioritairement de plus de moyens ou de plus d'indépendance ? L'urgence est de rétablir la confiance entre les citoyens et leur justice.
Avant toute chose, je tiens à souligner que notre délégation représente non seulement les procureurs, mais également l'ensemble des membres du parquet dont la situation s'est nettement dégradée depuis trente ans, et dont les relations avec les magistrats du siège se sont tendues. La situation des magistrats du siège est d'ailleurs, elle aussi, préoccupante, notamment parce que leurs missions augmentent chaque année -je pense par exemple à la mise en place d'un contrôle du juge sur l'hospitalisation psychiatrique. Il convient, en effet, que nous gardions conscience des problèmes rencontrés par les magistrats du siège -problèmes qui expliquent que, lorsqu'un parquetier se présente devant un juge avec une demande de comparution immédiate, il ne trouve pas toujours une oreille attentive...
Pour en venir aux questions qui viennent d'être posées sur notre activité au jour le jour, je soulignerai que, en tant que membres du parquet, nous devrions pouvoir répondre aux situations individuelles ; or, nous avons de moins en moins les moyens de rencontrer les personnes dont nous devons traiter le dossier. Auparavant, les magistrats du parquet étaient en mesure de recevoir les justiciables pour leur expliquer le déroulement de la procédure et leur exposer les raisons des décisions rendues ; aujourd'hui, cela est impossible à cause du nombre de décisions que nous devons prendre chaque jour. À Béthune, le parquet reçoit 80 appels téléphoniques par jour... De même, en cas de prolongement d'une garde-à-vue, nous ne pouvons pas toujours rencontrer le justiciable, notamment en raison du grand nombre de commissariats éloignés du tribunal ; si nous voyons bel et bien la personne mise en cause, c'est par visioconférence, avec une image qui sautille ! Bref : hors des cas où nous y sommes strictement obligés par la loi, nous ne rencontrons plus les justiciables. La relation au citoyen est presque réduite à néant, ce qui constitue une véritable souffrance pour les magistrats du parquet. Plus encore que les questions relatives au statut, ce problème explique que les jeunes substituts veuillent rapidement quitter le parquet : ils ont l'impression d'être des standardistes qui orientent les procédures à la va-vite.
Le poids de la presse dans le travail du parquet devient ingérable. Les journalistes et les magistrats vivent sur deux planètes différentes : les premiers sont dans le monde de la communication en urgence, tandis que nous devons prendre le temps de mener nos enquêtes. Cette difficulté est renforcée par la structure des services d'enquête, qui les amène parfois à vouloir se faire de la publicité : il semble qu'aujourd'hui, lorsque l'on est en charge d'une affaire potentiellement médiatique, l'objectif principal est de le faire savoir plutôt que de la résoudre ! Peut-être conviendrait-il d'augmenter les moyens dont disposent les parquets pour communiquer avec les journalistes, qui constituent un front difficile à gérer.
Vous le voyez, des journalistes sont présents aujourd'hui. Ils exercent, eux aussi, un métier noble et difficile. Nous n'avons pas prévu qu'ils puissent s'exprimer sur leurs rapports avec le parquet, mais nous pourrons certainement y travailler...
Je me réjouis de voir que nos préoccupations sont partagées par ceux qui ont pris la parole, et qui semblent partager notre constat.
Nous avons l'ambition d'inspirer la confiance ; notre appel n'est pas une réaction face au caractère aléatoire et variable des normes (il serait d'ailleurs malvenu de présenter les choses ainsi devant votre commission des lois !). Notre appel exprime notre passion pour notre métier, ainsi que la violence de notre travail : nous sommes confrontés à des enjeux lourds, à des situations dramatiques auxquels nous devons apporter une réponse adaptée.
Notre rapport au temps est une question fondamentale et touche à de nombreux sujets qui ont été évoqués (la gestion des flux, le type de procédure que nous retenons, la place du contradictoire, etc.) : le parquet doit-il orienter plus vite ou répondre mieux ? Il incombe au législateur de trancher cette question. À cet égard, si les parquetiers sont des chauves-souris, ce n'est que la conséquence du caractère hybride de la procédure française, qui se trouve entre l'inquisitoire et l'accusatoire ! La gestion des flux pose également la question d'un contradictoire différé, comme dans la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité c'est-à-dire des décisions du procureur qui sont ensuite validées de manière binaire par le juge...
Pour répondre à Mme Tasca, il faut rapporter le poids de l'opinion (dont les réactions sont soudaines et instantanées) à la durée de nos délibérés : à Paris, un parquetier reçoit 100 à 110 appels par jour et doit prendre une décision en 5 minutes. Dans cette prise de décision, la qualité du compte-rendu qui nous est fait (et donc la qualité de la formation des officiers de police judiciaire) est déterminante. En somme, le poids de l'instant pèse sur nous lorsque nous prenons nos décisions sans avoir le temps de la réflexion, ou lorsque les textes s'accumulent -voire se contredisent- sans que nous puissions les assimiler intellectuellement, ce qui pose la question du respect du principe de légalité.
Quant à la question de l'unité du corps, il me semble que la France n'est pas une « anomalie » : c'est une exception, dans la mesure où elle a donné au ministère public (qui doit défendre l'intérêt général et contribuer à la manifestation de la vérité) une mission identique à celle des juges ; il est donc normal que les procureurs soient magistrats. Les expériences de scission entre le parquet et le siège n'ont d'ailleurs pas été concluantes à l'étranger : Antonio Cluny, procureur adjoint auprès de la Cour des comptes portugaise, s'en est fait le témoin, à propos du Portugal, lorsqu'il a montré que, quand le parquet et le siège disposaient au départ d'une culture commune, la scission entre eux ne se faisait pas au bénéfice des citoyens.
En ce qui concerne les frais de justice, on ne peut que constater que nos décisions pourraient être infléchies par des considérations budgétaires. Lorsque la gendarmerie nous saisit d'un cas de disparition inquiétante, doit-on effectuer une géolocalisation même si cela coûte très cher, ou doit-on y renoncer pour cette raison ? Lorsque l'on découvre un corps, doit-on faire pratiquer une autopsie ou seulement un examen médical, moins coûteux ? Ce genre d'interrogations entre en ligne de compte dans nos pratiques quotidiennes. À titre personnel, j'essaie parfois d'évacuer totalement ces considérations.
Le procureur de la République défend l'intérêt général et la société ; il n'est pas le porte-parole du pouvoir exécutif, mais celui de la République. Étant ainsi celui qui s'exprime au nom d'un intérêt supérieur, il n'est pas non plus une des parties au procès. Il convient que sa mission puisse s'exercer de manière indépendante, mais avant tout de manière libre. Cette liberté est, à son tour, indissociable de la responsabilité du procureur, ce qui nous amène à la question du statut. Au-delà de la question des pressions qu'ils pourraient subir dans tel ou tel dossier, le statut doit surtout garantir que les procureurs remplissent leurs fonctions en vertu de leurs qualités personnelles et de leur expérience, non en raison de services rendus ou à rendre. L'avis conforme du CSM pour leur nomination constitue un minimum, une transparence totale sur les propositions, les avis et les nominations étant également nécessaire. A défaut d'une telle évolution, ou bien le garde des sceaux perdra tout pouvoir au profit du CSM, ou bien les procureurs deviendront de simples agents de l'administration. Nous n'avons toutefois pas de projets « clés en main » dans ce domaine.
Le ministère public à la française est certes une exception (mais faut-il s'aligner sur le modèle anglo-saxon ?), qui se caractérise notamment par le fait que le procureur peut apprécier l'opportunité des poursuites et qu'il détient des pouvoirs quasi juridictionnels dans le choix des modalités de ces poursuites. Une organisation dans laquelle toutes les affaires devraient être examinées par un juge du siège serait totalement inefficace.
Nous sommes très favorables à l'unité de la magistrature. Par ailleurs, les mobilités entre le siège et le parquet sont une bonne chose - bien entendu, pas au sein du même tribunal ! Pourquoi interdire à un magistrat du parquet de devenir magistrat du siège au bout de dix ans alors qu'un avocat ou un policier peut devenir juge ?
La conférence des procureurs ne s'est pas encore prononcée sur la question de la création d'un procureur général de la nation.
Enfin, concernant les instructions que nous sommes susceptibles de recevoir de l'exécutif à l'occasion par exemple des conflits sociaux, il convient de rappeler que le procureur n'est pas coupé de la vie de la cité et qu'il n'ignore pas les conséquences de ses décisions au regard de l'ordre public. Il peut fort bien prendre en compte les informations qui lui sont fournies, par exemple par le préfet, à condition de prendre sa décision de manière indépendante le moment venu.
Je voudrais défendre l' « exception culturelle » du parquet français. Je ne me suis jamais senti mal à l'aise avec la dualité du parquet français. Toutefois, une évolution est aujourd'hui nécessaire, en partie du fait de la jurisprudence de la CEDH. Par ailleurs, je considère que la possibilité de passer du siège au parquet constitue une richesse. Le métier est finalement le même : appliquer la règle de droit tout en respectant les libertés individuelles. Quant aux procureurs généraux, ils soutiennent notre appel, même si nous regrettons qu'ils n'aient pas manifesté publiquement leur solidarité.
Cette audition aura confirmé l'inquiétude que l'on peut nourrir sur la situation du ministère public mais elle aura aussi suscité un certain réconfort car nous pouvons mesurer la qualité des hommes et des femmes qui exercent le métier de procureur, qualité dont certaines affaires récentes auraient pu nous faire douter.
Lorsqu'on évoque la question des moyens, il convient de ne pas oublier celle liée aux situations particulières de certains territoires. Ma région connaît des difficultés économiques sévères, d'où une demande plus forte de justice.
La réponse pénale dépend aussi de nos partenaires, parmi lesquels les associations. Or, celles-ci éprouvent de plus en plus de difficultés à survivre.
Enfin, je voudrai évoquer le problème de la carte judiciaire : Béthune, avec 600 000 habitants dans son ressort, ne dispose pas d'un tribunal de commerce. Il faut se rendre à Arras.
La statut ne peut assurer à lui seul l'indépendance des procureurs : c'est aussi une question d'hommes et de femmes. Nous sommes ici des procureurs provinciaux, ce qui explique peut-être que nous nous sentions très libres dans l'exercice de notre mission ; c'est sans doute moins le cas pour nos collègues parisiens.
Mesdames et Messieurs les procureurs je me fais l'interprète de tous mes collègues en vous remerciant grandement pour l'analyse et les témoignages que vous venez de nous livrer. Ceux-ci nourriront fort utilement notre réflexion.