Je vous prie d'excuser l'absence de M. Jérôme BASCHER, président de cette mission. Il me revient, en qualité de Vice-Présidente de la mission, de le suppléer.
Je rappelle que nous avons procédé, mercredi 1er mars, à la constitution de cette mission d'information et à la désignation de son bureau. Vous êtes la première personne que nous auditionnons, Monsieur Lambert, et le calendrier est favorable puisque vous avez publié hier le rapport d'activité du Conseil national d'évaluation des normes (CNEN).
Je rappelle également que nous nous proposons, en cette année de renouvellement sénatorial, d'achever nos travaux courant juin. Ce court délai nous incite à procéder à nos auditions et à nos déplacements à un rythme relativement soutenu.
Comme cela a été indiqué la semaine dernière, nous pourrions organiser en mai, en présentiel, une audition commune avec la délégation aux collectivités territoriales. Nous savons l'intérêt commun de l'autonomie des collectivités locales, je salue Mme Françoise Gatel et M Rémy Pointereau, présidente et premier vice-président de notre délégation aux collectivités territoriales, qui viennent tout juste de publier un rapport d'information intitulé : « Normes applicables aux collectivités territoriales : face à l'addiction, osons une thérapie de choc ! ».
Je vous remercie donc de votre venue, Monsieur Lambert, nous vous connaissons bien à la délégation aux collectivités territoriales, vous que Françoise Gatel aime à surnommer « le chasseur de normes », vous êtes bien au coeur de notre sujet.
Le groupe du Rassemblement démocratique et social européen (RDSE) a souhaité que le Sénat mène une réflexion sur l'impact concret des décisions réglementaires et budgétaires de l'État sur l'équilibre financier des collectivités locales.
Pourquoi un tel sujet ? Parce qu'il nous semble que l'État, au sens large, impose aux collectivités toujours davantage de normes et de contraintes budgétaires, directes ou indirectes, au détriment de l'efficacité de l'action publique locale. Je pense en particulier aux plus petites collectivités dont les ressources techniques et financières sont limitées.
Dans le cadre de cette mission, nous distinguerons les décisions réglementaires et les décisions budgétaires.
Les décisions règlementaires concernent les décrets et arrêtés dont on sait qu'ils imposent des normes de plus en plus nombreuses aux collectivités locales. S'alarmant d'une « addiction aux normes », notre délégation aux collectivités territoriales souligne, dans le rapport qu'elle vient de publier, que le code général des collectivités territoriales a triplé de volume en 20 ans et qu'il dépasse aujourd'hui le million de mots. La délégation organise au Sénat les états généraux de la simplification le 16 mars prochain. Cette manifestation, auquel le CNEN est très directement associé, présentera les conclusions d'une récente consultation menée auprès des élus sur la question du poids des normes. Je laisserai sur ce point Mme Gatel et M. Pointereau compléter mon propos s'ils le souhaitent. Je tiens à les remercier pour cette belle initiative.
Les décisions budgétaires, quant à elles, sont davantage circonscrites, mais n'en demeurent pas moins toujours plus pesantes sur les recettes et sur les dépenses des collectivités. Essentiellement concentrées sur les textes législatifs de nature financière, ces décisions ont réduit, année après année, la libre-administration des collectivités et leur autonomie financière, principes pourtant consacrés dans notre Constitution. Sur ce point, nous interrogerons le Comité des finances locales (CFL), présidé par André Laignel, mais vous avez peut-être un avis, d'autant que vous avez récemment proposé une fusion entre le CNEN et le CFL.
Notre objectif, dans le cadre de cette mission, sera de déterminer, exemples concrets à l'appui, si ces décisions réglementaires et budgétaires de l'État compromettent l'équilibre financier des collectivités, en particulier sur les communes rurales. Cette analyse suppose bien sûr d'examiner si les décisions de l'État sont précédées d'une évaluation complète, sérieuse et sincère quant à leur impact notamment budgétaire sur les collectivités territoriales.
Le CNEN joue un rôle déterminant sur ce point et c'est pourquoi nous avons souhaité débuter notre cycle d'auditions par celle de M. Alain Lambert, le dynamique Président de cette instance. Monsieur le Président Lambert, je vous remercie très sincèrement pour votre présence aujourd'hui, au lendemain de la présentation de votre rapport d'activité sur la période 2019-2022.
Vous avez été destinataire d'un questionnaire, auquel je vous propose de répondre.
Merci pour votre invitation. Vous m'interrogez, dans votre questionnaire, sur le CNEN lui-même. Il a été créé en 2013 sur proposition du Sénat, les élus sont majoritaires face à l'administration, cela nous donne une grande liberté dans nos délibérations - ce qui ne veut pas dire qu'elles ont une incidence directe : la comparaison avec nos homologues allemands montre qu'avec plus de pouvoirs et de moyens, on peut obtenir des résultats plus substantiels. Notre expérience nous enseigne que les défauts des normes ont un coût certain et important, en particulier la complexité administrative ; nous travaillons pour améliorer la qualité du droit et son applicabilité sur le terrain - nous le faisons en relation étroite avec le Conseil d'État et avec le Secrétariat général au Gouvernement (SGG), ainsi qu'avec les délégations parlementaires aux collectivités territoriales.
Pourquoi les lois de finances et de financement sont-elles exclues de notre contrôle, mais pas les lois de programmation des finances publiques ? Nous n'examinons pas les projets de loi de finances et de financement, et nous ne nous en plaignons guère, parce que ces projets s'insèrent dans un délai si court, dans une procédure si rapide, que notre contrôle aurait peu de chance d'être opérant, surtout pour des textes si complexes. Cependant, nous regardons ce qu'il en est et ce qu'il en devient. De fait, le contrôle relève plutôt du Comité des finances locales (CFL), qui en est saisi obligatoirement, et les ministres du budget se présentent toujours devant le CFL avant de déposer leur texte au Parlement.
Les lois de programmation, elles, nous intéressent. Pourtant, nous n'en sommes pas saisis et j'ai dit mon embarras au Gouvernement, car la dernière loi de programmation énonce la stratégie financière de notre pays pour les années 2023-2027. Cela dit, cette loi n'est pas parvenue au terme de son examen parlementaire, la CMP du 15 décembre dernier n'étant pas parvenue à un accord. Je vous recommande, en toute humilité, d'examiner de près le programme de stabilité qui, lui, engage la France vis-à-vis de ses partenaires européens, avec des stratégies très précises. La loi de programmation des finances publiques n'est pas articulée au programme de stabilité, c'est paradoxal, puisque ce programme existe depuis 1999. Cependant, il ne donne pas d'indications suffisamment précises des relations entre l'État et les collectivités territoriales, au point que les finances locales paraissent les variables d'ajustement, alors que les collectivités sont indispensables à la mise en place des politiques publiques ; elles en sont même, souvent, le principal vecteur.
Vous m'interrogez également sur la certification des études d'impact. Ce serait très utile, je ne vous cache pas que les études d'impact me plongent dans l'embarras. En 2008, le constituant a imposé une étude d'impact préalable à tout projet de loi, en 2009 le législateur organique en a défini les conditions : c'est donc que la demande est importante ; pourquoi, alors, le pouvoir exécutif n'a-t-il cessé, depuis, d'échapper à cette contrainte ? J'avoue que je n'y comprends rien : pourquoi porter le principe d'une étude d'impact au firmament de notre loi fondamentale, si c'est pour n'en rien faire par la suite ? Le CNEN n'aurait guère de difficulté d'être désigné certificateur des études d'impact actuelles, car elles ont si peu de consistance, qu'il serait aisé de faire le simple constat de leur insuffisance - et je crois donc qu'une certification, effectivement, permettrait d'exiger un peu plus de travail préparatoire. Cependant, la loi organique permet déjà au Parlement de s'opposer à l'inscription d'un texte à son ordre du jour, au motif que l'étude d'impact en est insuffisante : pourquoi ne l'a-t-il jamais fait ? La Conférence des présidents d'une des chambres a certainement plus de pouvoir que le CNEN pour infléchir cette pratique de l'exécutif et, je veux le souligner, le défaut d'étude d'impact des lois nouvelles est un mal profond de notre démocratie.
Vous m'interrogez aussi sur les pouvoirs du CNEN. Il n'est que de comparer sa situation avec celle de son homologue allemand, pour réaliser que plus de pouvoirs et de moyens seraient des plus utiles. En particulier, nos homologues allemands travaillent directement avec un département de l'office national des statistiques, l'équivalent de notre Insee, qui se consacre exclusivement aux collectivités territoriales, ils ont sur lui une sorte de droit de tirage permanent qui leur permet de poser toutes les questions intéressant les collectivités territoriales. La création d'un tel département de l'Insee serait des plus utiles. Pourquoi cela ne se fait-il pas ? D'abord parce que notre État est centralisé. Cependant, il faut ouvrir le débat, parce que de l'argent public est gâché du fait qu'on n'informe pas assez les collectivités locales et, d'une manière générale, l'échelon local d'application des politiques publiques.
Quelle est ma position sur le rattachement administratif du CNEN ? Il faut y réfléchir, mieux définir ce qu'il en sera dans le futur. Nous avons évoqué une fusion avec CFL, démontant là notre ouverture. Cependant, un tel changement nécessite une loi, qui n'est probablement pas facile d'insérer dans le programme législatif ; c'est pourquoi, nous avons des propositions d'un rattachement au SGG, l'organe qui nous saisit le plus. Je ne vois pas ce qui s'y oppose, sauf une sorte de tradition française qui voudrait qu'on ne change pas les choses une fois qu'on en a décidé. Or, entre 30 et 40 % des textes dont nous sommes saisis proviennent de la DGCL : il n'est pas idéal, pour nous, d'avoir à nous prononcer sur ces textes issus de l'administration à laquelle nous sommes rattachés... Le Parlement pourrait émettre une recommandation dans le sens d'un autre rattachement administratif, cela nous aiderait.
Vos questions portent aussi sur nos moyens humains et financiers. Je vous le dis sans détour : nos effectifs sont réduits et il serait financièrement rentable de les renforcer, puisque notre travail diminue les dépenses qui reviennent aux collectivités territoriales. Cependant, qui décidera de nous renforcer ? On ne peut l'attendre de l'exécutif, car notre action le gêne, et je crois que la balle est dans votre camp : vous pourriez, dans le cadre d'une réforme plus large, donner des signaux budgétaires, à tout le moins ouvrir le débat.
Je dirai, encore, que les problèmes juridiques posés aux collectivités territoriales viennent de plusieurs sources. Il y a, bien sûr, la production normative du Gouvernement, qui est quasiment illimitée et qui produit un droit inapplicable si on ne la borde pas ; mais le droit des collectivités territoriales étant de nature essentiellement législative, plutôt que réglementaire, le Parlement est également concerné et il est fondé à être exigeant. À cet égard, je m'étonne et, même, je m'inquiète de voir des amendements renvoyer l'application de la loi à des décrets en Conseil d'État : quand vous l'écrivez par amendement à la fin d'un article de loi, vous ouvrez en réalité les portes de l'enfer, car c'est bien en cette enceinte suprême du droit administratif qu'on forge les dispositifs les plus complexes, assortis des contrôles les plus sévères et de pénalités à cracher le sang !Je crois donc que le Parlement a sa part de responsabilité dans les difficultés juridiques des collectivités territoriales - et qu'il vous faut à vous, parlementaires, éviter le plus possible de renvoyer l'application de la loi au décret en Conseil d'État, sauf quand vous ne pouvez pas l'éviter...
Dans votre rapport public, vous soulignez le besoin de produire un droit « collaboratif », qui ne doit pas oublier les destinataires des normes : comment voyez-vous les choses ?
Avant la décentralisation, quand le Gouvernement envisageait une réforme, il interrogeait les préfectures et les services extérieurs de l'État pour examiner les moyens, pour la réforme, d'atteindre ses objectifs, chacun sait ici le rôle qu'ont eu les DDE dans la préparation de certaines lois. Je crois que, la décentralisation étant intervenue, il faut pareillement interroger les collectivités territoriales, les associer en amont, car ce sont elles qui auront à mettre en oeuvre les politiques publiques - c'est dans ce sens que nous parlons de droit « collaboratif ». La Gouvernement aura le dernier mot, c'est bien normal, mais la concertation doit avoir lieu en amont, plutôt qu'en aval de l'écriture de la loi ; or, quand nous interrogeons les collectivités territoriales, elles nous disent avec constance que ce n'est pas le cas.
Merci de nous avoir invités à votre mission, et je vous remercie pour votre engagement, Monsieur le Président Lambert, vous vous qualifiez vous-même de « moine soldat » et nous devons vous rendre un hommage pour votre action contre le délire normatif.
En travaillant sur la simplification des normes, notre délégation a mesuré combien celles-ci nous coûtent cher et comment notre administration, certes très performante, s'autorisait à penser à la place du législateur, avec des dégâts à la clé pour les collectivités. On l'a vu avec la loi du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités, dite loi « Borne » : les collectivités y sont qualifiées d'essentielles pour la transition énergétique, pour le désenclavement, pour les nouvelles mobilités, on leur confie des compétences... mais pour l'argent, on renvoie le tout à la loi de finances - on vote donc une loi sans évaluation financière et quand la loi de finances arrive, on se retrouve non plus face au ministre qui porte la politique publique en question, mais face à Bercy, qui est plutôt du genre cost killer et qui, surtout, s'attache à éviter de penser...
Les études d'impact sont indigentes, vous le dites, et elles émanent des administrations qui proposent les réformes : ne vaudrait-il pas mieux une instance indépendante, et qu'à tout le moins, votre avis négatif ait un impact ? Car il en va de l'applicabilité de la loi, ce n'est pas rien...
Merci pour vos propos, je me réjouis de votre participation au CNEN, nous travaillons régulièrement ensemble, c'est très utile pour alerter le Parlement sur ce que nous constatons dans les relations entre l'État et les collectivités territoriales.
Je salue votre action, Monsieur le Président Lambert, vous travaillez avec peu de moyens et dans des calendriers souvent très tendus puisque vous ne disposez parfois que de deux jours pour vous prononcer sur un texte, c'est bien court. L'inflation normative complexifie et retarde les projets locaux, c'est un frein à la croissance : évalue-t-on le coût du retard ? Nous n'avons pas de thermomètre pour mesurer la fièvre normative, nous la constatons au volume toujours plus grand du code général des collectivités locales - et il est clair que les études d'impact devraient être plus fouillées et plus précoces.
Nous formulons plusieurs propositions dans notre rapport, en particulier celle d'avoir une étude d'impact en deux parties : d'abord une étude d'option et d'opportunité, qui interroge le fait de savoir si une nouvelle norme est nécessaire et en quoi la réforme choisie est préférable par rapport à d'autres ; puis une étude, indépendante, de l'impact de la réforme proposée. Ce n'est pas du tout ce qui se passe, les études d'impact actuelles sont surtout des justifications par l'administration qui porte le projet, c'est-à-dire des auto-justifications. Nous proposons également de réfléchir à étendre la règle du 2 pour 1, c'est-à-dire de la suppression de deux normes anciennes, pour toute règle nouvelle.
Enfin, dans quelle mesure pourrait-on examiner en amont les décrets d'application ? On a vu avec l'objectif de zéro artificialisation nette (ZAN), le décalage d'interprétation peut devenir flagrant : comment éviter ce type de décalage ?
Les études d'impact n'examinent effectivement pas les options alternatives, alors que la loi organique le prévoit, elle précise que l'étude d'impact indique les options, explique les raisons qui font préférer la réforme proposée - mais cela n'est pas fait, vous avez raison.
Je vous rejoins également sur notre calendrier : dans notre rapport d'activité, nous nous plaignons de l'urgence dans laquelle nous sommes saisis, nous n'avons généralement pas plus de 48 heures pour nous prononcer, c'est insuffisant. Cet abus d'usage de l'urgence est un moyen détourné pour contourner le travail préparatoire et nous nous en plaignons parce qu'il appauvrit la chaine d'élaboration du droit.
Merci de votre présence, vos informations nous éclairent.
Dans votre rapport de février 2021 relatif à l'intelligibilité et à la simplification des normes applicables aux collectivités territoriales au service de la transformation de l'action publique, vous proposez - c'est votre Axe II - de « renforcer la portée du principe de libre administration, protecteur des libertés locales en vue de limiter les impacts techniques et financiers pesant sur les collectivités territoriales ». Un comité de l'Association des maires de France (AMF) travaille déjà sur ce sujet et ses conséquences sur l'article 34 de la Constitution ainsi que sur la loi organique : pensez-vous qu'il y ait une initiative à prendre en la matière ?
Vous proposez également, - c'est votre axe IV - d'assouplir l'exercice des compétences relevant des collectivités territoriales par l'évolution structurelle de la culture normative, et votre proposition 13 consiste à « développer le principe de différenciation territoriale au niveau local » : comment limiter, dans ces conditions, l'interprétation que l'administration fait des normes ? On a vu les préfets appliquer le zéro artificialisation nette alors que la loi n'était pas encore votée, c'est dire que l'administration peut dépasser ses prérogatives.
Au sein de l'AMF, on se demande s'il ne faut pas modifier l'article 72-2 de la Constitution, pour évaluer dans le temps le coût du transfert des compétences de l'État aux collectivités territoriales, ceci pour en réévaluer régulièrement les charges : qu'en pensez-vous ?
Le principe de libre administration des collectivités locales a valeur constitutionnelle et je crois que le législateur ne doit pas considérer que le Conseil constitutionnel et Conseil d'État guident sa plume en la matière - je pense que le législateur doit énoncer sa conception du principe de libre administration des collectivités locales, puis c'est au Conseil constitutionnel de dire en quoi cette conception n'est pas constitutionnelle. Le Parlement me semble avoir manqué d'audace en la matière, depuis toujours, je crois que le renforcement de la libre administration des collectivités locales est entre ses mains, plutôt qu'entre celles du juge administratif et du juge constitutionnel.
Sur la différenciation, je dirais qu'il faut éviter que la loi et les règlements en viennent à un tel niveau de précision, de différenciation selon la taille des collectivités, parmi d'autres critères, que le droit en devienne inapplicable. Il faut que la loi soit suffisamment générale, pour s'appliquer partout.
Je crois aussi que le Parlement peut avoir une influence sur les décrets d'application, ne serait-ce qu'en présentant des amendements de précision dont la vocation est d'interroger le ministre sur ses intentions d'application de la loi - et quitte, donc, à retirer ces amendements une fois ces réponses obtenues. Cela nous permet, ensuite, dans le contrôle, de comparer plus précisément les décrets à l'intention du législateur, nous avons besoin d'être plus précis et concrets avec le pouvoir réglementaire.
Vous connaissez la volonté de l'État de voir grossir nos collectivités territoriales, qu'il s'agisse des communes, des cantons ou des régions, et vous savez que ces regroupements ne sont pas sans impact sur les équilibres financiers de nos collectivités : le CNEN a-t-il travaillé sur ces questions ? Les études d'impact en parlent-elles - et le CNEN a-t-il une position de principe sur cette volonté de faire des collectivités territoriales toujours plus vastes ?
Le CNEN n'a pas délibéré formellement sur le sujet, mais je ne veux pas esquiver votre question, importante. J'ai le sentiment que plus vous élargissez une collectivité territoriale, plus vous éloignez le pouvoir de là où il s'applique. La France étant peu dense, le pouvoir organise les relations entre les collectivités territoriales, comme si elles ne pouvaient pas le faire mieux elles-mêmes. Mais, dans le fond, j'ai toujours pensé que la loi de 2015 portant sur la nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) devrait s'appliquer seulement « à défaut de convention contraire entre collectivités territoriales » et que cela aurait dû être indiqué en codicille de chacun des articles de cette loi. Pourquoi le droit conçu à Paris, vaudrait-il mieux que le droit voulu par les collectivités territoriales ? Je suis épris de liberté, pour les personnes physique comme pour les personnes morales, je crois que notre droit se porterait mieux en respectant ce principe.
La loi de février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale, dite 3DS, a obligé le Gouvernement à motiver sa décision de passer outre un avis négatif du CNEN : avez-vous le recul suffisant pour apprécier l'effet de cette obligation ? Avez-vous des exemples concrets d'avis négatifs rendus par le CNEN ?
Cette mesure est très utile, mais je ne peux pas dire que nous ayons progressé sur ce point, le Gouvernement ne motive pas ses choix, les projets de loi sont présentés de façon rigide - et on ne peut pas dire que le dialogue, appelé par l'obligation de motiver les choix, ait lieu, c'est dommage.
En réalité, la rédaction des textes me semble précipitée, elle se passe du dialogue préalable qui serait utile à l'application à tous les territoires, dans leur diversité. Je ne crois pas que cette précipitation tienne à de la mauvaise volonté, mais à une course au chiffre : dès lors qu'on estime que le texte nécessite 15 décrets d'application, on se lance dans la course comme s'il fallait finir au plus vite, alors que les choses ne font que commencer pour l'application. Le Gouvernement, d'ailleurs, publie les ratios du nombre de décrets d'application publiés six mois après la promulgation - et le Sénat fait pareil dans son contrôle de l'application des lois, se contentant d'une approche quantitative, alors qu'il se distinguerait à avoir une approche plus qualitative de l'application des lois.
D'autant que les décrets sont souvent écrits en temps masqué, avant même l'adoption de la loi, pour aller plus vite encore...
Avez-vous des exemples récents d'avis négatifs du CNEN fondés sur une insuffisante évaluation financière préalable, ou sur la création de charges supplémentaires pour les collectivités territoriales ?
Je peux vous citer un projet d'arrêté relatif à l'instruction budgétaire et comptable M57, un sujet technique dont je ne suis pas sûr que le Parlement ni les ministères aient mesuré les impacts, et dont on commence à parler. Je pense aussi à un décret relatif aux dotations de l'État aux collectivités territoriales et à la péréquation des ressources fiscales, qui n'a guère été concerté, alors que la modification du potentiel fiscal agrégé des ensembles intercommunaux a une incidence directe sur les finances locales. Sur les charges supplémentaires, je pense à deux projets de décrets : d'une part, celui sur la régulation de la température des systèmes de chauffage et de refroidissement (qui, sous réserve de publication, générera 1,1 milliard d'euros de coûts nets en 2023), d'autre part, le projet de décret sur les systèmes d'automatisation et de contrôle des bâtiments tertiaires (qui, lui génèrera, un coût de 1,5 milliard d'euros pour les collectivités). Ces sommes sont considérables.
Jérôme Bascher, qui nous suit sur Internet, me demande de vous poser cette question : le CNEN est-il compétent pour les projets de normes qui régissent des compétences optionnelles ou facultatives des collectivités territoriales, par exemple dans le domaine de la petite enfance et du périscolaire ?
Oui, il est compétent pour toute mesure ayant un impact financier sur les collectivités territoriales. Du reste, les assemblées parlementaires peuvent nous en saisir.
Chacun a constaté que le Gouvernement passait de plus en plus par des parlementaires de sa majorité, pour proposer des lois qu'il a écrites lui-même, évitant au passage l'examen par le Conseil d'État et l'obligation d'étude d'impact : quel est votre rôle face à ces projets de loi habillés en propositions de loi ?
Ensuite, on voit de plus en plus la loi renvoyer au décret pour définir ses critères d'application - je l'ai constaté par exemple dans le projet de loi sur l'immigration, où le niveau de français demandé aux candidats au titre de séjour, est renvoyé au pouvoir réglementaire. Un tel sujet ne devrait-il pas relever de la loi ? Y a-t-il un moyen, par exemple via l'étude d'impact, de lier le pouvoir réglementaire à des sujets qu'on estime relever de la loi ?
Je ne crois pas qu'il y ait de la malice, de la part du Gouvernement, à passer par des parlementaires pour déposer des propositions de loi plutôt que des projets de loi, mais simplement la conséquence de ce que quand le constituant, en 2008, a voulu mieux répartir le pouvoir d'initiative législative entre le Parlement et le Gouvernement, il n'a pas compté avec le fait que le Parlement n'était pas suffisamment outillé pour préparer des textes de loi. Ce qui se passe, c'est donc que des projets de loi, préparés par le Gouvernement, sont présentés sous forme de propositions de loi, faute de place suffisante dans le calendrier parlementaire.
S'agissant de la répartition des compétences, ensuite, donc l'articulation entre les articles 34 et 37 de la Constitution, je redis que les amendements d'appel sont utiles, car ils vous permettent d'interpeler le Gouvernement sur les normes réglementaires qu'il va définir sur la base du texte de loi. Je l'ai vécu comme ministre, répondre à un parlementaire qui vous interroge précisément sur ce point n'a rien de confortable, car on doit dire à l'avance ce qu'on va faire, on doit prendre un engagement, et c'est un bon moyen pour le Parlement d'influencer les mesures réglementaires.
Vous qui êtes reconnu, - célèbre, même - comme le père de la loi organique des lois de finances (LOLF), vous êtes des plus fins connaisseurs de la mécanique budgétaire ; et quand vous appelez à renforcer l'indépendance du CNEN, parlez-vous aussi des moyens financiers, des ressources qui vous sont allouées, de votre positionnement - non pas vous-même, bien entendu, mais votre institution - au sein de la DGCL ? Avez-vous les moyens de votre liberté ?
Merci de votre question, elle me rappelle que, lorsque j'étais ministre, et vous, député, nous avions des relations toujours courtoises et agréables. Votre question, cependant, est redoutable. Je dirais qu'au sein du CNEN, nous avons toute liberté de débattre, mais que la qualité de nos travaux souffre d'un manque de moyens pour se fonder sur des analyses plus approfondies. L'exemple de nos homologues allemands est clair : ils agissent en tant qu'autorité administrative indépendante, dotée de plus de moyens. Lorsque le Sénat m'avait interrogé sur la question, j'avais dit qu'une telle évolution n'était pas indispensable et que notre organisation en deux collèges, avec une majorité d'élus, avait l'avantage qu'un dialogue fructueux pouvait s'établir. Encore faut-il disposer du temps et des moyens nécessaires...
Mais lorsque vous proposez une fusion avec le SGG, n'est-ce pas vous éloigner du modèle de l'autorité administrative indépendante ? L'intégration au SGG ne vous rapprocherait-elle pas encore du pouvoir ?
Je ne propose pas une fusion avec le SGG, mais un rattachement administratif, avec maintien de notre indépendance, il s'agit simplement d'une commodité. La moitié de ceux qui siègent au CNEN préconisent la transformation en autorité administrative indépendante, j'y souscrirais si nous pouvions introduire un collège mixte élus locaux/administration de l'Etat, avec majorité pour les élus, comme c'est le cas actuel.
En sollicitant plus de saisines, ne craignez-vous pas que les délais s'allongent ?
Je n'ai pas le sentiment que les Français attendent de nouvelles lois tous les jours, et si la qualité en dépend, je crois qu'il vaut mieux prendre un peu de temps pour légiférer - en tout cas, la précipitation est une des causes de mauvais droit, il faut prendre du temps pour bien faire.
Comme c'est probablement la dernière fois que j'ai à me présenter devant vous dans mes fonctions, - car elles vont cesser à l'automne prochain -, j'émets le voeu que le Sénat, fidèle à la volonté qui lui a fait instituer le CNEN, reste vigilant pour le protéger, le soutenir et le renforcer. Le CNEN est indispensable pour améliorer l'application des politiques publiques locales, pour renseigner le Parlement sur le dialogue entre l'État prescripteur et les collectivités territoriales - et je crois qu'il vous revient tout particulièrement à vous, au Sénat, de veiller à ce que ce travail soit maintenu.
Pensez-vous que la nomination à la présidence du CNEN doive relever de l'article 13 de la Constitution, avec un contrôle parlementaire ? Si l'on mesure bien que vous aviez toute la légitimité pour remplir cette fonction, qui imaginez-vous à votre suite ?
Les associations nationales d'élus qui présentent leurs candidats, doivent être sollicitées, je pense que les organes qui travaillent régulièrement avec le CNEN le seront également. Quant à ma succession, je crois que la personne choisie devrait avoir une expérience de parlementaire, avoir connu des fonctions dans l'exécutif, et avoir travaillé en lien étroit avec les collectivités territoriales...
Vous qui êtes le père de la LOLF, ne pensez-vous pas qu'une étude d'impact des projets de loi de finances et de financement, serait à même de donner plus d'information au Parlement - et ne pourrait-on pas imposer plus de coopération en la matière ? Ou bien, serait-ce attenter à la séparation des pouvoirs ?
Le dialogue existe avec les commissions des finances, et je crois que l'annualité budgétaire impose un cadre très contraint. En réalité, les trajectoires des finances publiques réduisent considérablement les marges annuelles, c'est pourquoi j'ai insisté sur le programme de stabilité, cela vaut aussi pour les collectivités territoriales : c'est à l'occasion de ces lois de programmation et lors du programme de stabilité, que la discussion entre le Gouvernement et le Parlement doit être nourrie. En réalité, la loi de finances est si contrainte, qu'une étude d'impact ne serait pas très utile.
Nous débuterons à partir du 15 mars un cycle d'auditions des associations d'élus locaux. Nous entendrons, le 21 mars, André Laignel, en sa double qualité de Premier vice-président de l'AMF et de président du CFL.
La réunion est close à 17 h 20.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.