Commission d'enquête Souveraineté numérique

Réunion du 17 juillet 2019 à 16h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de MM. Laurent Giovachini et Christian Nibourel. Monsieur Giovachini, vous présidez la Fédération Syntec, dont est membre le plus important syndicat professionnel du secteur du numérique, le Syntec numérique ; vous êtes également à la tête du comité sécurité et souveraineté économiques des entreprises du Medef. Monsieur Nibourel, vous présidez le groupement des professions de services et la commission mutations technologiques et impacts sociétaux du Medef. Votre audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat ; elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Laurent Giovachini et Christian Nibourel prêtent serment.

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Une personne auditionnée par notre commission d'enquête a souligné que le monde de l'entreprise avait sa part de responsabilité dans la compétition technologique en cours, et qu'il pouvait contribuer à éviter que la France et l'Europe ne soient réduites à un simple terrain d'opposition entre la Chine et les États-Unis. Il s'agissait d'un appel à davantage de patriotisme économique, afin que les entreprises concourent à la puissance de la France et de l'Europe en conquérant de nouveaux marchés.

La création d'un comité sécurité et souveraineté économiques au sein du Medef semble envoyer un signal en ce sens. Monsieur Giovachini, vous vous êtes d'ailleurs exprimé clairement sur ce point dans une interview, dans laquelle vous déclariez que « pour créer des GAFA européens, il faut que se conjuguent volonté politique et volonté des entreprises. Ces dernières ne peuvent pas s'exonérer de participer à l'effort de reconquête ».

Comment appréhendez-vous la notion de souveraineté numérique et quelle est la situation de notre pays dans ce domaine ? Que faire pour que la France recouvre sa souveraineté dans le monde numérique ?

Debut de section - Permalien
Laurent Giovachini, président du comité souveraineté et sécurité économiques des entreprises françaises du Medef et de la Fédération Syntec

Nous sommes heureux d'avoir l'opportunité de vous présenter la position du Medef sur la souveraineté numérique pour le monde économique.

Le Medef représente 170 000 entreprises adhérentes, d'une taille moyenne de quarante-sept salariés, au travers de soixante-dix-huit fédérations sectorielles et d'une centaine de Medef territoriaux. J'exerce, pour ma part, les fonctions de directeur général adjoint de Sopra Steria, entreprise française parmi les leaders européens de la transformation digitale, qui compte plus de 45 000 collaborateurs dans vingt-cinq pays et qui réalise un chiffre d'affaires supérieur à milliards d'euros. Je préside également la fédération Syntec qui regroupe, dans ses syndicats affiliés, des sociétés françaises spécialisées dans les domaines de l'ingénierie, du numérique, du conseil, de la formation professionnelle et de l'événement. Les 80 000 entreprises que nous représentons dans notre branche emploient environ un million de salariés et affichent un chiffre d'affaires total de 120 milliards d'euros. Je suis enfin président du comité souveraineté et sécurité économiques des entreprises du Medef, que Geoffroy Roux de Bézieux a souhaité créer au début de l'année 2019 pour renforcer la mobilisation des entreprises en la matière. De fait, les années passées dans le secteur public, à la délégation générale pour l'armement puis en cabinet auprès du Premier ministre, Lionel Jospin, m'ont permis de développer une expertise des problématiques de souveraineté.

La création d'un tel comité peut paraître à certains contradictoire avec la veine traditionnellement libérale du Medef, mais il convient de ne pas confondre libéralisme et naïveté et de tirer les enseignements de l'insuffisance des règles qui ont accompagné la libéralisation des marchés en Europe. Nous sommes confrontés à un contexte de tensions économiques internationales et de rivalité accrue entre les nations, avec t des conséquences lourdes sur l'activité des entreprises, qui se trouvent au coeur des enjeux de souveraineté économique. Les entreprises doivent, comme l'État, s'engager pour les protéger cette souveraineté économique. À défaut, le tissu économique français et européen pourrait être constitué, à l'avenir, soit de filiales de groupes extra-européens, soit d'entreprises de services de proximité. Si la réponse au défi de la souveraineté économique et numérique relève du politique, les entreprises portent également une responsabilité. De leur engagement dépend la capacité de l'économie française à créer et à développer des activités et des emplois durables.

Il existe une ligne de crête entre l'attractivité de la France et la souveraineté économique : nous devons demeurer un pays attractif, tout en conservant notre souveraineté, entendue comme la capacité de disposer d'une autonomie d'appréciation des situations, de décision et d'action. Le Medef souhaite jouer un rôle de sensibilisation et proposer des recommandations sur les enjeux liés à la souveraineté économique et numérique. Il faut que la France et l'Europe se dotent des outils, notamment juridiques, financiers et technologiques, pour préserver notre compétitivité et assurer des emplois durables. Nous devons bénéficier d'un cadre réglementaire préservant notre capacité à décider en toute autonomie. Il s'agit d'éviter les situations d'ingérence et de déstabilisation économique, comme les prises de contrôle par des investisseurs étrangers, de lutter contre l'extraterritorialité du droit, notamment américain, l'espionnage économique et industriel et l'action de certains fonds activistes. Le développement d'une culture de la sécurité économique et numérique au sein des entreprises paraît également indispensable.

Notre action vise un double objectif. D'une part, nous devons réinventer et densifier le partenariat entre les entreprises et le secteur public, y compris avec la délégation générale des entreprises, l'Anssi, le SGDSN, les services de renseignement. L'administration a conservé une terminologie pudique avec son service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), alors que nous osons le terme de souveraineté. D'autre part, il nous revient de mobiliser nos homologues européens, à commencer par la fédération de l'industrie allemande (BDI), car seule sera efficace une action forte et cohérente menée au niveau de l'Union européenne.

Debut de section - Permalien
Christian Nibourel, président du groupement de professions de services et de la commission mutations technologiques et impacts sociaux du Medef

Outre mes fonctions de président de la commission mutations technologiques et impact sociaux et du groupement des professions de services, je préside l'institut national des sciences appliquées (INSA) de Lyon. Jusqu'au mois de janvier, je présidais également Accenture France Benelux.

Nos adhérents expriment une demande forte de décryptage de l'impact des mutations technologiques sur l'activité des entreprises et sur la transformation de la société, notamment sur les nouvelles formes de travail. Leurs inquiétudes portent également sur l'éthique, sur la protection des données et sur la consommation d'énergie induite par les technologies numériques. Le Medef a créé, pour y répondre, la commission que je préside. L'accélération des transformations numériques oblige les entreprises à travailler différemment. En ce sens, la souveraineté numérique peut être définie comme la capacité des entreprises à s'adapter et à demeurer maîtresses de leur destin et de leur développement économique et social, tout en respectant les valeurs européennes. Cela passera non pas par une copie de ce qui a déjà été fait, mais par notre faculté à innover, notamment dans les domaines de la blockchain, de la cybersécurité, de l'intelligence artificielle, de l'ordinateur quantique et du cloud souverain. Nous devons également remporter la bataille des standards et des normes, essentiels en matière de transparence et d'interopérabilité. Face à l'enjeu numérique, le Medef pousse aussi à une meilleure organisation des entreprises européennes entre elles.

Notre commission a pour mission de faire prendre conscience aux entreprises des bouleversements des modèles économiques et sociaux induits pas le numérique et de la nécessité qu'elles participent à la construction de la réglementation. La cybersécurité représente un catalyseur fort du développement du numérique, de la sécurité et de la souveraineté : nous devons prendre de l'avance dans ce domaine pour ne pas perdre la bataille de la souveraineté. Nous en avons les moyens.

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Longuet

Le droit européen de la concurrence donne l'impression de favoriser le consommateur au détriment du producteur, en recherchant l'augmentation du pouvoir d'achat par la baisse des prix, par le jeu d'une concurrence forte. Il n'y a qu'à voir le secteur des télécoms... En outre, chaque État membre défend ses consommateurs en abandonnant les producteurs des autres pays européens. Dès lors, l'Union européenne se trouve dans l'incapacité de faire émerger des champions européens. Comment envisageriez-vous un droit de la concurrence plus réaliste ?

L'échec, en France, d'un cloud souverain s'explique par diverses raisons. Si les entreprises préfèrent les meilleures technologies au meilleur prix, elles n'ont pas vocation à financer l'indépendance européenne. Quid cependant de la protection de leurs données ? Quelles sont les conséquences juridiques du Cloud Act ?

Votre commission tente de convaincre les chefs d'entreprise qui n'ont pas encore perçu toute l'importance de la numérisation de leur activité. Certains en sont évidemment conscients, mais beaucoup proposent un service minimum en la matière, estimant que le numérique est avant tout une affaire de spécialistes. Que pensez-vous de l'initiative de notre collègue député Cédric Villani qui recommandait, dans son rapport sur l'intelligence artificielle, que les entreprises soient aidées pour mutualiser leurs données ? Vous semble-t-elle crédible?

Debut de section - PermalienPhoto de Martine Filleul

Vous avez tous les deux évoqué la nécessité de travailler à l'échelle européenne pour favoriser le travail partenarial. Où en êtes-vous de cette volonté fédérative ? Avez-vous reçu partout le même accueil ?

Debut de section - PermalienPhoto de Stéphane Piednoir

Certains employés des entreprises du Syntec s'inquiètent-ils de l'utilisation des données possédées par ces entreprises à leur sujet ?

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Êtes-vous favorables à l'extension du règlement général sur la protection des données (RGPD) aux données détenues par les entreprises ?

Debut de section - Permalien
Laurent Giovachini, président du comité souveraineté et sécurité économiques des entreprises françaises du Medef et de la Fédération Syntec

Le droit de la concurrence en Europe est un sujet très important. Avec le comité souveraineté et sécurité des entreprises du Medef, nous en avons débattu franchement avec Mme Margrethe Vestager - c'était au moment de la décision de la Commission européenne sur la fusion Alstom-Siemens. Je lui ai dit qu'Airbus, entre ses mains, n'aurait peut-être pas abouti au même résultat...

À titre personnel, je suis favorable à ce qu', à côté de la direction générale concurrence, émerge une préoccupation pour la politique industrielle européenne, non seulement portée politiquement, mais aussi par l'administration bruxelloise. Ceci garantirait un meilleur équilibre dans l'instruction des dossiers. Nous étions les troisièmes interlocuteurs de la commissaire à lui parler de « champions européens » cette semaine-là, après le Premier ministre et Bruno Le Maire ; n'ayons pas peur de défendre cette idée !

Nous avons fait des propositions sur le cadre européen de la concurrence. Dans une Europe qui protège, il faut moderniser les principes et les règles du droit de la concurrence pour favoriser le rapprochement entre les entreprises européennes, renforcer notre système de production autour de champions européens ; rationaliser les règles des aides d'État afin de dynamiser l'investissement et répondre aux grands défis stratégiques - révolution technologique, recherche, innovation, durabilité... ; mettre en place un cadre commun afin de permettre aux États membres d'intervenir dans les secteurs stratégiques dès que des initiatives conduites par des opérateurs de pays tiers ne garantissent pas les règles de réciprocité. Vous avez vu le règlement européen sur le filtrage des investissements étrangers auquel le Parlement européen a donné son feu vert en février dernier. Désormais, il prévoit une obligation d'information mutuelle sur les opérations d'investissement extra-européen dont les États ou leurs entreprises font l'objet.

Nous devons agir pour une réforme en profondeur de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et instaurer des règles internationales pour combattre les pratiques anticoncurrentielles ou hors marché - c'est la notion de level playing field - afin que nos entreprises ne soient pas désavantagées par des règles européennes plus exigeantes que celles auxquelles nos concurrents sont soumis. Nous devons bâtir un agenda de négociations pour progresser sur le régime des échanges mondiaux, la sécurité internationale et la prospérité de l'économie mondiale. J'insiste sur ce nécessaire équilibre à Bruxelles entre la concurrence et la politique industrielle.

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Longuet

Y a-t-il une prise de conscience des entreprises françaises sur le fait qu'avec le Cloud Act, leurs données peuvent être stockées dans des centres de données aux États-Unis ou propriété d'entreprises américaines, et donc susceptibles d'être transférées à la justice américaine pour différentes raisons, parfois surprenantes ?

Debut de section - Permalien
Christian Nibourel, président du groupement de professions de services et de la commission mutations technologiques et impacts sociaux du Medef

Il y a une prise de conscience, surtout dans les grandes entreprises, notamment après le RGPD. Nous devons soutenir des solutions juridiques, dont certaines existent déjà au travers de ce règlement. Il faut aussi réduire les risques pour les entreprises, qui ne savent pas toujours que la justice américaine peut aller chercher des données dans ces clouds. Il y a une déconnexion entre la réglementation française et le Cloud Act. La réponse devra être européenne avec de nouvelles réglementations.

Nous devons être prudents sur un futur RGPD des entreprises et sur la mutualisation des données d'entreprises, certaines données stratégiques sont le savoir-faire, la propriété de l'entreprise - il ne faudrait donc pas les divulguer. Avant de se poser la question de leur mutualisation, il faudrait segmenter les données. Le Health Data Hub va être bientôt créé, on en voit l'intérêt. C'est une solution d'avenir.

Si nous voulons devenir des leaders européens dans un certain nombre de domaines d'innovation, il faut un pilotage de l'innovation de rupture au niveau européen et prendre en compte la composante temps. Les innovations vont très vite. Il faut une vision et une permanence dans nos investissements, tout en étant capable de changer de cap rapidement pour pouvoir répondre aux nouvelles innovations.

Nous pouvons décider, par exemple dans la cybersécurité, avoir perdu la bataille du cloud, mais vouloir gagner la bataille des bases de données réparties, le edge computing.

Ne vaut-il pas mieux investir dans des start-up françaises ou européennes pour en faire des licornes, en travaillant sur des bases de données moins importantes pour entraîner les algorithmes ? Certains ingénieurs travaillent sur des technologies aboutissant aux mêmes résultats avec dix fois moins de données, en changeant la manière de développer les algorithmes. Nous pouvons prendre ce leadership, tout en sachant que, de toute façon, nous ne pourrons pas concurrencer les énormes bases de données. Nous pouvons aussi prendre le leadership d'une blockchain moins consommatrice d'énergie.

Avec le web sémantique, la donnée circule uniquement en fonction du besoin de calcul, mais reste la propriété du producteur. Il faut aller vers ce modèle : nous n'arriverons pas à copier les grands modèles américains, nous sommes trop en retard. Il vaut mieux se concentrer sur les futurs modèles. Actuellement, 80 % des données sont sur le cloud, 20 % sur le device. Demain, nous inverserons ce rapport. Nous avons besoin d'une organisation, d'un pilotage de l'innovation de rupture pour prendre de l'avance et s'affranchir de ces clouds.

Debut de section - Permalien
Laurent Giovachini, président du comité souveraineté et sécurité économiques des entreprises françaises du Medef et de la Fédération Syntec

Si nous voulons être présents sur la prochaine vague de la révolution numérique, nous devons le faire à l'échelle européenne.

Nous avons la chance d'avoir en Europe un tissu industriel non négligeable, avec des grandes entreprises comme Thalès, de grandes sociétés de services du numérique - ex-SSII - comme Capgemini, Atos, Sopra Steria, des grands éditeurs de logiciels comme SAP en Allemagne ou Dassault Systèmes en France ; nous ne sommes pas démunis. Nous avons des start-up, mais, dans 80 % à 90 % des cas, elles sont rachetées pour devenir des sous-ensembles de grands groupes extraeuropéens.

En France, mais probablement aussi en Europe, nous devons faire en sorte que nos impôts, qui paient un appareil de formation qui reste l'un des meilleurs du monde avec des universités et des grandes écoles de qualité, ne conduisent pas à ce que les élèves de ces écoles aillent directement dans des GAFA ou dans des start-up intégrées dans ces entreprises quelques années après leur création... Nous avons des grandes entreprises industrielles, des grands éditeurs de logiciels mais, l'innovation technologique, l'innovation d'usage, qui vient des start-up, est bien souvent captée par des intérêts extra-européens. Il y a vingt ans, les banques américaines et britanniques débauchaient nos polytechniciens pour créer leurs produits structurés. Désormais, ce sont des sociétés comme Palantir Technologies qui captent nos meilleurs cerveaux.

Nous devons proposer des moyens publics et privés, non pour refaire ce qui n'a pas marché, comme le Plan calcul, mais pour que ces jeunes talents aient des débouchés européens. C'est ce qui manque actuellement. C'est une responsabilité partagée de l'État, et des entreprises.

L'Europe a réussi avec le RGPD à créer, sans le vouloir, un instrument à portée extraterritoriale qui défend nos valeurs. C'est donc possible. Certes, cela ennuie les entreprises et cela a un coût. Mais l'avantage, c'est que nos entreprises sont dans le continent où ce règlement a été conçu, elles ont donc un temps d'avance, alors que lorsque nous transposons des normes étrangères, et notamment américaines, nous avons deux temps de retard par rapport à nos concurrents. Nous pouvons être en avance sur les normes mondiales.

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Longuet

Je partage totalement vos orientations, mais il y a des difficultés propres au système européen.

Le marché des capitaux à risque est plus étroit en Europe qu'aux États-Unis pour des raisons structurelles, notamment du fait de la gestion du risque vieillesse. Comment pourrait-on faire basculer ce point rapidement ?

La coopération est difficile entre les entreprises nouvelles, les entreprises existantes et les pouvoirs publics, qui ont un rythme de décision lent, avec des étapes complexes et nécessairement nombreuses. Parfois, cela aboutit à vulgariser une idée, un comble pour l'entreprise qui pensait avoir un avantage sur ses concurrents !

Une start-up ne doit pas être privée de la possibilité d'optimiser son innovation. Si on lui dit qu'elle ne pourra pas vendre à celui qui lui propose le meilleur prix, elle ira ailleurs. Sans parler des solutions, pensez-vous que vos interlocuteurs publics sont conscients du problème ?

Debut de section - Permalien
Laurent Giovachini, président du comité souveraineté et sécurité économiques des entreprises françaises du Medef et de la Fédération Syntec

De plus en plus ! Nous devons être conscients que le capitalisme français avait réussi une sorte de tour de force : utiliser l'argent étranger pour construire de grandes entreprises nationales.

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Longuet

Les fonds de pension californiens sont en effet très présents dans les entreprises du CAC 40 !

Debut de section - Permalien
Laurent Giovachini, président du comité souveraineté et sécurité économiques des entreprises françaises du Medef et de la Fédération Syntec

Oui, mais les centres de décision restaient en France. Or nous devons être vigilants quant à l'équilibre des pouvoirs entre les conseils d'administration et les assemblées générales. Les choses sont plus compliquées aujourd'hui pour les start-up.

En ce qui concerne la coopération avec les pouvoirs publics, il y a une réelle prise de conscience, mais il faudrait que les mécanismes européens, a minima franco-allemands, soient à la hauteur et que les initiatives étatiques s'inscrivent dans la durée. Les entreprises ont parfois l'impression que chaque nouveau gouvernement, voire chaque nouveau ministre, veut tout réinventer et abandonner ce qui avait été fait précédemment ; certes, les intentions sont bonnes, mais nous avons besoin de stabilité. Devrions-nous aller vers une loi de programmation du numérique, dispositif qui a fonctionné dans le domaine de la défense ? En tout cas, les dispositifs publics doivent dépasser les alternances et les changements de ministre.

Quand je parle de naïveté, je pense aussi au fait que, dans les autres pays - aux États-Unis, en Chine, en Israël -, les start-up ou les licornes placent dans leurs conseils d'administration d'anciens hauts responsables de l'État, souvent issus des services de renseignement, alors que nous, nous mettons d'abord en avant les questions déontologiques ou de pantouflage... Ces restrictions sont légitimes, mais nous devons aussi être conscients de notre environnement et de la manière dont nos concurrents fonctionnent, c'est-à-dire en travaillant de manière étroite avec les services de renseignement de leurs Etats.

Debut de section - Permalien
Christian Nibourel, président du groupement de professions de services et de la commission mutations technologiques et impacts sociaux du Medef

Le numérique n'est pas un secteur isolé ; au contraire, il est transversal. Sur le marché européen, la coexistence de vingt-huit législations différentes en termes de fiscalité ou de marché du travail est pénalisante.

Nous avons également tendance à trop raisonner en silo et à ne pas persévérer en matière d'investissements et de priorités. Nous devrions au contraire réfléchir de manière globale. Les innovations de rupture nécessitent un travail collectif entre le monde universitaire, le secteur économique, les start-up, les fonds, etc. C'est cet ensemble qui crée une dynamique. Les Britanniques vont dans ce sens, puisqu'ils sont en train de définir un espace commun de travail sur la cybersécurité. Pour tenir le rythme de l'innovation, nous avons par exemple besoin de doctorants.

Il est vrai que la France ne dispose que de deux fonds spécialisés en cybersécurité, mais la question est plus globale, ce n'est pas une mesure qui va tout changer, et le monde universitaire n'a pas vraiment fait sa révolution en la matière. Attention, ne prenons pas trois ans pour réfléchir à la question... Ce serait trop tard ! Nous avons besoin de tous ces changements aujourd'hui.

Je le redis, il faut sortir du phénomène de silo, décloisonner, avoir une vision pérenne et globale à même de faire naître les grandes entreprises dont nous avons besoin. Il est vrai aussi que, dans le passé, la commande publique a facilité certaines évolutions.

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Mes chers collègues, notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition de M. Loïc Rivière, délégué général de Tech in France. Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat ; elle fera également l'objet d'un compte rendu qui sera publié.

Un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Loïc Rivière prête serment.

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Créé en 2005 sous le nom d'Association française des éditeurs de logiciels et solutions internet, Tech in France revendique aujourd'hui 400 adhérents dans le secteur du numérique, dont 80 % de PME, mais également des géants du numérique comme Google et Facebook. Vous nous rappellerez rapidement l'état de vos relations avec le Medef.

L'une des personnes auditionnées par notre commission a souligné la très grande responsabilité du monde de l'entreprise dans le fait que la France et l'Europe ne soient pas réduites à un simple terrain d'opposition entre la Chine et les États-Unis dans la compétition technologique qui les oppose. Il s'agissait en fait d'un appel à davantage de patriotisme économique afin que le monde de l'entreprise concoure à la puissance de la France et de l'Europe, en conquérant de nouveaux marchés. Que pensez-vous de cet appel ?

Comment appréhendez-vous la notion de souveraineté numérique et comment appréciez-vous la situation de notre pays?

Le rôle d'une commission d'enquête étant également de savoir si les politiques publiques engagées aujourd'hui vont dans la bonne direction, je vous invite à nous expliquer ce qui, selon vous, reste à faire pour que la France recouvre sa souveraineté dans le monde numérique.

Debut de section - Permalien
Loïc Rivière, délégué général de Tech in France

Je tiens tout d'abord à souligner que nous représentons aussi des champions nationaux comme Dassault Systèmes, Criteo ou Cegid. Tech in France est membre d'une fédération professionnelle, la fédération des industries électriques, électroniques et de communication (FIEEC), qui est elle-même adhérente du Medef. Nous participons donc régulièrement aux travaux du Medef.

Sur le fond, l'expression « souveraineté numérique » est large et il en existe plusieurs définitions. C'est pourquoi je voudrais circonscrire le sujet. Dans le domaine numérique, la souveraineté est la capacité de « se gouverner » seul. Pour un individu, il s'agit du contrôle des données personnelles. J'imagine que votre commission d'enquête s'intéresse aussi au fait que la souveraineté numérique peut croiser la notion de souveraineté nationale.

Aucun État n'est strictement souverain. La souveraineté est un objectif, et nous dépendons des autres pour la mettre en oeuvre. Il existe ainsi de nombreux sujets qui font l'objet d'une gouvernance partagée et qui trouvent des réponses par le multilatéralisme. La France s'inscrit d'ailleurs historiquement dans ce mouvement.

Le monde numérique est un monde de communication, donc d'interdépendance, ce qui entraîne d'ailleurs une certaine contradiction avec l'expression « souveraineté numérique ». Je le redis, le numérique, c'est, par définition, la communication, l'interdépendance - on parle d'ailleurs souvent d' effets de réseau. La digitalisation de nos sociétés et de nos économies crée de plus en plus d'interdépendances. Le Président de la République, Emmanuel Macron, déclarait lors de la 72e Assemblée générale des Nations Unies : « Ce qui nous protège, c'est notre souveraineté et l'exercice souverain de nos forces au service du progrès. C'est cela l'indépendance des nations dans l'interdépendance qui est la nôtre ». Nous sommes donc bien dans un contexte d'interdépendance.

Dans le cadre d'un État-nation, se gouverner soi-même et décider seul supposeraient d'être strictement et technologiquement indépendant dans tous les domaines : en matière numérique, cela pourrait signifier disposer de notre propre moteur de recherche, réseau social, système d'exploitation ou plateforme de e-commerce. Or l'intérêt de ces outils est précisément d'être adoptés par tous et de communiquer ensemble - c'est d'ailleurs pour cette raison que les gens les choisissent.

En quoi la souveraineté nationale peut-elle être menacée par le numérique ? Il me semble que votre commission pose très légitimement la question de la maîtrise des intérêts vitaux. Nous ne devons pas confondre ce sujet avec d'autres qui relèvent d'éventuels dysfonctionnements économiques ou de marché : par exemple, la dépendance des acteurs du streaming musical ou du e-commerce envers les plateformes mondiales ne met pas en cause la souveraineté numérique nationale. Il est important de circonscrire ainsi le sujet, car qui trop embrasse mal étreint ! Une acception trop large polluerait le débat et ne nous permettrait pas de nous concentrer sur les sujets les plus pertinents appelant des réponses de politique publique.

Par ailleurs, je voudrais dire que nous devons avoir les moyens de nos ambitions. Dans le domaine militaire, la défense des intérêts nationaux est pensée au-delà du strict cadre territorial et nécessite de disposer d'une capacité de projection et d'intervention. Ainsi, la France va se doter d'un commandement en charge de l'espace. En matière numérique, l'approche est nécessairement différente ; la dimension territoriale ne s'aborde pas de la même manière. Laisser penser que nous pourrions nous doter demain d'un Google français ou d'un système d'exploitation français ne serait pas réaliste par rapport à nos moyens et nous écarterait du sujet.

En revanche, il existe des questions critiques dans le domaine régalien qui relèvent de nos intérêts vitaux. Le premier aspect concerne la confrontation entre des technologies émergentes et le monopole régalien. Je pense par exemple à l'authentification et à l'identité numériques, à l'essor des cryptomonnaies, aux technologies de surveillance numérique ou d'observation par satellite, à la cybersécurité, au chiffrement, aux biens à double usage, etc. En soi, l'innovation est neutre, mais certaines technologies nouvelles pourraient constituer des menaces si le pouvoir régalien ne s'en emparait pas au bon moment et de manière satisfaisante.

La souveraineté numérique croise aussi les intérêts vitaux du pays lorsque des capacités industrielles peuvent faire l'objet de menaces stratégiques. Il est clair que la France et l'Europe sont loin d'être dans le peloton de tête de ce point de vue, ce qui est problématique en termes stratégiques. Les acteurs sont plutôt américains, ou asiatiques. C'est le cas pour les composants électroniques clés - la France ayant perdu beaucoup de ses actifs dans ce domaine -pour les réseaux - je vous renvoie aux débats actuels sur la 5G -, pour l'offre de cloud ou pour la cybersécurité, domaine dans lequel nous ne disposons pas de pure player de taille mondiale - nos entreprises sont innovantes et performantes, mais elles travaillent uniquement sur des secteurs de niche. De ce fait, au-delà du périmètre stratégique, les entreprises s'équiperont demain de solutions étrangères.

L'une des explications de cette situation est que nous avons délaissé la politique industrielle ; elle nous a pourtant permis de construire des champions, mais pas dans le secteur du numérique à l'exception de Dassault Systèmes ou d'Atos. Contrairement au Nasdaq, le CAC 40 abrite peu d'acteurs de moins de 25 ans. Le ministre de l'économie et des finances, Bruno Le Maire, a raison de mettre en avant le rôle de la politique européenne qui a parfois contrecarré l'émergence de champions nationaux ou européens du fait de l'application des règles de concurrence. Seule une politique industrielle pensée au niveau européen permettrait de répondre aux défis actuels.

Dernier point que je souhaite aborder à ce stade :. toutes les entreprises ont besoin d'un cadre de régulation stable qui ne porte pas atteinte à l'innovation. Il faut aussi que la France s'implique dans la préparation des traités qui concernent le numérique - je pense au Cloud Act ou au projet européen e-evidence - et dans les différents échelons de la gouvernance numérique mondiale. Il est vrai que les Français sont de plus en plus engagés sur ces sujets. Nous devons enfin nous doter d'une cyberdéfense européenne, qui doit être un axe prioritaire de développement dans lequel nous devons mettre en adéquation les capacités industrielles et nos ambitions de défense.

Debut de section - PermalienPhoto de Gérard Longuet

Dans une interview récente, vous avez évoqué un sujet dont vous n'avez pas parlé pour l'instant : le déficit de profils formés aux nouvelles technologies au-delà des esprits brillants sujets au brain drain. Que vouliez-vous dire ?

Par ailleurs, je suis libéral, mais j'ai été ministre de l'industrie et je regrette que les gouvernements successifs aient supprimé ce ministère en tant que tel. L'époque était certes différente, puisque certains secteurs comme les télécommunications, l'énergie ou les transports vivaient dans le cadre de monopoles. On aurait toutefois pu imaginer que ce ministère survive en tant que lieu de réflexion à la disposition du Gouvernement ; cela aurait peut-être permis de stabiliser les orientations choisies au fil des années... Est-ce que les positions des experts techniques pourraient être mieux intégrées dans le processus de décision de la sphère publique ? Nous avons déjà évoqué cette question au sein de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, dont je suis président.

Enfin, les grands acteurs du cloud sont maintenant mondiaux et nos entreprises privilégient, malgré le Cloud act, leurs solutions. Pensez-vous que nous puissions, dans cette situation, créer un cloud souverain ?

Debut de section - PermalienPhoto de Martine Filleul

Comme beaucoup des personnes que nous avons auditionnées, vous estimez que la France ne figure pas dans le peloton de tête en matière de sécurité et de souveraineté numériques. Toutefois, pour avoir visité les ateliers de l'imprimerie nationale et rencontré ses cadres, il m'a semblé que la France n'était pas en si mauvaise position sur les questions d'identité. Nous ferions même figure de référence pour un certain nombre de pays. Que pensez-vous de cette petite note d'optimisme ?

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

J'aurais voulu connaître votre position sur la portabilité et l'interopérabilité à la fois des données et des applications. De même, que pensez-vous de l'open source ?

J'aimerais également recueillir votre avis sur le statut des plateformes. Par certains aspects, elles sont extrêmement positives, notamment en termes de création de valeur et de mise en relation ; mais, elles soulèvent des problématiques très lourdes qui nous amènent à nous interroger sur la régulation des contenus. Pensez-vous qu'il soit nécessaire de leur confier le statut d'éditeur plutôt que d'hébergeur, avec toutes les conséquences que cela implique ?

Enfin, vous avez évoqué dans votre liste des points critiques les questions d'identité, de cryptomonnaie, , mais pas celle de la justice. Or je m'interroge aussi sur une forme d'ingérence des plateformes et de certains GAFA dans les questions de justice. Que pouvez-vous nous en dire ?

Debut de section - Permalien
Loïc Rivière, délégué général de Tech in France

Le recrutement de profils formés aux nouvelles technologies est l'un des principaux problèmes auxquels sont confrontés les différents acteurs non seulement du secteur producteur de technologie, mais aussi de tous les secteurs en voie de digitalisation. De fait, la très forte pénurie de main-d'oeuvre continue de s'accroître.

Nous travaillons sur cette question dans le cadre du pacte productif que le Président de la République a lancé au mois d'avril dernier. Un groupe de travail, animé par le secrétaire d'État Cédric O, cherche des solutions concrètes à ces problèmes de recrutement dans le secteur de la cybersécurité, qu'il s'agisse de la défense nationale par exemple ou tout simplement des besoins des entreprises. Nos formations sont reconnues et les profils qualifiés sont « chassés » par des acteurs ayant investi en France et disposant d'une attractivité salariale importante. Il s'agit d'un problème à grande échelle et d'une faiblesse de notre écosystème. Nous y travaillons.

Monsieur le rapporteur, on peut effectivement regretter qu'il n'existe pas de structure de pilotage plus pérenne de notre stratégie industrielle. Toutefois, en matière d'innovation, en particulier dans le numérique, ce que l'on prévoit de mettre en place dans dix ans peut se révéler dépassé après seulement deux ans.

Aux États-Unis, par exemple, la Defense Advanced Research Projects Agency, ou DARPA, essentiellement liée à l'environnement militaire, joue un rôle de pilotage des investissements en apportant des soutiens très importants à certaines entreprises innovantes. Comme l'ont souligné beaucoup de rapports, il manque sans doute en France une telle structure de pilotage, qui permettrait d'envisager d'un point de vue stratégique les investissements que la France devrait réaliser au profit des entreprises et secteurs critiques. Si nous comptons beaucoup d'acteurs sur le marché, ils ne sont pas suffisamment puissants. Nous disposons toutefois d'un formidable outil : la BPI.

En ce qui concerne la question du cloud souverain, la dernière expérience menée a laissé un goût amer. Il est essentiel de bien différencier les données relevant du marché de celles, plus sensibles, entrant dans le champ de la souveraineté numérique. En dépit de l'échec des entreprises choisies à l'époque, la problématique reste structurante : il est dans l'intérêt de la France de disposer d'alternatives en matière de cloud.

La question est de savoir où placer le curseur entre un cloud souverain hébergeant uniquement les données sensibles de l'État et un cloud également capable de répondre aux besoins des grands utilisateurs nationaux.

Certains acteurs, comme OVH que vous avez auditionné, ont connu une croissance exceptionnelle. Selon les dires de certains de leurs utilisateurs, qu'il serait intéressant de vérifier, ils ne parviennent pas toujours à répondre à l'intégralité de la demande. Toujours est-il que ces acteurs ont besoin de grandir à l'échelle européenne pour peser face aux acteurs mondiaux. La problématique du cloud souverain est donc toujours valable mais je pense qu'il faut plutôt faire confiance au marché et soutenir les acteurs français quand ils en ont besoin.

La France dispose de très grands savoir-faire en matière de cybersécurité. Quand j'évoquais le peloton de tête dont nous serions absents, je faisais davantage allusion à notre puissance de marché qu'à notre savoir-faire technologique. Nos pépites sont régulièrement rachetées par des acteurs mondiaux ou par des acteurs nationaux de la défense et de la sécurité qui les intègrent dans leur offre. Malheureusement, ces derniers ne sont pas suffisamment gros pour couvrir l'intégralité de la gamme fonctionnelle de la cybersécurité ni concurrencer les grands offreurs génériques du marché.

La portabilité est un sujet à manier avec précaution. Elle est souvent perçue comme un moyen de « libérer » les énergies et d'ouvrir l'innovation à certaines start-up dans des secteurs où les données sont devenues le nouveau pétrole. Or les données sont souvent enrichies par des algorithmes, par des innovations. Elles peuvent donc embarquer de la propriété intellectuelle, de la valeur propre à l'entreprise. Les pouvoirs publics ne sont d'ailleurs intervenus que par touches successives sur des secteurs relevant soit d'une certaine conception de l'intérêt général, soit d'infrastructures.

Il faut se garder de généraliser et avoir le souci de mener des études d'impact intelligentes. Si l'on organisait la portabilité d'un certain nombre de données, comment pourrait-on s'assurer de ne pas favoriser des acteurs dominants du secteur accusant un retard en termes d'innovation, mais disposant d'un grand pouvoir de marché ? C'est toute la problématique de la régulation en général : il s'agit d'une arme fatale à manier avec précaution. En essayant de briser des situations dominantes ou de monopole, on peut déstabiliser un marché au profit d'autres acteurs que ceux que l'on souhaitait favoriser.

L'interopérabilité est la capacité des systèmes à communiquer entre eux. Les acteurs les plus innovants, pour se protéger de l'appétit des géants, ont tendance à développer des formats fermés. L'interopérabilité relève souvent soit d'un choix industriel de l'entreprise, soit de la régulation face à une rente de situation qui ne crée plus ni valeur ni innovation. Là encore, il faut procéder avec analyse et mesure. Il ne faut pas confondre interopérabilité et open source ou logiciel libre. Ce dernier relève d'un business model particulier, celui de la mutualisation de la recherche-développement en s'appuyant sur une communauté. Par la suite, la distribution sur le marché s'opérera avec des modes de licence open source. La valeur va en quelque sorte se déplacer de la propriété intellectuelle aux services associés.

Ce business model n'a pas fait florès en termes de réussite économique, mais il continue de se développer. On dit de Microsoft qu'elle est aujourd'hui la première entreprise d'open source dans le monde. En quelques années, nous sommes passés d'un conflit sur la conception de la propriété intellectuelle à l'intégration par le monde propriétaire pour arriver à des modèles mixtes.

Nous comptons quelques réussites nationales et mondiales dans le domaine de l'open source. Je pense notamment à Talend, entreprise aujourd'hui cotée au Nasdaq et dont l'un des fondateurs présidait Tech in France voilà encore peu de temps.

Vous avez également soulevé la question du statut des plateformes. Vous faisiez très probablement allusion à la réouverture de la directive e-commerce et à la remise en cause du statut d'hébergeur. Nous avons toujours plutôt défendu le statut d'hébergeur, afin de garantir la neutralité du net. Il nous semble en effet important de ne pas permettre aux fournisseurs d'accès et aux moteurs de recherche d'éditorialiser internet. Cette irresponsabilité organisée constitue la garantie d'un internet libre et ouvert.

Toutefois, on se rend compte que, sur un certain nombre de sujets, cette irresponsabilité n'est pas forcément tenable - je pense notamment à la proposition de loi de la députée Laetitia Avia sur la cyber-haine. On confie de plus en plus de responsabilités aux hébergeurs, et donc aux plateformes. De facto, cela remet en cause la « pureté » de ce statut. Pour autant, cela ne doit pas forcément déboucher sur un nouveau statut tant les qualités du statut actuel d'hébergeur sont précieuses pour assurer la neutralité d'internet.

Le législateur et les pouvoirs publics confient toujours davantage de responsabilités aux plateformes en matière de régulation des contenus. Dans certains domaines, ces pouvoirs peuvent apparaître exorbitants. Dans le monde ancien, ils auraient sans doute relevé du juge. Il est donc aussi compréhensible que la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l'homme), par exemple, s'inquiète de ce déplacement.

Nous concevons qu'une certaine forme de responsabilisation supplémentaire puisse être imposée, la justice ne pouvant répondre à certaines exigences, notamment en matière de haine.

Toutefois, nous avons critiqué l'alignement de cette proposition de loi sur le périmètre de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, laquelle s'appuie sur certaines dispositions du code pénal, notamment la loi de 1881. On se retrouve ainsi avec des éléments relevant davantage de la définition d'une morale publique que de la haine. Or cette proposition de loi n'avait pleinement son sens que circonscrite à son objet initial, à savoir la lutte contre la haine en ligne. In fine, c'est toujours au juge que devra revenir le dernier mot.

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Quelle est votre position en matière de transparence des algorithmes ?

Debut de section - Permalien
Loïc Rivière, délégué général de Tech in France

Là encore, il faut faire preuve de prudence et d'analyse. À partir du moment où un algorithme est connu, il devient « dévoyable ». Or on attend justement d'un algorithme qu'il demeure pertinent. Ceux qui vendent des biens et services sur internet veulent être bien référencés par les moteurs de recherche et s'efforcent donc de connaître l'algorithme, le « secret », pour pouvoir optimiser leur visibilité. Il s'agit d'une « guerre » permanente.

La transparence de l'algorithme suppose ensuite de pouvoir l'interpréter. C'est un peu comme l'open source : il ne suffit pas de connaître un code source, encore faut-il pouvoir l'interpréter, le réécrire et, le cas échéant, le modifier. Il faut donc se méfier de la transparence à tout crin.

En revanche, il va de soi que les citoyens doivent avoir accès, comme le prévoit la loi, aux algorithmes qui mettent en oeuvre des politiques publiques. Je pense, par exemple, au calcul de l'impôt ou à l'orientation des élèves au collège ou dans les études supérieures.

De même, cette information doit être explicitée, car elle n'a de valeur que si elle est compréhensible par tous. L'usage a montré que les algorithmes que je viens d'évoquer n'étaient pas sans défaut. Il faut comprendre qu'un algorithme relève d'une rationalité humaine. Il ne faut pas tomber dans le fantasme d'un monde numérique parfait. Derrière ces algorithmes, il y a une stratégie politique et des objectifs à mettre en oeuvre. Il s'agit, par exemple, d'orienter les collégiens à Paris en assurant la mixité sociale. Un algorithme n'est, par définition, jamais neutre.

La réunion est close à 17 h 30.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Mes chers collègues, notre commission d'enquête poursuit ses travaux avec l'audition d'un représentant de l'entreprise Google : M. Benoît Tabaka, secrétaire général adjoint de Google France.

Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Monsieur Tabaka, je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Benoît Tabaka prête serment.

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Je commencerai par une question d'ordre très général : l'entreprise Google veut-elle concurrencer les États en les affaiblissant progressivement comme le suggèrent certains analystes ? De nombreux commentateurs se demandent en effet quels sont l'objectif et l'agenda de Google et de sa maison-mère Alphabet ?

Deux questions plus précises relatives aux données : le Cloud Act permet aux autorités américaines de disposer des données que vous stockez, quel que soit le lieu de stockage. Cela inquiète légitimement les pouvoirs publics français car ce sont à la fois les données personnelles de nombreux citoyens et les données stratégiques des entreprises qui peuvent ainsi être utilisées, sans que leurs propriétaires ne soient seulement informés. Or, de grands groupes vous confient leurs données en utilisant vos solutions logicielles, à l'image d'Airbus Defence and Space ou d'Atos. Pouvez-vous nous assurer que Google ne permet ni ne permettra aux autorités américaines de prendre connaissance des données de nos concitoyens et de nos entreprises ? Comment garantissez-vous la confidentialité des données-clients que vous hébergez et comptez-vous concilier ces obligations avec les règles européennes protégeant les données personnelles (RGPD) ?

Debut de section - Permalien
Benoît Tabaka, secrétaire général adjoint de Google France

La souveraineté numérique est un sujet qui a émergé depuis ces cinq dernières années. Google est une entreprise créée il y a vingt-et-un ans par deux ingénieurs qui s'étaient fixé comme mission de garantir l'accès à l'information à tous. Ceci a conduit à la mise en service d'un moteur de recherche et d'un outil de messagerie pour rechercher, émettre l'information et publier des contenus, via notamment des plateformes de blog ou de vidéo, comme Youtube. Google est progressivement devenu l'un des principaux acteurs du web, qui a fait disparaître un certain nombre de barrières, en permettant notamment à de nombreuses PME d'accéder à une audience internationale et de décloisonner leurs réseaux de contacts. Du reste, toute personne, grâce au web, peut à la fois émettre et être le destinataire de l'information.

La souveraineté se définit autour de différents concepts. Le premier est économique : elle définit la capacité de développer des acteurs stratégiques sur son territoire. Dans notre société issue de la révolution numérique, la question de la place des acteurs stratégiques se pose. La France est ainsi en retard en matière de numérisation de son tissu industriel et économique : un commerçant français sera moins prompt que son homologue allemand à faire la démarche d'entrer dans un circuit de transformation numérique. La transformation numérique concerne également les acteurs industriels de plus grande ampleur, comme Airbus et Atos avec lesquels nous travaillons.

Notre objectif, chez Google, est d'accompagner tant les TPE-PME que les grands groupes industriels, grâce à des partenariats stratégiques, et non de nous substituer à eux. À titre d'exemple, nous collaborons avec Orange à la construction de son nouveau câble sous-marin entre la France et les États-Unis, ainsi qu'avec Alcatel pour celle du câble reliant l'Europe et l'Afrique. Nous travaillons également avec Air France sur les technologies d'intelligence artificielle afin d'améliorer sa flotte de fret, ainsi qu'avec Total, pour l'identification de puits de forage, et Carrefour, pour la transformation numérique de ses métiers.

En outre, Google, dont les centres d'intelligence artificielle se trouvent en France, travaille aux côtés des centres de recherche français, comme ceux de l'ENS (École normale supérieure) et de Polytechnique. Notre modèle de recherche est ouvert : avec plus 5 200 publications, nos résultats et un grand nombre de nos bases de données demeurent en libre accès.

En matière de sécurité, qui est l'une des autres composantes de la souveraineté, on a pu entendre, notamment durant vos auditions, que Google refuserait de se soumettre aux lois françaises et de coopérer avec la justice. Je vais être clair avec vous sur ce point : Google applique le droit français et coopère avec la justice française. Pour preuve, nous avons rejoint, au lendemain des attentats terroristes de 2015, le groupe de contact créé sous l'égide du Ministère de l'intérieur et destiné à favoriser l'échange d'informations et de bonnes pratiques entre les acteurs du numérique. Nous travaillons ainsi, en partenariat avec les Pouvoirs publics, tant au niveau national qu'européen, à la détection des contenus terroristes et haineux, ainsi qu'à la transmission, en cas d'urgence, de certaines données. Suite à la promulgation de la loi sur les fausses nouvelles, nous collaborons avec le Conseil supérieur de l'audiovisuel, devenu régulateur des activités numériques. En outre, l'année dernière, Google a répondu favorablement à plus de 11 000 demandes émanant des autorités françaises et nous concernant.

En ce qui concerne l'accès aux données, le Cloud Act, adopté par les États-Unis, visait à redéfinir l'ensemble des régimes spécifiques à l'accès aux données, suite à différentes décisions de jurisprudence. Il s'agit de mettre en place une relation bilatérale qui organise l'accès aux différentes données à la fois des autorités américaines et étrangères. Or, ces dispositions ne sont pas entrées en vigueur, en l'absence de conclusion des accords bilatéraux prévus, notamment entre l'Union européenne et les États-Unis. Le Cloud Act permet d'accéder à un certain nombre de données, à l'instar de ce que permet le droit français en autorisant l'accès aux informations sur nos serveurs. Ainsi, Google ne serait pas uniquement tributaire des seules demandes du gouvernement américain, mais aussi de l'ensemble des gouvernements signataires.

Par défaut, lorsque nous recevons une demande concernant l'un de nos clients, nous renvoyons cette demande à ce dernier. Google n'est qu'un hébergeur de données. Nos services permettent en outre aux entreprises clientes d'appliquer leur propre clef de chiffrement. Ainsi, quand bien même le Cloud Act entrerait en vigueur et obligerait Google à communiquer les données de ses clients, les informations chiffrées ne seraient pas transmises en clair aux autorités qui devraient alors les solliciter directement.

Debut de section - PermalienPhoto de Patrick Chaize

Vous êtes sous serment et ma première question se rapporte aux différentes condamnations dont votre entreprise a fait l'objet. En trois ans, l'entreprise que vous représentez a été condamnée à plus de huit milliards d'euros d'amende pour atteinte aux règles de la concurrence avec les applications AdSense, Android et Shopping. L'Autorité de la concurrence a prononcé des mesures d'urgence en février dernier dans le litige opposant l'entreprise que vous représentez à la société Amadeus sur le marché de la publicité en ligne. En France, l'Autorité de la concurrence n'hésite plus à envisager une régulation asymétrique spécifique pour les géants ayant atteint une taille critique. Certaines voix, notamment de parlementaires américains, réclament le démantèlement des Gafam. Quels arguments leur opposez-vous ? Pourquoi ne pas rendre public votre modèle économique et votre agenda pour répondre aux plus pressantes critiques qui vous sont adressées ?

J'en viens à ma seconde question : la galaxie Google, réunie sous la société mère Alphabet, a, comme les autres grandes entreprises du numérique, une politique d'acquisition très active. Aujourd'hui, certains spécialistes des questions de concurrence considèrent que ces acquisitions sont « prédatrices » en ce qu'elles ont pour objet de tuer la concurrence, et donc l'innovation. Elle aurait également pour conséquence de tuer l'ambition des start-ups qui, au lieu de créer une solution mondiale, souhaiteraient surtout se faire racheter. Les États doivent-ils admettre de telles pratiques et laisser leurs administrations signer des partenariats avec des entreprises régulièrement condamnées ?

Troisièmement, en France, l'Arcep souligne le rôle d'infrastructure essentielle que sont devenus les systèmes d'exploitation des terminaux - Android pour Google et iOS pour Apple. L'autorité propose de les réguler afin d'en garantir l'ouverture et d'éviter qu'une société comme Google ait un pouvoir de vie ou de mort sur une entreprise dont l'activité repose, au moins en partie, sur sa présence au sein du magasin d'application Google Play. Menez-vous un dialogue avec l'Arcep sur ces questions ?

Enfin, des tensions existent, notamment avec un grand équipementier, Huawei, qui pourrait se voir interdire l'utilisation de votre système d'exploitation. Ne craignez-vous pas que cette entreprise ne soit alors conduite à créer son propre système d'exploitation ?

Debut de section - Permalien
Benoît Tabaka, secrétaire général adjoint de Google France

En ce qui concerne le droit de la concurrence, les décisions de la Commission européenne, qui ont concerné les applications AdSense, Android et Shopping, se sont inscrites dans un temps relativement long - sur près d'une décennie. Au terme de nombreuses discussions avec la Commission européenne, des sanctions ont été prononcées, et que nous avons acquitté les amendes afférentes. Notre appréciation du marché s'avère distincte de celle de la Commission européenne et motive les appels en cours que nous avons faits de ses décisions.

Tout d'abord, de quel marché parle-t-on ? Pour appréhender Google Shopping, la Commission européenne s'est exclusivement focalisée sur le marché des comparateurs de prix. Cependant, nous relevons de notre côté que plus de la majorité des requêtes débutent à partir d'Amazon qui est un site marchand, quitte à solliciter ultérieurement des comparateurs de prix. Nous restons donc en désaccord avec la méthode suivie par la Commission européenne qui a circonscrit son évaluation à des marchés très spécifiques, là où Google considère essentiel d'appréhender le marché plus globalement et de suivre une tout autre dynamique. Ainsi, pour reprendre le cas d'Android, sur lequel la Commission européenne a également rendu une décision, seuls les systèmes d'exploitation Android en dehors de la Chine ont été considérés. Dès lors, le marché mondial des Androids a été segmenté. Le système d'exploitation d'Apple n'a pas été pris en compte dans l'analyse concurrentielle, alors que les consommateurs migrent très facilement d'Android à Apple et vice versa ! La concurrence avec Apple a tout simplement été ignorée dans l'appréciation de la situation de Google !

Deuxième élément de désaccord que l'on retrouve dans les deux décisions relatives à Android et à Shopping : la problématique de l'impact sur le concurrent et le consommateur n'a pas été, selon nous, solidement établie. Ainsi, la distribution concomitante de notre moteur de recherche et de nos autres applications Google Play avec nos Androids n'empêche nullement les constructeurs de préinstaller par défaut d'autres moteurs de recherche, puisqu'il n'y a pas eu de clauses d'exclusivité nous concernant. Nous avions ainsi demandé à la Commission européenne d'aller au-delà de la prise en compte de nos seules pratiques commerciales. Dans sa décision Shopping, la Commission européenne a avant tout contesté la concomitance du lancement d'un moteur de recherche vertical et d'un nouvel algorithme affectant de nombreux comparateurs de prix.

Le droit de la concurrence est manifestement encore en construction, et je note que sur le dossier Android, d'autres autorités de la concurrence, au Canada, en Australie ou aux États-Unis, ont pu avoir d'autres analyses que celles de la Commission européenne. En tout état de cause, nous avons toujours été à l'écoute des régulateurs et nous ajustons bien sûr nos pratiques et nos contrats en fonction de leurs décisions.

Je ne m'étendrai pas sur le cas Amadeus qui fait actuellement l'objet d'une instruction par l'Autorité de la concurrence. La question posée porte sur la façon dont Google doit notifier la mise en oeuvre d'un certain nombre de ses règles, notamment dans le cadre de la publicité, à ses utilisateurs ? Cette question fait actuellement l'objet d'échanges avec l'Autorité.

Debut de section - PermalienPhoto de Patrick Chaize

Mes questions étaient plus précises : quel argument opposez-vous à ceux qui réclament votre démantèlement et pourquoi ne rendez-vous pas public votre modèle économique ?

Debut de section - Permalien
Benoît Tabaka, secrétaire général adjoint de Google France

Notre modèle économique est public et repose pour partie, en ce qui concerne notre moteur de recherche, sur la publicité. D'autres modèles économiques coexistent, comme l'abonnement souscrit auprès de Youtube ou la licence sur nos activités de Cloud. L'ensemble de nos éléments financiers sont également publiés trimestriellement et annuellement, conformément à notre statut de société cotée.

La question des types de données que nous utilisons est distincte. Si Internet reste alimenté, pour une large part, par la publicité, le type de modèle publicitaire varie néanmoins selon les acteurs. Ainsi, chez Google, la publicité qui apparaît sur le moteur de recherche est personnalisée en fonction de la requête adressée par l'utilisateur ; elle ne tient pas compte - en tout cas ce ne sont pas les éléments les plus intéressants pour nous - de l'historique des recherches ou des achats de l'internaute. Les données de localisation sont aussi utilisées, qui vont permettre de personnaliser, par exemple, la langue de la publicité.

Au-delà de son activité de moteur de recherche, Google est également une régie publicitaire - ce sont les annonces affichées sur d'autres sites - où les modèles publicitaires résultent, quant à eux, de l'agrégation des données personnelles de l'internaute, voire de son historique de navigation et de cookies, afin d'offrir la publicité la plus personnalisée possible.

Debut de section - PermalienPhoto de Patrick Chaize

Ces modèles publicitaires sont-ils hermétiques l'un par rapport à l'autre ?

Debut de section - Permalien
Benoît Tabaka, secrétaire général adjoint de Google France

Ce sont deux systèmes totalement différents qui relèvent de deux modes de gestion distincts. Tout système publicitaire est complexe : si la donnée y joue un rôle, son utilisation peut largement différer selon qu'on se trouve sur le moteur de recherche ou que l'on consulte des sites.

Concernant notre moteur de recherche, les internautes nous indiquent de façon active leurs intérêts, et nous sommes avec les annonceurs en situation transactionnelle : Google ne gagne de l'argent qu'à partir du moment où la personne a cliqué sur le lien qui lui était proposé dans une publicité. Il s'agit ici d'un modèle publicitaire que l'on pourrait qualifier d' « économie de l'intention »

Concernant les annonces sur les sites qui visent à monétiser une audience, il s'agit de capter l'attention de la personne qui se trouve sur le réseau et de la valoriser. Toute une chaîne d'acteurs concourt à ce modèle publicitaire, dont certains vont notamment mixer des bases de données de différents sites internet pour permettre de réaliser un profil publicitaire de l'internaute. Google est ainsi présent comme une régie publicitaire classique : pour 100 euros de revenus publicitaires investis sur un site, une commission de régie représente 30 euros, et 70 euros sont reversés au site internet.

Ce domaine est technique et Google essaie naturellement de faire preuve de pédagogie : par exemple en insérant des icônes spécifiques pour fournir plus d'informations aux internautes qui souhaitent comprendre pourquoi de telles publicités leur sont proposées. Nous avons ainsi demandé à plusieurs associations de travailler avec nous au décryptage complet de la chaîne publicitaire, pour répondre aux attentes des personnes.

Debut de section - PermalienPhoto de Patrick Chaize

Avez-vous confiance quant à l'issue des procédures en cours et des appels que vous avez engagés suite à vos condamnations ?

Debut de section - Permalien
Benoît Tabaka, secrétaire général adjoint de Google France

Dans tous les cas, une discussion, au niveau européen, sur les critères à la fois de définition du marché numérique et de l'analyse des pratiques, est nécessaire.

Concernant notre politique d'acquisition, Google a acheté des entreprises comme Youtube et Android. C'est là un élément de notre stratégie : Google a continué à investir dans ce marché numérique ultra-compétitif en termes d'innovation. À tout moment, un acteur peut survenir et proposer une innovation disruptive par rapport aux produits de ses concurrents plus anciens. Lorsque Google est arrivé, le marché américain comptait déjà treize moteurs de recherche. C'est notre politique d'innovation qui nous a permis de proposer aux utilisateurs une technologie disruptive et de devenir le leader des moteurs de recherche d'abord aux États-Unis. C'est une démarche de longue haleine : en face de nous se trouvent des entrepreneurs dont certains peuvent suivre une stratégie d'entreprenariat et refuser de vendre leur entreprise à des grands groupes, comme Snapchat vis-à-vis de Facebook. Néanmoins, derrière des entrepreneurs peuvent aussi se trouver des fonds qui ont besoin, à moyen terme, de tirer les bénéfices de leurs investissements. Ceux-là auront une démarche visant à vendre rapidement leur entreprise afin de permettre aux investissements de ces fonds de poursuivre leur cycle de vie. Nous nous concentrons avant tout sur les acteurs qui participent de notre coeur de mission, à savoir la transmission de l'information.

Debut de section - PermalienPhoto de Patrick Chaize

Votre stratégie vise à acquérir une position dominante. Ne pensez-vous pas qu'on devrait arrêter une telle hémorragie ?

Debut de section - Permalien
Benoît Tabaka, secrétaire général adjoint de Google France

L'appréciation de la position dominante repose souvent sur la prise en compte statique, à l'instant T, du marché en faisant abstraction de l'ensemble de sa dynamique et de ses acteurs. En outre, lorsque vous débutez une recherche sur internet, soit vous utilisez un moteur de recherche, soit vous vous rendez sur un site dédié, puisque votre recherche tend à être de plus en plus spécialisée.

En termes d'activités, acquérir des entreprises n'implique pas forcément de devenir dominant sur un marché. De nombreux acteurs autres que Youtube font aujourd'hui de la vidéo en ligne. Certains de nos produits, comme le réseau social Google Plus, n'ont pas été compétitifs, faute d'avoir été perçus comme innovants par les utilisateurs. Il ne s'agit nullement d'une hémorragie : aujourd'hui, peu de sociétés françaises ont été rachetées par des grandes entreprises américaines ! Nous n'avons, au final, racheté que trois start-ups en France, tandis que d'autres acteurs emblématiques français, comme Criteo, sont aujourd'hui cotés au Nasdaq.

Debut de section - Permalien
Benoît Tabaka, secrétaire général adjoint de Google France

A la suite de la publication de son rapport sur les terminaux ouverts, nous avons eu de nombreux échanges avec l'Arcep sur la régulation des systèmes d'exploitation.

Il n'existe pas, en tant que tel, un seul type d'Android puisque celui-ci est, par nature, un logiciel open source. Dès lors, l'ensemble des téléphones Android ne sont pas équipés de la version mère du logiciel. La version que Google met en ligne se retrouve dans nos téléphones ainsi que chez certains constructeurs qui se consacrent avant tout à l'innovation de la partie produit elle-même - hardware - plutôt que de la partie logiciel. L'ensemble des acteurs de l'Android modifient la version initiale de ce logiciel. Il existe aujourd'hui une multiplicité d'Androids présentant, entre eux, une réelle compatibilité au-delà de leurs différences initiales. Plusieurs constructeurs ont d'ailleurs élaboré leur propre système d'exploitation, à l'instar de Xiaomi avec MIUI ou Samsung avec Tizen destiné au marché indien.

Debut de section - PermalienPhoto de Patrick Chaize

Quelle est donc l'origine du problème avec Huawei ?

Debut de section - Permalien
Benoît Tabaka, secrétaire général adjoint de Google France

Il s'agit avant tout d'un problème géopolitique entre les Gouvernements chinois et américain.

Debut de section - PermalienPhoto de Patrick Chaize

Androd n'est-il pas en définitive un système Open Source contrôlé ?

Debut de section - Permalien
Benoît Tabaka, secrétaire général adjoint de Google France

Ce n'est pas vraiment le cas. Google met le logiciel en libre accès et chacun des constructeurs va en recevoir les mises à jour, notamment de sécurité, tous les mois. À partir du moment où un gouvernement interdit d'adresser des logiciels à certains acteurs, certes ils ne les recevront plus, mais ceux-ci pourront toujours développer leurs propres patchs de sécurité. L'environnement Android n'est pas contrôlé ; Google dispose de lignes automatiques dans lesquelles sont publiées des pages de sécurité.

Debut de section - PermalienPhoto de Pierre Ouzoulias

Mes questions seront celles d'un historien. Vous êtes aujourd'hui une entité supranationale non étatique, avec une puissance économique et d'influence supérieure à celle de bon nombre d'États, voire prochainement au nôtre. Vous avez pris ce pouvoir d'une façon inédite, c'est-à-dire sans chercher à maîtriser la sphère politique. Votre modèle de domination est donc original. Aujourd'hui, vous investissez énormément dans la formation, via notamment les Google ateliers numériques, où vous offrez, gratuitement, une formation naturellement très conforme à votre vision du monde et à votre modèle économique. Au sommet de votre puissance, considérez-vous toujours utiles les États-nations ? N'avez-vous pas l'impression de participer à leur obsolescence, quitte à produire des conséquences contraires à la diffusion, à terme, de votre modèle ? Si l'on remplace la relation du citoyen à l'État par celle du citoyen à Google, ne permet-on pas l'émergence des formes de prise de domination politique qui peuvent contraindre votre modèle économique ? En d'autres termes, Google a-t-il encore besoin de l'État ?

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Je compléterai la question tout à fait pertinente de mon collègue en vous interrogeant à mon tour sur un fait que je vous remercie d'éclairer et qui renvoie à la nature de vos relations avec vos utilisateurs. En 2013, Vinton Cerf, qui était « chef évangéliste » de Google, a déclaré que la vie privée pourrait devenir une « anomalie ». Cette phrase me paraît inquiétante ! Au-delà de cette question générale qui touchait au politique et au rapport avec l'État, quelle est la philosophie qui préside aux actions que vous menez et aux formations que vous proposez ?

Debut de section - Permalien
Benoît Tanaka

Google a besoin des États, en tant qu'entreprise multinationale qui a vocation à appliquer les législations en vigueur dans chacun des pays où elle opère.

Dans les ateliers numériques, nous ne formons pas les gens à une vision du numérique propre à Google. Le principe de ces lieux est donner la capacité de s'informer à un large public, allant des entreprises aux personnes de tout âge et de tout niveau, sur des questions numériques. Il ne s'agit pas de vendre les produits de Google, mais de coopérer avec les acteurs locaux qui vont participer aux formations. Vous trouverez notamment dans ces ateliers des associations locales, des centres sociaux, des chambres de commerce et d'industrie qui vont utiliser ces ateliers comme des plateformes. À plusieurs reprises, les acteurs du logiciel libre ont été invités et ils ont naturellement pu proposer des alternatives aux produits de Google. Manifestement, l'objectif de ces lieux est d'ouvrir les débats et de sensibiliser les publics. À titre d'exemples, nous aidons les entreprises à mieux utiliser internet ; nous sensibilisons les restaurateurs à répondre aux différents avis qu'ils peuvent susciter sur la toile et dont dépend leur notoriété ; nous assistons les demandeurs d'emplois dans leur démarche de recherche, en partenariat avec des acteurs locaux. Ces ateliers participent ainsi à un mélange d'inclusion numérique au profit du grand public et d'accompagnement du tissu économique.

Google considère l'État comme nécessaire. Loin des zones grises, d'un pseudo « Farweb » ou de l'opposition alléguée entre les règles qui régissent le monde virtuel et le monde réel, Google a décliné sur ses plateformes, de manière très opérationnelle, le contenu de la législation. Nous veillons notamment à ce que les contenus pornographiques ne soient pas accessibles sur YouTube ou que des contenus qui véhiculent de la haine ou qui participent à la désinformation ne soient pas relayés sur nos plateformes. Nous travaillons avec les États et les régulateurs pour entrer dans ce mode d'échange. Toute modification structurelle de produits requiert nécessairement une discussion préalable. Nous aspirons donc à être l'un des acteurs de la régulation étatique, puisque nous sommes voués à y être soumis, sous peine d'être sanctionnés.

Pour autant, les règles actuelles ne sont parfois pas toutes suffisamment claires. Pour preuve, les discussions autour de la protection des données et de la collecte du consentement : si nous avons récemment été sanctionné par la CNIL, je note que la complexité du sujet a récemment motivé l'ouverture par la même CNIL d'une période de douze mois destinée à familiariser les entreprises avec l'interprétation des règles en la matière. Cela démontre bien la difficulté de leur application. Sur un texte aussi fondateur que le RGPD, il faudra attendre plusieurs décisions pour en connaître la juste application.

La phrase de Vinton Cerf, qui est l'un des pères fondateurs de l'internet et assume toujours les fonctions de « chef évangéliste » de Google, est sortie de son contexte et des éléments qui en motivaient la prononciation. Il parlait de sa vie personnelle dans un petit village en Allemagne où la vie privée n'existait pas en raison du contrôle social qui s'y faisait jour. À l'inverse, nous travaillons chez Google pour assurer la vie privée et la protection de l'intégrité physique des données de nos utilisateurs.

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Auriez-vous des préconisations pour éclairer l'internaute sur l'utilisation de ses données et les conséquences de ses comportements sur internet et ce au-delà du RGPD ?

Debut de section - Permalien
Benoît Tabaka, secrétaire général adjoint de Google France

En matière de vie privée et de la protection de leurs données personnelles, les gens ne connaissent ni leurs droits ni les moyens dont ils disposent pour les exercer. C'est là un phénomène nouveau, puisqu'il était rare, auparavant, d'évoquer les outils laissés à la disposition des personnes pour gérer l'utilisation de leurs données personnelles. Ainsi, le RGPD contient le droit à la portabilité des données, qui s'étend à toutes les entreprises. Pour traduire concrètement l'existence de ce droit, nous avons renforcé le contrôle donné aux utilisateurs de Google, en leur laissant la possibilité d'avoir accès à l'ensemble des informations disponibles sur leur compte, via un tableau de bord leur permettant d'accéder à leur historique de consultations, tant sur Google que Youtube, et de contrôler la personnalisation de la publicité sur des sites tiers. Au-delà de la transparence, l'outil de contrôle est une réalité. Ainsi, 21 millions d'utilisateurs uniques ont eu recours aux applications disponibles sur la page « Mon compte » en une année, et y ont téléchargé l'équivalent d'un exabyte de données. Google, qui demande à ses utilisateurs, quasiment tous les six mois, de vérifier l'ensemble des informations les concernant, a ainsi mis en ligne les instruments permettant cette vérification.

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Ne pourrait-on pas préciser aux internautes les données concrètement utilisées dans des algorithmes, pour les profiler et leur envoyer des publicités personnalisées ? C'est le coeur de cette économie de l'attention que vous évoquiez précédemment. Je ne pense pas que ce que vous nous présentez répond à cette demande.

Debut de section - Permalien
Benoît Tabaka, secrétaire général adjoint de Google France

Ce que je viens d'évoquer s'inscrit en partie dans cette démarche, en ce qui concerne le profil publicitaire. Sur le site YouTube, où vous pouvez bénéficier de recommandations de vidéos, des messages vous indiquent ce qui les a motivées. Nous travaillons actuellement avec le CSA sur la transparence, notamment dans le cadre de la loi sur la désinformation. On demande à Google de fournir sans cesse de nouveaux éléments, n'oublions pas qu'il n'est pourtant que l'un des acteurs de la chaîne.. Au-delà de l'accès aux données, il faut également imaginer les outils qui permettront aux personnes de reprendre le contrôle, de changer de moteurs d'accès - ainsi qu'aux entreprises de changer de Clouds - en assurant le transfert automatique de données d'une plateforme à une autre grâce un standard commun qui est actuellement à l'étude.

Debut de section - PermalienPhoto de Patrick Chaize

Dialoguez-vous actuellement avec l'Arcep ? Par ailleurs, vous considérez-vous propriétaires des données de vos utilisateurs ? Enfin, pourriez-vous accorder l'accès aux algorithmes que vous utilisez aux Autorités de régulation ?

Debut de section - Permalien
Benoît Tabaka, secrétaire général adjoint de Google France

Nous échangeons très régulièrement avec les services de l'Arcep, en répondant très régulièrement à leurs demandes. Nous venons d'ailleurs de collaborer avec elle à la rédaction du rapport sur l'état de l'internet. Nous répondons systématiquement aux demandes émises par les régulateurs.

Nous ne sommes pas propriétaires des données de nos utilisateurs ; d'où le droit à la portabilité et nos outils qui visent à redonner le contrôle aux utilisateurs sur leurs propres données.

Enfin, les autorités sont en mesure d'accéder aux algorithmes, à l'instar de la Commission européenne lors de son enquête. Nos échanges avec le secrétariat en charge du numérique, notamment à la suite du rapport sur une nouvelle régulation des acteurs du numérique, en s'inspirant de la régulation systémique dans le domaine bancaire, en font foi.

Nos équipes font constamment en sorte que nos algorithmes ne soient pas utilisés à mauvais escient par des personnes extérieures. C'est là une contrainte. Aussi, ne suis-je pas en mesure de préciser l'aboutissement des discussions, qui viennent de débuter, avec les différents régulateurs sur ce point.

La réunion est close à 19 h 10.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.