Nous nous retrouvons pour la seconde réunion de l'atelier consacré au modèle économique et social que nous voulons pour la France dans dix ans. Le compte rendu de notre précédente réunion du 30 octobre, complété d'un relevé des sujets abordés à cette occasion, vous a été adressé. Ainsi qu'il en a été décidé lors de notre première rencontre, les animateurs de notre groupe sont Chantal Jouanno et Gaëtan Gorce qui présenteront l'état de nos réflexions le mardi 26 novembre prochain de 16 à 17 heures, en formation commune avec les membres de l'atelier consacré au modèle républicain et au projet européen. L'ensemble de nos contributions sera ensuite restitué à Jean Pisani-Ferry lors de la réunion plénière du 4 décembre.
Nous avions évoqué la dernière fois la crainte de l'abandon des territoires et les opportunités offertes par les nouvelles technologies mais nous n'avions que peu abordé la question de l'impact du vieillissement sur la croissance, la productivité et l'adaptation du système productif. On entend beaucoup parler de silver economy mais nous ne savons rien sur la façon dont elle se traduira concrètement. Notre réflexion doit aussi fournir des pistes permettant d'anticiper cette évolution au-delà de la simple adaptation des postes de travail.
Autre question, celle des générations sacrifiées. Il s'agit de ces jeunes au chômage sans formation qui, dans dix ans, auront vécu dans une précarité de long terme. Comment mesurer l'impact de cette situation ? Quelles réponses apporter à ce qui est un véritable échec du modèle républicain dans la mesure où ce n'est pas le talent qui détermine l'avenir des uns et des autres. Il n'est pas impossible que, n'ayant pas vécu la même chose que nous, ces générations remettent en cause nos propres orientations, comme l'explique très bien Michel Serres dans son livre Petite poucette.
Combien de personnes cela concernera-t-il demain ? Avec quelles conséquences sur leurs droits et sur leur capacité à se projeter dans l'avenir ? S'agit-il seulement d'un phénomène de file d'attente, comme on l'a souvent dit du chômage des jeunes, ou bien, selon l'expression de Dominique Méda, d'une relégation sociale ? Il faudrait savoir si l'on dispose de rapports ou d'éléments sur ces questions.
L'influence des nouvelles technologies dans les dix ans qui viennent sera fondamentale. Par exemple, dans le domaine de l'enseignement et de la pédagogie, c'est tout un modèle qui est en pleine évolution. On voit à Harvard, au MIT ou à Polytechnique, des professeurs sans amphis faire cours à des milliers d'étudiants qui ne se déplacent plus. D'ici à dix ans, l'université ne sera plus la même, pas plus d'ailleurs que le lycée ou le collège, et je ne doute pas que ces transformations se produiront aussi dans d'autres secteurs.
La couverture de nos territoires par ces technologies n'est pas assurée. Au vu du montant considérable des investissements nécessaires, les réseaux ne pénétreront nos campagnes que lentement et les efforts à accomplir ne seront pas sans effet sur l'équilibre des budgets départementaux, communaux ou sur celui de l'État, car tous les échelons sont concernés.
À propos de la recherche de nouveaux modèles productifs, je prendrai l'exemple du département du Maine-et-Loire où, sans l'avoir affirmé explicitement, on s'intéresse actuellement beaucoup à l'accueil du quatrième et cinquième âges. Le département est accessible de Paris en une heure et demie de TGV, il dispose d'un CHU et son climat est tempéré, ce qui le rend particulièrement attractif. De surcroît, on recense, dans les zones périurbaines et rurales, une main-d'oeuvre qui, ne trouvant plus d'emplois dans l'industrie, cherche de nouvelles activités. C'est dans ce contexte qu'ont été créées trois résidences privées pour répondre à une demande essentiellement parisienne. L'une s'adresse aux couples dont l'un des membres est dépendant, la deuxième accueille des personnes atteintes par la maladie d'Alzheimer et la dernière est une résidence à polyactivités pour courts et longs séjours. C'est bien une « industrie » qui se développe, mais comme cela n'a jamais été formulé explicitement, il n'y a pas d'articulation formalisée entre les différents niveaux de collectivités. Qu'il s'agisse du conseil de développement de la région d'Angers, de la région ou des communes les plus reculées, chacun mène ses réflexions de son côté sans qu'elles soient mises en commun. Faute d'une vision d'ensemble de ce nouveau modèle productif, le système de formation risque de reproduire les stéréotypes actuels en considérant, par exemple, que les métiers du soin s'adressent dans 95 % des cas à des femmes. Le risque est grand aussi d'une hypercompétition qui aurait notamment pour conséquence le départ de personnes qualifiées des structures publiques et parapubliques vers des établissements privés un peu plus rémunérateurs. Certes, ces départs pourraient avoir l'avantage de libérer des places pour des personnes à former mais le modèle ne fonctionne malheureusement pas de façon dynamique. Le potentiel existe mais on n'est pas à même de l'exploiter de façon opérationnelle.
Rechercher l'équilibre entre vie active et grand âge, c'est aussi veiller au vivre-ensemble, à l'articulation entre les zones dynamiques où l'on travaille et où l'on étudie et celles qui pourraient s'apparenter à de véritables mouroirs.
En principe, le vieillissement de la population devrait se traduire par un allongement de l'âge actif, celui où l'on reste utile à la société, dans des fonctions marchandes ou autres telles que l'accompagnement des enfants dans les activités périscolaires, ce qui serait dans l'intérêt collectif. Or, du fait du développement des maladies chroniques, on constate que l'espérance de vie sans handicap n'augmente plus.
L'enjeu pour nos finances publiques est considérable. Pour y répondre, il faut une véritable politique de prévention en matière de santé publique et d'exposition aux pollutions. Cela suppose aussi d'encourager l'activité physique tout au long de la vie, et non plus seulement à partir de l'âge de soixante ans. Malheureusement, dans notre société, le sport est séparé du monde médical qui l'interdit, ou du moins ne le recommande pas, pour ne pas assurer la responsabilité juridique de sa pratique. Quant à l'exposition aux pollutions, dès lors qu'elle n'a pas de valeur économique, il n'y a hélas pas d'intérêt à la limiter. En 2030, on estime que la moitié de la population souffrira d'asthme et de maladies respiratoires. Il y a urgence à agir sinon à quoi bon continuer de voter des lois de financement de la sécurité sociale qui augmentent sans cesse les prélèvements obligatoires sans pouvoir réduire les dépenses ? À l'horizon de dix ans, l'enjeu est énorme.
La couverture numérique du territoire est essentielle pour accompagner des activités professionnelles de plus en plus nomades et les nouveaux modes de formation. Aux Mooc, cours en ligne ouverts et massifs, dont les élèves avaient tendance à décrocher, s'ajoutent désormais les Spoc, petits cours privés en ligne, permettant une interaction et surtout une labellisation du savoir. Tout cela renforce les possibilités de revitalisation des territoires au moyen d'une couverture numérique performante.
La contribution que nous remettrons à Jean Pisani-Ferry devra insister sur les effets de la démographie, en particulier de l'allongement de la durée d'inactivité. À partir de cette déformation de notre structure démographique, on peut dérouler toute l'évolution de nos finances publiques. Une personne âgée qui ne travaille pas ou un étudiant représentent un coût, et le rétrécissement du nombre de ceux qui cotisent nous incitera à modifier le mode de financement de nos systèmes sociaux. Nos réflexions devront aborder ces problèmes financiers, lesquels sont d'autant plus aigus quand on les replace dans une perspective européenne, et ce en raison de la démographie de nos voisins allemands. Tout cela affecte aussi la question de l'immigration.
Il est un sujet sur lequel nous devrions solliciter Jean Pisani-Ferry : celui de la productivité. Il faudrait que nous disposions de prévisions en matière de productivité du travail. Du fait d'une moindre innovation et de difficultés dans l'organisation de nos sociétés, celle-ci a tendance à stagner ; on touche ici au coeur de nos problèmes de croissance et de financement.
Il nous faudrait aussi disposer de données sur l'évolution de la consommation. Alors que les deux modèles dominants reposent sur une augmentation de la consommation, on constate aujourd'hui l'émergence, accélérée par la crise, de modèles alternatifs regroupés sous le vocable de « consommation durable ». Cette dernière se développe, par exemple, en matière de covoiturage et d'autopartage sur le site BlaBlaCar ou dans le domaine des échanges de logements et du tourisme. Ces nouveaux systèmes alternatifs grignotent des parts de marché aux acteurs traditionnels comme la SNCF. Une telle évolution s'est faite grâce à internet et relève parfois de l'économie du don. Elle ne passe donc plus nécessairement par le mode de consommation habituel et le système monétaire classique. Si ce phénomène devait prendre une ampleur importante, il ne se traduirait pas par une augmentation du Pib alors qu'il n'y aurait pas moins d'activité pour autant. Je suis frappée par le dynamisme des sites communautaires de partage, de l'économie du share, qui se développent en dehors de tout circuit, hors radar.
Pour aller dans ce sens, on peut mentionner le développement ultra-rapide des échanges de services concrets au quotidien. Ces pratiques concernaient initialement les étudiants et tous ceux pour lesquels le recours à l'entraide était une nécessité. Il en découle la mise en relation de personnes qui ne se connaissaient pas et, même si les économistes ne savent pas en mesurer la valeur, cela participe de l'économie de la connaissance. Pour les sociologues et les anthropologues qui s'y intéressent, ce bouleversement des pratiques sociales est aussi difficile à évaluer qu'à anticiper, notamment parce que les personnes concernées n'ont pas forcément envie de le mettre en avant.
Un autre exemple de changement radical des comportements au cours de ces dix dernières années a été l'abandon de la voiture au profit du vélo dans les villes. Il était autrefois réservé aux originaux, aux kamikazes et à ceux qui avaient échoué plusieurs fois au permis de conduire. Ce n'est plus le cas. À Angers, on estime que l'usage du vélo permet d'économiser un plein d'essence par mois. Cela étant, c'est aussi un facteur d'injustice pour ceux qui habitent loin du centre-ville et ne peuvent pas en bénéficier. Il nous faut donc inventer des connexions entre zones urbaines, périurbaines et rurales. Cela constituerait une avancée à la fois politique et économique et nous éviterait d'aller vers le modèle américain des trois ou quatre voitures par famille.
Dans le cadre de cette modification des modes de consommation, la question se posera ensuite de savoir à quoi les gens dépensent le petit peu de ressources supplémentaires ainsi dégagées.
L'économie monétaire classique continue tout de même de gagner du terrain. Je suis ainsi effaré par la prolifération de publicités ciblées diffusées à la télévision en vue de monétiser des besoins précis. On assiste certes à des phénomènes de troc et de services entre particuliers : c'est le cas dans mon département, près de Vernon, où des champs deviennent de véritables parkings de rencontre pour du covoiturage. Mais je pense que nous ne sommes pas près de sortir de l'économie monétaire classique.
Compte tenu des contraintes en termes de désendettement pesant sur notre pays, il sera difficile d'évoluer dans les dix ans à venir.
Le vieillissement sera le grand sujet de la société de demain. La question est de savoir si l'on parviendra, par des innovations médicales, à vaincre les maladies qui menacent le grand âge. Pensons en particulier à la maladie d'Alzheimer qui confronte déjà les familles à nombre de difficultés et dont le coût de prise en charge par la collectivité s'annonce considérable.
Le deuxième enjeu concerne notre mode de consommation, lequel devrait connaître de profondes transformations entraînées par la raréfaction des matières premières. Ainsi, les dirigeants de l'une des usines Seb, sachant qu'à terme ils ne trouveront plus les métaux nécessaires pour fabriquer leurs appareils et ustensiles de cuisine, envisagent de passer de la vente à la location de leurs produits. On ne fait pas des gaufres tous les jours : l'idée est donc de créer, au sein des quartiers ou des immeubles, un lieu où l'on pourra louer pour une soirée le matériel nécessaire. Il s'agit bien d'un mode de consommation différent s'inscrivant dans une préoccupation de développement durable et susceptible de favoriser de nouvelles formes de relations interpersonnelles, différentes de l'individualisme d'achat.
Par ailleurs, pour ce qui touche aux rapports entre l'urbain, le périurbain et le rural, je rappelle que l'outil existe : c'est le SCoT (schéma de cohérence territoriale). Encore faut-il qu'il soit compris et partagé mais les résultats des prochaines échéances électorales devraient nous inciter à agir pour qu'il en soit ainsi. Il existe en effet un profond sentiment d'abandon de la part de nos concitoyens éloignés des pôles de développement, de ces lieux où se crée la cohésion sociale et où, ceci expliquant cela, le Front national recule. C'est par un urbanisme maîtrisé que les choses pourront s'améliorer. Cela passe par une moindre consommation des terres agricoles et donc par un réel effort de pédagogie pour expliquer la nécessité d'une densification de l'habitat en particulier en milieu périurbain où cette idée fait aujourd'hui figure de provocation. Pourtant, les anciens bourgs ruraux étaient beaucoup plus denses qu'ils ne le sont actuellement. Les chiffres de la consommation des espaces révèlent que nous sommes face à un problème majeur.
Tout cela appelle le développement de services de proximité, de transports collectifs ainsi que de circuits courts, considérés hier encore comme des gadgets de bobos. Il faut aussi mettre en place un cadre qui permette les changements de comportements. On peut toujours regretter que des familles possèdent deux ou trois voitures, mais quand il n'y a pas d'alternative...
Dans le cadre de la délégation à la prospective, nos collègues Gérard Bailly et Renée Nicoux ont établi récemment un rapport sur l'avenir de nos campagnes qui fait le point sur la question de l'utilisation des espaces en s'appuyant sur des travaux tels ceux de l'Inra. S'ils mettent en évidence un certain nombre d'éléments négatifs à dix ou vingt ans, des évolutions positives sont aussi à attendre.
Quant à l'économie durable que vous évoquez, c'est pour le long terme. Or nous travaillons ici à un horizon de dix ans.
L'expérience de Seb commencera dans certains quartiers dès l'année prochaine. Il s'agit de récupérer le cuivre, le zinc, le nickel ou l'acier des anciens appareils. C'est une réflexion que le groupe mène à l'échelle mondiale. Il y a en effet plus de matériaux déjà utilisés et conservés dans les caves que de nouvelles matières premières encore exploitables.
Pour la bauxite ou le cuivre, il n'y a pas de problème de ressources. La seule difficulté tient à la disponibilité de l'offre car les délais de production des métaux sont longs et nécessitent de gros investissements. Je ne vois pas vraiment de pénurie mais plutôt des tensions sur les prix, notamment du fait de pays comme la Chine qui absorbe à elle seule 50 % de la consommation de fer.
Les tensions ne concerneront pas seulement les prix. Le niveau des ressources en métaux mineurs tels que le tantale et le lithium posera problème. Il faudrait une politique européenne de constitution de stocks stratégiques, sachant qu'aujourd'hui les Chinois font leurs achats pour créer ces stocks chez eux.
Si le taux de croissance annuel de la Chine atteint 10 %, il y aura bien sûr des tensions. Mais d'après Philippe Chalmin, spécialiste des matières premières que nous avons récemment auditionné devant notre délégation à la prospective, il ne faut pas s'attendre à une pénurie à court terme. La hausse des prix des matières premières aura aussi des effets positifs pour nous. Notre production de céréales répond en effet à une demande internationale croissante. À l'échelle de la planète, les terres fertiles ne sont pas si nombreuses : d'incendies en sécheresses, l'Australie est par exemple en train de devenir un désert.
Cette demande adressée à nos terres rurales concerne aussi la viande. À l'occasion des différentes crises sanitaires, il est apparu qu'en France la traçabilité était mieux maîtrisée qu'ailleurs. Les animaux sont aujourd'hui mieux tracés que les hommes.
Les animaux sont « pucés », tandis que les hommes, oserais-je le dire, ne le sont pas encore !
En tout état de cause, il importe de ne pas gaspiller nos terres car elles constituent un véritable atout à l'échelle internationale. Sachons le préserver en optant, par exemple, pour des modes de construction différents. Pour nos territoires, si un grand nombre d'éléments négatifs se profilent, il y a donc aussi quelques perspectives positives.
Il serait important que, d'une façon ou d'une autre, l'un de nos ateliers traite plus explicitement du changement climatique et de la contrainte environnementale.
Ne pourrions-nous pas établir trois scénarios : celui de nos rêves, où tout se passe bien, le scénario moyen dans lequel évolutions positives et négatives s'équilibrent et enfin, le scénario le plus inquiétant qui pourrait aiguillonner notre réflexion ? Il me semble que nous partageons le même constat sur ce qui ne va pas tandis que dans l'autre atelier, un scénario rêvé a été identifié. Le principal déficit de notre réflexion concerne le point de savoir si les normes que nous produirons auront un effet sur l'émergence de ce que nous voulons ou de ce que nous ne voulons pas. Nous abordons trop souvent cette question des normes de façon négative alors que notre travail devrait être de nous demander quels sont les textes à même de favoriser la France que nous souhaitons dans dix ans. Notre conception de la loi date du XIXe siècle. À l'occasion d'une récente rencontre, nous avons découvert que les parlementaires allemands avaient une vision de la loi inverse de la nôtre. Nous savons bien que les lois que nous votons ne vont pas résoudre la crise du fordisme ou du taylorisme, ni transformer profondément notre modèle social. Le paradoxe est que ces évolutions reposent sur des consensus réalisés dans la société alors qu'ici, au Parlement, le consensus est un gros mot. Une révolution politique reste à opérer pour nous amener à davantage travailler ensemble au lieu de toujours insister sur ce qui nous sépare. À la différence de l'Allemagne, l'idée de coalition ne s'applique chez nous qu'au niveau d'une commune ou d'une région, mais hélas pas au-delà.
Si nous ne parvenons pas à faire le lien entre le politique, l'économique et le social, notre photographie de la France dans dix ans ressemblera à ces vieilles photos colorisées. Or, ce n'est pas ce que nous voulons. De plus, je pense que notre contribution collective sera regardée de très près.
Il nous faudra aussi réfléchir aux évolutions permettant de mieux drainer l'épargne vers l'innovation et la création.
Ce sera très difficile car la première des dépenses publiques est la dépense sociale : on ne pourra guère aller au-delà du niveau d'imposition actuel et notre taux de croissance risque d'être faible. Tout le monde dit qu'il faudra réduire les dépenses mais personne ne dit lesquelles.
La Cour des comptes se contente d'évoquer des dépenses très ciblées - par exemple le transport hospitalier - mais pour ce qui est des grandes masses, elle renvoie à la responsabilité du politique.
Nous savons que l'évolution de la maladie d'Alzheimer, des maladies chroniques, neurodégénératives ou cardiovasculaires va coûter très cher aux finances publiques. Quant aux politiques de santé publique, de prévention contre les expositions polluantes ou en faveur des activités physiques que je recommande, je sais pertinemment qu'elles ne produiront de résultats qu'à l'horizon de vingt ou trente ans. Si l'on y ajoute la nécessité du désendettement, nous ne disposerons que de marges de manoeuvre extrêmement faibles pour orienter l'épargne vers l'innovation.
Il y a aussi des hypothèses de croissance qui ne permettent pas de continuer à financer les dépenses sociales dans les conditions actuelles. Ce n'est pas un souhait ; c'est un constat. Nous aurons à nous déterminer même s'il ne nous revient pas, dans le cadre de cet exercice, d'indiquer quelles dépenses devraient être réduites.
Vous avez vu le dessin de Plantu dans Le Monde de ce soir sur la montée du Front national. Les politiques devront faire des arbitrages et les assumer collectivement sinon...
Oui, le temps de se rendre compte.
Je reviens sur la méthode proposée par notre collègue Corinne Bouchoux ; je ne suis pas sûr que nous serions tous d'accord sur la définition du scénario rêvé. Certains rêvent peut-être d'une croissance étale.
Certains théorisent en effet parfois sur l'idée qu'une croissance zéro favoriserait une nouvelle forme de cohésion sociale. D'autres, dont je suis, espèrent, à l'inverse, un niveau de croissance propre à financer notre modèle économique et social.
Oui et il faut l'assumer. Quel est le meilleur scénario ? Celui qui rétablit les comptes de la Nation ou celui qui assure une meilleure cohésion sociale, davantage de solidarité et un meilleur respect de l'environnement ? Ou encore, serait-ce un niveau de croissance qui concilierait les deux : une croissance durable qui préserverait l'environnement et l'espace rural et améliorerait les relations humaines, grâce à, par exemple, l'économie de la fonctionnalité ou l'économie circulaire ?
J'aime bien la proposition de notre collègue ; comme nous le faisons en prospective, il s'agit de définir un scénario puis de le décliner. Mais à la base, il faut partir de la situation actuelle et savoir à quoi l'on aboutirait si l'on n'infléchit pas les tendances. C'est ensuite que l'on peut voir si la modification de tel ou tel paramètre pourrait améliorer les choses ou au contraire les détériorer. Il est clair que continuer comme aujourd'hui nous conduira à être aussi moroses demain. Au contraire, si l'on change quelque chose, certains, dans la société française, seront satisfaits et d'autres non. Notre travail devrait être de déterminer ces différentes options. Mais force est de reconnaître que nous ne disposons pas des informations permettant de faire varier à dix ans des paramètres comme le niveau de la dépense sociale. Nous n'avons donc pas les moyens de dire quelles sont les maladies dont la couverture pourrait ou non être touchée. Nous ne pouvons qu'exprimer des sentiments et des souhaits.
Pour ce qui est de la croissance zéro, on en parle depuis les années soixante-dix et les rapports du Club de Rome. On sait déjà qu'elle ne crée pas d'emploi, voire qu'elle en détruit si l'on réalise des gains de productivité ; à moins bien sûr que la population ne diminue, ce qui n'est pas le cas de la France. Dans ces conditions, recommander la croissance zéro, c'est accepter une chute du pouvoir d'achat.
Une question essentielle est celle de la confiance des populations. À ce titre, on n'a sans doute pas assez interrogé les Français sur ce qui s'est passé au moment de la grippe A. Pour ma part, devant organiser la vaccination au sein d'une école d'ingénieurs, j'avais été frappée de constater que, parmi des scientifiques, le taux de participation avait été plus faible encore que dans les collèges et lycées voisins. Le débriefing que nous avions organisé à ce propos en disait long sur l'absence de confiance de la population dans les institutions. Sans prise en compte de cette réalité, nos réflexions sur la croissance ou le modèle social n'ont pas de sens. À quoi bon une France désendettée ou affichant 5 % de croissance si elle est en proie aux insurrections, si les gens ne se parlent plus et si le vivre-ensemble est détruit ? La bonne croissance est celle qui assure un juste équilibre entre la création d'emplois et un vivre-ensemble pacifique avec la possibilité pour chacun de construire un projet pour lui-même, sa famille, son village...
Attention à cette défiance dans les institutions qui affecte aussi la vie syndicale à un moment où par ailleurs, le mode associatif rencontre des difficultés dans le recrutement de nouvelles générations de bénévoles.
La confiance est indispensable pour croître. Pour investir ou pour épargner, il faut avoir confiance et l'on ne peut pas faire fonctionner une économie dans la haine du prochain. La cohésion nationale est un vrai sujet. Si tout le monde devenait optimiste, nous serions sûrs d'avoir de la croissance demain, mais c'est difficile.
De plus les ordinateurs et les téléphones portables nous isolent de plus en plus et ils n'établissent que des contacts faussés avec les autres.
J'estime au contraire que ces outils offrent un très grand potentiel de création et d'innovation. L'isolement que nous constatons tient davantage à l'éclatement de la cellule familiale ou à notre modèle urbain.
J'entends autour de moi des parents se plaindre de leurs enfants qui passent leur temps au téléphone ou sur Twitter au détriment de la communication au sein du foyer familial.
C'est assez typique du comportement des adolescents : je n'avais pas de téléphone portable à l'époque et mes parents me reprochaient à peu près la même chose ! Les technologies apportent beaucoup à la société.
Bien entendu, dès lors que la technologie a été inventée par l'homme c'est qu'elle répond à des besoins. Mais je fais observer que les enseignants aussi se plaignent de ces nouveaux comportements.
J'avais déposé autrefois un amendement interdisant le téléphone portable à l'école et vous ne l'avez pas adopté...
Les écoles s'équipent aujourd'hui de tablettes, qui constituent un instrument d'éveil formidable.
La technologie en elle-même n'est pas négative mais elle réduit l'importance du contact humain direct.
Celui qui vit isolé en milieu rural est bien content d'avoir un téléphone portable, pour peu qu'il y ait une antenne ! La technologie rapproche.
Nous serions mal placés d'accuser une génération à laquelle nous allons laisser autant de dettes...
Je ne stigmatise aucune génération car toutes les tranches d'âge utilisent les technologies ; même la télévision isole...
Je suis très optimiste et je pense même que la question des technologies devrait occuper une place essentielle dans notre contribution.
Je suis moi aussi optimisme ; je constate simplement l'existence de certains effets négatifs.
Pour profiter pleinement de ce potentiel de développement dans les dix ans qui viennent, il nous faudra avoir résolu deux questions : celle du big data et celle de l'utilisation des données personnelles. Avec la communication entre objets et la maison intelligente, le mode de vie de chacun d'entre nous deviendra une donnée. Notre rôle sera de créer un cadre permettant d'optimiser ces technologies en sortant de la méfiance actuelle ou de la crainte de Big Brother. Il est tout de même pour le moins ennuyeux que Facebook soit appelé dès demain à gérer toutes les données biométriques du Royaume-Uni.
Mais nous ne disposons actuellement d'aucun système alternatif. Voilà un domaine dans lequel nous devrons intervenir en tant que législateurs.
En vous remerciant pour votre participation, je vous rappelle que nos travaux feront l'objet d'une synthèse lors de la réunion commune du 26 novembre prochain avant d'être, dans un second temps, présentés à Jean Pisani-Ferry.
Présidence de Mme Bariza Khiari, vice-présidente du Sénat
Mes chers collègues, nous nous retrouvons cet après-midi pour la deuxième fois en formation d'atelier. Comme vous le savez, le nôtre est consacré au modèle républicain et au projet européen que nous voulons pour la France dans dix ans. Le compte rendu de notre réunion du 30 octobre vous a été adressé, complété par le relevé des sujets que nous avions alors abordés. Ainsi qu'il en a été décidé lors de notre première rencontre, les animateurs de notre groupe sont Marie-Noëlle Lienemann et Philipe Adnot. Avant de leur laisser la parole, je vous rappelle que notre prochaine réunion est fixée au mardi 26 novembre prochain, de 16 heures à 17 heures, en commun avec les membres du premier atelier dédié, pour sa part, au modèle économique et social.
Je voudrais exprimer mes interrogations sur notre travail. On nous demande de faire un effort de réflexion prospective à dix ans, c'est-à-dire à relativement court terme. J'ai consulté le compte rendu de notre précédente réunion et je fais le constat suivant. Je vois bien que l'on peut énoncer des généralités sur lesquelles nous allons tous nous retrouver, mais ce travail n'est pas nécessairement attractif, intéressant et utile. A contrario, si j'exprime ma position personnelle sur la façon dont je conçois la France dans dix ans, celle-ci ne fera pas forcément l'objet d'un consensus. Dès lors, je m'interroge sur mon rôle d'animateur. J'ai envie de vous dire ce qui, selon moi, doit être fait d'ici à dix ans, et ce ne sera pas consensuel. Alors, comment allons-nous procéder ?
On peut imaginer que les prises de position, de même que les contributions individuelles, soient mises en annexe de la contribution collective de notre groupe de travail.
Je vais illustrer mon propos par un exemple. Tout le monde est d'accord avec l'affirmation suivante : l'enseignement supérieur et la formation permettront de reconquérir des parts de marché et de garantir une plus grande professionnalisation et une meilleure innovation. Mais une fois que l'on a dit cela, on n'a rien dit. En effet, la question que l'on doit se poser est de savoir si cela a une chance de succès, comment on y arrive, quels moyens doivent être mis en oeuvre. Imaginons que toute la première partie de la scolarité se soit bien passée. À la sortie du lycée, soit l'élève est orienté vers un BTS ou un IUT, et il est alors confronté à la sélection, soit il n'est pas admis et il intègre l'université. À mon sens, l'université compte au moins 20 % d'étudiants, si ce n'est plus car le chiffre varie d'une université à l'autre, inscrits uniquement pour obtenir le statut social qui y est attaché, et non pour étudier. Cela n'est pas sans conséquence sur les finances des universités, lesquelles n'ont alors pas les moyens d'avoir un recrutement de qualité et de tirer vers le haut l'ensemble des étudiants, enseignants et chercheurs pour tenir notre rang et atteindre l'objectif énoncé précédemment. Selon moi, dans les dix ans à venir, il faut que soit mise en place une approche professionnelle de l'orientation, c'est-à-dire l'instauration d'un temps long d'orientation entre le lycée et l'université. Aujourd'hui, l'orientation se résume à quelques rencontres anodines. Il importe d'inventer une approche professionnelle de l'orientation, et ensuite de faire en sorte qu'il y ait une sélection, afin que chacun aille vers le lieu où son talent peut s'exprimer. Aujourd'hui, on ne peut plus accepter de continuer à avoir une quantité non négligeable d'étudiants inscrits uniquement pour le statut social et les avantages qui en découlent comme les bourses. Alors que nous allons examiner prochainement le budget de l'enseignement supérieur, nous savons que les bourses sont insuffisamment liées à des critères qualitatifs. De nombreuses personnes en perçoivent indûment : elles ne devraient pas être inscrites à l'université car elles n'auront jamais l'ambition d'obtenir un diplôme universitaire. Tels sont pour moi les deux grands enjeux en matière d'enseignement supérieur. D'une part, créer l'occasion d'une orientation professionnalisée sur une durée d'au moins six mois ; d'autre part, mettre en place une sélection généralisée à l'entrée de l'enseignement supérieur, ce qui nous permettrait d'avoir de l'excellence partout, quels que soient les métiers. En effet, l'excellence doit être l'objectif non pas seulement à l'université, mais à tous les autres niveaux de formation. Cela nous permettra de mieux utiliser l'argent public, d'être efficaces et de payer des enseignants de niveau international. Aujourd'hui, nous avons organisé la massification de l'enseignement supérieur en croyant que cela nous rendra compétitifs sur le plan international. Mais les autres pays n'ont pas recours à cette massification pour atteindre l'excellence. Les établissements les plus reconnus comptent 10 000 ou 15 0000 étudiants, tout au plus, et pas 80 000. Voilà, selon moi, les conditions à remplir pour atteindre notre objectif d'une meilleure professionnalisation.
Nous pouvons peut-être déjà nous accorder sur le fait qu'il faut mettre plus de moyens dans l'orientation afin d'éviter les échecs ultérieurs. En outre, cela coûterait au final moins cher. Sur ce point, sommes-nous tous d'accord ?
Dans ce cas, le problème est de savoir ce qu'il va advenir de ceux qui ne sont sélectionnés nulle part.
C'est là tout l'enjeu de l'orientation. Orienter signifie orienter professionnellement, mais également détecter les potentialités et présenter les métiers. En effet, un grand nombre de jeunes achèvent le cycle de l'enseignement secondaire sans savoir quels métiers ils envisagent de faire, car aucune approche professionnelle de l'orientation n'existe aujourd'hui.
La professionnalisation doit permettre d'ouvrir à l'élève un champ plus large de débouchés. Quant à la question de la sélection, il est important d'ajuster l'offre et de s'assurer que tout le monde aura une place.
Cette question n'est-elle pas déjà posée avec ces « étudiants » qui restent plusieurs années en stand by à l'université pour bénéficier du statut social et qui pèsent sur les comptes de l'université sans aucune perspective de diplôme ?
Le but est d'améliorer la situation dans dix ans. La question est de savoir si, d'ici là, nous sommes capables d'avoir un système d'orientation présentant la réponse diversifiée nécessaire.
Je trouve qu'il serait honorable pour le Sénat de pouvoir dire dans dix ans que nous avons atteint cet objectif.
Personnellement la sélection ne me gêne pas à partir du moment où cela ne signifie pas le « triage » et l'abandon d'une partie des étudiants. L'orientation active ne me dérange pas, sous réserve de ne pas tomber dans les présupposés et d'enfermer les gens dans leurs prétendus compétences ou manques de compétences. J'ai connu des personnes rejetées du système scolaire étant jeunes, sous le prétexte qu'elles ne seraient jamais au niveau, et qui ont fini cadre supérieur à Air France en informatique !
Je n'ai pas assisté à la première réunion et j'ai donc un peu de mal à comprendre de ce dont nous débattons et le lien avec le sujet de l'atelier « modèle républicain et Europe ».
Lors de notre dernière réunion nous avons fait le constat que le cadre républicain nécessite de donner à chacun sa place. Comment y parvenir ? Par l'éducation.
J'ai la même perplexité que vous sur notre travail, notamment face à l'ampleur du champ de notre réflexion. La question est de savoir si nous sommes en mesure de pouvoir sérier quelques enjeux à traiter de manière plus approfondie. Dans le cas contraire, le champ est immense.
Parmi les enjeux que nous devons étudier, certains sont purement français, liés à l'idée que l'on se fait du modèle républicain : il est clair que l'éducation en fait partie. Il y a également un volet « Europe », on ne peut l'omettre complètement.
Peut-être pouvons-nous choisir aujourd'hui quelques thèmes principaux que nous jugeons majeurs pour la projection de la France dans dix ans, en sachant que, parmi ceux-ci, certains excèdent la mission qui nous a été confiée. Je pense que l'intégration des jeunes d'origine étrangère et l'égalité des droits et des chances, ce qu'on appelle traditionnellement l'intégration républicaine, est un grand défi pour la France et que, dans dix ans, il nous faudra avoir progressé en la matière. Cela étant, je ne suis pas sûre que le Sénat soit armé aujourd'hui pour faire des propositions sur la manière d'atteindre cet objectif.
Je vous propose donc de lister les grands défis, puis d'en choisir un ou deux sur lesquels nous essaierons d'approfondir les réponses à apporter. Cette démarche me paraît meilleure que celle qui tend à ne retenir dès le départ qu'un ou deux thèmes en donnant l'impression d'avoir éludé le reste sous le prétexte d'un manque de moyens pour faire des propositions fortes, alors que ce sont des thèmes importants qui mériteraient d'être traités. Si vous en êtes d'accord, nous pourrions établir ces listes, en retenant quatre ou cinq enjeux pour chacun des deux sujets « modèle républicain » et « Union européenne », puis en choisir un ou deux sur lesquels l'un d'entre nous, ou nous ensemble en nous fondant sur des rapports précédemment publiés, nous pourrions apporter quelque chose d'un peu plus fort.
Cette démarche me paraît correspondre à celle que Philippe Adnot avait défendue lors de la réunion précédente.
Je propose de commencer par les enjeux républicains. Outre la question éducative, j'avais aussi inscrit la question civique. À la réflexion, je pense qu'il faut y inclure l'intégration républicaine. Dans une société où il y a de l'immigration, il s'agit de s'interroger sur la manière dont la France peut réussir le pari de l'intégration républicaine. C'est un sujet qui interpelle la confiance dans la République.
Avant de passer au deuxième grand thème qui est l'Europe, je vous propose d'en préciser davantage les contours. En effet, si nous restons trop généralistes, nous ne dirons que des banalités.
Nous incluons dans la partie « modèle républicain » l'enseignement supérieur et la formation, la crise des projets collectifs.
Nous pouvons retenir également la problématique du civisme, avec l'idée d'un service civique à la suisse pour redonner du sens au pacte avec la jeunesse. J'ai évoqué la dernière fois l'idée d'un camp de la paix européen.
Par ailleurs, la place des outre-mer doit davantage être consolidée au coeur du pacte républicain.
Enfin, j'avais également préconisé la réécriture du récit français et la nécessité d'enseigner le fait religieux ou l'histoire des religions à l'école, pour renvoyer les jeunes non plus à leur identité mais à leur citoyenneté.
Tous ces sujets participent d'un grand thème « civisme et citoyenneté ». Êtes-vous d'accord pour regrouper civisme, citoyenneté et intégration ?
Cette présentation est intéressante. Il s'agit d'un vrai pari : dans dix ans, aura-t-on suffisamment progressé sur cette problématique d'intégration, qui intègre nécessairement l'explication du fait religieux ? La France dans dix ans aura-t-elle réussi à mieux inclure...
mais aussi à donner plus de cohésion au pays ? L'idéal collectif aura-t-il progressé ? C'est également une question. Parallèlement, nous pouvons retenir le grand thème « État, projet collectif, service public ». Enfin, les outre-mer doivent être cités comme un enjeu à part entière.
Comment procéder ? Développons-nous chacun des sujets ? Je vous ai présenté ma position sur le premier d'entre eux.
L'éducation et la formation constituent en effet des enjeux majeurs pour l'accès à la citoyenneté.
Je déplore que le droit d'initiative citoyen existe au niveau européen, mais pas dans notre pays. Il existe deux types de lien social : géographique et affinitaire. Aujourd'hui, les scrutins, hormis celui pour les élections européennes, sont fondés sur une base territoriale dont le modèle remonte au XIXe siècle et qui ne permet pas l'expression de nombreux courants de pensée. Il s'agit là d'une logique féodale.
J'en viens maintenant au domaine de l'éducation. On sait que toute personne entrant aujourd'hui dans la vie professionnelle devra changer d'emploi à trois ou quatre reprises. Cela nécessite une formation non seulement initiale, mais également tout au long de la vie. On estime à 90 % le nombre des étudiants qui s'inscrivent à l'université pour avoir une formation professionnelle, à laquelle les entreprises ne participent guère. Celles-ci utilisent le 1 % formation à leur gré, sans réel contrôle. Il faudrait ouvrir la possibilité pour chaque personne d'avoir un crédit de formation et de reformation tout au long de la vie, qui serait particulièrement utile à ceux qui, pour diverses raisons, ont raté leur entrée dans la vie professionnelle. À cet égard, le système américain de formation est beaucoup plus souple que le nôtre.
Par ailleurs, le libellé des contrats de travail n'est pas toujours accessible aux salariés de base ; les petites associations qui leur viennent en aide devraient se voir ouvrir l'accès à l'assistance juridique. Il semble important que notre pays ait pris en compte, dans dix ans, les difficultés de compréhension des contrats de travail.
On peut espérer que, d'ici à dix ans, les élèves arriveront en sixième en sachant correctement maîtriser la lecture, l'écriture et le calcul. Aujourd'hui, force est de constater la croissance de l'échec scolaire. Des passerelles devraient être instaurées entre les divers types de formation pour réduire les difficultés des jeunes à trouver un emploi.
Nous savons que les jeunes sans diplôme universitaire rencontrent plus de difficultés à trouver un emploi que les autres. Or, seuls 10 % des enfants d'ouvriers accèdent à l'université. De plus, les chefs d'entreprise qui recrutent des employés au niveau du bac disent tous que ceux-ci doivent parfaire leur formation pour être en mesure d'accomplir leurs tâches.
Pourrions-nous retenir l'idée que, sur les questions éducatives, plusieurs enjeux apparaissent comme évidents ? Je citerai, par exemple, la lutte contre l'échec scolaire, notamment en primaire, l'éducation tout au long de la vie, la mutation des métiers et l'accès aux droits.
En effet, se pose également le problème de l'orientation à tous les niveaux. Pour l'enseignement supérieur, trois points importants se dégagent, qui font évidemment débat : orientation, professionnalisation, sélection. Je propose que chacun d'entre nous rédige une note d'une ou deux pages sur l'un de ces enjeux, avec un parti pris, un point de vue. On pourrait confier à Michel Le Scouarnec le soin de rédiger une telle note sur la mutation du travail et l'éducation tout au long de la vie, s'il en est d'accord.
Aujourd'hui la possibilité de tenir compte de la validation des acquis de l'expérience existe déjà dans le système universitaire. C'est ce que je fais dans le cadre de mes masters. Mais c'est très difficile à mettre en place, car cette procédure est assez mal perçue par les enseignants. J'en ai fait l'expérience avec des gens de plus de 50-55 ans, qui n'avaient pas fait d'études mais qui étaient dans leur métier. Ils ont fait des travaux remarquables. Je ne sais pas si cela les aide par la suite pour retrouver un emploi, mais cela consacre une expérience et leur confère une véritable fierté. Ce sont des gens qui modifient profondément leurs conditions de vie à cette occasion : ils se confrontent à un cadre universitaire, scolaire ; alors que parfois ils ont tout juste le bac, ils se retrouvent directement en master. Ils peuvent donc se sentir en situation d'infériorité par rapport aux autres étudiants mais ils terminent leur cursus avec l'impression d'avoir relevé un défi qui va leur permettre de faire autre chose dans la vie. Toutefois, je regrette qu'il faille se battre à l'université pour intégrer la validation des acquis de l'expérience.
La validation des acquis de l'expérience doit être acceptée et prise en compte. Je regrette qu'elle ne bénéficie actuellement qu'à un étudiant sur cent alors qu'elle devrait concerner 5 % à 10 % d'une promotion. Mais les jeunes enseignants n'apprécient pas toujours d'avoir face à eux des étudiants qui ont deux fois leur âge.
En ce qui concerne l'enjeu européen, j'estime qu'on aimera mieux l'Europe, et qu'elle sera plus efficace et utile, si on renforce la subsidiarité. Quand l'Europe s'occupe de tout, de n'importe quel sujet, elle finit par exacerber les réactions. Ce faisant, en outre, elle ne s'occupe pas de sujets sans doute plus pertinents. Je donnerai l'exemple de l'appel que j'ai reçu de la Commission européenne qui se proposait de venir analyser les repas dans les collèges de mon département, ce que j'ai refusé évidemment car il ne m'est pas apparu que cela relevait de sa compétence. Peut-être avait-elle des sujets plus importants à traiter... J'aimerais donc que l'on consacre un paragraphe à la problématique de la subsidiarité, car si nos concitoyens ressentent le poids de l'action de la Commission européenne sur des sujets qui ne relèvent pas de sa compétence, je crains que, dans dix ans, le sentiment de partage européen, loin d'avoir crû, ne se traduise au contraire par un rejet de l'Europe.
En France, nous n'avons pas la culture de la subsidiarité car nous ne sommes pas un État fédéral. En réalité, à y regarder de plus près, chacun s'arrange ici avec la règle générale. Il existe donc une réelle différence, une grande souplesse entre la règle théorique et la règle appliquée. Je plaide pour que nous nous dotions, dans notre Constitution, des mêmes prérogatives que celles dont dispose le Parlement allemand avec la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. En effet, au moment du traité de Maastricht, la modification de la Constitution française a conduit à ce que, de fait, les directives européennes s'imposent à la loi française. Certes, il existe une procédure formelle de transposition, mais nous nous sommes privés de l'opportunité de juger si certaines directives peuvent être refusées par le Parlement. En Allemagne, cette possibilité existe, ce qui donne un rapport de force avec les Allemands tout à fait différent lors des négociations européennes. Ils peuvent opposer que telle directive ne sera pas acceptée en l'état par leur parlement national, et donc que le gouvernement ne peut donner son accord sur le texte ainsi rédigé. Cela touche également à la subsidiarité : en effet, les Allemands indiquent ainsi que tel sujet prévu par la directive ne relève pas du champ de compétence de l'Union européenne. Ce thème mérite à mon sens d'être approfondi. Je suis favorable à la symétrie des pouvoirs avec l'Allemagne. Notre Parlement doit pouvoir disposer du même pouvoir ou, au contraire, le Parlement allemand ne doit plus en disposer !
Oui, car il s'agit de la Constitution française, ce n'est pas un traité international qui l'impose.
Je propose que nous revenions sur la liste de nos enjeux et sur notre deuxième sujet : « civisme, citoyenneté, intégration et récit français ».
Je veux bien rédiger une ou deux pages sur ce sujet que j'ai déjà évoqué lors de notre précédente réunion. Il me semble qu'en vingt ans nous n'avons pas avancé ; au contraire, nous avons régressé. Nous fêtons en ce moment le trentième anniversaire de la Marche pour l'égalité et contre le racisme, qui avait été renommée abusivement « Marche des Beurs ». Or, lors du vote pour la primaire socialiste à Marseille, ceux des votants qui se sont prononcés en faveur de Samia Ghali ont été accusés de vote communautaire. À partir du moment où les élites, et j'englobe beaucoup de choses sous ce vocable, ont décidé que ce vote était communautaire, on a renvoyé tous ces électeurs à leur identité, alors que la République doit s'incarner dans le primat de la citoyenneté sur l'identité. J'y vois une régression, ce qui conduit certains à se radicaliser. Après la marche, on a vu éclore tout un panel de qualificatifs, allant de « Beurs », « enfants d'immigrés », « diversité », « minorité visible », à « racaille » et même « terroristes » ou « islamistes ». Finalement, Jean-Pierre Chevènement, en parlant de « sauvageons », était encore le plus gentil... Même si toutes ces appellations auront disparu dans dix ans, il est une chose qui ne disparaîtra pas, parce qu'on les a renvoyés à leur identité, c'est le fait qu'ils soient musulmans. Ils sont musulmans pour trois raisons : la première, c'est que la spiritualité est inhérente à la nature humaine et que, dans des périodes de crise, comme c'est le cas actuellement, il y a un besoin de sens. La deuxième, c'est que lorsqu'on lutte, on a besoin d'un matériau qui s'appelle une origine, pour se réinscrire dans une histoire collective sujette à réinterprétation. La troisième raison rejoint ce qu'a dit Sartre : tout comme c'est l'antisémite qui fait le juif, c'est l'islamophobe qui fait le musulman. L'acceptation de ces gens qui sont d'ailleurs, qui ont une religion différente doit être le test de crédibilité de notre République laïque. Si, dans dix ans, nous n'avons pas réussi à écrire un récit commun où l'on est d'abord citoyen, avant d'être juif, chrétien ou musulman, c'est un échec annoncé. Enfin, le rapport au sacré est important pour savoir décrypter un tableau de la Renaissance, comme il est important pour dire que nous sommes tous pareils. L'islam n'est pas en rupture avec le judaïsme ou le christianisme ; il s'inscrit dans un même continuum. Si on ne sait pas à seize ans que ces trois religions monothéistes proviennent du même socle abrahamique, alors forcément des violences éclatent entre les différents groupes.
Nous devons nous interroger sur les éléments qui construisent la cohésion de notre pays. À ce titre, la France doit bâtir un projet collectif vers l'idéal républicain.
Voilà vingt-cinq ans, un sociologue avait étudié l'image des banlieues telles qu'elles étaient représentées dans les journaux télévisés ; il a actualisé son travail, il y a cinq ans, pour constater que les stéréotypes s'étaient amplifiés. Cela soulève la question des moyens d'information, qui pèsent sur les modalités de transmission des savoirs. Aujourd'hui, nous éprouvons des difficultés à discerner quels sont les repères pertinents pour construire l'identité française. Pour qu'il y ait récit républicain, il faut allier continuité et construction de points de repère.
En observant la crise économique qui se développe depuis quelques mois en Bretagne, on est frappé par le manque d'anticipation du patronat. La date de la suppression des subventions européennes à l'exportation des poulets congelés était connue depuis dix ans ! Or, aucun effort d'adaptation n'a été effectué par les chefs d'entreprise. On aurait pu s'attendre à ce que les ouvriers ainsi privés d'emploi dénoncent cette carence. Mais on assiste, au contraire, à l'émergence d'une solidarité identitaire entre patrons et ouvriers bretons, qui se retournent contre l'État. C'est cette identité qui ressurgit comme l'expression d'une cohésion.
Par ailleurs, il semble que les élites françaises soient convaincues de la supériorité du modèle anglo-saxon ou nord européen, qui privilégie le compromis, sur le modèle français, fondé sur des principes dont le premier d'entre eux est l'intérêt général.
Récemment, en Bretagne nous avons vu se développer des modes de contestation spécifiques. Cela s'explique, pour une large part, par le fait que les ouvriers sont directement issus du monde paysan, et n'ont donc pas de tradition syndicale.
Ce que je voulais mettre en exergue par mes propos, c'est la résurgence du fait identitaire comme expression de la révolte.
Mais le pire n'est pas la manifestation de Quimper : c'est le fait que les ouvriers du Finistère de chez Gad s'en soient pris aux ouvriers de Josselin dans le Morbihan où trois cents emplois sont créés alors que, dans le même temps, neuf cents suppressions de postes sont annoncées dans le Finistère. On n'a jamais vu cela en France.
Le fait identitaire est évident : moi contre mon frère, mon frère contre mon cousin, mais tous les trois ensemble contre Paris.
Je ressens toutefois une certaine méfiance à l'égard du fait identitaire républicain, car c'est celui qui a fait la IIIe République, qui a créé l'empire colonial, qui a construit notre richesse sur une logique extractive. C'est aussi ce modèle républicain qui a envoyé les Français à la guerre contre les Allemands, car c'étaient des « Boches ». Certes, nous devons trouver un modèle républicain, mais il faut le renouveler pour ne pas tomber dans un nationalisme rétrograde. Toute création de faits relève toujours du social et de l'humain, d'une forme d'identité. C'est la construction et l'ouverture de cette identité qu'il faut bien mesurer.
Je n'ai pas la nostalgie de la IIIe République, même en ce qui concerne l'école. Lorsque l'on décrit le passé et l'intégration à cette époque, je me rappelle lors de mon arrivée à Massy, en pleine période des Trente glorieuses, que pour aller à l'école, je traversais trois bidonvilles : un bidonville tunisien, un bidonville turc et un bidonville portugais. Aujourd'hui l'intégration a progressé, les mariages mixtes existent.
Certes. Ceux qui ont réussi sont doublement méritants car ils l'ont fait dans un contexte économique difficile et au moment où la laïcité était prise en étau par des forces d'extrême droite qui stigmatisaient tous ces gens. Ils ont réussi tout seuls. Ils essayaient non pas de s'intégrer mais d'exister, en fonction de leurs compétences et de leurs capacités. Le problème, et c'est bien ce qui est grave aujourd'hui, est qu'on les renvoie à une identité. Là est la fracture. Je répète souvent que je suis farouchement laïque et sereinement musulmane. Qu'on les renvoie à un islam tranquille ne pose pas de problème, mais lorsqu'ils sont renvoyés vers un autre islam, politique ou radical, c'est le début de la fracture et le commencement de la fin de la République.
Je peux vous assurer qu'il y a en ce moment un sentiment profond de rage, après ce qui s'est passé à Marseille.
Et cette rage n'est pas présente qu'à Marseille. Je racontais hier à LCI que ma fille vit avec un Kabyle et que sa meilleure amie a épousé un jeune d'origine algérienne. Cette amie et son mari font construire un pavillon à Savigny-sur-Orge. Tous deux ont une bonne situation financière et professionnelle. Le voisinage est venu voir les ouvriers en tenant des propos du type : « Ce sont des Arabes qui achètent, c'est un scandale. » Le 1er novembre, ils ont subi des dégradations, du sucre a été mélangé à l'essence, le matériel a été abîmé et ils ont retrouvé une tête de sanglier devant leur pavillon ! Pourtant, la ville de Savigny-sur-Orge n'est pas réputée pour ses chasses... La police a refusé d'enregistrer leur plainte. Après avoir insisté, la jeune femme a pu seulement déposer une main courante. Je lui ai dit d'écrire au procureur et je vais moi-même téléphoner au préfet dans quelques jours. Je connais bien cette ville, c'était mon ancienne circonscription, et je peux vous assurer que je n'avais jamais vu cela.
Pour en revenir à nos thématiques, notre co-animatrice Marie-Noëlle Lienemann pourrait peut-être établir une note sur les services publics et l'État.
Volontiers. Et André Gattolin pourrait se charger de celle relative aux enjeux démocratiques et aux formes démocratiques.
Membre de la commission des affaires européennes, je prépare actuellement une intervention sur la citoyenneté européenne à partir d'un certain nombre d'auditions que j'ai effectuées. Personnellement, je conçois l'Europe comme plus intégrée dans dix ans, y compris dans les moyens dont elle dispose. Aujourd'hui, il existe trois systèmes de concertation, de participation au niveau européen : d'abord le droit de pétition ; ensuite, l'initiative citoyenne européenne qui vient d'être lancée voilà un peu plus d'un an, fonctionne très bien et commence à avoir des effets politiques ; enfin, les consultations dans le cadre des Livres verts et blancs de la Commission européenne. J'ai étudié un peu cette question et je fais le constat que la France ne participe pratiquement pas à l'élaboration de ces Livres verts et blancs, contrairement à l'Allemagne, via ses Länder ou le Bundesrat. Ce qui fait que, dans l'élaboration des grandes directives, nous sommes concrètement absents. Nous en parlions récemment avec nos collègues membres de la commission des affaires européennes du Sénat italien.
J'ai été députée européenne, et l'expérience que j'en garde est que la Commission européenne prend très peu en considération les Livres verts et blancs.
Mais on constate une vraie influence allemande qui arrive à infléchir la position de la Commission européenne.
Le poids de l'Allemagne est un fait avéré. D'ailleurs, parmi les directeurs généraux des services de la Commission européenne, il n'y a pas beaucoup de Français...
Je reviens sur l'initiative citoyenne européenne. Elle permet, sur la base d'un million de pétitionnaires ressortissants de sept pays de l'Union européenne, de demander à la Commission européenne de prendre en compte une question de son ressort, qu'elle accepte ou non, mais qu'elle doit instruire. Le Parlement européen est également partie prenante. C'est une initiative qui est promue depuis trente ans par Gerald Häfner, et un travail extrêmement important. En Allemagne, la première initiative citoyenne européenne introduite portait sur le droit de l'eau. Elle visait à faire reconnaître l'eau comme un bien commun et donc à obtenir des négociations en cours l'exclusion de toute idée d'une privatisation de l'eau. Il y a eu tellement de signataires qu'avant même la fin de la procédure, Michel Barnier, commissaire en charge du marché unique, a retiré la proposition devant cette montée populaire. En auditionnant les commissaires européens, on se rend compte d'une prise de conscience ces derniers mois. C'est notamment ce qui s'est passé autour du refus d'Acta, l'accord commercial anti-contrefaçon, cette révolte de fond qui est venue de pays comme la Pologne ou la République Tchèque, relayée ensuite par le Parlement européen. Cet accord sur la lutte contre la contrefaçon avait de nombreux incidences, y compris sur le contrôle d'internet. Je suis très étonné de constater, en discutant avec les commissaires européens et les personnels des directions générales, que nous avons une très mauvaise représentation de l'opinion publique, mais qu'elle est en train d'émerger. Certes, et je rejoins là Marie-Noëlle Lienemann, le pouvoir d'influencer par des contributions aux Livres verts et blancs ou la signature des pétitions est faible. Elle l'est d'autant plus en France, où on utilise très peu ces procédés. J'en prends pour exemple la pétition sur le droit de l'eau. Dans les premiers mois, 900 000 signatures ont été recueillies en Allemagne ; nous ne sommes, car je l'ai également signée, que 3 771 à l'avoir soutenue en France... Il faut agir sur la capacité à faire valoir nos droits dans le cadre de ces procédures.
En Allemagne, la possibilité d'initiatives locales et de référendums existe dans les Länder.
Je rappellerai que la première initiative citoyenne européenne qui a eu une majorité de signataires portait sur la remise en cause du droit à l'avortement.
Certes, mais nous sommes dans un État de droit, et quels que soient le sujet et le nombre de signatures se pose toujours la question de la recevabilité. Or tel n'était pas le cas.
Si ce pouvoir de participation est intéressant, il ne permet pas d'influencer la prise de décision.
Ce que je voulais illustrer, c'est la très faible culture participative de la France. J'en reviens à ce que je disais précédemment, notre pays se caractérise par une logique d'organisation électorale, un fonctionnement et une sur-administration qui font que l'on pense que les choses sont gérées sans nous. Sur la citoyenneté européenne, il s'agit plutôt d'une non-citoyenneté. En effet, on est citoyen européen parce que l'on a la citoyenneté nationale d'un pays membre. Nous n'avons d'ailleurs pas les mêmes bases communes sur ce qu'est la citoyenneté. Par exemple, en Autriche, le droit de vote est fixé à seize ans, dans les autres pays, à dix-huit ans. Ce qui est dramatique, c'est que pour avoir une conscience européenne, l'un des éléments est la biculture, la binationalité : quand on est franco-italien ou anglo-allemand, le fait d'avoir cette double culture permet de penser le dépassement de l'État-nation. Mais avec la citoyenneté européenne, on a exclu la double citoyenneté à l'intérieur de l'Union. Certes, vous avez le droit de voter aux élections municipales et européennes, avec d'ailleurs des difficultés d'accès et d'inscription sur les listes, mais l'on reviendra sur ce sujet avec la proposition de loi qui sera examinée en décembre : si vous êtes franco-canadien, vous pouvez voter aux élections législatives ou présidentielles des deux pays ; mais si vous êtes citoyen européen, avec une double nationalité d'origine de deux pays membres de l'Union européenne, vous n'avez plus cette possibilité ! Or, ces citoyens devraient être des ambassadeurs, des représentants d'une culture de mobilité, qui est beaucoup plus faible au sein de l'Europe pour des raisons linguistiques et historiques. Une partie de la population migre de manière intra-européenne : elle pourrait être un élément moteur de l'intégration, y compris des autres intégrations. La citoyenneté européenne est une citoyenneté largement dévaluée, qui n'est pas prise en compte. Par exemple, le Parlement européen attribue tous les ans le prix Sakharov du citoyen, de la citoyenne ou du groupe qui défend les droits de l'homme, une valeur chère à l'Europe. Or le Parlement européen n'a pas la possibilité d'offrir techniquement une citoyenneté d'honneur.
Je propose que, pour jeudi prochain 21 novembre, nous envoyions à Marie-Noëlle Lienemann une note d'une ou deux pages sur le sujet qui nous a été attribué. Puis nous pourrions nous retrouver de manière informelle pour essayer de faire le tri dans ce qui aura été écrit et de retenir ce qui pourra être repris au nom de tous. Pour résumer, André Gattolin se charge des institutions et de la citoyenneté européennes, Michel Le Scouarnec de l'école primaire et secondaire, Philippe Adnot des questions d'enseignement supérieur, Marie-Noëlle Lienemann des services publics et du rôle de l'État, et moi-même de la République à l'épreuve de l'identité.
Je souhaite que l'on parle des services publics modernisés. En effet, je me suis battu lors de la loi sur l'audiovisuel public, pour que les associations soient intégrées à part entière.