Monsieur le président, monsieur le directeur général, mes chers collègues, nous avons le plaisir d'auditionner successivement aujourd'hui messieurs Bernard Doroszczuk, président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), et Olivier Gupta, directeur général, ainsi que monsieur Jean-Christophe Niel, directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), sur la réforme annoncée du contrôle et de la recherche en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection.
À la suite du Conseil de politique nucléaire (CPN), tenu le 3 février sous l'égide du président de la République, il a été initialement annoncé que les activités d'expertise de l'IRSN rejoindraient l'ASN et celles de recherche le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Finalement, l'ASN engloberait toutes ces activités. Que d'improvisation de la part du Gouvernement pour des sujets pourtant bien sérieux !
Une déclaration d'intention de la ministre chargée de l'énergie et une lettre de mission, adressée par elle aux responsables de ces trois organismes, ont ainsi été rendues publiques le 8 février. Ces responsables ont remis un plan d'actions, le 20 février, et publieront un rapport détaillé d'ici juin.
Cette réforme, dont les contours évoluent donc de jour en jour, a suscité l'émoi de l'IRSN et celui du Parlement. Le conseil d'administration de l'Institut a examiné une motion, le 16 février, alertant le Gouvernement sur le risque d'une paralysie du système de contrôle et lui rappelant que son expertise ne se limite pas à la filière nucléaire mais s'étend aux usages de la radioactivité dans les domaines industriel, médical et militaire. De plus, son personnel a engagé un mouvement de grève le 20 février.
Cette réforme, qui ne figurait pas initialement dans le projet de loi « Nouveau nucléaire », a été présentée par le Gouvernement à l'Assemblée nationale par le biais de deux amendements : le premier vise à élargir les missions de l'ASN à l'expertise, la recherche et la radioprotection, à garantir l'accès de ses agents aux informations nécessaires, à permettre le recours à des agents publics comme privés et à instituer un comité social d'administration ; le second amendement tend à transférer les contrats de travail des agents de l'IRSN. Il est prévu que la réforme s'effectue jusqu'en 2024.
Dans ce contexte, l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) a fixé six garde-fous, après vous avoir tous auditionnés : conserver en bloc les compétences d'expertise et de recherche de l'IRSN au sein de l'ASN ; maintenir une séparation entre les rôles exécutifs de contrôle et d'expertise et ceux de décision et de pilotage, ainsi que les garanties sur l'information, la transparence et le dialogue avec la société ; veiller à l'absence de monopole dans l'expertise nucléaire ; instituer un contrôle de l'Office sur cette réforme ; tirer les enseignements des systèmes étrangers ; inscrire cette réforme dans une vision plus large, s'appuyant sur les capacités de recherche.
Pour notre commission, cette réforme pose clairement deux difficultés, tant sur la méthode que dans son contenu.
S'agissant de la méthode, elle intervient par voie d'amendements gouvernementaux. C'est totalement irrespectueux du débat parlementaire en général, et du travail sénatorial en particulier, car notre assemblée, forcée de légiférer dans l'urgence sur ce texte, y compris durant la trêve des confiseurs, fait aujourd'hui face au risque d'être dessaisie de ce sujet majeur. C'est pour conjurer ce risque que nous avons souhaité vous entendre ce jour ! De surcroît, une telle méthode est sous-optimale du point de vue de l'efficacité des politiques publiques, car ces amendements n'ont évidemment pas fait l'objet d'études d'impact et présentent un lien avec le texte restant à démonter devant le juge constitutionnel...
Concernant son contenu, cette réforme soulève au moins trois interrogations. D'une part, est-il bien opportun de procéder à une telle réforme, source de désorganisation, à l'heure de la relance du nucléaire, qui suppose de prolonger les réacteurs existants et d'en construire de nouveaux ? Pourquoi prendre le risque d'instiller de la défiance parmi nos concitoyens ? D'autre part, comment garantir le maintien en bloc des compétences de l'IRSN, qui sont indispensables pour répondre aux besoins croissants de contrôle induits par cette relance ? Je rappelle que l'IRSN dispose de 1 800 effectifs et l'ASN de 500. Surtout, une telle réforme est-elle de nature à améliorer la sûreté nucléaire ? C'est la question principale que je souhaitais vous poser ce matin. Je rappelle que l'IRSN émet un avis public sur les décisions de l'ASN, ce qui permet un dialogue entre expertise d'un côté et contrôle de l'autre. Quel système alternatif pourrait être envisagé afin de ne pas éroder ce dialogue ?
Je vous laisse répondre à ces questions liminaires puis notre collègue Daniel Gremillet, président du groupe d'études « Énergie » et rapporteur du projet de loi « Nouveau nucléaire » ainsi que nos collègues vous interrogeront. Je vous remercie.
Merci madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, de nous recevoir aujourd'hui. Pour essayer de répondre à un certain nombre de questions que vous venez de poser, je commencerai en redonnant du sens à cette réforme. Comme vous l'avez parfaitement souligné, elle s'inscrit dans un moment très particulier de notre décision en matière de politique énergétique, et notamment dans le cadre d'une relance d'un programme nucléaire sans précédent depuis plus d'une vingtaine d'années. Lorsque l'on regarde l'histoire de l'organisation du contrôle de la sûreté, de l'expertise ou de la recherche en France, les grands mouvements qui ont été réalisés dans cette organisation l'ont toujours été à des moments importants de décision pour l'ambition nucléaire de notre pays, et également suite à des événements, tels que des accidents et leur retour d'expérience. Il y a cinquante ans que le contrôle de la sûreté nucléaire a été mis en place, sous forme d'un service d'administration, quand le Premier ministre de l'époque, Pierre Messmer, a décidé, en 1973, de lancer un programme électronucléaire fondé sur une technologie de réacteur à eau sous pression américaine. Jusqu'alors, les technologies développées en France étaient des technologies graphite gaz développées par le CEA. Cette décision, accompagnée d'un programme extrêmement ambitieux, a conduit à la mise en place de 58 réacteurs sur plusieurs décennies et à la réorganisation du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection qui, à l'époque, étaient intégrés au CEA. Le premier mouvement est donc lié à cette décision. Au fil du temps, il y a eu des renforcements du service de l'État, qui était en charge du contrôle de la sûreté nucléaire, puis de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, mais aussi de l'expertise, qui étaient toujours intégrés au sein du CEA. C'est au début des années 2000 qu'une impulsion a de nouveau été donnée, avec la création de l'IRSN, en 2002, et de l'ASN en tant qu'autorité administrative indépendante (AAI), en 2006. C'est lors de sa cérémonie des voeux de l'année 2006 que le président Jacques Chirac a annoncé, en même temps, le lancement d'un nouveau programme nucléaire, le programme EPR, et la constitution de l'ASN indépendante, sous forme d'AAI. À chaque fois qu'il y a eu des impulsions fortes en matière de stratégie et de politique nucléaires, il y a eu une évolution dans l'organisation du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection.
Nous sommes aujourd'hui dans un moment semblable. Le Parlement jouera un rôle fondamental dans les décisions importantes des mois à venir, autour des nouvelles orientations de la politique énergétique et, notamment, de sa composante nucléaire. Il ne me semble donc pas du tout illégitime, après que le Gouvernement s'est penché sur la manière d'accompagner cette nouvelle politique de renforcement de la filière nucléaire - si elle était décidée -, qu'il s'interroge sur un renforcement du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection.
Cela me semblerait pertinent et assez logique dans une réflexion d'ensemble. De plus, le modèle qui est à l'étude est celui le plus répandu dans le monde occidental en matière d'organisation du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Dans ce modèle, l'expertise, le contrôle et la décision sont intégrés dans une même organisation. C'est le cas aux États-Unis, au Canada ou au Japon. Nous n'inventons pas de modèle. Nous étudions les meilleures pratiques internationales, pour pouvoir nous interroger nous-mêmes - c'est en tout cas le Gouvernement qui pose la question -, sur la manière de faire évoluer le système, pour le rendre plus robuste, efficace et adapté aux enjeux sans précédent face auxquels nous allons nous trouver, pas pendant les deux ou trois prochaines années, mais pendant plusieurs décennies.
Les nouvelles impulsions qui seront prises en matière de politique énergétique vont en effet induire des charges de travail qui vont durer plusieurs dizaines d'années. C'est donc une décision importante, qui produira des effets à long terme. Il est question de construction de programmes électronucléaires. Les réacteurs concernés vont durer soixante ans. Ils seront construits sur une période de plusieurs dizaines d'années. Dans le même temps, quand il est question de la poursuite de l'exploitation des réacteurs actuels, on s'interroge au-delà de soixante ans. Pour les réacteurs les plus récents, cela sous-entend encore plus de quarante ans de durée de vie. Nous nous inscrivons donc dans une perspective historique d'organisation du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection appelée à durer longtemps, qui doit être prise à un moment où cette impulsion est organisée. Il faut bien avoir en tête cet élément de contexte.
Ensuite, le choix qui est fait par le Gouvernement et qui est proposé au Parlement est celui de consolider l'organisation du contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, en la rassemblant au plus haut niveau d'indépendance par rapport au Gouvernement. Il s'agit effectivement, vous l'avez dit, de fusionner l'ensemble des activités de l'IRSN avec celles de l'ASN, mais au sein de l'ASN indépendante. Pour répondre à votre question sur le risque de perte de confiance dans le contrôle de la sûreté nucléaire, le Gouvernement apporte à travers ce projet de réforme une garantie d'alignement du standard sur le plus haut niveau d'indépendance par rapport au Gouvernement et par rapport aux exploitants. C'est le cas de l'ASN.
Lorsque l'on étudie les deux organismes, ASN et IRSN, nous avons aujourd'hui la même raison d'être. La seule mission de l'IRSN comme la seule mission de l'ASN, c'est la protection des personnes et la protection de l'environnement, par rapport à l'utilisation des rayonnements ionisants, tant pour ce qui concerne les usages industriels - comme la production électronucléaire -, que ceux en matière de santé dans le domaine industriel. C'est bien l'ensemble du champ qui est couvert, avec deux organismes qui ont la même raison d'être. Il n'y a pas l'un des deux qui se concentre sur la sûreté nucléaire et l'autre sur cet enjeu et d'autres intérêts. Les deux organismes ne regardent que le sujet de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, ce qui est l'alignement sur le standard le plus élevé.
Cette situation est différente de ce qui existe quand il est question d'organisation « duale » entre d'un côté l'expertise et de l'autre côté la décision. C'est vrai qu'il y a ce type d'organisation en France. Elle n'est pas majoritaire, mais elle existe, lorsque l'expert est un expert indépendant du Gouvernement. C'est en effet le Gouvernement qui prend la décision, en intégrant l'avis de l'expert sur un sujet donné, ainsi que d'autres intérêts. C'est normal pour un Gouvernement. Nous ne sommes pas dans cette configuration. L'ASN est indépendante du Gouvernement. Il s'agit donc de rapprocher deux entités affichant toutes deux la même raison d'être, qui ne regardent que la sûreté nucléaire. Si l'on étudie les décisions qui ont été prises par l'ASN au cours des dernières décennies, je ne pense pas qu'on puisse dire que l'ASN a été amenée à prendre en compte d'autres intérêts que la sûreté nucléaire dans ses décisions. C'est donc le même intérêt et c'est une manière d'avoir un renforcement du contrôle de la sûreté nucléaire. À mon sens, le contrôle de la sûreté nucléaire et la confiance dans ce contrôle sont véritablement des biens communs. Il faut que la réforme qui sera mise en place - si elle était décidée -renforce ces biens communs. Il n'y aura pas de confiance dans le nucléaire sans confiance dans le contrôle indépendant de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Ce choix de fusion avec le statut le plus élevé en termes d'indépendance me semble être de nature à renforcer la confiance dans le contrôle de la sûreté nucléaire. C'est un point qui me paraît très important à exprimer.
Ces projets d'évolution présentent bien évidemment un certain nombre de conséquences, qui pourraient démontrer à mon avis que cette réforme va dans le bon sens. Je souhaite signaler six points.
En premier lieu, cette réforme comporte d'abord un élément d'efficacité. En effet - si elle était décidée - elle permettrait de renforcer le processus qui va de l'expertise jusqu'à la décision, en proposant un processus intégré, à l'image de ce qui existe à l'étranger avec, bien évidemment, un certain nombre de garde-fous. Je pense sur ce point que vous avez fait référence aux six recommandations de l'Opecst qui, à mon sens, doivent toutes être prises intégralement. À l'intérieur de l'organisation future - si à nouveau elle était décidée - il faudrait mettre en place certains dispositifs, par exemple à travers le règlement intérieur de l'ASN, dans le cadre d'une concertation à réaliser. Ces garde-fous garantiraient que les différentes étapes soient effectivement séparées. Cela conforterait l'étape d'instruction située en amont, instruction complexe qui comporte de l'instruction technique et de l'instruction réglementaire. Les décisions que nous prenons peuvent en effet être attaquées juridiquement. Or l'ASN dispose d'une telle expertise réglementaire, tout comme l'expertise technique se trouve en partie aussi à l'ASN. À ce jour, il apparaît une sorte de fragmentation dans les termes d'expertise. Le fait de placer l'ensemble de ces expertises sous une même ombrelle permettrait de bénéficier d'une plus grande fluidité et d'une plus grande efficacité dans la phase d'instruction, qui doit bien évidemment rester séparée de la décision, lorsque cette décision est prise sur les sujets à plus fort enjeu par le collège de l'ASN. Ce sont des garanties que nous pouvons tout à fait affirmer et développer.
Cette organisation ramassée est aussi une organisation qui permet de faire face de manière plus efficace aux besoins nouveaux de compétences techniques. Dans cette salle, madame la présidente, nous avons, il y a quelques mois, évoqué les enjeux du nouveau nucléaire. Je me souviens que nous avons parlé des SMR. Nous comptons aujourd'hui plusieurs projets de SMR qui commencent à émerger en France. Il y a bien sûr le projet d'EDF, sur une technologie connue, qui ne pose pas de difficultés en matière de compétence pour nous, pour l'IRSN et pour les exploitants. Dans le même temps, nous comptons aussi quatre projets sur des technologies qui n'existent pas encore, pour lesquelles la compétence n'existe pas non plus, ni à l'ASN ni à l'IRSN. Il va donc falloir renforcer ces compétences et les acquérir, si ces projets d'Advanced Modular Reactor (AMR), c'est-à-dire de réacteurs innovants émergés, étaient lancés, comme cela est prévu. Une structure ramassée serait certainement plus efficace pour disposer de ces compétences nécessaires que de renforcer les deux structures, en apportant ces compétences à toutes deux. À travers cet exemple, je pense qu'il apparaît un besoin par rapport au nouveau nucléaire, qui fera émerger de nombreux sujets nouveaux que nous n'avons pas encore identifiés. Ce sera plus efficace de renforcer la structure ramassée, fusionnée, plutôt que de disperser les compétences nouvelles nécessaires.
De plus, une structure ramassée est aussi un bon moyen de mieux gérer les priorités. Une évaluation de la somme de travail d'instruction à réaliser durant les vingt années montre que c'est un travail considérable. C'est un niveau de travail inconnu depuis de nombreuses années. Il va falloir renforcer les équipes. C'est d'ailleurs clairement indiqué dans le projet de loi. Plusieurs études seront lancées, en associant le Parlement, pour pouvoir évaluer quels sont les renforts dont nous avons besoin. Il faut donc avoir un souci d'efficacité pour renforcer l'ensemble des composantes et ce renforcement devra aussi être accompagné d'une gestion des priorités. Un certain nombre d'événements inattendus peuvent en effet survenir, qui peuvent conduire à réorienter le programme, à la fois en termes d'instruction et de décision. Cela arrive chaque jour et c'est normal, car nous nous trouvons face à une industrie qui évolue sans cesse. Il faut gagner en souplesse, ce que ne permet pas la présence de deux entités. Ce sera beaucoup plus facile lorsqu'il n'y en aura qu'une.
Quatrième argument, nous jouons aujourd'hui un rôle fondamental d'appui au Gouvernement en situation d'urgence. Cet appui est séquencé. Dans un premier temps, sur la base des informations données par l'exploitant concernant l'événement, l'IRSN réalise une évaluation de la situation et se projette sur la manière dont cette situation va évoluer. Tel est le rôle de l'expertise technique. Le résultat de cette expertise est ensuite donné à l'ASN, qui a la mission de conseiller le Gouvernement en cellule interministérielle de crise, face au Président ou au Premier ministre, pour dire ce qu`elle propose pour la suite. Ce système séquencé est testé à l'occasion des exercices et il apparaît clairement rigide. Il faut passer à un système unique. Il nous faut être capables d'avoir une réponse unique, en cas de situation de crise. C'est ce que permettrait cette organisation nouvelle - si elle était décidée.
Cinquième point, vous avez beaucoup insisté sur la nécessité de conserver un haut niveau de transparence, d'information, d'association du public et d'ouverture à la société. Je suis tout à fait d'accord. L'Opecst l'a d'ailleurs souligné. C'est ce que nous faisons déjà. Il n'y a pas une organisation qui serait ouverte vers la société et une seconde qui le serait moins. Ce n'est pas le cas. Nous travaillons quotidiennement avec les commissions locales d'information (CLI). Ce sont nos interlocuteurs de terrain. Je sais que le Sénat est très attaché à cette représentation territoriale, car nous sommes la seule AAI à disposer d'un réseau territorial. Nous comptons onze divisions qui sont proches des installations nucléaires et des CLI. Ce n'est pas le cas de l'IRSN. Nous entretenons une proximité territoriale avec les CLI et le réseau de l'Anccli. Je préside moi-même chaque année et nous co-organisons avec l'Anccli la conférence annuelle des CLI. C'est une réalité. Il n'y a aucune raison d'affaiblir ce fonctionnement. Dans le même temps, tout ce qui est fait par l'IRSN est bien évidemment aussi extrêmement important. La Première ministre nous a d'ailleurs confié une mission, et nous aurons la possibilité, s'agissant du renforcement de la culture de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, d'additionner les ressources de l'ASN et les ressources de l'IRSN, pour consolider la connaissance des risques et des bons comportements à avoir en cas d'accident. C'est une mission que la Première ministre a confiée à l'ASN, avec la présidence d'un comité qui s'appelle le Codirpa. L'ouverture de la société n'est donc pas un sujet à mon sens. Nous prendrons les meilleures pratiques existant dans les deux organismes et je pense que nous aurons les moyens de consolider cette approche. On pourra faire encore plus en rassemblant les forces. Il n'y a donc pas d'appréhension à avoir sur cette nécessité absolue d'ouverture à la société, de transparence et d'information, dans le sens du développement de la culture de sûreté nucléaire.
Je terminerai par le sixième point, qui me paraît tout aussi important. À ce jour, l'IRSN comme l'ASN sont deux entités reconnues au niveau international. Notre reconnaissance est essentiellement fondée par le poids du parc nucléaire en France. Nous le constatons quand nous échangeons avec nos homologues américains ou japonais, autour du fait que nous ayons 56 réacteurs en exploitation et des installations sur la totalité du cycle du combustible, ainsi qu'une politique de gestion des déchets exemplaire et reconnue au niveau international. De ce fait, nous avons une influence. Nous sommes écoutés, parce que nous sommes adossés à une expérience nucléaire de longue date et de très haut niveau. Pour autant, notre action reste dispersée, avec d'un côté l'ASN et ses relations avec ses homologues à l'étranger et, de l'autre côté, l'IRSN qui a aussi des relations avec nos propres homologues, chez qui l'expertise et la décision sont intégrées. Comme nous sommes séparés, nous avons tous deux des contacts, l'un et l'autre, avec les mêmes personnes. Cela n'a guère de sens. Je pense que la fusion renforcerait notre influence et la manière d'entretenir des relations avec nos plus grands homologues à l'étranger, dans une période cruciale. Pourquoi est-ce une période cruciale ? Aujourd'hui, entre trente et quarante pays dans le monde ne sont pas nucléarisés et envisagent de s'ouvrir au nucléaire, pour pouvoir répondre à l'urgence climatique. Ces pays ont besoin d'assistance. Ils n'ont pas d'infrastructures de contrôle de la sûreté nucléaire, ni d'expertise. Nous pourrions éventuellement accompagner cette conquête par l'industrie française - même si nous ne sommes pas là pour développer l'industrie. En tout cas, nous pourrions indiquer à nos homologues que nous sommes en capacité de leur apporter un appui dans le développement de leur infrastructure de contrôle et d'expertise. Cela me semble plutôt être un gage d'efficacité et de renforcement.
Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, je pense donc que cette réforme - si elle était votée - présente un certain nombre de conséquences favorables au renforcement, à la fois, de la confiance et de l'efficacité dans le contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection.
Monsieur le président, monsieur le directeur général, madame la présidente, mes chers collègues, je partage tout à fait les propos indiqués par notre présidente sur le mépris du débat parlementaire et les inquiétudes sur la sûreté nucléaire. Cette réforme, présentée dans le cadre d'amendements gouvernementaux, peut être une source de défiance, quel que soit d'ailleurs son impact réel. Je le déplore, car il faut au contraire bâtir la relance du nucléaire sur la confiance. Mais aussi sur l'anticipation, et non la précipitation.
C'est la raison pour laquelle nous avons inscrit, dans le projet de loi « Nouveau nucléaire », plusieurs dispositions en faveur de la sûreté nucléaire. Elles visent à intégrer la résilience au changement climatique dans la démonstration de sûreté des réacteurs et la cyber-résilience dans leur protection contre les actes de malveillance, prendre en compte les risques de submersion et d'inondation et de recul du trait de côte dès l'attribution des concessions maritimes, maintenir le principe d'un rapport intermédiaire sur la mise en oeuvre des prescriptions de l'ASN dans le cadre des réexamens ou encore consolider les attributions et le fonctionnement de la commission des sanctions de l'ASN.
Dans ce contexte, la réforme annoncée par le Gouvernement, qui n'a fait l'objet d'aucune concertation ni d'aucune évaluation, soulève plusieurs inquiétudes.
Tout d'abord, je souhaiterais savoir ce qui justifie le changement de position de l'ASN sur ce dossier. En effet, dans un rapport de 2014, l'ASN avait estimé, aux côtés de l'IRSN, que « le dispositif de contrôle des activités nucléaires civiles repose sur un dispositif dual dont l'efficacité en matière de gouvernance des risques est démontrée ». Vous aviez précisé que « le principe de dualité a été retenu dans d'autres champs de l'action publique (le ministère de la santé) ou dans d'autres pays (l'autorité allemande) ». Vous aviez enfin préconisé « d'inscrire dans la loi le principe de publication des avis rendus par l'institut [et] de donner un caractère législatif à la mission de l'IRSN ». Autant d'arguments et de propositions qui ne semblent plus avoir cours aujourd'hui.
Plus encore, j'aimerais savoir ce que vous pensez de la réforme proposée par le Gouvernement. Le premier amendement présenté par lui, sur la consolidation des attributions de l'ASN, vous paraît-il adapté ? Reprend-il bien l'ensemble des missions de l'IRSN ? Et qu'en est-il du second amendement, sur les transferts des personnels de l'IRSN ? Pouvez-vous nous assurer que ses effectifs seront tous bien reconduits, avec des niveaux de rémunération et des conditions de travail similaires ? Jusqu'à quand s'étaleront ces transferts ? Et quel sera l'effort de formation ?
Enfin, je voudrais savoir comment vous comptez répondre aux recommandations de l'Opecst. Dans quel schéma seront assurées les missions d'expertise et de contrôle ? Entendez-vous instituer une « muraille de Chine » entre ces activités ? Par ailleurs, comment seront garantis le dialogue avec la société civile et l'absence de monopole dans l'expertise nucléaire ? Enfin, dans quelle mesure et sur quels points intégrerez-vous le retour d'expérience des systèmes intégrés étrangers ?
Je souhaite aussi poser une question complémentaire, en lien avec l'actualité : quel est le point de vue de l'ASN sur le phénomène de corrosion sous contrainte ? Quid de la fissure plus importante que prévu observée à Penly ? Remet-elle en cause les perspectives de disponibilité et de recettes du parc existant ?
En complément, je souhaite céder la parole à notre collègue Pascal Martin, qui était le rapporteur pour avis de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable du projet de loi « Nouveau nucléaire ».
Merci madame la présidente de m'avoir convié à cette audition. Monsieur le président, monsieur le directeur général, je souhaite à mon tour vous interroger sur deux points particuliers de ce projet de réforme de la sûreté nucléaire. Premièrement, je souhaite évoquer les éventuelles difficultés opérationnelles de la réorganisation. Comme l'ont récemment souligné dans une tribune du journal Le Monde les anciens présidents de l'Opecst, l'ASN et l'IRSN sont deux organismes de taille différente. L'IRSN, vous l'avez rappelé, monsieur le président, compte plus de 1 700 collaborateurs et l'ASN un peu moins de 600 agents, en incluant les effectifs déconcentrés. Considérez-vous que l'ASN dispose des ressources nécessaires pour organiser « l'absorption » d'un organisme considérablement plus important en termes d'effectifs ? Comment l'Autorité se prépare-t-elle aujourd'hui à cette éventualité ?
Je passerai rapidement sur ma deuxième question, que notre collègue Daniel Gremillet a évoquée. Elle porte plus généralement sur l'état des relations entre l'ASN et l'IRSN. En 2021, nous avions auditionné monsieur Niel à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, dans le cadre de l'article 13 de la Constitution, suite à sa nomination. J'avais alors interrogé monsieur Niel sur les relations entre l'ASN et l'IRSN. Il nous avait présenté ces relations comme étant, selon ses mots, « très denses et structurées », et avait mentionné « une approbation complète et sans réserve par l'ASN du travail de l'IRSN ». Il ne semblait donc pas que la dualité d'organisation réduisait la fluidité des décisions en matière de sûreté nucléaire. Pourtant, le renforcement de la fluidité est l'un des arguments avancés pour justifier cette fusion. Partagez-vous, monsieur le président, le constat que faisait monsieur Niel en 2021 concernant cette fluidité des relations entre les deux organismes ? La situation a-t-elle évolué durant ces deux dernières années ?
Je vous remercie. Je vais vous répondre. Je laisserai Olivier Gupta répondre sur le sujet lié à la séparation de l'expertise et de la décision. Qu'est-ce qui justifie un changement qui pourrait apparaître comme un changement de position de l'ASN ? Vous avez vous-mêmes cité des dates. Il y a effectivement eu des prises de position en 2014, 2015 ou 2016, qui correspondaient au contexte de l'époque. Comme je l'ai dit dans mon intervention, nous nous situons dans un contexte complètement nouveau. Personne n'imaginait encore il y a deux ans que l'on débattrait d'un programme électronucléaire aussi ambitieux, qu'on se poserait la question de la poursuite de l'exploitation de réacteurs jusqu'à soixante ans, voire au-delà, et qu'on s'interrogerait sur le devenir de l'industrie du cycle du combustible. Il y a donc un contexte différent et je pense qu'on ne peut pas le négliger. Il faut se mettre en ordre et, d'une certaine manière, comme je l'ai dit tout à l'heure, la filière elle-même se met en ordre. Ce serait assez illogique qu'une décision de mobilisation de la totalité des ressources soit prise, face à un besoin de compétences exceptionnel dans la filière nucléaire, sans s'interroger sur la mise en place d'une approche similaire en ce qui concerne le contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Comme je l'ai dit, il apparaît ici un élément favorable qui ne doit pas être négligé, c'est le fait que nous avons la même raison d'être. Nous faisons la même chose, avec le même objectif. Rapprocher deux entités qui ont la même raison d'être m'apparaît tout à fait envisageable, si la réforme était décidée.
Vous évoquez ensuite les questions du périmètre des missions. Vous avez évoqué le renforcement du texte sur la cyber-résilience, qui était effectivement l'une des propositions du Sénat à l'issue de la première lecture. Vous m'avez posé la question du périmètre plus général de la future réforme, en termes de missions. Je tiens à souligner qu'un point qui correspond à des sujets que nous avons évoqués à plusieurs reprises n'est aujourd'hui pas présent dans le texte du Gouvernement, la question de la sécurité des installations nucléaires civiles. Au vu des retours d'expériences internationales pour ce qui est des installations nucléaires civiles, tous nos homologues étrangers ont en charge la sûreté nucléaire, ce que nous faisons, mais aussi la sécurité. Qu'est-ce que la sécurité ? C'est la lutte contre les actes de malveillance. La cybersécurité en fait partie, mais aussi d'autres sujets comme l'intrusion. C'est intimement lié. Le dimensionnement d'une installation nucléaire doit être produit par rapport au risque accidentel, mais aussi par rapport au risque d'agression malveillante. C'est un point que j'avais cité ici, madame la présidente, lors de la table ronde sur le nouveau nucléaire de décembre dernier. Je pense que ce sujet sera particulièrement important pour les Small Modular Reactors (SMR), dès lors que les SMR ne seront pas installés sur les sites nucléaires actuels. En effet, si l'on recherche un véritable effet d'entraînement et de développement, il va falloir les installer ailleurs, ce qui posera des sujets en termes de sécurité et de sûreté. On ne peut pas imaginer la sécurité d'une petite installation de la même manière que la sécurité d'une grosse installation, avec des barbelés, des gendarmes, etc. Ce n'est pas la même chose. Je pense qu'il se trouve un manque à ce sujet dans le projet qui est proposé au Parlement. Dans la définition des missions que l'ASN pourrait accueillir et qui sont aujourd'hui exercées par l'IRSN se trouve une mission dans le domaine de l'expertise liée à la sécurité des installations civiles, qui n'est pas explicitement présente. Il me semble qu'il faudrait l'ajouter à l'ensemble des missions qui seraient transférées de l'IRSN à l'ASN. C'est bien une mission d'expertise, c'est-à-dire qu'il y aura toujours une autorité de sécurité. Cela assurera un niveau homogène entre l'ensemble des installations, sur un certain nombre de sujets transversaux. C'est le point relatif au périmètre qui me semble le plus le plus important. Le reste du périmètre me semble tout à fait satisfaisant, même si quelques imprécisions du texte devront être corrigées, ce qui n'est sans doute pas une difficulté.
Pour ce qui est des recommandations de l'Opecst, comme je l'ai dit tout à l'heure, elles sont parfaitement appropriées. Il faut absolument les reprendre et définir la manière de les reprendre, notamment dans le règlement intérieur de l'ASN. Il faut aussi laisser à l'ASN le soin de les intégrer. L'ASN est une autorité indépendante. Le Parlement lui donne - et c'est normal - les objectifs qu'il souhaite atteindre, puis l'ASN définit les moyens, en tant qu'autorité indépendante. Je pense qu'il faut faire attention à ne pas aller trop loin dans le texte législatif sur la définition des moyens, mais définir des objectifs qui peuvent ensuite être proposés par l'ASN.
S'agissant des relations avec la société civile, comme je l'ai dit, il me paraît absolument fondamental de les entretenir. Pour moi, ce n'est pas un sujet.
Pour ce qui est des difficultés opérationnelles de la fusion, vous communiquez des chiffres qui sont exacts, encore faut-il bien préciser le périmètre des missions. En tout cas, l'ordre de grandeur est exact. À l'heure actuelle, nous entretenons de bonnes relations. Comme le disait Jean-Christophe Niel lors de son audition, ce sont des relations techniques de haut niveau. Il n'y a pas de difficultés entre les experts techniques de l'IRSN et les experts techniques de l'ASN. Là encore, c'est un élément qui me semble favorable à réaliser une fusion, même si elle apparaît disproportionnée en nombre, car nous avons la même raison d'être et parce que nous travaillons depuis longtemps ensemble. Les équipes se connaissent bien, s'apprécient et ont de bonnes relations. Il ne faut pas le voir comme une difficulté. Nous nous connaissons bien et nous travaillons ensemble, et nous avons même la même raison d'être.
De plus, en comparaison avec nos homologues étrangers, le nouvel ensemble serait du même ordre de grandeur. 2 700 personnes travaillent à ces activités à la Nuclear Regulatory Commission (NRC), aux États-Unis, en incluant la recherche, qui reste intégrée dans le projet français. Vous l'avez souligné, madame la présidente. C'est une décision qui a été prise dans un deuxième temps par le Gouvernement et qui va dans le bon sens.
Il existe donc des points de vigilance. Les recommandations de l'Opecst doivent être intégralement reprises. Des objectifs doivent de surcroît être définis par le Parlement et nous devons avoir le choix des moyens, au niveau de l'ASN, en concertation, car nous rapportons nous-mêmes régulièrement à l'Opecst et au Parlement. Nous aurons toute la possibilité de rapporter ce que nous ferons, mais laissons à l'ASN le soin de définir et de proposer la manière de s'organiser, une fois que les objectifs ont été arrêtés dans la loi.
Je répondrai ensuite à la question de la corrosion sous contrainte, mais par souci de cohérence, je laisserai d'abord Olivier Gupta répondre à la question de la séparation entre l'expertise et la décision.
Je commencerai par un commentaire sur le terme « dual ». À titre personnel, je le trouve trompeur. En effet, il peut laisser penser qu'il y a deux autorités. Ce n'est évidemment pas le cas. Il y a une autorité en charge du contrôle et qui dispose des pouvoirs de prise de décision, ainsi qu'un appui technique - c'est d'ailleurs qu'il est nommé à l'étranger -, qui intervient sur demande de l'autorité. Si j'ose dire, il n'est pas sui generis. Il est saisi par l'autorité, en réponse à ses demandes. Il n'existe donc pas, y compris dans le dispositif actuel, de symétrie entre les deux organismes.
Ceci étant rappelé, je confirme ce que disait Bernard Doroszczuk. Les relations entre les équipes de l'ASN et de l'IRSN sont excellentes. Ce sont effectivement des personnels qui travaillent de longue date main dans la main, sur les mêmes sujets. Ils ouvrent les mêmes dossiers et participent aux mêmes réunions avec les exploitants. C'est là que j'en viens à la question de la séparation entre expertise et décision. Là aussi, il faut se garder de tout contresens sur ce sujet. Il n'existe pas de « muraille de Chine » entre les deux, mais bien un continuum, au sens où il ne se trouve pas - et c'est heureux - des experts de l'IRSN qui travaillent dans l'ignorance des conséquences des avis qu'ils rédigent. Vous pensez bien que, quand un avis est signé par l'IRSN, les conséquences de cet avis sur la mise en oeuvre par les industriels des recommandations faites sont évidemment pesées. Cela n'aurait bien sûr pas de sens d'imaginer que ce travail serait fait en méconnaissance totale des réalités industrielles. Ce serait également inexact d'imaginer que l'ASN se positionnerait dans la discussion et la négociation avec les industriels. Ce n'est pas du tout ainsi que le système fonctionne. Il y a un dialogue technique approfondi, auquel participent aujourd'hui, d'un côté, les personnels de l'ASN et de l'IRSN, et de l'autre les industriels. Nous sommes du même côté avec l'IRSN, bien entendu, dans ce dialogue technique.
En outre, nous sommes régulièrement audités par nos pairs. Nous accueillerons dans un peu moins d'un an une revue dite Integrated Regulatory Review Service (IRRS) de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), qui examinera la manière dont l'ASN et l'IRSN travaillent. Dans les référentiels utilisés pour ces audits, il n'y a pas d'exigence de séparation de l'expertise et de la décision. En revanche l'exigence selon laquelle l'analyse et l'examen techniques disposent des compétences, des moyens et du temps nécessaires y figure. Celles d'indépendance entre les organismes qui contrôlent et ceux qui font la politique énergétique ou qui exploitent les installations s'y trouvent également. Ces exigences sont naturellement déjà remplies et satisfaites. Dès lors, si « muraille de Chine » il y a au sein d'une organisation de contrôle, c'est éventuellement entre des personnes chargées de prendre des décisions et d'autres qui, au sein de laboratoires de recherche, utilisent des radioéléments et doivent eux aussi les utiliser dans le respect des règles de sûreté nucléaire et de radioprotection. Ce sont les seules « murailles de Chine ». Encore une fois, il n'y a pas d'exigence de séparation dans les référentiels de l'AIEA utilisés pour ses audits. D'ailleurs, plusieurs autorités et pas des moindres rassemblent les mêmes compétences en leur sein. Il me semble important de bien clarifier ce point. Je pense que cela peut aussi apaiser des inquiétudes qui ont pu se faire jour çà et là. Dans cette éventuelle réunion, si elle va jusqu'à son terme, il n'y a absolument pas de régression de ce point de vue. Je veux vraiment le dire de façon très claire. Il n'y a pas non plus l'idée, qui plane peut-être aussi en filigrane, que l'IRSN est une sorte de contre-pouvoir à l'ASN. Ce n'est pas du tout l'esprit dans lequel le système a été pensé, par vous-mêmes et vos prédécesseurs. Au plan pratique, ce n'est pas du tout la manière dont cela se passe aujourd'hui.
Je tiens à apporter un complément, car ce sujet me paraît effectivement être un point de fixation très important. Vous l'avez rappelé, il existe un certain nombre de déclarations qui placent comme principe la séparation entre l'expertise et la décision, au sein de deux structures juridiques différentes. C'est faux. Non seulement c'est faux par rapport aux standards internationaux, mais ce n'est pas la réalité en France. Comme je l'ai indiqué tout à l'heure, des agences ont été créées, notamment dans le domaine sanitaire, suite à des événements dramatiques, au début des années 2000. Il y avait eu une décision du Gouvernement qui ne s'appuyait pas sur une expertise indépendante. C'est ce qui a été fait, parce que la décision a été prise par le Gouvernement, qui avait à prendre en compte tous les intérêts. Ce n'est pas le cas dans le cadre de la réforme que nous visons. Nous sommes indépendants du gouvernement. L'ASN est une autorité indépendante et nous avons la même raison d'être. Même en France, dans le domaine sanitaire, la situation est aujourd'hui bien plus nuancée que ce que l'on vous dit. Ainsi, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) est une agence qui se charge à la fois de l'expertise et de la décision, dans un certain nombre de domaines.
Ce n'est peut-être pas le bon exemple, mais c'est dans la règle. Revenons à présent sur le phénomène de corrosion sous contrainte. Comme vous l'avez souligné, il y a eu un élément nouveau ces dernières semaines, à savoir la découverte d'une fissuration de corrosion sous contrainte, sur l'un des circuits du réacteur de Penly 1, qui affiche une taille très importante. La fissuration fait 23 millimètres, pour une épaisseur totale de 27 millimètres, ce qui signifie qu'il reste 4 millimètres d'épaisseur. Comme je l'ai dit à plusieurs reprises, la corrosion sous contrainte est un sujet sérieux. Il ne s'agit pas de microfissures. Quand il ne reste que 4 millimètres sur une épaisseur de 27 millimètres, cela pose problème. Qu'est-ce qui s'est passé jusqu'à présent ? J'ai eu l'occasion de le présenter aux membres de l'Opecst. Ce phénomène est effectivement apparu sur un certain nombre de réacteurs. Un travail très responsable et très engagé de la part d'EDF a alors permis en quelques mois de disposer de suffisamment d'expertise pour comprendre et expliquer le phénomène qui se produisait et prioriser les actions sur le parc nucléaire. Cela a été fait au premier semestre 2022, et la raison fondamentale pour laquelle il n'y a pas de débat entre les experts - même s'il y a toujours des raisons périphériques - c'est que la géométrie des lignes a conduit à développer un phénomène de corrosion sous contrainte. Cette géométrie des lignes se retrouve sur les réacteurs les plus récents. Ce n'est pas un phénomène de vieillissement. Les réacteurs les plus récents, qui ont vingt ans, sont plus affectés que les réacteurs de 900 mégawatts (MW), qui sont les plus anciens, parce que la géométrie des lignes n'est pas la même sur les réacteurs de 900 MW. Certains s'étonnent que l'on trouve ces fissures en France mais pas aux États-Unis. C'est normal. Les réacteurs existants aux États-Unis sont de conception identique à nos réacteurs de 900 MW, c'est-à-dire ceux sur lesquels, en France, nous n'avons pas trouvé de corrosion sous contrainte. Ce n'est pas une question de plus grande sévérité ou de techniques de contrôle particulières. Une fissuration de 3 millimètres reste tout de même assez sérieuse. Jusqu'à présent, nous mettions en avant cette explication, qui justifiait la stratégie de priorisation d'EDF sur 16 réacteurs par rapport à l'ensemble du parc de 56 réacteurs, 5 réacteurs N4 (les plus récents) et 12 réacteurs P'4. Le phénomène qui a été détecté est différent. Il concerne une soudure qui a été doublement réparée et dont l'alignement des tuyauteries, avant de réaliser la soudure, a été forcé. Sur site, le montage d'une tuyauterie se fait de proche en proche, avant de réaliser la soudure finale. En cas d'écarts d'ajustement, les éléments ne se retrouvent pas face à face à la fin. Il y a eu une approche qui n'est pas acceptable, qui a consisté à forcer les tuyauteries pour les aligner, avant de les souder. Des défauts sur cette soudure ont conduit à réaliser une deuxième réparation. C'est donc un point singulier, pas une explication générique mettant en cause la géométrie des réacteurs. Ce n'est pas pour autant que ce défaut ne peut pas apparaître ailleurs. Nous avons demandé à EDF d'identifier rapidement les cas semblables qui pourraient exister sur les autres réacteurs du parc nucléaire, pour pouvoir contrôler ces soudures. Nous allons réaliser un traitement spécifique. Nous avons exercé une grande pression sur EDF en ce sens, pour qu'ils définissent une évolution de la stratégie du contrôle. Cela ne supprime pas la stratégie initiale, qui est liée à un sujet générique, la géométrie des lignes, mais cela rajoute un point particulier, quand des réparations de cette nature ont été faites.
Merci beaucoup. Je vais à présent donner la parole à chaque groupe politique, en commençant par nos collègues Bernard Buis puis Daniel Salmon.
Merci madame la présidente. J'avais deux questions, mais vous avez répondu à la première, puisqu'elle portait sur la séparation fonctionnelle entre les missions de contrôle, d'expertise et le mécanisme de décision. Ma seconde question porte sur les préconisations de l'Opecst. Vous avez dit qu'il fallait les reprendre. Pourquoi ne souhaitez-vous pas qu'elles soient reprises dans la loi ?
Merci madame la présidente, monsieur le président, monsieur le directeur général, je souhaite revenir sur la genèse du sujet. Nous avons tous été surpris de cette annonce, puisque rien n'avait filtré. Nous étions plutôt dans l'idée que ce système dual - car il est présenté ainsi - était peut-être une originalité française, mais qui confortait la sûreté. Il y a un sujet sur la méthode, comme l'a souligné notre rapporteur Daniel Gremillet. Le Parlement a été complètement dessaisi. On passe par un amendement, alors que le projet de loi « Nouveau nucléaire » est déjà passé au Sénat. Ça survient entre les deux ? Pouvez-vous nous dire quelle est l'origine ? Quelle est la demande ? Émane-t-elle de l'Exécutif ? Est-ce que tout est parti de l'ASN ? Nous aimerions savoir comment cela s'est produit. Nous n'avions pas idée de la symétrie entre l'ASN et l'IRSN. Cela ne nous est jamais passé par l'esprit. Un système dual permet justement d'avoir d'un côté l'expertise recherche et de l'autre côté la décision et le contrôle. Ce fonctionnement semblait faire la force de la sûreté du nucléaire français, mais il est désormais remis en cause. Vous parliez de confiance. Je crois que nous entrons dans une période de défiance. Vous avez fait un rapprochement avec les changements de technologie graphite gaz et eau pressurisée. Si j'ai bien compris, on passe d'un EPR à un EPR2, sans changement de technologie. Je voudrais simplement savoir comment tout cela va être géré, puisqu'on sent que les relations étaient bonnes entre l'IRSN et l'ASN. Or j'ai l'impression qu'elles sont beaucoup moins bonnes aujourd'hui. Pour aboutir à une fusion, il aurait été plus intéressant que les deux entités expriment une volonté de fusionner, ce qui n'est pas du tout le cas. On parle en outre de remettre des barrières, pour assurer une vraie indépendance. Les deux entités étaient bien séparées. Elles vont désormais être rapprochées, en ajoutant des barrières. J'ai du mal à comprendre la logique de ce fonctionnement.
Merci madame la présidente, monsieur le président, je suis sénateur de la Meuse, donc l'un des deux départements qui portent notamment le projet Cigéo. J'ai bien évidemment trouvé vos propos convaincants sur l'aspect organisationnel et vos ambitions. Néanmoins, et je rebondis sur les propos de notre collègue Daniel Salmon, le sujet est extrêmement sensible, dans la mesure où la filière nucléaire repose bien évidemment sur une notion de sécurité que la France maîtrise et que vous vous maîtrisez parfaitement, mais aussi de confiance de nos concitoyens. Dès lors, voir arriver un sujet aussi important par voie d'amendements, alors que nous avons traité du projet de loi « Nouveau nucléaire » il y a quelques semaines et que l'Opecst est intervenu, nous semble bien évidemment contre-productif. Comme l'a dit notre collègue Bernard Buis, je pense qu'il est important d'intégrer les préconisations de l'Opecst dans la loi. Quelles sont vos ambitions et l'orientation de l'ASN pour anticiper et accompagner les nouveaux risques émergents, liés à la cybersécurité, à la géopolitique actuelle, mais aussi au risque climatique ?
J'associe notre collègue Jean-Claude Tissot à ma question. À mon sens, ce sont les personnes et leur liberté de penser qui font l'intégrité scientifique, ainsi que les structures dans lesquelles elles évoluent et travaillent. Au-delà de la procédure législative pour le moins surprenante choisie par le Gouvernement, une fois de plus, pour introduire ce projet, nous notons que la Cour des comptes a considéré dans un rapport que la séparation actuelle était justifiée par cette dualité et cette complémentarité, qui ont été évoquées. Personnellement, je n'ai pas bien compris sur quelles bases de proposition vous garantiriez l'indépendance et la liberté des personnels de l'IRSN qui seraient intégrés à l'ASN. Comment feriez-vous la preuve de cette indépendance et de cette liberté, en direction des populations, auprès desquelles vous avez souligné l'importance de communiquer, de les tenir informées et même de les acculturer aux questions liées au nucléaire ? Nous souhaiterions obtenir quelques précisions là-dessus. Je pense que les Français ont besoin de confiance sur ces questions. Or la question se gagne en apportant des informations régulières et en faisant la preuve de cette indépendance scientifique, notamment des personnels de l'IRSN. Je vous remercie.
Merci madame la présidente, monsieur le président, monsieur le directeur général, pour ma part j'estime que la question de la fusion pose deux difficultés, celle d'ordre organisationnel, mais aussi celle de l'absorption de la charge de travail à venir, compte tenu de la relance annoncée de la filière nucléaire. Il existe aujourd'hui un réel consensus sur le fait que la charge de travail va s'accroître dans les prochaines années, à la fois sur le contrôle et l'expertise, de manière considérable. Côté parc nucléaire, les quatrièmes réexamens de sûreté sont en cours. Il va falloir préparer le passage au-delà de cinquante ans et instruire la possibilité d'exploiter au-delà de soixante ans. En même temps, la France va relancer un programme de construction de six nouveaux réacteurs, EPR2, et soutenir plusieurs startups dont l'objectif va être de travailler sur les nouvelles technologies de rupture. Comme je l'ai entendu, il s'agira selon vous pour le Parlement de nous exprimer dans le cadre de la procédure législative et de vous laisser la possibilité de définir les moyens. Je pense donc qu'il serait intéressant, et c'est l'objet de ma question, de nous en dire plus, la réflexion étant en cours sur les moyens que vous envisagez demain. De quel ordre sont ces moyens financiers et humains ? Envisagez-vous en outre de vous orienter vers une organisation autre ? Je vous remercie.
Monsieur le président, l'Office préconise de mener une étude internationale, permettant de tirer tous les enseignements possibles des systèmes intégrés étrangers et en retenant les meilleures parties disponibles. Lors de votre intervention, vous nous avez rapidement évoqué les modèles intégrés d'autorités de sûreté dans le monde occidental. Pouvez-vous nous donner des exemples étrangers de systèmes intégrés et préciser leurs avantages ? Je vous remercie.
Merci pour ces questions, madame la présidente, monsieur le rapporteur et mesdames et messieurs les sénateurs. J'en reprendrai certaines et je laisserai Olivier Gupta répondre à d'autres. Tout d'abord, en ce qui concerne la reprise des préconisations de l'Opecst et leur déclinaison dans la loi, en les précisant le cas échéant : je l'ai dit, les six recommandations de l'Opecst me paraissent excellentes et je n'ai aucune appréhension. Elles sont formulées, me semble-t-il, en termes d'objectifs. Les reprendre sous la forme appropriée dans la loi ne me pose donc pas de difficultés. En revanche, il convient de veiller à ne pas aller au-delà et ajouter les modalités selon lesquelles ces objectifs seraient mis en oeuvre, au sein de la structure. Telle est ma préoccupation. C'est d'ailleurs logique par rapport au statut d'indépendance de l'ASN. À mon avis, c'est acceptable à partir du moment où il a été suggéré par l'Opecst qu'il y ait un certain nombre de rendez-vous, qui nous paraissent tout à fait logiques, tout au long de la mise en place de la réforme, pour qu'il y ait un échange sur la manière dont la nouvelle ASN répondra aux objectifs fixés par l'Opecst. Je n'ai donc aucune difficulté avec cela, tout en y prenant attention. Je ne souhaiterais pas que l'on définisse des obligations de moyens qui, ensuite, nous contraindraient, alors que nous n'avons même pas encore commencé à réfléchir à l'organisation. Cette organisation ne reposera pas sur une ASN actuelle étendue ou une IRSN étendue. Ce sera quelque chose de nouveau, qu'il va falloir inventer, dans le respect des principes définis. Laissons-nous des marges de manoeuvre avec, bien sûr, l'obligation de rapporter, d'expliquer et de présenter les propositions qui sont faites. Ne créons pas une IRSN à l'intérieur de l'ASN, avec les mêmes barrières et les mêmes organisations. Cela n'aurait pas de sens.
Je reviendrai ensuite sur la remarque du sénateur Daniel Salmon concernant la méthode de la réforme. Il ne m'appartient bien évidemment pas en tant que président d'une autorité indépendante du Gouvernement de commenter la méthode retenue par lui. Je ne ferai aucun commentaire là-dessus. En revanche, dans mon intervention liminaire, je crois avoir expliqué - si cette réforme arrivait à son terme - les conséquences positives qu'elle pourrait avoir sur le dispositif de contrôle, toujours dans un sens à la fois d'efficacité mais aussi de renforcement de la confiance.
Y aura-t-il des changements technologiques qui justifieraient qu'une approche différente soit mise en place ? Bien sûr. On a parlé des SMR. On parle aussi des réacteurs de quatrième génération et peut-être même de la fusion. Il y aura des évolutions technologiques évidentes, mais à l'échelle du nucléaire. Elles n'arriveront pas demain matin. Elles prendront du temps, raison de plus d'ailleurs pour faire la réforme et la mettre en oeuvre, avant que les nouvelles technologies soient des sujets qui se posent à nous, et qu'il faudra prendre en charge avec des compétences nouvelles à mettre en place.
Nous l'avons dit, les relations entre l'ASN et l'IRSN sont bonnes. Je ne pense pas que ça soit un argument pour ne pas mener de réforme. Ce n'est pas parce que les gens s'entendent bien que les choses doivent être laissées en l'état. C'est plus difficile de faire une réforme quand les gens s'entendent mal. En tout cas, certains éléments doivent être pris en compte.
Vous avez par ailleurs évoqué les nouveaux risques émergents, notamment la cybersécurité ou le réchauffement climatique. Ce sont effectivement des sujets d'anticipation, à très long terme. Comme je l'ai indiqué, la cybersécurité est rattachée à la sécurité des installations civiles. Je souhaite que l'expertise sur la sécurité et la sûreté des installations civiles soit maintenue au sein de la même entité. Ce n'est pas ce que prévoit le texte actuellement. D'autre part, s'agissant du réchauffement climatique, je me suis moi-même exprimé en début d'année, en disant que dans la perspective d'une relance nucléaire avec des poursuites d'exploitation du parc actuel, au-delà de cinquante voire soixante ans et la construction de nouveaux réacteurs, la pression sur l'ensemble du milieu naturel sera effectivement beaucoup plus importante. Il faut l'anticiper, y compris par des évolutions technologiques. Les systèmes actuels de refroidissement des centrales nucléaires consomment beaucoup d'eau et nécessitent des traitements sanitaires, notamment des traitements biocides sur les réacteurs équipés d'aéroréfrigérants. Dans une perspective de changement climatique, cette situation nécessite de se poser la question de la gestion des ressources en eau, qui est partagée avec d'autres acteurs, pas uniquement pour l'énergie. Il faut notamment s'interroger sur la localisation des nouvelles installations nucléaires ou sur la technologie développée. Tout cela prendra du temps, peut-être vingt ou trente ans, mais il faut se poser la question. Avoir une expertise et une recherche intégrées sur la sûreté et sur les sujets d'impacts environnementaux permettrait à la nouvelle ASN - si la décision était prise - d'avoir un véritable dialogue technique et un pouvoir d'influence vis-à-vis des exploitants.
Je vais répondre à madame la sénatrice Amel Gacquerre et laisserai Olivier Gupta répondre au sénateur Franck Montaugé. Je comprends votre question, mais il est très difficile d'y répondre. En premier lieu, la réforme n'est pas votée. Nous n'avons pas commencé les groupes de travail. Vous savez que la ministre nous a mandatés pour que nous fassions des propositions de méthodes, pour pouvoir mettre en place la réforme - si à nouveau elle était décidée. C'est ce que nous avons d'ailleurs fait, conjointement avec le directeur général de l'IRSN et avec l'administrateur général du CEA. Nous avons fait une proposition de méthode. Parmi ces éléments de méthode se trouvent tous les sujets liés aux besoins en compétences, en renforcement des ressources humaines et financières. Si la réforme était votée, la ministre nous a dit que ce point devrait être précisé, pour pouvoir être intégré à la discussion sur la loi de finances initiale pour 2024 (LFI 2024). Tel est notre calendrier. Dès que les signaux seront au vert - encore une fois, si la réforme était votée -, nous réfléchirions alors aux besoins, à la fois en compétences, en ressources humaines et en finances, pour pouvoir assurer l'accompagnement de l'ambitieux programme électronucléaire. Ce sera un autre rendez-vous avec vous, autour de la discussion sur la LFI 2024.
Je terminerai en répondant à la sénatrice Évelyne Renaud-Garabédian, sur les exemples étrangers. Je pense qu'il serait absolument fondamental dans la réflexion, si l'orientation donnée par le Gouvernement était maintenue, que nous nous inspirions des meilleures pratiques en matière de fonctionnement et d'organisation de nos homologues étrangers, qui comptent à la fois l'expertise, la recherche et la décision en leur sein. En tout cas, il ne s'agit pas de disposer de deux organisations juxtaposées et qui ne se parlent pas. Ce serait idiot, car ce n'est pas le cas actuellement. Il s'agirait bien de définir quelque chose de nouveau, qui soit le plus efficace possible et qui s'inspire des meilleures pratiques. À l'évidence, il faudra dans les comptes rendus et les retours qui nous sont demandés pour le Parlement aller plus avant dans la question que vous posez, pour expliquer aux Parlementaires la mission d'étude qui aurait été faite. Il nous faudra expliciter ce que nous proposons et expliquer comment cela se positionne par rapport aux meilleures pratiques étrangères. Pour l'heure, nous n'avons pas fait ce travail.
Monsieur le sénateur Franck Montaugé, je vous rejoins tout à fait sur la question d'indépendance d'esprit. C'est bien ce à quoi nous nous attachons d'ores et déjà, au sein même de l'ASN. En tant que directeur général, mon travail quotidien consiste à préparer les décisions pour le collège et faire en sorte dans la préparation de ces décisions que chacun et chacune puisse exprimer son point de vue technique, librement, en toute indépendance et en conscience, sur les questions de sûreté nucléaire et de radioprotection.
Il a été question du dispositif ASN-IRSN. Beaucoup de décisions sont prises par l'ASN sans saisine de l'IRSN, en particulier dans le domaine du nucléaire médical. La plupart des décisions d'autorisation des services de médecine nucléaire ou de radiothérapie sont prises sans consultation de l'IRSN. Une analyse technique est donc réalisée, me semble-t-il, dans de bonnes conditions. Je n'ai jamais entendu quiconque contester la manière dont nous travaillons aujourd'hui sur ces questions-là. Encore une fois, l'organisation actuelle de l'ASN - je peux en témoigner - permet à un chargé d'affaires qui travaille à la base de la pyramide d'indiquer au président lors des réunions du collège des commissaires qu'il n'est pas d'accord avec lui, sur tel ou tel point. C'est ce à quoi nous nous attachons. De façon plus générale, on parle souvent de la culture de sûreté chez les industriels, qui reste un point absolument fondamental de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. De la même manière, il y a aussi un sujet de culture de sûreté au sein de l'autorité de contrôle. Il faut naturellement que les conditions de travail que nous offrons aux personnes et que les conditions d'organisation ou de prise de décision permettent à chacun de se poser toutes les questions qu'il a besoin de se poser et de les remonter au bon niveau. Nous offrons de telles garanties de travail à nos personnels et nous continuerons à les leur offrir demain, si la réforme était menée à son terme, dans un ensemble élargi.
Dans ma question, j'ai demandé comment vous faisiez la démonstration de ce que vous venez de dire, que je partage et que je souhaite par ailleurs. Je pense en tout cas qu'il faut en faire la démonstration à l'externe, ce qui renvoie à ce que vous disiez de la relation avec les populations, qui reste un sujet fondamental.
Les fameux audits par les pairs étrangers auxquels j'ai fait référence sont l'un de ces éléments. Ces pairs, qui sont des personnels ou dans de nombreux cas des dirigeants d'autorités de sûreté étrangères, viennent nous auditer et nous interroger sur la manière dont nous travaillons, au regard d'un référentiel international. C'est l'un des éléments. Au vu des résultats, les décisions prises par l'ASN peuvent elles-mêmes en témoigner.
Je souhaite ajouter un point, car il a beaucoup été question d'expertise et de décision, mais pas du contrôle. Le contrôle est effectivement très important. Les contrôles sont réalisés par les inspecteurs de l'ASN, parfois assistés de certains chargés de sites de l'IRSN. Toutefois, compte tenu de notre organisation territoriale, c'est l'ASN qui porte le poids du contrôle. Par rapport à la visibilité à l'extérieur, toutes les lettres de suite d'inspection - il y en a plusieurs milliers - sont systématiquement mises en ligne, pour être visibles du grand public. Je peux faire le parallèle avec l'avis d'expertise de l'IRSN. Toutes les réunions que nous menons dans les CLI sont, en général, des réunions dans lesquelles les CLI rebondissent sur les conclusions des inspections que nous avons menées, pour interpeller l'exploitant en notre présence sur les sujets que l'ASN a pointés du doigt. Nous affichons déjà une grande ouverture, en termes de transparence et de relations avec le public, liée à nos opérations de contrôle. C'est fondamental de la conserver.
Merci monsieur le président et monsieur le directeur général. Nous avons bien compris que si cette réforme était adoptée par le Parlement, nous rentrerions dans une période de préfiguration de la nouvelle entité, pour laquelle il serait important que le Parlement dispose de points de contrôle et de suivi, tant le sujet de la sûreté est crucial à nos yeux. Je pense qu'une telle préfiguration ne s'invente pas le matin, en se rasant. Je répète donc à nouveau, non pas à votre adresse mais à l'adresse du Gouvernement, notre grand mécontentement sur l'ordonnancement appliqué dans ce dossier. Merci beaucoup, en tout cas.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Nous avons le plaisir de recevoir M. Jean-Christophe Niel, directeur général de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Je souhaiterais vous poser des questions proches de celles que j'ai soumises au président de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Que pensez-vous de la méthode retenue par le Gouvernement consistant à présenter à l'Assemblée nationale deux amendements à un projet de loi déjà examiné au Sénat ? La concertation et l'évaluation vous semblent-elles suffisantes ? Sinon, quelle serait la méthode adaptée pour procéder à une telle réforme ?
Plus encore, quel est votre point de vue sur le contenu de cette réforme ? Le contexte de relance du nucléaire est-il propice à une telle décision ? Quelle est son incidence sur la sûreté nucléaire ? Dans la mesure où l'IRSN émet un avis sur les décisions de l'ASN, existe-t-il un risque de confusion entre l'expertise et le contrôle, voire même une perte d'expertise ?
Dans ses recommandations, l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) a préconisé de maintenir une séparation entre contrôle et expertise, ainsi que les compétences en bloc de l'IRSN aussi bien dans le domaine de l'expertise que dans celui de la recherche ; la réforme présentée par le Gouvernement vous paraît-elle satisfaisante sur ces points ?
Expert public du risque radiologique et nucléaire, l'IRSN compte 1 700 salariés et couvre un large champ de compétences croisées. Ces compétences sont mobilisées pour assurer des missions de recherche, de surveillance et d'expertise, y compris en situation d'urgence. L'IRSN traite de l'ensemble des usages des rayonnements ionisants, des procédés industriels à leur application médicale, jusqu'aux effets de la radioactivité naturelle sur la santé et l'environnement.
Depuis vingt ans, l'IRSN remplit ces missions de manière rigoureuse, complète et intègre. Pour les accomplir, il fait appel aux compétences de ces experts et de ces chercheurs en continu, car la recherche et l'expertise sont imbriquées et portées, dans certains domaines, par les mêmes personnes.
La complémentarité de tous les champs couverts fait la force de l'Institut. La qualité de son travail est reconnue ; d'ailleurs, je comprends que cette réforme ne constitue pas une critique de son travail.
Je rappelle que l'appui technique de l'IRSN à l'ASN représente 25 % de notre activité. L'IRSN met son expertise au service de nombreuses autorités et opérateurs publics : direction générale de la santé (DGS), direction générale du travail (DGT), ministère des affaires étrangères, ministère de la transition écologique...
Aujourd'hui, le Gouvernement décide de faire évoluer l'organisation du contrôle de la sûreté nucléaire. Mon intervention s'inscrit dans cette logique et s'articule autour de trois points clés : la séparation entre l'expert et le décideur ; l'indispensable combinaison entre expertise et recherche ; et enfin, les enjeux de maintien des compétences afin de répondre aux rendez-vous qui nous attendent.
Je pense utile de rappeler les fondements de l'organisation actuelle de la sûreté nucléaire en France. L'accident de Tchernobyl, en 1986, a conduit à des réflexions sur les facteurs organisationnels des processus décisionnels et sur l'importance des arbitrages entre les préoccupations de sûreté et les autres préoccupations. Les réflexions issues des grandes crises à la fois médiatiques, politiques et sanitaires des années 1990 - sang contaminé, vache folle, etc. - ont progressivement conduit à modifier le système français de sûreté nucléaire et de radioprotection.
Ces évolutions ont abouti à la création en 2002 de l'IRSN et en 2006 de l'ASN. Au cours des années, cette organisation a légitimement été requestionnée plusieurs fois ; son efficacité a été démontrée et confirmée.
Le principe de séparation des fonctions d'évaluation et de gestion du risque est également au coeur du dispositif de sécurité sanitaire. Il me paraît incontournable, dans le nouveau système à venir, de maintenir une distinction claire entre expertise et décision, y compris dans une même organisation. C'est ainsi que fonctionne également l'autorité de sûreté nucléaire américaine - la Nuclear Regulatory Commission (NRC) -, souvent citée en exemple. Les règles sont très claires pour séparer les commissaires et les services qui préparent les décisions.
De même, le principe de publication des avis techniques devrait également être maintenu pour assurer la transparence du système et la bonne information du public ; in fine, cela contribue à la confiance dans le système de contrôle.
J'en viens à l'indispensable combinaison entre expertise et recherche. À la création de l'IRSN, le choix a été fait de rassembler ces deux domaines. Les compétences techniques reposent sur d'importants programmes de recherche, en lien avec des industriels français et des partenaires européens et internationaux. Les recherches expérimentales permettent de développer des codes de calcul indispensables à l'expertise ainsi qu'en situation de crise.
Dans son rapport provisoire d'évaluation de l'IRSN, le Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) qualifie le modèle expertise-recherche de l'IRSN de « performant » et de « structurant » en comparaison des autres grands programmes et réseaux européens ; ce rapport date de dix jours.
Les avis de l'IRSN expriment un état de l'art des connaissances, et les programmes de recherche anticipent des problématiques nouvelles. Les activités d'expertise et de recherche sont souvent menées par les mêmes personnes, notamment dans le domaine de la protection contre les rayonnements ionisants.
Enfin, je serai vigilant sur le maintien des compétences. En réponse aux enjeux climatiques et énergétiques de souveraineté, la relance du nucléaire a été engagée. De nombreux dossiers d'expertise sont en cours, comme la prolongation des réacteurs en exploitation au-delà de 60 ans, ou encore l'examen de la demande d'autorisation de création du site de stockage souterrain Cigéo.
Cela entraîne une charge d'expertise importante, à laquelle l'IRSN se prépare depuis plusieurs années. L'Institut a organisé son travail en interaction avec l'ASN afin de rendre des avis dans des délais compatibles avec les échéances de prise de décision. L'IRSN a déjà montré sa capacité à être réactif et à anticiper ; ce fut le cas pour les évaluations de sûreté mises en oeuvre après l'accident de Fukushima ; ce fut également le cas, plus récemment, avec la prolongation de l'exploitation des réacteurs de 900 mégawatts (MW) au-delà de 40 ans, pour laquelle l'IRSN a rendu un avis de synthèse en plein confinement, en mars 2020.
Au-delà de la sûreté nucléaire, dans le domaine de la santé, l'évolution des technologies utilisant des rayonnements ionisants pour le diagnostic et pour la dimension thérapeutique nécessite une vigilance particulière, afin de s'assurer de la balance bénéfice-risque pour les patients et leur garantir un traitement sûr ; tel est aussi notre rôle.
La période qui s'annonce suscite de fortes inquiétudes chez les salariés de l'Institut. Dans un marché de l'emploi tendu, je serai vigilant afin de préserver l'attractivité de nos missions. Il s'agit d'éviter une perte de compétences en sûreté nucléaire et en radioprotection à court et moyen terme. Je souhaite également rappeler que la cadence et la charte d'expertise et de recherche pour les années à venir sont importantes. Les équipes de l'IRSN - je les remercie pour leur engagement - se sont organisées afin de répondre à ces enjeux et d'être à la hauteur de leur mission de service public.
En ma qualité de dirigeant de cet établissement public, je travaille - comme demandé par ma lettre de mission - à formuler des propositions de mise en oeuvre de la réforme. Des évolutions et des améliorations des organisations sont possibles dans le cadre de la politique nucléaire souhaitée par le Gouvernement. Néanmoins, il faut se donner le temps nécessaire pour tirer le meilleur parti des deux organisations qui font un travail de qualité au service des pouvoirs publics.
Pour répondre à votre question, il ne m'appartient pas de commenter la méthode utilisée par le Gouvernement. En revanche, je peux expliquer comment fonctionne l'IRSN. Par exemple, si l'on doit répondre à une saisine de l'ASN, on commence par identifier le contexte, c'est-à-dire l'état des lieux ; puis on s'intéresse au contour, au périmètre de notre analyse ; et enfin, on définit le contenu, soit l'analyse elle-même et les recommandations destinées à protéger les populations. Cette approche dite « diagnostic-pronostic », également utilisée en situation de crise, a convaincu un certain nombre de partenaires étrangers ainsi que l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA).
Le risque de confusion entre l'expertise et le contrôle est un point fondamental. Dans tous les pays possédant des réacteurs nucléaires, il existe une autorité de sûreté ; c'est une exigence des conventions internationales. La sûreté nucléaire est une matière scientifique et technique. Ainsi, toutes les autorités de sûreté s'appuient sur des analyses, des expertises techniques et scientifiques ; c'est le rôle dévolu à ce que l'on appelle les technical safety organisations (TSO) - les organisations techniques de sûreté. Au niveau international, les modèles sont très variables, notamment concernant la manière dont l'autorité qui prend les décisions, réalise les inspections et la réglementation, est connectée à cet organisme technique et scientifique.
En France, comme dans d'autres pays - en Corée, en Chine ou en Belgique -, on fonctionne avec deux entités séparées. La NRC, de son côté, est un exemple de fonctionnement plus intégré. Néanmoins, les Américains ont aussi recours à une expertise technique extérieure, de l'ordre de 15 %.
Chaque pays définit son propre modèle de contrôle de la sûreté. Ce modèle n'existe pas hors sol. Aux États-Unis par exemple, on recense aujourd'hui 92 réacteurs, contre 56 en France, et on dénombre pas moins de 30 exploitants. On comprend, dès lors, que l'approche ne peut être la même qu'en France, où l'on fonctionne avec de gros opérateurs ayant de fortes capacités d'ingénierie et d'analyse.
La NRC est beaucoup plus normative que l'ASN, car, lorsqu'elle prend une décision contraignante pour un opérateur, celui-ci va vérifier si cette décision s'applique également aux voisins. En France, en attendant l'arrivée des petits réacteurs modulaires, les Small Modular Reactors (SMR), le fait de fonctionner aujourd'hui avec un seul opérateur est très structurant. Plusieurs modèles peuvent donc fonctionner, dont celui français qui ne pose pas problème, ainsi que l'a indiqué avant moi le président de l'ASN.
Dans les systèmes plus intégrés comme celui de la NRC, il y a ce que l'on appelle un air gap entre les services et les décideurs. La NRC compte aujourd'hui cinq commissaires, auxquels s'ajoutent une cinquantaine de personnes qui les aident à préparer. En Corée, l'Autorité de sûreté compte 160 personnes et s'appuie sur deux organismes : l'un chargé de l'aspect technique, proche de l'IRSN, et un autre dédié à la non-prolifération.
Dans tous les modèles, on observe une séparation entre l'expertise et la décision. Il est fondamental, à mes yeux, de préserver cela.
L'Opecst est à l'origine de la création du système de contrôle actuel. Il est important de rappeler que les processus sont longs. Le rapport de Jean-Yves Le Déaut, fondateur du système français de contrôle de sûreté nucléaire et de radioprotection, date de 1998. Le nucléaire est une discipline du temps long, y compris dans l'évolution des organisations.
L'IRSN présente chaque année son rapport d'activité à l'Opecst. Récemment, nous avons également été auditionnés sur les phénomènes de corrosion sous contrainte. Dans les recommandations de l'Opecst, je retiens trois grands principes : le maintien des compétences ; la séparation entre l'expertise et la décision ; et enfin, la transparence. L'IRSN ne peut qu'adhérer à ces principes qui font partie de son ADN.
L'Opecst a exprimé le besoin d'une analyse des forces et des faiblesses du système actuel ; l'IRSN est tout à fait ouvert à cette démarche. Je note également un commentaire sur le fait de tirer le meilleur parti des expériences étrangères avec des systèmes intégrés. Si ce travail se réalise, il serait judicieux de l'étendre à tous les systèmes. Un document de l'AIEA établit la liste des TSO, avec toutes les variétés de situations.
Aux États-Unis et au Japon, toutes les réunions des commissaires sont publiques, à l'exception de celles qui touchent à la sécurité ou à des sujets internes de management. Il s'agit d'observer les modèles dans leur globalité.
Dans cette période transitoire, l'enjeu est de ne pas dégrader notre fonctionnement. Ce matin même, j'ai reçu l'information que les membres d'une de nos équipes chargées des inondations ont tous été contactés par un laboratoire d'EDF. Les opérateurs vont chercher à recruter un certain nombre de personnes, et le risque de déstabilisation des équipes est réel.
Nous ne revendiquons pas le monopole de l'expertise. Concernant le risque nucléaire, il est bon pour la sûreté qu'une autorité et un expert technique regardent le sujet chacun de leur côté. Les sujets de gestion des risques se bonifient dans la confrontation des argumentations. Le fait d'avoir des experts autres, dans les domaines académique ou institutionnel, est également une bonne chose. En France, le système est centré sur de gros opérateurs et l'essentiel de la recherche nucléaire s'effectue au même endroit ; dans d'autres pays comme les États-Unis, les compétences sont davantage réparties, on peut trouver des universitaires qui travaillent sur des sujets techniques. Nous sommes donc favorables à la diversité de l'expertise. Concernant les experts non institutionnels, la question du financement se pose.
Nous sommes en phase avec la recommandation de l'Opecst de s'inscrire dans une vision plus large. Cette vision porte deux dimensions : la première concerne l'arrivée prochaine, à laquelle l'IRSN travaille depuis déjà dix ans, d'un certain nombre de modèles de réacteurs ; la seconde est relative à l'accroissement de la complexité en lien avec la recherche. Aujourd'hui, les opérateurs, pour gagner en efficacité, complexifient les démonstrations de sûreté. Dans la thermohydraulique par exemple, les opérateurs utilisent des codes de simulation en trois dimensions, ce qui n'était pas le cas il y a dix ans ; il a fallu que l'on s'adapte, développe de nouvelles méthodes et fasse de nouveaux calculs.
Je souhaite vous interroger sur des sujets similaires à ceux que nous avons évoqués avec le président de l'ASN. Le rapport du 15 avril 2014 de l'ASN et de l'IRSN dans lequel vous appeliez à maintenir un dispositif dual vous semble-t-il toujours d'actualité ? Le contexte a-t-il changé en dix ans au point d'envisager une réforme en sens contraire ?
Plus encore, que pensez-vous de la réforme proposée par le Gouvernement ? Le premier amendement, sur la consolidation des attributions de l'ASN, reprend-il bien l'ensemble des missions de l'IRSN ? Le second amendement, sur les transferts des personnels de l'IRSN, garantit-il le maintien des personnels, des compétences et des rémunérations ?
À quelles conditions cette réforme serait-elle acceptable ? À l'inverse, craignez-vous une paralysie du système de contrôle, évoquée dans la délibération du 16 février de votre conseil d'administration, quelles que soient les modalités de cette réforme ?
Enfin, que pensez-vous des recommandations de l'Opecst, qui a appelé à l'absence de monopole dans l'expertise nucléaire et à la prise en compte du retour d'expérience des systèmes intégrés étrangers ? La réforme envisagée par le Gouvernement répond-elle à ces demandes ?
De mon point de vue, le système dual fonctionne bien. L'IRSN elle-même fonctionne bien ; ce n'est pas moi qui le dis, mais le président de l'ASN, qui l'a répété à plusieurs reprises. La Cour des comptes, qui a contrôlé l'IRSN pendant le confinement, a conclu que l'Institut remplissait ses missions et avait atteint son contrat d'objectifs et de performance (COP). Le rapport du Hcéres, que j'ai cité précédemment, va aussi dans ce sens. Cela ne doit pas non plus nous conduire à l'autosatisfaction, et les personnels de l'IRSN sont d'ailleurs habitués à évoluer.
Il est difficile pour moi de porter un avis sur les amendements. Je constate une évolution par rapport au projet de départ, puisque la recherche devait initialement être intégrée au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Les intentions me semblent bonnes, mais le travail détaillé se fera dans les groupes de travail. Les sujets sont complexes, notamment la recherche car aucune autorité administrative indépendante (AAI) n'exerce une telle activité. Au niveau international, les autorités de sûreté se limitent à travailler sur des codes ; aucune ne dispose, comme nous, de laboratoires avec des installations d'expérimentation, des béchers, des voltmètres. Encore une fois, chaque pays invente son système.
Les doctorants sont les éléments essentiels d'un organisme de recherche. Certains doctorants travaillent dans des AAI. La réponse apportée semble positive, mais cela reste à confirmer. Nous avons des contrats avec un certain nombre de partenaires, notamment industriels, à l'étranger. Nous développons et vendons également des licences de codes ; là encore, le sujet mérite d'être approfondi.
Avec la réforme, nos personnels de droit privé seraient amenés à rejoindre une AAI, avec des fonctionnaires et des contrats de droit public ; des adaptations sont sans doute nécessaires. Je ne suis pas compétent sur ces sujets, mais il convient d'étudier la question.
Nous assistons à une sorte d'offre publique d'achat (OPA) hostile, si l'on fait un parallèle avec le privé. Pouvez-vous nous donner des éléments de dysfonctionnements qui ont amené à ce changement de paradigme ? Les différents rapports, depuis des années, sont toujours positifs lorsqu'ils évoquent la séparation de nos deux organismes.
Vous avez évoqué le fait de rendre publics les travaux en établissant un parallèle avec les États-Unis. Le système nucléaire français a souvent brillé par son opacité. L'IRSN me semble un pôle d'appui favorable à cette démarche de publication des rapports. Pouvez-vous nous donner des éléments à ce sujet ?
Des événements sont venus perturber la filière nucléaire ces derniers temps, notamment la corrosion sous contrainte ou encore les falsifications concernant les cuves du Creusot. Pouvez-vous préciser votre rôle à l'occasion de ces événements, ainsi que lors de l'accident de Fukushima ?
Faut-il retenir de votre propos qu'il s'agit de mieux faire en matière de publicité des travaux scientifiques ? Sur ces sujets, l'enjeu de la confiance dans le rapport avec la population me semble considérable.
Vous avez évoqué la déstabilisation des personnels. Comment peut-on éviter la fuite des compétences ? Quel est le projet social de cette réforme ?
Ma question porte sur l'accélération des installations nucléaires. La fusion permettra-t-elle de fluidifier cette accélération, tout en garantissant l'indépendance de l'IRSN ?
Je partage le sentiment d'inquiétude actuel. Vous l'avez indiqué dans votre propos liminaire, un certain nombre de personnes ont déjà été démarchées. Si la décision de la réforme est confirmée par le Parlement, comment comptez-vous accompagner les salariés de l'IRSN dans cette période de transition ? Quelle place accordez-vous au dialogue social et à la concertation ?
Vous avez évoqué le fait que le travail avec l'ASN représentait 25 % de votre activité. Comment vos autres activités s'intègreront-elles dans l'organisation de l'ASN ? Seront-elles sanctuarisées ? Quelles seront vos priorités dans cette nouvelle configuration ?
Aujourd'hui, parmi les différents contrôles et inspections, notamment ceux d'EDF, certains sont demandés par l'IRSN, d'autres par l'ASN ? Comment cela va-t-il s'organiser ? Comment allez-vous gérer les priorités ?
Monsieur Salmon, je n'identifie pas d'éléments de dysfonctionnements forts, mais, comme je l'ai dit précédemment, on peut toujours s'améliorer. Peut-être peut-on encore gagner du temps dans les instructions, alors même que nous avons déjà beaucoup travaillé, ces dernières années, pour améliorer les processus. Par exemple, sur les sujets importants, nous fonctionnons avec un chef de projet à l'ASN et un autre à l'IRSN. Nous avons engagé des processus de suivi stratégique et opérationnel. Nous définissons aussi des stratégies d'expertise, car certains dossiers font 40 000 pages.
Le métier d'expertise consiste à donner des avis sur le risque incendie ou la thermohydraulique, mais aussi - et cela prend parfois une dizaine d'années - à être en mesure d'identifier les sujets à enjeu. Le retour d'expérience est également très important dans le domaine de la sûreté : l'aptitude à analyser tous les événements anormaux afin qu'ils ne se reproduisent plus. Dans le cadre du fonds pour la transformation de l'action publique (FTAP), nous avons obtenu un financement pour développer un système d'intelligence artificielle dans le but d'utiliser l'immense base de données des événements ; l'objectif est de parvenir à extraire certains signaux encore faibles. Tout ceci fait partie de notre démarche d'optimisation et de priorisation.
Nous donnons plusieurs centaines d'avis par an. Certains éléments sont programmés, mais nous devons aussi souvent composer avec les aléas ; quand on découvre une fissure à la centrale nucléaire de Penly, cela devient un sujet prioritaire. Nous sommes obligés, chaque fois, de répartir le travail différemment.
Concernant la publication des avis de l'IRSN, je tiens à rappeler les faits. Les avis sont publiés, car la loi de Transition énergétique le demande, mais la loi ne dit rien sur les modalités de publication. Une convention-cadre de décembre 2021 engage l'IRSN et l'ASN ; celle-ci précise que nos avis doivent être publiés dans les quinze jours, avec néanmoins une disposition permettant sur tel ou tel avis, pour telle ou telle raison, de ne pas publier tout de suite.
Concernant notre rôle dans les différents sujets nucléaires, je laisse Karine Herviou, directrice générale adjointe en charge de la sûreté nucléaire à l'IRSN, vous expliquer.
L'IRSN est donc chargé de l'évaluation des risques pour la sûreté. Pour tout ce qui concerne les équipements à eau sous pression, comme les ségrégations de carbone au Creusot ou les problèmes de falsification, l'IRSN va regarder les conséquences pour la sûreté et s'interroger sur la nécessité ou non de réaliser des actions avant de poursuivre le fonctionnement des réacteurs.
L'aspect falsification et fraude est intégralement géré par l'ASN, mais l'IRSN intervient chaque fois que l'on observe un écart à la réglementation, en apportant un éclairage technique qui va permettre la prise de décision de l'ASN sur le maintien en service ou pas. C'est le même principe pour la corrosion sous contrainte ; l'IRSN fait des calculs en fonction de la taille de fissures, de l'endroit où elles sont observées, pour voir si l'intégrité des tuyauteries est garantie ou non.
L'IRSN délivre également des expertises sur les procédés de contrôle. Par exemple, EDF a développé de nouveaux procédés de contrôle pour essayer d'évaluer, par la mesure et non par la destruction, la profondeur des défauts ; l'IRSN a été amené à rendre des avis sur ces sujets.
Nous calculons les conséquences d'un accident s'il se produisait en raison de défauts. Concernant la corrosion sous contrainte par exemple, nous avons, l'année dernière, rendu un avis sur les conséquences d'une double brèche sur le circuit primaire qui pourrait être lié à ce phénomène ; l'idée était de vérifier, comme EDF l'avait prédit, qu'il n'y avait pas de risque de fusion du coeur.
Les sujets d'équipements sous pression nucléaires sont traités en interface avec la direction des équipements sous pression nucléaires de l'ASN. Depuis quelques années, nous avons nettement amélioré cette interface afin de mieux articuler les travaux et d'avoir un discours cohérent vis-à-vis de l'exploitant.
Monsieur Montaugé, il y a les avis dont j'ai parlé et aussi des publications scientifiques. Pour celles-ci, nous obéissons aux canons de la publication des articles scientifiques, dans des revues de haut niveau avec des comités de lecture.
Au-delà de la publication des avis, nous avons une démarche d'ouverture à la société. L'idée est de pouvoir interagir avec les acteurs de la société civile, notamment les experts non institutionnels. Les commissions locales d'information (CLI), par exemple, nous sollicitent beaucoup, au moins une centaine de fois par an, sur des sujets techniques. Nous poursuivons également des démarches de dialogue technique en lien avec l'ASN et l'Association nationale des comités et commissions locales d'information (Anccli). Il s'agit d'une véritable interaction, et il arrive que l'on attire notre attention sur des sujets inaperçus.
Nous souhaitons également innover. En accord avec nos tutelles, nous avons créé un comité des parties prenantes, dont l'objectif est de réfléchir à de nouvelles manières d'interagir avec le public. Nous avons notamment lancé des démarches de science participative et développé un système de mesure de la radioactivité accessible au public.
La déstabilisation des personnels est un vrai sujet. Si le système est amené à évoluer, il faut sécuriser cela rapidement. Quand les projets de grande ampleur, notamment autour du réacteur pressurisé européen (EPR), seront engagés, le risque d'un appel d'air est fort. Nos experts sont opérationnels, les exploitants les connaissent très bien dans la mesure où ils ont des contacts quotidiens avec eux.
Dans le projet de loi en cours, indépendamment du sujet de réorganisation du contrôle, nous n'observons aucune régression du point de vue de la sûreté nucléaire et c'est même plutôt le contraire ; cela ne change rien à nos processus d'instruction.
À ce stade, je ne peux répondre sur l'évolution du système. Être le plus efficace possible est une préoccupation partagée par toutes les organisations. L'objectif de l'IRSN n'est pas de ralentir les opérateurs, mais d'éviter les accidents nucléaires. Nous faisons bien notre travail quand il ne se passe rien.
Le dialogue social est bon à l'IRSN ; c'est un constat de la Cour des comptes. Je forme le voeu - et je pense qu'il va se réaliser - de construire un dialogue social afin d'accompagner au mieux les salariés et de mettre en place cette évolution si elle devait se décider.
L'IRSN est doté d'un large champ d'intervention. À l'origine, le choix politique du Parlement et du gouvernement d'alors était de créer un organisme en charge de l'évaluation de l'ensemble des risques liés aux rayonnements ionisants. Cela implique la sûreté, pour éviter les accidents ; la radioprotection, afin de protéger le public, l'environnement, les patients, les travailleurs ; la sécurité, afin de prévenir les actes terroristes. Dans le détail, 25 % de notre activité est liée à l'ASN et 40 % à la recherche - ce dernier chiffre baisse chaque année. Et puis, il y a les activités de surveillance, les activités d'appui aux ministères ; par exemple, nous rendons des avis sur l'irradiation liée au scanner pour le ministère de la santé.
Nous avons une importante activité en radioprotection dans le domaine de la santé et de la santé-environnement. À titre d'exemple, nous travaillons beaucoup sur le radon, ce gaz radioactif à l'origine de 10 % des décès liés au cancer du poumon ; cela concerne 3 000 personnes chaque année, il s'agit d'un véritable sujet de santé publique. Nous travaillons à la fois dans la modélisation et dans l'intervention.
Nous ne pouvons pas laisser tomber ces sujets.
Dans le contexte actuel de relance du nucléaire, pensez-vous que l'organisation duale garde son sens ou qu'il est nécessaire de s'interroger sur son fonctionnement ?
Aujourd'hui, je considère que le système dual fonctionne, mais je suis tout à fait ouvert à l'idée de s'interroger sur son fonctionnement avec tous les acteurs : les parlementaires, l'ASN, l'IRSN, les CLI, l'Anccli ; il conviendrait même d'élargir la réflexion à l'ensemble du champ couvert par l'IRSN.
À la suite du rapport de la Cour des comptes qui pointait les enjeux de soutenabilité de l'Institut, le Gouvernement a attribué de nouveaux moyens à l'IRSN dans le cadre du projet de loi de finances (PLF) pour 2023. Cela nous permet de nous organiser en vue des prochains grands chantiers - EPR, EPR2, Cigéo -, dans la logique décrite précédemment avec l'ASN et EDF.
Vous avez évoqué votre expertise sur les traitements médicaux. Disposez-vous également d'une expertise sur les traitements ionisants pour les aliments ?
Potentiellement oui, mais le sujet relève davantage de la qualité sanitaire. Pour le compte de l'ASN, nous faisons l'expertise des installations d'ionisation, avec notamment de la polymérisation et de la stérilisation de matériel médical ; nous restons attentifs, car les opérateurs, dans ce domaine, n'ont pas forcément la compétence des gros opérateurs nucléaires.
Peut-être allons-nous sortir de ces auditions avec davantage de questions encore...
Des entreprises françaises s'avèrent très performantes concernant le nouveau nucléaire et les petits réacteurs. Lorsque nous les avions interrogées, ces entreprises expliquaient que l'expertise pour les accompagner était insuffisante. Dans la nouvelle configuration, cette insuffisance sera-t-elle corrigée ?
L'IRSN travaille sur les SMR depuis un certain temps. Ces réacteurs vont dans le bon sens du point de vue de la sûreté : plus le coeur est petit, moins il est difficile de traiter un accident grave. Néanmoins, il reste du travail, notamment sur les systèmes passifs. Grâce au Plan de relance, nous sommes en train de construire à Cadarache une installation pour étudier les systèmes passifs d'un point de vue expérimental - encore un exemple de l'interaction expertise-recherche. Cette installation coûte 9 millions d'euros et doit permettre d'alimenter nos codes pour mieux expertiser ces SMR.
Pour répondre à votre question, nous ne pouvons pas, à l'IRSN, faire les études de sûreté à la place de ces opérateurs ; des organismes comme le CEA peuvent le faire. En revanche, nous pouvons dispenser de la formation et mettre à disposition des codes.
Monsieur le directeur général, je vous remercie. Peut-être reviendrons-nous vers vous pour des questions complémentaires d'ici à la prise de décision.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La commission soumet au Sénat la nomination de Mme Sophie Primas, M. Daniel Gremillet, M. Laurent Duplomb, Mme Anne-Catherine Loisier, M. Serge Mérillou, M. Sébastien Pla et M. Jean-Baptiste Lemoyne comme membres titulaires, et de Mme Anne Chain-Larché, Mme Marie-Christine Chauvin, M. Olivier Rietmann, Mme Amel Gacquerre, M. Franck Montaugé, M. Henri Cabanel et M. Fabien Gay comme membres suppléants de la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi tendant à renforcer l'équilibre dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs.
Présidence de Mme Dominique Estrosi Sassone, vice-présidente -
Nous examinons maintenant le rapport de Mme Micheline Jacques sur la proposition de loi, présentée par M. Jean-Louis Lagourgue et plusieurs de ses collègues, visant à mieux protéger les locataires bénéficiant d'une allocation de logement et vivant dans un habitat non-décent.
La proposition de loi visant à mieux protéger les locataires bénéficiant d'une allocation de logement et vivant dans un habitat non-décent porte sur un sujet sur lequel notre commission est régulièrement appelée à se prononcer, et dont la persistance, dans notre pays, ne cesse d'interroger. Sur l'ensemble du territoire français, ce sont aujourd'hui au moins 420 000 logements qui seraient indignes ; et encore, il ne s'agit là que d'une estimation minimale.
La situation est encore plus dégradée dans les outre-mer, comme nous l'avions constaté dans le rapport d'information sur la politique du logement en outre-mer que j'ai cosigné avec nos collègues Guillaume Gontard et Victorin Lurel au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer : il y aurait 110 000 logements indignes dans les départements et régions d'outre-mer, soit 13 % du parc.
Je voudrais remercier Jean-Louis Lagourgue, sénateur de La Réunion et auteur de cette proposition de loi, d'avoir à nouveau attiré notre attention non seulement sur la situation préoccupante des ménages confrontés à des logements non-décents sur l'ensemble du territoire national, mais aussi sur la situation particulièrement dégradée du logement en outre-mer. Ainsi que me l'ont confirmé l'ensemble des acteurs réunionnais auditionnés, La Réunion est confrontée à des difficultés aiguës dans ce domaine.
On recense à La Réunion 18 000 logements qualifiés d'indignes, soit 5 % du parc. Concernant spécifiquement la non-décence, le décompte officiel - quelques centaines de cas avérés par an - est sans aucun doute très au-dessous de la réalité. Cela concerne, en premier lieu, des problèmes d'infiltrations, dus soit à une mauvaise qualité de la couverture, soit à des défauts d'étanchéité des pièces d'eau. Au total, plus de la moitié des Réunionnais seraient confrontés, à un degré ou un autre, à des problèmes d'humidité dans leur logement. C'est considérable.
Ces difficultés, qui animent le débat public à La Réunion et font régulièrement la une des journaux, excèdent cependant largement le champ de la non-décence. Pour rappel, la notion de non-décence ne concerne, en droit, que le logement locatif. Elle a été introduite par la loi du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU). Cette loi est venue préciser l'obligation faite au bailleur de délivrer un logement en bon état et répondant à des normes minimales de confort.
Les critères de décence ont été plusieurs fois renforcés. Pour être qualifié de décent, un logement doit notamment présenter une surface minimale et comporter un minimum d'équipements nécessaires à le rendre habitable, comme le chauffage, l'électricité, un système d'évacuation des eaux usées, etc. Il doit être exempt de nuisibles ou de parasites, et ne pas présenter de risques manifestes pour la sécurité ou la santé du locataire. Enfin, depuis le 1er janvier 2023, en application de la loi Énergie-climat, les logements locatifs doivent satisfaire à certains critères de performance énergétique pour pouvoir être qualifiés de décents. Ces critères seront progressivement durcis jusqu'en 2034, date à laquelle l'ensemble des logements classés E, F et G ne pourront plus être loués.
Je précise que ces critères ne s'appliquent pas tous dans les territoires d'outre-mer. Les critères de performance énergétique, notamment, ne commenceront à s'y appliquer qu'en 2028.
Contrairement aux procédures relatives à l'indignité, à l'insalubrité ou au péril, qui relèvent des autorités administratives, la lutte contre la non-décence relève exclusivement d'une action privée, celle du locataire contre le bailleur. Si ce dernier refuse d'exécuter les travaux de remise en état d'un logement en situation de non-décence, le locataire peut en effet saisir le juge. Ce dernier peut notamment ordonner l'exécution des travaux, assortie d'une éventuelle réduction du montant du loyer pour toute la durée pendant laquelle le logement demeure non décent.
Pour inciter les bailleurs à effectuer ces travaux de remise en état, la loi du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové (Alur) a introduit un mécanisme de retenue des allocations de logement (dont le versement est conditionné à l'état de décence du logement occupé par le bénéficiaire) : si, à la suite d'un signalement effectué par un locataire, un logement est déclaré non-décent par la caisse d'allocations familiales (CAF) ou tout autre organisme habilité par la CAF, le versement des allocations de logement est suspendu jusqu'à sa remise en état, et pour une durée maximale de dix-huit mois. Durant cette période, le locataire n'est plus redevable que du reste à charge du loyer, diminué, donc, du montant de l'allocation de logement. Le propriétaire ne peut pas se prévaloir de cette diminution de loyer pour mettre un terme au bail.
Les allocations de logement retenues sont versées au propriétaire lorsque le logement a été mis en conformité. Si cette mise en conformité n'est pas intervenue au bout de dix-huit mois - qui peuvent être prolongés de six mois, sur demande motivée du bailleur -, les allocations de logement non versées sont définitivement perdues pour le bailleur. Le logement cesse d'être éligible aux allocations de logement, et le locataire, s'il souhaite y rester, doit alors s'acquitter du montant total du loyer.
L'article unique de la proposition de loi prévoit, en complément de ce dispositif, de consigner le reste à charge du loyer auprès de la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Le locataire continuerait de payer le loyer, mais ce dernier ne serait plus versé au bailleur. Dans la mesure où cette procédure de consignation viendrait se greffer sur la procédure de retenue des allocations de logement déjà existante, elle ne concernerait que les bénéficiaires d'allocations de logement. Elle s'appliquerait, en l'état de la rédaction de la proposition, à l'ensemble du territoire.
J'ai voulu évaluer l'intérêt de cette mesure en métropole, mais aussi plus spécifiquement à La Réunion. J'avais d'ailleurs envisagé de vous proposer une expérimentation du dispositif à la seule île de La Réunion, comme le propose désormais notre collègue Jean-Louis Lagourgue. Mais les auditions que j'ai menées auprès des services de l'État, des bailleurs sociaux et privés, des associations de locataires réunionnais, ainsi que les informations fournies par l'administration centrale, m'ont convaincue de l'inadéquation du dispositif proposé à l'objectif poursuivi, en métropole comme outre-mer.
En ce qui concerne l'utilité du dispositif, la procédure actuelle de retenue des allocations de logement semble efficace. Selon les services de l'État, plus de 95 % des procédures aboutiraient à une remise en état dans les délais impartis. Même si le pilotage est moins précis, les services déconcentrés de l'État à La Réunion estiment également que la très grande majorité des cas de non-décence sont réglés dans un délai inférieur à dix-huit mois.
Contrairement à la métropole, la procédure existante concerne également en outre-mer les bailleurs sociaux. Ces derniers m'ont affirmé que la privation du reste à charge du loyer n'influerait en rien sur leur diligence à traiter les cas de non-décence. Quant au caractère incitatif du dispositif proposé pour les bailleurs privés, il pourrait en théorie être renforcé par la mesure proposée, mais priver les propriétaires du versement du loyer résiduel reviendrait aussi à les priver, au moins pour les plus modestes, des ressources nécessaires pour financer les travaux requis.
Concernant plus spécifiquement La Réunion, cette crainte semble corroborée par le profil des propriétaires bailleurs réunionnais, tel que décrit dans un récent rapport de la Fondation Abbé Pierre qui soulignait justement le manque de moyens de ces derniers pour réhabiliter leurs logements.
Cette crainte semble également plausible, pour d'autres raisons, en métropole : l'entrée en vigueur des critères de performance énergétique rend nécessaire la rénovation de dizaines de milliers de logements locatifs, ce qui représente des investissements considérables pour les propriétaires. Une surreprésentation des passoires énergétiques dans les mises en vente de logements commence d'ailleurs à être observée ; ce sont autant de logements qui sortent du parc locatif. Or, la tension du marché locatif peut aussi indirectement favoriser le maintien dans des logements non-décents, lorsque les prix pratiqués sont trop élevés pour que les locataires osent quitter leur logement ou même tentent de faire valoir leurs droits auprès des bailleurs. C'est d'ailleurs aussi ce qui se passe à La Réunion, où le nombre de logements sociaux est très insuffisant pour répondre à la demande.
Mes interlocuteurs ont aussi attiré mon attention sur les risques pour les locataires d'une complexification de la procédure existante. Pour l'instant, après le signalement à la CAF, les locataires n'ont aucune démarche à effectuer pour que les allocations de logement cessent d'être versées au bailleur. Introduire une procédure active de consignation du reste à charge pourrait, si cette procédure était mal comprise, amener une partie des locataires à cesser de payer leur loyer, les exposant ainsi à une expulsion, au bon droit du propriétaire. Le dispositif demanderait donc a minima un peu d'ingénierie.
Par ailleurs, à l'écoute de mes interlocuteurs réunionnais, j'ai compris que le sujet qui a incité notre collègue à déposer cette proposition de loi dépassait largement le champ de l'habitat indécent. La plupart des cas évoqués relevaient clairement de l'habitat indigne ou insalubre, voire de situations de péril. Dans ces situations, il existe d'autres procédures plus rapides et des moyens plus coercitifs que la retenue d'une partie du loyer pour contraindre le propriétaire à faire des travaux. Que ces procédures ne soient pas mises en oeuvre par les acteurs qui en ont le pouvoir en temps utile est un autre problème ; à chacun de prendre ses responsabilités. Mais le dispositif proposé ne permettra pas d'y remédier, ni en métropole ni à La Réunion.
En revanche, ces entretiens ont mis en lumière une série de difficultés touchant le secteur du logement et de la construction à La Réunion. La Société d'économie mixte d'aménagement de développement et d'équipement de La Réunion (Semader), qui est l'un des principaux bailleurs sociaux de l'île, m'a, par exemple, indiqué que la moitié des logements de son parc actuellement déclarés non-décents avaient été construits dans la dernière décennie. J'ai reçu plusieurs témoignages concernant des immeubles décents avant une opération de réhabilitation, qui étaient devenus non-décents à l'issue de la réhabilitation.
Plusieurs facteurs explicatifs ont été évoqués : les fragilités générales du secteur des bâtiments et travaux publics (BTP), caractérisé, à La Réunion, par une majorité de petites entreprises peu à même d'effectuer des opérations de réhabilitation de grande ampleur ; les difficultés d'approvisionnement en matériaux de qualité ; un déficit d'encadrement intermédiaire des chantiers et de contrôle qualité dans les entreprises ; des compétences à renforcer pour mettre en oeuvre les nouvelles normes de construction et pour être en mesure de traiter les problèmes complexes comme les infiltrations ; l'inadaptation de certaines normes aux territoires ultramarins ; ou encore, les lourdeurs administratives liées à la mobilisation de la garantie décennale, qui empêcheraient les bailleurs d'intervenir aussi rapidement qu'ils le voudraient sur des désordres pourtant aisément « diagnosticables ».
Je demeure convaincue que, pour élaborer des stratégies efficaces de lutte contre l'habitat dégradé, sur le territoire réunionnais et plus largement dans les outre-mer, il faut prendre en compte l'ensemble de l'écosystème, et pas simplement les locataires et les bailleurs, qui sont en bout de chaîne.
Mais comme le savez, en vertu du gentleman's agreement, la commission ne peut modifier le texte d'une proposition de loi qu'avec l'accord du groupe auteur de la demande d'inscription. En cas de désaccord, elle ne peut que le rejeter, afin de permettre son examen article par article en séance publique. Notre collègue Jean-Louis Lagourgue n'a pas souhaité soutenir une motion de renvoi en commission, qui aurait pourtant permis d'entamer un travail de fond sur ce sujet qui le préoccupe à juste titre. En conséquence, je vous propose de rejeter l'article unique de la proposition de loi.
Concernant le périmètre de l'article 45 de la Constitution, je vous propose de considérer que sont susceptibles de présenter un lien, même indirect, avec le texte déposé, les dispositions relatives à la consignation du reste à charge des loyers dus par le locataire bénéficiaire d'allocations de logement, lorsqu'est constatée la non-décence du logement et qu'est mise en oeuvre une procédure de retenue temporaire des allocations de logement.
Avant de laisser la parole à nos collègues, Franck Menonville va s'exprimer au nom de Jean-Louis Lagourgue, qui ne peut être présent aujourd'hui.
Cette proposition de loi (PPL), initialement déposée à l'Assemblée nationale par le député David Lorion issu du groupe Les Républicains, comptait une trentaine de signataires : six députés de La Réunion, quatre autres députés ultramarins et d'autres députés encore, issus de rangs divers. Cosignée par l'ensemble des sénateurs de La Réunion, tant par la droite que par la gauche, cette PPL porte un dispositif simple et efficace : dès lors que les allocations de logement sont suspendues pour cause de non-décence, le loyer doit, quant à lui, être consigné et n'être reversé que lorsque les travaux de mise en conformité auront été réalisés.
Ce dispositif n'est que le prolongement du droit actuel. Jean-Louis Lagourgue comprend parfaitement qu'un dispositif d'application général et définitif puisse susciter quelques hésitations. Conscient que le problème du logement à La Réunion résulte de plusieurs facteurs, il estime toutefois nécessaire de commencer à légiférer sans attendre de le régler totalement.
Il propose de voter son amendement visant à restreindre le dispositif de la PPL au seul territoire de La Réunion et pour une durée limitée. Cela aurait le mérite de prendre en compte les difficultés urgentes que connaît ce territoire spécifique. Les données de l'expérimentation pourraient ainsi servir de base de travail pour une réforme de plus grande ampleur.
Vous avez évoqué le fait que 95 % des problèmes étaient solutionnés par cette retenue du loyer. Mais quel est le résultat en termes de rythme de rénovation ? Si peu de logements sont déclarés non décents et que les consignations portent sur peu de loyers, cela ne donne pas une idée de la progression. Comment faire en sorte que la publicité fonctionne et que les incitations soient efficaces pour avoir une vraie progression ?
À l'origine, cette PPL visait plus particulièrement les bailleurs sociaux. Lors des auditions, nous nous sommes aperçus que le nombre de cas déclarés non-décents avoisinait, à La Réunion, les quelques centaines par an. Le sens de la notion de « non-décence » est parfois méconnu. Parmi les logements en situation de péril qui présentent d'importants problèmes structurels, certains ont moins de dix ans. Des garanties décennales entrent en jeu, ce qui allonge considérablement les délais.
La principale problématique concerne le parc privé. Comme nous l'a expliqué la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Deal), beaucoup de propriétaires présentent eux-mêmes des difficultés financières et peinent à financer les travaux ; la Deal s'efforce de régler cette situation.
L'accompagnement des bailleurs me semble être, en effet, le sujet important. Dans le cadre de la commission d'enquête sur la rénovation énergétique, on constate la présence d'une multitude d'acteurs et de dispositifs qui ne s'adressent pas à tous ces bailleurs éprouvant des difficultés à rénover leur logement. Il faut pouvoir accompagner ces bailleurs.
Vous avez évoqué le chiffre de quelques centaines de consignations par an, alors que l'on dénombre plusieurs dizaines de milliers de logements non-décents à La Réunion ; l'écart est énorme. Clairement, il convient de progresser dans l'accompagnement des bailleurs.
La situation est toujours difficile pour les bailleurs privés. Se pose la question du professionnalisme mis en oeuvre afin de pouvoir accompagner et faire en sorte que les travaux soient bien réalisés.
Concernant les bailleurs sociaux, il est possible de mobiliser l'État ; je pense aux conventions d'utilité sociale (CUS) signées entre l'État et les bailleurs. Le préfet doit pouvoir exiger, dans les CUS, des objectifs de connaissance de l'habitat insalubre et un plan résorption s'inscrivant dans la durée.
EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE
Article unique
L'amendement COM-1 rectifié vise à restreindre l'application du dispositif proposé au seul territoire de La Réunion pour une durée limitée, à titre d'expérimentation. Les arguments faisant douter de l'adéquation du dispositif proposé par la PPL à l'objectif poursuivi par son auteur sont tout aussi valables à La Réunion que sur le reste du territoire national.
Les acteurs réunionnais interrogés ont confirmé la grande efficacité de la procédure actuelle de retenue des allocations de logement ; on peut donc s'interroger sur le gain à attendre d'un durcissement de la mesure, avec la consignation du reste à charge.
En revanche, le risque que le dispositif fragilise les propriétaires modestes et les locataires semble réel, à La Réunion comme en métropole. Concernant les propriétaires, le risque est exacerbé par le profil des bailleurs privés, dont une large part est constituée de propriétaires modestes, vivant dans des conditions similaires à celles de leurs locataires, et qui manquent souvent de ressources suffisantes pour réhabiliter ces logements. En outre, si le critère de performance énergétique ne s'applique pas pour l'instant à l'outre-mer, il y entrera progressivement en vigueur à partir de 2028, ce qui induira des coûts supplémentaires pour les bailleurs.
A contrario, dans le parc social qui serait aussi couvert par le champ du dispositif à La Réunion, le dispositif ne semble pas pouvoir avoir d'effet incitatif sur les bailleurs, pour lesquels le manque à gagner serait marginal. En revanche, le risque d'exposition à des situations d'impayés de locataires déjà en situation de vulnérabilité, victimes d'une mauvaise compréhension du dispositif, est tout à fait identifié par les services déconcentrés de l'État à La Réunion.
Pour ce qui concerne plus spécifiquement La Réunion, les problèmes de dégradation du logement y excèdent le plus souvent le cadre de la simple non-décence, et relèvent plus fréquemment de l'insalubrité, de l'indignité ou du péril, pour lesquels il existe d'autres procédures administratives, y compris des procédures d'urgence, afin de protéger les locataires. La plus-value du dispositif proposé n'apparaît donc pas évidente pour ces cas typiques du territoire réunionnais.
In fine, c'est tout l'écosystème réunionnais du logement et plus spécifiquement de la construction qu'il faut réformer si l'on veut résoudre le problème de la dégradation des logements, et pas seulement les rapports contractuels entre les locataires et les propriétaires ; cela n'est fait ni par la PPL, ni par cet amendement.
Je note deux écueils supplémentaires quant à cette idée d'expérimentation. D'une part, aucun argument ne justifie la dérogation au principe d'égalité que constituerait, malgré son caractère temporaire et limité, une telle expérimentation. La situation du logement à La Réunion est difficile, mais n'est pas plus dramatique que dans d'autres territoires ultramarins. D'autre part, le régime des allocations de logement n'étant pas le même en outre-mer et en métropole, le bilan d'une telle expérimentation ne serait pas probant pour déterminer s'il faudrait ou pas étendre le dispositif à l'ensemble du territoire national. Il s'agirait donc moins d'une réelle expérimentation que d'un dispositif dérogatoire temporaire au bénéfice d'un seul territoire. Pour toutes ces raisons, je propose un avis défavorable.
L'amendement COM-1 rectifié n'est pas adopté.
L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi n'est pas adopté.
Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.
La réunion est close à 12 h 10.