La commission procède tout d'abord à l'examen du rapport d'information de Mme Nicole Bricq, rapporteure spéciale, sur la cession de l'hippodrome de Compiègne.
Lors de notre réunion du 16 février dernier, nous avons entendu une communication de notre collègue Nicole Bricq, qui a ainsi rendu compte du contrôle qu'elle a mené, sur pièces et sur place, en sa qualité de rapporteure spéciale de la mission « Gestion du patrimoine immobilier de l'Etat », sur la cession par l'Etat de l'hippodrome de Compiègne. Je rappelle que cette vente est intervenue en mars 2010, suivant une procédure de gré à gré avec la Société des courses de Compiègne, au prix de 2,5 millions d'euros.
En synthèse, la rapporteure spéciale a retenu trois séries de constatations.
Première constatation : la relative célérité avec laquelle cette opération a été conduite par l'administration, entre mai 2009 et mars 2010, soit un délai de neuf mois et demi, malgré le retard causé par un dialogue difficile entre le ministère du budget et celui de l'agriculture. Notre collègue a détaillé la chronologie du traitement de ce dossier par les services.
Deuxième constatation : le caractère empirique de la procédure suivie pour cette cession, que la rapporteure spéciale a qualifié de « bricolage », élaborée au « fil de l'eau » par le ministère du budget. Cette procédure prête en effet à la critique, faute, notamment, que l'administration ait qualifié avec une pleine rigueur, au plan juridique, l'hippodrome de Compiègne. Une autorisation législative était sans doute nécessaire pour réaliser cette vente, visant un immeuble qui a été considéré comme un bien forestier ce qui est douteux et qui, en tout cas, présentait les caractères d'une dépendance du domaine public de l'Etat.
Le recours à une procédure de gré à gré, quant à lui, était fondé en droit. Il l'était peut-être aussi en opportunité, car, comme l'a fait observer le Rapporteur général lors de notre précédente réunion, un appel d'offres aurait pu s'avérer moins protecteur, en l'occurrence, des intérêts patrimoniaux de l'Etat. Néanmoins, la rapporteure spéciale estime qu'une mise en concurrence aurait mieux assuré l'incontestabilité de la vente.
Par ailleurs, l'affectation des produits de cette vente à l'acquisition de terrains forestiers constitue un équivalent économique de la procédure d'échange, habituellement suivie par l'Office national des forêts (ONF), et l'insertion dans l'acte de vente d'une clause d'affectation exclusive, à l'usage d'hippodrome et accessoirement de golf, pendant cinquante ans, garantit un retour du terrain à l'Etat, pour le cas où cet usage ne serait pas respecté par l'acquéreur.
Troisième constatation de la rapporteure spéciale : le caractère discutable de la méthode d'évaluation mise en oeuvre par le service France Domaine, pour déterminer la valeur de l'hippodrome de Compiègne, notamment du fait de l'absence d'éléments de comparaison directs. En effet, il n'existe pas de marché immobilier pour les hippodromes. Cependant, cette évaluation, malgré les limites de sa qualité, a été étayée en se référant au marché des golfs, et les intérêts de l'Etat ne semblent pas avoir été lésés.
Pour « tirer les leçons » de ce dossier, notre collègue a formulé trois préconisations principales.
En premier lieu, elle a recommandé d'améliorer la qualité juridique du régime de certaines cessions de l'Etat. Il s'agit notamment de clarifier les conditions qui permettent une cession des forêts domaniales sans recourir à la loi, dans la mesure où la rédaction actuelle du code général de la propriété des personnes publiques s'avère ambiguë sur ce point, et de définir de manière plus stricte qu'aujourd'hui les cas dans lesquels il peut être procédé à une cession de biens domaniaux de gré à gré, donc sans mise en concurrence, par dérogation à la règle de l'appel d'offres.
En deuxième lieu, la rapporteure spéciale a souhaité qu'une expertise juridique spécifique soit menée sur certains biens domaniaux à céder. Elle a proposé que France Domaine identifie les cas potentiellement difficiles ou délicats, eu égard à la nature ou à la situation particulière des biens, de sorte que le Gouvernement, au besoin, demande l'avis du Conseil d'Etat sur le régime applicable pour leur cession.
En dernier lieu, notre collègue a préconisé que la clause d'affectation d'un bien cédé ou loué par l'Etat soit systématisée dans les conventions, en tant que de besoin, suivant une analyse du contexte de chaque vente ou location et de la nature du bien à céder ou louer. Elle a suggéré, ainsi, que l'hôtel de la Marine bénéficie d'une telle garantie.
Madame Bricq, ai-je bien résumé vos propos ?
Le compte-rendu quasi-intégral de cette communication du 16 février et des échanges qui l'ont suivie a été publié. Cependant, la commission ne s'est pas prononcée sur la publication d'un rapport d'information. C'est ce qu'il nous revient de faire ce matin.
Il est exceptionnel que le même objet soit inscrit deux fois de suite à l'ordre du jour d'une commission parlementaire. En revanche, il est normal, conforme aux usages, que la publication d'une communication à notre commission ne soit effectuée que postérieurement à cette communication. C'est une question de courtoisie je dirais : de « bonnes moeurs » entre collègues... Je regrette que notre collègue Nicole Bricq, en l'occurrence, n'ait pas respecté cette règle.
Sur le fond, le travail dont la rapporteure spéciale nous a rendu compte a été bien mené. L'intérêt général serait donc perdant si le rapport correspondant n'était pas publié mais, cette fois, en tant que rapport de la commission, et non comme la contribution individuelle de l'un de ses membres !
Par expérience, ayant moi-même réalisé de nombreuses missions de contrôle, je pense qu'un rapport de cette nature a d'autant plus de force qu'il est neutre et, en particulier, dépourvu de formulations de type journalistique. C'est par le fond que le rapport doit s'imposer, non par son style. Et cela n'ôterait rien au fond du rapport de notre collègue, au contraire, si elle acceptait une modification sur deux points, que j'ai déjà signalés lors de notre réunion du 16 février.
D'une part, il s'agirait de relativiser l'appréciation de « célérité », que la rapporteure spéciale porte sur la manière dont la cession de l'hippodrome de Compiègne a été conduite. Notre collègue juge sans doute que, pour l'administration d'Etat, par définition lourde et lente, neuf mois de procédure constituent un court délai... Mais, à mes yeux, avoir consacré autant de temps, en 2009, à une opération envisagée dès 2000, examinée en 2003 puis à nouveau en 2006, ce n'est pas avoir fait preuve de rapidité et, en tout état de cause, cela n'appelle en rien la suspicion.
D'autre part, il conviendrait de revenir sur le terme de « bricolage », dont la rapporteure spéciale qualifie la procédure suivie pour cette cession. Le mode opératoire retenu, certes, a été empirique ce terme, employé par le Président Arthuis tout à l'heure, me paraît le mieux adapté. Mais pouvait-il en être autrement, dans ce dossier ?
Comme on l'a dit, la qualification juridique du terrain sur lequel se trouve l'hippodrome de Compiègne était incertaine : ce terrain constitue une parcelle annexe de la forêt domaniale, sans en faire directement partie ; il avoisine le parc du château, sans lui être intégré. Pour l'ONF, il relevait du régime forestier, mais en pratique, et depuis plus d'un siècle, ce régime ne lui a jamais vraiment été appliqué...
Le droit ne prévoit pas tout ! En l'espèce, il était naturel de rechercher une formule empirique de cession. Celle qui a été élaborée par le ministère du budget était justifiée, soit que l'on considère l'hippodrome de Compiègne comme une dépendance forestière, relevant du domaine privé de l'Etat, soit même que l'on admette qu'il s'agissait d'une dépendance du domaine public, auquel cas la validation de la vente par une loi de finances rectificative était possible.
Dans ces conditions, le terme choisi « bricolage » me semble inutilement péjoratif. Au contraire, je crois que le rapport serait d'un plus grand poids si l'on modifiait cet élément de forme, qui n'apporte rien au fond. C'est seulement un plaisir individuel un plaisir « égoïste », en quelque sorte que se fait la rapporteure spéciale... Un mot plus neutre serait substitué avec profit.
Pour le reste, je remercie notre collègue d'avoir bien voulu prendre en compte à l'écrit, davantage que dans sa communication, la situation de l'hippodrome au regard du droit de l'urbanisme, telle que je l'avais mise en relief lors de notre réunion précédente. Et je répète aujourd'hui que les préconisations qu'elle a formulées sont utiles, et méritent donc d'être soutenues par la commission.
Je précise que j'ai dit tout cela sans méchanceté car, pour ma part, j'en suis incapable.
C'est ainsi que nous vous connaissons, Monsieur le Rapporteur général...
Sur le fond du rapport de notre collègue Nicole Bricq, il y a donc un accord. Sur la forme, deux modifications sont souhaitées par le Rapporteur général. Qu'en pense la rapporteure spéciale ?
Permettez à une collègue qui vient d'être accusée de discourtoise, de mauvaises moeurs, et qui a été présentée comme recherchant son plaisir dans son travail, de répondre précisément à ce qui a été dit !
D'abord, on peut prendre du plaisir en travaillant. C'est en effet ce que j'essaye de faire ici.
Ensuite, dès le mois de septembre 2010, j'ai fait part au Rapporteur général de mon intention d'investiguer sur la cession de l'hippodrome de Compiègne ; je lui ai demandé si un contrôle sur ce sujet ne le dérangeait pas. Il a donné son aval à cette initiative, et m'a alors indiqué les éléments d'analyse qu'il a présentés ici, en ce qui concerne le caractère inconstructible du terrain. De fait, dans ma communication à la commission du 16 février, j'ai mentionné cette situation de l'immeuble en termes de droit de l'urbanisme, et ce point a été davantage développé pour le rapport écrit.
Le Rapporteur général, comme le Président Arthuis, a eu copie du support écrit de ma communication à la veille de la réunion de la commission. Il lui était loisible de me téléphoner avant cette réunion, s'il estimait devoir discuter de tel ou tel terme... Il ne l'a pas fait.
À la suite de ma communication, pour laquelle j'avais pris soin de ne pas m'écarter du support écrit précité, le Rapporteur général a demandé au secrétariat de la commission de procéder, dans le compte-rendu, à la suppression d'un passage le concernant. Je lui ai fait demander, dès lors qu'il souhaitait une modification, qu'il m'appelle directement... Il ne l'a pas fait. Le passage en question n'a donc pas été supprimé.
Le rapport que je soumets aujourd'hui à l'examen de la commission a été adressé à l'avance au Rapporteur général. À cette occasion encore, il pouvait me joindre, pour évoquer tel ou tel point qui lui paraissait problématique. Il ne l'a pas fait, de sorte que je pense pouvoir lui retourner le grief de discourtoisie qu'il m'adresse...
J'en viens au fond de ce rapport : je maintiens l'intégralité de mes propos du 16 février.
Ainsi, mon appréciation de la célérité avec laquelle la cession de l'hippodrome de Compiègne a été conduite relève du constat factuel, à partir de la chronologie que j'ai reconstituée et présentée à la commission. Je précise, pour être complète, que cette opération a été réalisée sous la pression constante du cabinet du ministre du budget, comme en témoignent les pièces de l'épais dossier dont j'ai disposé.
Quant à l'emploi du mot « bricolage » pour qualifier cette procédure, j'estime qu'il est pleinement justifié. Un « bricolage », selon les dictionnaires, c'est un travail d'amateur. Notez que je n'ai pas utilisé le terme « bidouillage », qui suppose un trafic. D'ailleurs, ce mot « bricolage » apparaît systématiquement guillemeté à chacune de ses occurrences dans mon rapport. J'ajoute que j'écris ceci : « les conditions de la cession de l'hippodrome de Compiègne sont susceptibles de soulever de nombreuses questions de droit administratif. Votre rapporteure spéciale ne prétend pas y apporter de réponses définitives, qui relèveraient d'un juge. »
Le Rapporteur général fait valoir que cette vente aurait pu être validée par la voie d'une loi de finances rectificative. Mais ce ne sont pas les lois de finances rectificatives qui ont manqué, en 2010, et le Gouvernement aurait donc aisément pu inscrire cette validation dans l'un ou l'autre de ces textes, s'il l'avait voulu ! Au demeurant, il est possible que certaines des modifications introduites dans le droit de la propriété des personnes publiques par l'ordonnance du 21 avril 2006, telles que je les ai exposées lors de ma communication du 16 février, aient été conçues pour faciliter la cession de l'hippodrome de Compiègne ; mais je ne dispose d'aucun élément qui permette d'étayer cette hypothèse.
Bref, je n'ai pas changé d'analyse depuis notre réunion précédente, et je ne vois pas pourquoi je devrais changer, aujourd'hui, des termes que j'ai alors employés parce qu'ils exprimaient ma pensée. Si je devais me trouver contrainte à revenir sur les paroles que j'ai effectivement prononcées, j'estimerais faire l'objet d'une censure !
Du reste, je dois dire que je ne m'attendais pas, lorsque j'ai entrepris ce contrôle, à trouver une matière si riche, ni à pouvoir dégager, du cas particulier de ce dossier, autant d'enseignements de portée générale. Mais, eu égard à mes fonctions même de rapporteure spéciale de la mission « Gestion du patrimoine immobilier de l'Etat », je ne pouvais pas me désintéresser d'une affaire qui, dans les médias, connaissait un tel retentissement... Le cas échéant, la commission aurait été fondée à me reprocher cette inertie !
Mon rapport vise à établir objectivement ce qui a été fait par l'administration en charge des cessions immobilières de l'Etat, erreurs comprises. Les conclusions que je retire de mes investigations sont destinées à améliorer le fonctionnement de cette administration, pour l'avenir, notamment en corrigeant les erreurs qui ont été commises.
Le sérieux des travaux de la rapporteure spéciale fait l'objet d'une reconnaissance unanime. Il y a eu, malheureusement, une sorte d'« évaporation » de ces travaux, avant qu'il n'en soit rendu compte à notre commission...
La communication de la rapporteure spéciale a été diffusée ! Notre collègue a donné une conférence de presse avant la réunion du 16 février...
Mais, chère collègue, on a pu lire dans les journaux des citations de votre communication, avant même que vous ne l'ayez prononcée !
Je n'ai pas donné de conférence de presse ! Et, d'ailleurs, que faites-vous, Monsieur le Rapporteur général, lorsque vous organisez, demain, un colloque « Patrimoine et fiscalité », à l'issue duquel le ministre du budget doit annoncer les décisions du Gouvernement en la matière ?
Quant à l'emploi du mot « célérité », on peut y voir un hommage rendu à l'efficacité de l'administration...
Pour notre collègue Nicole Bricq, apparemment, l'administration est nécessairement lourde, lente, et ne doit prendre aucune décision !
Enfin, le « bricolage » qualifie un travail d'amateur, mais les amateurs peuvent se professionnaliser ! C'est bien le sens des préconisations de la rapporteure spéciale...
Notre collègue, pour résumer, ne souhaite pas revenir sur son texte, parce qu'elle n'entend pas dénaturer les analyses que celui-ci exprime.
Je confirme que je n'ai pas cherché à joindre la rapporteure spéciale sur ce sujet. Toutefois, à chacune des étapes qu'elle a citées, j'ai fait transmettre à notre collègue, par le secrétariat de la commission, mes souhaits de modifications. Dans la mesure où elle s'est déclarée défavorable à celles-ci, je n'ai pas vu l'intérêt de lui faire perdre son temps au téléphone...
Je persiste à penser que le rapport, dans sa forme, pourrait être plus neutre. En l'état, il court le risque d'être perçu comme « orienté » notamment parce que la rapporteure spéciale appartient au même groupe politique que celui de nos collègues députés qui ont déposé une plainte en justice visant cette vente... Ce travail serait plus efficace, et il serait mieux défendu au nom de notre commission, si l'on évitait les formulations journalistiques auxquelles il a fait appel.
Du moins, la rapporteure spéciale a clairement noté que les intérêts patrimoniaux de l'Etat n'apparaissent pas avoir été lésés dans la cession de l'hippodrome de Compiègne...
Je m'abstiendrai de tout commentaire en ce qui concerne « l'évaporation » qui a été évoquée, car je ne veux pas être désagréable. Pour le reste, je souhaite formuler plusieurs observations.
Première observation : l'auteur d'un rapport est son rapporteur, dont il engage la responsabilité, et il doit exprimer la pensée de celui-ci, tant sur le fond que dans la forme. La limite, à cet égard, tient au respect par l'auteur de sa compétence. Ainsi, un rapport parlementaire doit rester dans le champ de compétence du Parlement. C'est le cas, selon moi, du rapport de notre collègue Nicole Bricq, qui a pris soin d'éviter la confusion des rôles : elle s'est exprimée en tant que sénatrice, pas en tant que juge ; la séparation des pouvoirs a été respectée. Il faut bien faire attention, en effet, à ne pas mélanger les genres comme l'a fait, à mes yeux, la commission d'enquête de l'Assemblée nationale qui a été constituée sur l'affaire dite « d'Outreau ».
Deuxième observation : nos travaux de rapporteurs spéciaux doivent parfaitement respecter les principes du pluralisme et du contradictoire. Nos démarches s'inscrivent, de fait, dans le cadre démocratique, et il s'agit d'être loyal. Le contradictoire, au sein d'un rapport, doit se manifester de façon claire, que ce soit dans le corps même du document ou en annexe, mais il doit permettre d'évacuer tout soupçon de manquement aux bonnes règles. Or les exigences du contradictoire requièrent le temps de la réflexion, l'approfondissement des analyses, tandis que, souvent, nous sommes contraints de travailler trop vite. Ce besoin d'un travail serein concerne notamment les aspects juridiques de nos travaux, qui peuvent être utilisés par de nombreuses institutions... Je parle, sur ce dernier point, en connaissance de cause.
Dernière observation : je ne suis pas choqué par la distinction d'un temps pour la communication et d'un temps pour l'adoption du rapport. Au contraire, cet écart ménage la possibilité d'un recul, qui ne peut que favoriser la progression de nos réflexions.
Je précise que je n'avais pas parlé de cela avec la rapporteure spéciale avant mon intervention, et que celle-ci visait seulement à faire état de considérations d'ordre déontologique, touchant l'exercice de nos fonctions.
Merci à notre collègue Edmond Hervé pour ce rappel de principes... Toute institution, pour assurer son bon fonctionnement, a besoin, en effet, de suivre certaines règles de bonne gouvernance, de déontologie ; d'éthique, en somme. Cet échange aura ainsi été l'occasion de mettre en exergue quelques unes des lignes fondamentales que doit suivre notre travail.
En ce qui concerne le rapport que nous examinons, sa dimension contradictoire résidera dans les comptes-rendus de nos réunions du 16 février et de ce matin, qui lui seront annexés.
À l'issue de ce débat, la commission autorise, à l'unanimité, la publication de la communication de la rapporteure spéciale du 16 février 2011 sous la forme d'un rapport d'information.
La commission procède ensuite à l'audition de M. Jean-François Vilotte, président de l'Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL).
La loi relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne a été promulguée le 12 mai 2010, juste à temps pour permettre d'agréer les premiers opérateurs de paris avant la Coupe du monde de football. Elle procédait d'une volonté pragmatique de mieux encadrer l'offre de jeux en ligne en légalisant certains sites selon un cahier des charges strict et très étoffé. Une nouvelle autorité administrative indépendante dédiée a ainsi été mise en place, l'ARJEL, dont l'organisation est proche de celle de l'Autorité des marchés financiers. Elle instruit les demandes d'agrément, contrôle, et le cas échéant sanctionne les opérateurs autorisés, et participe à la lutte contre les sites illégaux et la fraude.
Bien que le nouveau marché des jeux en ligne ne soit pas « l'eldorado » espéré ou fantasmé par certains nouveaux opérateurs, tant en termes de volume de mises que de rentabilité, l'ARJEL a été d'emblée confrontée à de nombreux défis techniques, économiques et juridiques. Elle a dû assurer sa crédibilité en un temps très court. Elle a ainsi accordé une cinquantaine d'agréments dans les trois catégories de jeux et paris ouverts à la concurrence : les paris sportifs, les paris hippiques et le poker. L'ARJEL occupe assurément une place centrale dans le dispositif et est un acteur et un observateur privilégié de l'évolution de ce nouveau marché.
L'article 69 de la loi prévoit une « clause de rendez-vous » et un rapport d'évaluation du Gouvernement dix-huit mois à compter de sa date d'entrée en vigueur, soit mi-novembre 2011. Sans attendre ce rapport, nous sommes fondés à tirer notre propre bilan et notre collègue François Trucy a ainsi « repris du service » pour effectuer un important travail de suivi.
L'audition d'aujourd'hui doit donc nous éclairer sur l'activité de l'ARJEL durant ces neuf mois d'ouverture du marché, nous permettre d'évaluer si la démarche de légalisation constitue ou non un succès, et d'apprécier certains enjeux tels que les nouveaux risques d'addiction, la sécurité informatique, l'intégrité des paris hippiques et sportifs, ou l'équité de la concurrence entre opérateurs historiques et nouveaux entrants.
Depuis sa création, l'ARJEL a délivré au total quarante-neuf agréments à trente-six opérateurs distincts. Au 24 février 2011, trente-cinq opérateurs étaient titulaires de quarante-huit agréments, un agrément ayant fait l'objet d'une abrogation et cinq demandes ayant été rejetées : vingt-cinq agréments ont été attribués dans le secteur des jeux de cercle, quinze concernent les paris sportifs et huit les paris hippiques. Des demandes sont encore aujourd'hui en cours d'instruction.
Parmi ces opérateurs agréés, vingt-cinq ont leur siège social localisé en France, huit à Malte, un en Irlande et un au Royaume-Uni. Quant aux maisons-mères de ces opérateurs, dix-neuf sont situées en France, sept à Malte, une au Luxembourg, trois au Royaume-Uni, une en Irlande, une en Grèce et trois en Italie.
La réglementation juridique et fiscale maltaise - comme celle de Gibraltar ou des Iles Anglo-normandes - dans le secteur des jeux est très attractive. Néanmoins la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, qui a exclu le principe d'une reconnaissance mutuelle des agréments au niveau européen, a marqué un coup d'arrêt à cette stratégie.
Le nombre d'opérateurs agréés jusqu'à présent par l'ARJEL est assez comparable à d'autres marchés européens, notamment le marché italien ouvert à la concurrence en 2006 et comprenant soixante opérateurs.
S'agissant du fonctionnement de l'ARJEL, celle-ci regroupe désormais une cinquantaine d'agents dont 45 % exercent des fonctions de contrôle au sein de la direction des enquêtes et du contrôle ou au sein de la direction des services informatiques. Le collège de l'autorité s'est réuni vingt-deux fois depuis sa création. Trois commissions spécialisées ont été mises en place, comme la loi le prévoit : une première commission est chargée d'étudier l'impact de l'ouverture à la concurrence des jeux en ligne sur la « demande » et les phénomènes d'addiction ; une deuxième commission suit l'impact de la loi du 12 mai 2010 sur les filières, à la fois sous l'angle économique et l'angle éthique ; une troisième commission est, enfin, destinée à évaluer, dans la perspective de la « clause de rendez-vous » fixée par la loi, l'efficacité des procédures de régulation mises en place par l'ARJEL.
Depuis sa création, l'ARJEL est en relation étroite avec trois autres autorités administratives indépendantes : l'Autorité de la concurrence, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) qui a pour mission d'encadrer la publicité en faveur des opérateurs de jeu et la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) pour tous les sujets relatifs à l'utilisation et à l'archivage de données sur les joueurs auxquelles l'ARJEL a accès.
Au 31 décembre 2010, 448 millions d'euros de mises ont été enregistrés sur le marché des paris sportifs, 452 millions d'euros sur le marché des paris hippiques, 3,705 milliards d'euros pour le poker sous la forme du cash game - forme de jeu où le joueur peut entrer et sortir de la partie à tout moment - et 412 millions d'euros pour le poker organisé en tournoi. Ces chiffres, qui correspondent aux mises, sont à distinguer des dépenses réelles des joueurs. Les mises comprennent, en effet, à la fois les dépôts et les gains « recyclés ».
A quoi correspondent précisément les chiffres que vous venez de donner ?
Il s'agit des montants des mises qui correspondent à l'assiette des prélèvements fiscaux sur les jeux. Un gain rejoué devient une mise fiscalisée.
Ces données sont également à distinguer du produit brut des jeux (PBJ) qui représente le montant des mises auquel est retranché le montant des gains. Pour les sites de paris sportifs, le PBJ s'est élevé à 79 millions d'euros, pour les sites de paris hippiques à 98,6 millions d'euros, pour les sites de poker à 139 millions d'euros.
Au total, près de trois millions de comptes-joueurs ont été ouverts auprès d'opérateurs légaux. Parmi ceux-ci, 1,5 million sont devenus définitifs, alors que 1,4 million sont encore provisoires ou ont été suspendus en raison de la non-transmission des données devant permettre de vérifier l'âge et l'identité du joueur. Sur les trois millions de comptes ouverts, deux millions ont été effectivement actifs, c'est-à-dire ont enregistré une transaction de jeu. Le nombre moyen de comptes ouverts par joueur, élément important pour évaluer les phénomènes d'addiction, s'élève à 1,43. La grande majorité des joueurs ne dispose que d'un seul compte tandis qu'une petite frange sont titulaires d'un nombre important de comptes.
La mise moyenne par pari s'élève, quant à elle, à 7,5 euros pour les paris sportifs et à 4,1 euros pour les paris hippiques. Si le montant moyen de la mise par pari est ainsi plus élevé pour les paris sportifs, la fréquence de jeu est plus importante dans le secteur des paris hippiques. Ainsi la mise moyenne hebdomadaire par joueur est de 110 euros pour les paris sportifs et de 130 euros pour les paris hippiques.
S'agissant du « taux de recyclage » des gains, il convient de noter qu'un euro déposé sur un compte-joueur génère, en moyenne, 4 euros de mises dans le secteur des paris sportifs, 3,2 euros pour les paris hippiques, 23 euros pour le poker de type cash game et 8 euros pour le poker organisé en tournoi. Ces chiffres soulignent l'importance des gains rejoués dans le cadre du poker cash game.
Le taux de retour au joueur (TRJ), intégrant les bonus reversés aux joueurs, a atteint 85 % en matière de paris sportifs, soit le plafond fixé par la loi, ce qui s'explique par la forte concurrence entre opérateurs dans ce secteur ; 80 % en matière de paris hippiques ce qui résulte a contrario de la moindre concurrence entre les acteurs de ce marché ; 94 % pour le poker organisé en tournoi et 98 % pour le cash game. Il convient de rappeler que le TRJ n'est pas plafonné en ce qui concerne les jeux de cercle.
Les sommes versées sous forme de bonus, intégrées au TRJ mais qui sont à isoler car elles résultent de stratégies de marketing propres aux opérateurs, ont représenté 61 millions d'euros en 2010 : 14 millions d'euros de bonus ont été distribués dans le secteur des paris sportifs, 36 millions d'euros dans le cadre des jeux de cercle et 11 millions d'euros en matière de paris hippiques.
A partir des montants de mises effectuées en 2010, le rendement des prélèvements obligatoires sur les jeux peut être évalué, pour la période de mai à décembre 2010, à environ 154 millions d'euros, répartis ainsi : 39 millions d'euros au titre des paris sportifs, 40,5 millions d'euros au titre du cash game, 8,2 millions d'euros au titre du poker organisé en tournoi et 66 millions d'euros au titre des paris hippiques.
Quant aux recettes relatives au « droit au pari » - les opérateurs de paris en ligne doivent en effet conclure des contrats avec les organisateurs de manifestations sportives pour pouvoir proposer des paris sur leurs événements -, elles devraient s'élever, sur la période de mai à décembre 2010, à 530 000 euros, soit une projection annuelle d'environ un million d'euros. Ce résultat relativement bas s'explique par le fait que les événements sportifs - supports de paris - organisés en France ne représentent que 15 % du montant des paris sportifs enregistrés en France.
A court terme, il semble que les trois secteurs de jeu - paris hippiques, paris sportifs et jeux de cercle - constituent trois marchés qui évoluent de façon distincte. Ainsi, le marché des paris hippiques connaît une croissance régulière et n'est pas touché par les fluctuations des paris sportifs : les semaines où l'on parie peu sur le sport, on ne parie pas plus sur l'hippisme ; de même les semaines où l'on enregistre d'importants paris sportifs, on ne parie pas moins dans le secteur hippique.
Le marché des jeux de cercle est, quant à lui, extrêmement dynamique, comme le montrent le montant global des mises et le nombre de joueurs : la moitié des joueurs sont des joueurs de poker.
De façon générale, on relève que l'activité des jeux en ligne n'a pas d'effet négatif sur le secteur des jeux « en dur ». Il n'y a donc pas de « cannibalisation » d'un secteur de jeu par un autre.
S'agissant des paris sportifs, il faut relever la part moins importante que prévu occupée par le football : celui-ci représente 55 % du montant des mises des paris sportifs, contre 92 % en Italie.
Les tendances 2010 qui viennent d'être présentées semblent amplifiées sur le début de l'année 2011 (période du 1er janvier au 20 février 2011). Les mises dans le secteur des paris sportifs se sont élevées à 93 millions d'euros, celles dans le secteur des paris hippiques à 144 millions d'euros, celles en matière de poker de type cash game à 1,15 milliard d'euros et, enfin, celles en matière de poker organisé sous forme de tournoi à 162 millions d'euros.
Le décrochage du secteur du pari sportif par rapport à celui du pari hippique s'explique en partie par l'amenuisement de l'effet « coupe du monde ». En effet, le marché des jeux en ligne s'est ouvert avec la coupe du monde de football, ce qui a eu un effet immédiat et important sur les volumes de paris. A cet égard, le volume maximal de paris enregistrés a correspondu à la semaine au cours de laquelle l'équipe de France a été éliminée de la compétition. Depuis, le football est entré dans une forme de « dépression » en matière de paris sportifs dont il ne s'est jamais réellement relevé. Il convient de souligner que les parieurs sportifs constituent un public de passionnés, très dépendant de l'offre des événements sportifs.
Un autre élément spécifique aux paris sportifs a également été relevé à la fin du dernier trimestre 2010 s'agissant des paris à cote : pour respecter le plafonnement du TRJ fixé à 85 % par la loi, les opérateurs concernés ont dû très significativement dégrader leur cote, ce qui a eu pour conséquence de diminuer l'intérêt de parier.
Toute la question est de savoir ce que sont devenues ces mises sur les paris sportifs. Une lecture optimiste de cette tendance conduirait à penser qu'il y a moins de mises, ce qui est positif du point de vue de la lutte contre l'addiction. Une lecture plus pessimiste consisterait à analyser ce repli comme un basculement vers l'offre illégale.
En ce qui concerne la rentabilité des opérateurs, tous ont perdu de l'argent en 2010, ce qui n'est pas totalement anormal puisque la plupart d'entre eux avait prévu de consacrer des montants importants à leur stratégie de publicité. Il s'agit là d'un des points d'équilibre de la loi : la publicité est un outil privilégié de promotion de l'offre légale de jeu au détriment des sites illégaux.
En 2010, les dépenses de marketing et les dépenses liées aux bonus se sont élevées à 214 millions d'euros : 74 millions d'euros, soit 94 % du PBJ, pour les paris sportifs ; 108 millions d'euros, soit 77 % du PBJ, pour les jeux de cercle et 32 millions d'euros, soit 32 % du PBJ, pour les paris hippiques. Les dépenses de publicité moins importantes pour les paris hippiques s'expliquent sans doute par le moindre degré de concurrence dans ce secteur.
Quant à la fiscalité hors TVA sur les jeux, elle a représenté, en 2010, 50 % du PBJ des paris sportifs, 35 % du PBJ du poker et 72 % du PBJ des paris hippiques.
A cela s'ajoutent les frais de structure moyens des opérateurs, soit des montants de l'ordre de 30 % à 40 % du PBJ.
Dans ces conditions, l'activité des opérateurs de jeu est nécessairement déficitaire. Les perspectives pour 2011 tendent à montrer que seule l'activité de poker pourrait atteindre un niveau de rentabilité positif. L'enjeu à suivre avec attention, dans la perspective de la clause de rendez-vous fixée par la loi, est donc celui du modèle économique des opérateurs de jeu, modèle qui doit favoriser l'attractivité de l'offre légale au détriment de l'offre illégale. Les trois leviers d'ajustement pour atteindre cet équilibre sont la diminution des dépenses de publicité, la fiscalité et le TRJ. A ce stade, l'ARJEL se garde de tirer des conclusions définitives de ces premiers éléments.
Quelques chiffres complémentaires sur les prélèvements obligatoires : le produit des rétrocessions d'une fraction du prélèvement sur les jeux aux communes abritant un ou plusieurs hippodromes devrait atteindre 10 millions d'euros en 2010 ; celui aux communes accueillant un ou plusieurs casinos 6,6 millions d'euros.
L'ARJEL n'est pas compétente dans ce domaine. Cette question relève davantage de l'administration fiscale.
Un mot de l'intégrité des compétitions sportives, sujet essentiel pour le sport. Le rôle de l'autorité de régulation est de protéger le consommateur sur le marché domestique et nous ne nous intéressons donc qu'aux sites agréés et paris enregistrés en France. Mais l'atteinte à l'intégrité des compétitions organisées en France peut trouver son origine dans des paris pris hors du territoire. Ce thème a donc nécessairement des prolongements internationaux, ce qui explique que le Conseil de l'Europe ait récemment adopté des recommandations et travaille sur la mise en place d'un instrument conventionnel, que le commissaire au marché intérieur se préoccupe de cette question dans le cadre de son Livre vert, ou que le Comité international olympique commence à s'y intéresser.
La loi prévoit un certain nombre de dispositions tendant à prévenir les risques. Elle restreint ainsi les possibilités de paris de manière plus stricte que dans les autres pays, avec trente sports autorisés et une limitation des événements et phases de jeu susceptibles de faire l'objet de paris, ce qui a un effet sur le volume de paris sportifs. Concernant le droit d'exploitation reconnu aux organisateurs d'événements en France, nous avons eu à connaître de vingt-neuf projets de contrat de commercialisation, pour un montant unitaire moyen de 530 000 euros, soit environ un pour cent des mises.
La loi a également prévu des mesures de prévention des conflits d'intérêt sous le contrôle de l'ARJEL, puisqu'un site ne peut proposer des paris sur des événements ou clubs qu'il contrôle directement ou indirectement. Trois opérateurs ont ainsi été contraints de limiter leur offre : Sajoo ne peut proposer de paris sur des compétitions organisées par ASO, de même que la Française des jeux sur les compétitions cyclistes auxquelles participe son équipe, et l'opérateur contrôlé par TF1 pour son équipe cycliste Bouygues Télécom. Les fédérations sportives doivent aussi adopter des règlements visant à interdire aux compétiteurs et acteurs des compétitions de parier sur ces dernières. Il serait cependant nécessaire d'aller plus loin en matière de répression pénale de la fraude liée aux paris sportifs, sur le modèle de ce qu'ont pu faire l'Italie ou l'Espagne.
S'agissant du retour financier au sport, outre le prélèvement, de 1,8 % à terme, au profit du Centre national de développement du sport (CNDS), des contrats de partenariat ont pu être conclus entre opérateurs agréés, organisateurs d'événements et sociétés sportives, pour un montant total de 28 millions d'euros.
Cela fait partie des dépenses marketing et publicitaires que vous avez évoquées tout à l'heure ? Les opérateurs peuvent donc sponsoriser des compétitions ?
Oui, mais sous deux conditions : que l'opérateur soit agréé, sous peine de poursuites pour délit de publicité illégale, et que le contrat soit transmis à l'autorité de régulation. Celle-ci doit ainsi veiller à ce que le sponsoring ne soit pas trop déséquilibré au regard des recettes globales de l'organisateur et qu'il ne s'apparente pas à une forme de contrôle.
C'est assez étonnant... Qu'un opérateur place son argent sur un événement, cela ne pose-t-il pas problème ?
Les opérateurs peuvent effectivement sponsoriser des sociétés sportives. Ces contrats commerciaux permettent d'acheter une visibilité ; toute la difficulté est de s'assurer du caractère équilibré de ces contrats.
C'est un vrai sujet, car il y a finalement deux manières de financer la filière : soit un prélèvement bénéficie collectivement à l'ensemble des acteurs, soit l'opérateur « met le paquet » dans un contrat de partenariat au profit de l'un des compétiteurs.
Ce n'est pas alternatif. Il y a, d'un côté, la fiscalité au profit du CNDS que tous les opérateurs doivent de toute façon acquitter, et le droit d'exploitation qui est une obligation légale, et de l'autre, la publicité qui peut s'exprimer sous forme de partenariat. Ça n'en est pas moins un vrai sujet éthique.
Il reste que le responsable d'une équipe de football peut distribuer des primes au nombre de buts marqués en fonction des moyens du club, lesquels dépendent des sommes engagées par le partenaire opérateur.
La question est de savoir si par ces recettes publicitaires, l'opérateur peut influencer la politique du club. Ce sujet est d'ailleurs en débat dans le cadre des recommandations que le Conseil de l'Europe s'apprête à formuler. De manière générale, ces pratiques de sponsoring ne sont pas interdites en Europe, mais l'appréciation de l'équilibre du contrat demeure importante pour l'éthique sportive.
Les opérateurs agréés ont déclaré soixante-neuf noms de domaines qui entrent donc dans le champ du contrôle de l'ARJEL. Nous avons engagé deux cent trente et une actions de contrôle sur ces noms de domaine, et quatre-vingt-deux actions précontentieuses ou contentieuses, sous forme de courrier d'injonction ou de procès-verbaux de constatation de manquement. Un certain nombre de mises en demeure a été adressé, et le collège a saisi la commission des sanctions sur trois procédures.
Je rappelle également que la loi a prévu une procédure de certification des serveurs frontaux, à échéances de six mois et un an après qu'ils ont été mis en oeuvre. L'ARJEL a établi une liste de quatorze certificateurs, contre huit par exemple pour l'autorité italienne. La certification des dispositifs informatiques est en cours mais a été quelque peu décalée afin de pouvoir porter sur toutes les fonctionnalités des « frontaux ».
En matière de lutte contre les sites illégaux, l'ARJEL n'exerce qu'une compétence complémentaire puisqu'elle relève à titre principal des autorités pénales. L'Autorité dispose néanmoins de deux procédures, en particulier une procédure civile de saisine en référé du tribunal de grande instance pour qu'il ordonne aux fournisseurs d'accès le blocage des sites. Nous avons adressé plus de deux cents mises en demeure à des opérateurs illégaux, dont la grande majorité ont « géobloqué » leur site sans qu'il soit nécessaire de saisir le TGI, ce qui signifie qu'il n'est plus possible de s'y inscrire à partir d'une adresse IP française et/ou en déclarant être domicilié en France. Une décision de justice a été prononcée en juillet 2010 à l'encontre d'un site installé à Gibraltar qui n'avait pas procédé au blocage dans le délai requis, une deuxième procédure judiciaire est en cours, et trois autres mises en demeure sont proches de l'expiration du délai. Nous avons d'abord concentré nos efforts sur les sites illégaux de paris et jeux de cercle, et les portons actuellement sur les casinos en ligne.
En matière de lutte contre le blanchiment, l'ARJEL, en collaboration avec Tracfin, a édicté les normes complémentaires prévues par le code monétaire et financier. S'agissant de la lutte contre l'addiction, l'application aux jeux en ligne du fichier des interdits de jeux a été sévèrement contrôlée par l'ARJEL. Cette mesure était souhaitable puisque nous avons constaté qu'environ 20 % des personnes inscrites sur ce fichier, dont on peut penser qu'elles jouaient sur des sites illégaux avant la loi, ont tenté d'ouvrir un compte joueur.
Un peu moins de 40 000. Il s'agit pour l'essentiel de personnes qui se sont volontairement « auto-interdites » après avoir connu de vrais problèmes d'addiction.
Nous avons également contrôlé les modérateurs de jeu. La valeur médiane du dépôt maximal est de mille euros, et celle de l'auto-modérateur de mises est d'environ dix mille euros. Le numéro vert Adalis, géré par l'INPES, avait reçu près de douze mille appels au 21 décembre dernier, mais seulement 23 % concernaient des joueurs en difficulté. L'essentiel des appels était en réalité destiné au service après-vente des opérateurs, par confusion des joueurs...
Le président Vilotte a développé beaucoup d'aspects sur l'activité de la commission des sanctions et la prévention des conflits d'intérêt. Mais au-delà du rôle répressif de l'ARJEL, quelle est votre appréciation sur l'évolution de ce secteur d'activité depuis l'ouverture et sur les nouveaux marchés que prospecte le PMU ? L'ouverture est-elle à la mesure des attentes ?
Est-ce qu'il n'est pas aussi nécessaire pour les opérateurs de se regrouper ? Les dépenses marketing et publicitaires pèsent en effet très lourd sur la gestion.
L'évolution constatée en 2010 est assez normale compte tenu de l'ouverture à la concurrence, avec de nouveaux entrants qui essaient d'acquérir des parts de marché. Ce marché va rapidement évoluer et le nombre d'opérateurs, en tout cas sur les paris sportifs et le poker, va diminuer avec des disparitions et rachats. De même, on assistera probablement à une baisse des dépenses de marketing et de publicité, et à la mise en place de politiques tarifaires et d'approche des consommateurs plus différenciées, au travers des stratégies de TRJ et de cote.
Il faut cependant raisonner en distinguant les trois marchés. Le marché hippique se révèle fort peu concurrentiel, et la question fondamentale du retour à la filière doit être réglée. A cet égard, le débat actuellement engagé par les autorités françaises avec la Commission européenne pour trouver un fondement juridique à ce retour est central et conditionne l'exercice d'un jeu plus concurrentiel. En revanche, on constate de façon surprenante que les parieurs hippiques, dont la demande demeure très forte, sont très présents sur Internet.
Les paris sportifs font l'objet d'une vive concurrence mais leur modèle économique, qui repose sur la cote, est très spécifique. Il y a donc un vrai débat sur les instruments fiscaux et le plafonnement du TRJ dans ce secteur.
S'agissant du poker, qui se développe très vite, nous devons réfléchir à des instruments plus adaptés de lutte contre l'addiction, qui pourraient consister à imposer des modérateurs de jeux. On a par exemple interdit le pari à fourchette pour les paris sportifs afin d'identifier la perte maximale. Or dans le poker, on ne connaît pas sa perte maximale puisqu'il est possible de réalimenter le compte pendant la session de jeu, ce qui peut poser problème. Sur le plan économique, comme pour les paris sportifs, des opérateurs disparaîtront ou se restructureront et le TRJ devrait diminuer.
Je voudrais porter deux appréciations. La création d'une autorité de régulation indépendante était très importante, alors même que le Parlement aurait pu exprimer des réserves sur ce qu'il considère parfois comme un démembrement de l'Etat. Néanmoins l'ARJEL est bien l'expression de la puissance publique. Autre avantage par rapport à une surveillance directe par les services de l'Etat, la réactivité de l'ARJEL facilite la gestion d'un domaine très complexe, et la mission de préfiguration a permis de disposer d'un régulateur pleinement opérationnel dès la promulgation de la loi. A contrario, je relève une certaine apathie de l'administration quant à sa participation au prochain colloque sur les jeux que j'organise le 22 mars.
Parmi les études et sujets d'interrogation de l'ARJEL, le plus important n'est-il pas le TRJ, dont le Gouvernement avait justifié le plafonnement au nom de la lutte contre l'addiction ? Or il n'y a pas de consensus sur ce point au sein de la communauté des psychiatres. En matière de répression des sites illégaux, vous nous avez exposé combien son efficacité conditionne le succès de la démarche d'agrément. La coopération de la justice et des services de l'Etat est-elle conforme à ce que vous attendiez ? Je suis par ailleurs assez perplexe sur les travaux de l'AFNOR dans le domaine des jeux. Je crois enfin que l'équité concurrentielle, ainsi que l'a récemment examinée l'Autorité de la concurrence, sera sans doute un sujet au coeur de la clause de rendez-vous.
Je suis maire d'une commune qui accueille un casino, et ma question concerne donc le prélèvement sur la fiscalité du poker qui revient aux collectivités locales. Celles-ci n'ont encore rien reçu et le montant annoncé de 6,6 millions d'euros me paraît très faible au regard des trois cents casinos implantés sur le territoire. Il faudrait également clarifier les conditions de rémunération pour les exploitants de casinos qui sont devenus opérateurs de jeux en ligne.
Je remercie M. Vilotte pour ses informations très détaillées. Vous savez que le groupe socialiste ne partageait pas toute la philosophie sous-jacente de la loi, et je m'interroge sur le succès de l'ouverture en termes de disparition des sites illégaux. En outre, connait-on l'impact de la publicité à grande échelle sur l'acte de jeu ?
Nous avions contesté que cette loi soit adoptée dans la précipitation, et nous avons le sentiment que les faits nous donnent aujourd'hui raison. Le Comité consultatif des jeux a beaucoup tardé à émerger, et le centre de soins pour les joueurs excessifs n'a toujours pas de financement, de sorte que la lutte contre l'addiction paraît être le parent pauvre du dispositif. L'Autorité de la concurrence s'interroge aussi sur le droit au pari.
En ce qui concerne l'éthique du sport, un président de fédération m'a récemment confié ses inquiétudes sur les sollicitations dont certains sportifs feraient l'objet, jusque dans les vestiaires, pour adopter tel ou tel comportement. Pensez-vous qu'il y a effectivement des dérapages significatifs ? Enfin s'agissant des rentrées fiscales, l'ancien dispositif rapportait environ cinq milliards d'euros par an et nos estimations, l'année dernière, portaient sur une moins-value de deux milliards d'euros, compte tenu de la baisse des taux pour les jeux du réseau physique. Avez-vous une idée de l'évolution des rentrées fiscales en 2010 ?
Les facultés de recyclage de l' « argent sale » par les jeux entrent-elles dans votre champ d'action, et disposez-vous de moyens de contrôle suffisants ? Par ailleurs, si l'on se réfère à la façon dont la Coupe du monde de football a pu être attribuée à un pays comme le Qatar, on peut se demander s'il n'y a pas des « enveloppes qui circulent », y compris au plus haut niveau... Il est pourtant plus facile d'intervenir directement auprès de l'arbitre ! Êtes-vous aussi fondé à vous intéresser à cette question ?
Sur les trois points abordés par M. François Trucy, je souhaite apporter les précisions suivantes :
- la baisse du TRJ a un effet immédiat sur le volume des paris enregistrés. La variation de ce taux peut donc plus ou moins favoriser les pratiques addictives, dans la mesure où ce taux est souvent perçu à tort comme une chance individuelle de gain. Il s'agit en fait d'une moyenne globale. Cette question doit faire l'objet d'une analyse plus précise. A cette fin, l'ARJEL a lancé une étude sur les comportements des joueurs qui traitera notamment de ce thème ;
- en matière pénale, les dispositions en vigueur prévoient un échange d'informations entre le parquet et l'ARJEL mais elles ne se traduisent pas, en pratique, par une coopération suffisante. Les magistrats semblent en effet interpréter la loi de façon restrictive et transmettent donc peu de renseignements à l'ARJEL. Ce point sera à l'ordre du jour de la clause de revoyure ;
- s'agissant du travail de l'AFNOR dans le domaine des jeux, nous nous y intéressons peu parce que nous estimons qu'il s'agirait d'un alignement par le bas de nos normes de contrôle. En revanche, notre échange avec l'Autorité de la concurrence est particulièrement intéressant. L'ARJEL a, par exemple, accordé une grande attention à son avis du 20 janvier 2011.
Il ne faudrait toutefois pas que l'application stricte de certaines règles du droit de la concurrence conduise à détruire certaines filières.
Je partage cette préoccupation et c'est pourquoi la question du retour aux filières est effectivement centrale, comme j'ai déjà eu l'occasion de le rappeler lors de mon exposé.
S'agissant de la question posée par Mme Des Esgaulx, je souligne que les casinotiers, dont les difficultés sont réelles, sont devenus des opérateurs de poker en ligne. Or, l'engouement pour ce dernier pourrait conduire à accroître l'activité du poker en salle. Cette possibilité restera à apprécier dans le temps.
Pour répondre à François Marc, je rappelle que l'objectif de la loi était de faire basculer les enjeux de l'offre illégale vers l'offre légale, pas d'augmenter le volume des paris. L'objectif poursuivi est en grande partie rempli et les montants des enjeux correspondent à ce qui avait été anticipé. Par ailleurs, il convient d'observer que cette migration de la masse des paris ne s'est accompagnée ni d'une explosion ni d'une implosion de la demande. Il existe bien sûr toujours des sites illégaux mais ils sont devenus marginaux. Le danger principal ne vient d'ailleurs pas d'eux mais plutôt du contournement de la loi par les opérateurs agréés, ces derniers pouvant prévoir des dispositifs masqués en direction des gros joueurs. L'ARJEL doit veiller à traquer ces pratiques et à décrypter l'éventuelle mauvaise foi des opérateurs.
Pour ce qui concerne le financement des centres de prise en charge des joueurs addictifs, la loi a prévu un prélèvement en ce sens au profit de l'assurance maladie. Ces dispositions restent théoriques. Elles doivent trouver à s'appliquer.
Le droit au pari est un instrument indispensable de responsabilisation des organisateurs d'évènements sportifs mais aussi de lutte contre la corruption. Même le Comité international olympique (CIO), initialement dubitatif, se réjouit de cette modalité d'organisation du marché. En la matière, le prix de l'attribution du droit d'organiser des paris est difficile à fixer, dans la mesure où ce droit est commercialisé à titre non exclusif. Je relève à ce niveau notre divergence avec l'Autorité de la concurrence : nous estimons que le prix ne peut pas être administré parce qu'il doit prendre en compte le coût de la prévention des risques ainsi que la valeur de l'évènement considéré.
Enfin, pour apporter un éclairage aux interrogations communes de MM. Marc et Fortassin sur les risques de corruption, j'observe que la lutte contre ce fléau et la promotion de l'éthique sportive sont au coeur de nos préoccupations. L'ensemble des processus qui concernent les paris doivent pouvoir être contrôlés par l'ARJEL. Ce sujet est fondamental et nous rendrons à Mme Chantal Jouanno, ministre des sports, un rapport à sa demande, avant la fin du mois de mars. En outre, l'ARJEL veille à l'application dans le domaine des jeux de la directive anti-blanchiment. Les déclarations exigées auprès des opérateurs satisfont à ce stade nos attentes. Et nous nous appuyons de plus sur notre coopération étroite avec la cellule « Tracfin » et la direction générale du Trésor.
La commission procède enfin à l'audition de MM. Pierre Fernoux, maître de conférence à la faculté de droit de Clermont-Ferrand, Bernard Monassier, notaire, vice-président du cercle des fiscalistes, Gervais Morel, fiscaliste, expert comptable, et Michel Taly, avocat, président-fondateur de l'institut de politique fiscale, en vue de la préparation du projet de loi de finances rectificative sur la fiscalité du patrimoine.
Mes chers collègues, nous allons à présent poursuivre nos travaux sur la future réforme de la fiscalité du patrimoine, avec une table ronde réunissant des professionnels experts de la matière fiscale et qui peuvent être appelés à conseiller leurs clients dans ce domaine.
Il s'agit d'un point de vue que le législateur ne saurait ignorer, tant le système actuel, dans sa complexité, nécessite l'intervention de conseils - pour le meilleur ou pour le pire.
Nous recevons ce matin :
- Pierre Fernoux, maître de conférences à la faculté de droit de Clermont-Ferrand et auteur d'un ouvrage de référence intitulé « La gestion fiscale du patrimoine » ;
- Bernard Monassier, notaire, et vice-président du cercle des fiscalistes ;
- Gervais Morel, fiscaliste, expert comptable, et collaborateur de « la boîte à outils du contribuable » au Figaro économie ;
- et Michel Taly, avocat, président-fondateur de l'institut de politique fiscale, dont les anciennes fonctions à la direction de la législation fiscale lui permettent d'aborder le problème sous plusieurs angles.
Messieurs, nous comptons sur vous pour nous indiquer comment vous appréhendez la réforme de la fiscalité patrimoniale dont le principe a été annoncé par le Président de la République.
Je vous invite à effectuer, l'un après l'autre, une brève présentation liminaire de la façon dont vous concevez cette réforme, en répondant plus spécifiquement aux questions suivantes : pourquoi faire cette réforme ? Quelle forme doit-elle prendre ? Quels impôts devraient être dans son champ et quels résultats peut-on en attendre ?
Je passerai ensuite la parole au rapporteur général et, bien entendu, mes chers collègues, chacun de vous pourra ensuite interroger nos intervenants.
M. Fernoux, vous avez la parole.
L'article XIII de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 prévoit que la « contribution commune (...) doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». La fiscalité actuelle du patrimoine - correspondant à l'impôt sur le revenu, aux droits d'enregistrement et à l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) - ne se conforme pas à ce principe. Initialement l'impôt sur le revenu, tel qu'il résultait des lois du 15 juillet 1914 et du 31 juillet 1917, consistait en un impôt général et progressif sur l'ensemble du revenu, auquel s'ajoutaient des impôts cédulaires à taux fixe, taxant davantage les revenus du patrimoine (12 %) que ceux du travail (6 %). Le système favorisait donc le travail. Actuellement c'est l'inverse, en raison des prélèvements libératoires sur les revenus et plus-values mobiliers et sur les plus-values immobilières (19 %, soit 31,3 % après prélèvements sociaux). Les agents économiques sont incités à faire des placements plutôt qu'à créer des emplois. Il faudrait, au contraire, inclure l'ensemble des catégories de revenus dans le revenu global, et supprimer les impositions à taux fixe. Selon une étude de 1995, le taux maximal d'un impôt sur le revenu ainsi modifié pourrait être de 38 %.
La fiscalité du patrimoine manque également de cohérence. L'amortissement et les frais d'acquisition peuvent être déduits dans le cas de l'acquisition d'un local en location meublée, mais pas dans celle d'un local nu. Pourquoi, dans ce dernier cas, le contribuable ne peut-il pas déduire l'amortissement, comme le législateur l'avait prévu en 1933 ? La déclaration de revenus fonciers est aujourd'hui trop complexe pour pouvoir être remplie sans faire appel à un spécialiste.
Dans le cas de l'ISF se pose un problème de « confiance légitime ». Le bouclier fiscal vise à inciter certains contribuables à revenir en France ; sa suppression les inciterait à repartir. Supprimer le bouclier fiscal impliquerait, en toute logique, de supprimer l'ISF.
Enfin, les régimes des droits d'enregistrement sont trop nombreux et complexes. On peut transmettre une entreprise de 30 millions d'euros en douze ans en franchise de droits, en recourant au démembrement de propriété : est-ce normal ?
Si je synthétise votre intervention, il faut moins taxer le travail, imposer l'ensemble des revenus selon le barème, et, si l'on supprime le bouclier fiscal, également supprimer l'ISF.
Le problème concerne l'ensemble de la fiscalité du patrimoine, et non le seul ISF. En France, celle-ci, exprimée en points de produit intérieur brut (PIB), est nettement plus lourde que la moyenne des pays membres de l'Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) ou de l'Union européenne, et que celle de l'Allemagne, le rapport étant de l'ordre de un à trois en moyenne. Je rappelle qu'un bien est imposé lors de son acquisition (droits d'enregistrement), de sa détention (ISF, impôts fonciers) et de sa sortie du patrimoine (plus-values, droits de succession ou de donation). Ceux qui sont les plus habiles peuvent échapper en grande partie à ces impositions, ce qui suscite un rejet de la fiscalité du patrimoine par de nombreux contribuables, et est dangereux pour la démocratie.
Dans le cas des droits d'enregistrement, l'acquisition d'un pavillon en banlieue est imposée au taux de 5,10 %, alors que celle de parts d'un groupement forestier ou agricole l'est au tarif de 125 euros. Il existe 75 régimes différents. C'est formidable pour les spécialistes de la défiscalisation, mais où est la logique ? On veut faciliter l'accès des citoyens à la propriété immobilière, mais les taux sont plus élevés que la moyenne européenne, et l'assiette réduite par de nombreux régimes dérogatoires. Si l'assiette était plus large et les taux plus bas, peut-être aurait-on des recettes plus élevées.
D'autre part, la détention est taxée par l'ISF, mais surtout par les impôts fonciers, qui ne posent pas de problèmes majeurs, si ce n'est l'obsolescence de leurs bases, établies en 1970.
En ce qui concerne la sortie du patrimoine, le régime des plus-values immobilières, dont la réforme est récente, fonctionne assez bien. Cet impôt est simple et prélevé à la source par les notaires. Ses recettes sont bien supérieures à celles antérieures à la réforme. Une simplification et une harmonisation des différents régimes de plus-values (mobilières, immobilières, sur les oeuvres d'art...) seraient cependant souhaitables. Quant aux droits de succession et de donation, ils se caractérisent par une assiette étroite, du fait de nombreux dispositifs dérogatoires, et des taux élevés, ce dont bénéficient les spécialistes de la défiscalisation, mais qui n'est pas économiquement optimal.
S'agissant de l'ISF, il est psychologiquement mal supporté par les contribuables, qui jugent illégitime de devoir acquitter un impôt en l'absence de flux financiers. De plus, il est également structurellement compliqué - ce dont profitent également les spécialistes de la défiscalisation, à cause du vice fondamental qu'est la nécessité d'exclure l'outil de travail de son assiette. L'ISF est la cause première de la délocalisation des contribuables. Le Gouvernement affirme que les délocalisations sont de l'ordre de 300 ou 400 par an. Mais ces chiffres concernent seulement les contribuables antérieurement assujettis à l'ISF et non ceux, absents des statistiques, qui se délocalisent avant de vendre leur entreprise, par exemple à Bruxelles, où ils ne paient ni plus-values, ni ISF. Selon une extrapolation réalisée à partir de mes clients, ce sont plus de 1 000 contribuables qui se délocaliseraient chaque année. Comme leurs enfants partent aussi, et s'installent à l'étranger, ils ne reviendront pas.
Depuis un mois, on assiste à un « concours Lépine de la fiscalité ». Comme certains de mes collègues, j'ai eu au cours de ces trois dernières semaines plus de demandes de délocalisation que lors des treize mois précédents. Mêmes des contribuables disposant d'un patrimoine de 800 000 euros veulent se délocaliser, ce qui est absurde mais est un beau symbole de l'état d'esprit ambiant.
Enfin, il faut simplifier la fiscalité. 7 % des Français jugent les impôts injustes et trop lourds. Pourtant, 50 % ne paient pas l'impôt sur le revenu, 98 % ne paient pas l'ISF, 95 % ne paient pas les droits de succession. Notre fiscalité est à bout de souffle et les Français ne la supportent plus. C'est la démocratie qui est en jeu.
J'aborderai mon propos par l'ISF et le bouclier fiscal avant de faire un parallèle avec l'impôt sur le revenu. D'un point de vue pragmatique, il convient de constater que nos voisins ont supprimé, ou n'ont jamais mis en place, d'impôt sur la fortune. Ils représentent ainsi autant de terres d'accueil à nos portes pour nos concitoyens qui souhaitent délocaliser leur patrimoine. Si cette délocalisation est compliquée pour les « smicards de l'ISF », c'est-à-dire les personnes dont le patrimoine, essentiellement immobilier, peut être estimé entre un et deux millions d'euros, elle est relativement aisée pour les gros patrimoines constitués à 80 % par des supports financiers. La France ne peut pas rester le « dernier des Mohicans ».
S'agissant de la mise en place, en 2006, du bouclier fiscal, il convient également d'être lucide sur la signification du plafonnement de l'impôt à 50 % des revenus : de quels revenus parle-t-on ? Du revenu effectivement perçu ? Du revenu déclaré ? Du revenu imposable ? Il y a quelques années, j'ai écrit un article qui s'intitulait : « la France, nouvel eldorado fiscal ». Je prenais l'exemple d'une personne de 70 ans ayant aliéné à titre onéreux son patrimoine pour encaisser une rente : sur un revenu réel de 100, cette personne a un revenu taxé à 30 et son bouclier est à 15, soit 15 % de son revenu réel !
Dans un autre article relatif à la stratégie patrimoniale, j'ai démontré qu'un contribuable, ancien chef d'entreprise qui avait vendu son activité pouvait diminuer considérablement son taux d'imposition : schématiquement, en percevant 300 000 euros, il pouvait réduire sa base imposable à hauteur de 76 000 euros et donc payer un montant d'impôt maximal de 38 000 euros, soit 12,7 % de ses revenus réels : on est loin des 50 % ! Pas un seul pays en Europe n'offre un mécanisme aussi efficace ! De surcroît, ces stratégies sont réservées à ceux qui ont d'importants patrimoines financiers et immobiliers, et donc à ceux qui n'ont pas d'activité. In fine, le bouclier fiscal est un mauvais mécanisme qui privilégie ceux qui ne travaillent pas.
Pour l'ensemble de ces raisons, l'ISF et le bouclier fiscal devraient être supprimés. Au demeurant, ne nous faisons pas d'illusions ; le détricotage du bouclier a déjà commencé. L'instabilité fiscale étant ce qu'elle est en France, les personnes qui ont su profiter du bouclier ont d'ores et déjà compris que sa pérennité était remise en cause et ont modifié leur stratégie patrimoniale.
La suppression de ces dispositifs pose la question des contreparties, même si le rendement de l'ISF n'est pas très important, à peine 3,5 milliards d'euros.
Quatre milliards si l'on tient compte des redressements opérés du fait des régularisations opérées après l'obtention de listes de clients de certaines banques suisses...
Aujourd'hui, nous parlons de 3,5 milliards d'euros, mais, compte tenu de la remonté de la bourse, nous pouvons nous attendre, d'ici la fin de l'année, à devoir identifier davantage de recettes pour pouvoir compenser la suppression de l'ISF
S'agissant de la question des contreparties, je crois qu'il est nécessaire de revoir notre impôt sur le revenu. Le XXIe rapport du Conseil des impôts avait souligné avec dureté la complexité et l'iniquité de notre système fiscal. La déclaration de base des revenus représenterait quatre pages en 2012, et la complémentaire DOM-TOM six pages, c'est incompréhensible !
La remise à plat pourrait s'appuyer sur les propositions suivantes :
- une redéfinition des modalités du quotient familial qui permet de réduire sensiblement la progressivité de l'impôt sur le revenu : un couple marié avec deux enfants ayant un revenu fiscal annuel de 37 000 euros obtient un gain fiscal de 1 339 euros, alors qu'un foyer fiscal ayant la même composition familiale mais un revenu fiscal deux fois supérieur bénéficie d'un avantage fiscal de 6 695 euros, soit trois fois plus important ! Qu'est ce qui justifie cette différence ? Il conviendrait d'instaurer un crédit d'impôt identique pour tous ;
- une remise en cause des avantages acquis, notamment de l'abattement pour frais professionnels dont bénéficient les personnes retraités alors même qu'elles n'engagent plus ce type de frais, par définition ;
- un alignement de la taxation des revenus du capital immobilier et financier sur ceux du travail. Comment justifier qu'un contribuable qui travaille soit imposé jusqu'à la tranche marginale de 41 %, alors qu'un contribuable qui perçoit des revenus financiers n'est imposé qu'à hauteur de 19 %, soit 22 points d'écart ?
- la suppression de l'avantage fiscal au titre de l'amortissement des biens immobiliers. La France doit être le seul pays à constater la dépréciation d'un bien dont la valeur s'apprécie chaque année dans la majorité des cas !
Faut-il supprimer l'ISF ? Ou, dit autrement, est-ce que nous avons encore des finalités de politiques fiscales qui justifient que nous conservions un impôt sur la fortune ? Mon opinion a fortement évolué depuis les années 1970 :
- de 1975 à 1981, j'ai cru à cet impôt. Sa mise en place répondait aux objectifs qu'on assignait alors à un impôt sur la fortune, à savoir réduire les inégalités de patrimoine, optimiser l'allocation des actifs et corriger les imperfections de l'impôt sur le revenu. Par ailleurs, à cette époque, le contexte était profondément différent, la mondialisation économique comme l'emprise de l'Union européenne étant encore faibles ;
- à la fin de 1981, l'impôt sur les grandes fortunes (IGF) a été créé, la seule exonération décidée étant alors celle portant sur l'outil professionnel, les lignes de titres n'étant pas considérées comme tel ;
- au printemps 1982, par décision ministérielle, l'IGF sur les biens professionnels, définis comme la possession de plus de 25 % des lignes de titres et l'exercice d'activités dirigeantes, a été suspendue. Mes interrogations ont commencé à naître : qu'en était-il de la réduction des inégalités souhaitée ? Qu'en était-il d'une meilleure allocation des actifs alors que l'on mettait en place une série d'exonérations ou d'abattements ? Il ne restait qu'une correction à la marge des imperfections de l'impôt sur le revenu ;
- en 1988, dès le début de la législature, la question de la restauration d'un impôt sur la fortune a été débattue. J'étais alors conseiller fiscal du Premier ministre, Michel Rocard. Nous avions fait un sondage auprès des entreprises pour connaître le taux maximal supportable sans abattement ou exonération - en particulier des biens professionnels. Il est apparu que ce taux était de 0,3 % mais le Premier ministre n'a pas souhaité le retenir car, du fait même de sa faiblesse, il aurait vite été majoré. Compte tenu du caractère pluriel de la majorité à l'époque, le Gouvernement a concédé à la fois des taux élevés et un plafonnement de l'impôt en fonction des revenus - afin que personne ne paie les taux affichés. Ceci était un compromis pour le moins insatisfaisant car un impôt sur le stock plafonné en fonction du flux n'a pas de sens. Ce jour là, j'ai cessé de croire à l'utilité de l'ISF.
Quelle contrepartie faudrait-il trouver à une éventuelle suppression de cet impôt ? Ma première remarque est que cette compensation doit concerner les seuls contribuables auparavant soumis à cet impôt. Ma seconde remarque rejoint les débats actuels sur la création ou non d'une tranche marginale d'impôt sur le revenu. Le problème de l'impôt sur la fortune pour les plus riches n'est pas tant le taux que l'assiette. Par exemple, comment prendre en compte l'inflation s'agissant des coupons obligataires, ou, s'agissant des dividendes, le montant payé d'impôt sur les sociétés ?
Le vrai problème d'assiette concerne les revenus non distribués : contrairement à ceux qui militent pour une moindre taxation des revenus non distribués, je crois que le régime d'imposition de ces derniers devrait être revu à la hausse. Les patrimoines les plus importants comportent de nombreux dividendes qui ne sont pas versés à leurs détenteurs - qui n'en ont pas besoin - et qui sont laissés dans des structures intermédiaires. Il me semble qu'il devrait y avoir une taxation sur ce stock de capital financier, soit de manière forfaitaire comme le font les Néerlandais, soit au réel en fonction de l'accroissement de la valeur annuelle de ce stock. Dans cette hypothèse, l'imposition des plus riches serait effective.
Thomas Piketty pense avoir résolu le problème car il taxe des contribuables virtuels...
Il fait l'hypothèse que chacun perçoit l'ensemble de ses revenus, ce qui est faux, tous les revenus n'étant pas distribués. Et, pour en revenir à l'ISF, si on avait été raisonnable sur le taux, nous n'aurions pas eu de problème d'assiette.
Je remercie nos intervenants pour les éclairages qu'ils nous ont apportés sur la fiscalité du patrimoine. Nous sommes conscients qu'il n'est pas simple de réformer un aspect seulement de la fiscalité, car celle-ci forme un tout et il est difficile d'isoler patrimoine, revenus et consommation.
Vous êtes tous des praticiens et vous pouvez nous confirmer que vous constatez des mouvements de délocalisation du patrimoine au quotidien, contrairement à ce que l'on entend parfois ici ou là. Avez-vous le sentiment que cette tendance s'accélère depuis quelques semaines ?
Le rapport de la commission Fouquet, publié il y a quelques années, avait pointé l'un des problèmes principaux : celui de la confiance légitime dans le système. Le rapport concluait à cet égard que la norme fiscale, pour susciter la confiance, la compréhension et l'acceptation des contribuables, doit avoir une durée de vie moyenne de cinq années. Or cette préconisation n'est pas appliquée dans notre pays, qui se caractérise par une très grande instabilité fiscale. Cette dernière mine la confiance des contribuables qui ont du mal à s'y retrouver et qui craignent des retournements incessants de la législation fiscale. Par voie de conséquence, ces personnes préfèrent quitter la France et n'y reviendront pas tant qu'on continuera à leur promettre tout et son contraire. Ainsi que le disait M. Monassier, il faut prendre en compte, à cet égard, l'impact très significatif des départs dus à des anticipations des hausses d'impôts.
Comme l'a souligné le président Arthuis, nous avons été éclairés par vos observations. Cela dit, je ne suis pas certain que nous ayons avancé sur le chemin de la réforme.
Si l'on me permet un petit aparté, pour reprendre les propos de M. Taly, je dirais que je suis devenu « mitterrandien » sur un point. Dans la mesure où je pense que l'on ne pourra pas supprimer l'ISF dans le cadre de la réforme à venir, je suis très attaché à la conception d'une exonération totale des biens professionnels, avec la vision la plus large possible, et d'une exonération des oeuvres d'art, afin de ne pas favoriser l'hémorragie artistique de notre pays.
Je voudrais désormais poser une question à l'ensemble de nos intervenants. Pensez-vous vraiment que cela ait un sens d'effectuer une réforme de l'imposition du patrimoine sans exprimer une vision claire de la réforme fiscale globale ?
Il faut bien sûr se pencher très attentivement sur la contrepartie de la suppression de l'ISF ou de son aménagement, compte tenu de la situation catastrophique actuelle de nos finances publiques. On ne peut pas se permettre une deuxième « usine à gaz » telle que l'a été la réforme irresponsable de la taxe professionnelle, qui alourdit le déficit de quelque 5 milliards d'euros par an !
Peut-on réellement réaliser une véritable réforme de l'imposition du patrimoine sans la replacer dans le cadre cohérent d'une stratégie fiscale globale ? Peut-on traiter le sujet de la fiscalité des possédants sans se poser la question de la société dans laquelle on veut vivre et du modèle fiscal qui doit la représenter ? J'attends donc que vous nous apportiez votre vision sur ce point.
S'agissant des deux éventualités qui s'offrent à nous, soit nous décidons de supprimer l'ISF, le bouclier fiscal et nous relevons le rendement de l'impôt sur le revenu à due concurrence, avec en outre quelques aménagements éventuels. C'est la solution que nous avons préconisée au Parlement depuis trois ans. Cette réforme, qui serait une réforme fiscale majeure, je vous le demande à nouveau, a-t-elle un sens si elle est déconnectée d'une stratégie fiscale globale ?
Soit l'on cherche à être constructif tout en faisant preuve de pragmatisme, et nous recherchons alors un compromis. Pensez-vous qu'un tel compromis soit possible ? Le fait de sortir de l'ISF la première tranche actuelle, réglant ainsi la question sensible de la résidence principale pour un grand nombre de personnes, de supprimer le bouclier fiscal et ses dérives dans une période de hausse inévitable des taux de prélèvements obligatoires, avec pour seule contrepartie le retour au plafonnement de 1988 : un tel aménagement, financé par des ajustements reposant sur les mêmes types de contribuables, vous semble-t-il faisable ? Dans ce cadre, si nous devons trouver des recettes de l'ordre de 1,5 à 2 milliards d'euros, quelles seraient vos préconisations ?
Enfin, compte tenu de l'état d'esprit de vos clients et de l'instabilité fiscale que vous avez décrite, pensez-vous qu'il vaille vraiment la peine de faire quelque chose en 2011 ? L'action d'une majorité en fin de législature sera-t-elle susceptible d'inspirer suffisamment de confiance à vos clients pour les convaincre de ne pas se délocaliser ?
Sur la question de la réforme globale, je répondrai que tout est dans tout et réciproquement. Il faut bien avancer cependant. Il manque en France, de façon générale, un travail de pédagogie et d'explication des finalités de nos réformes. Cela nuit à la cohérence d'ensemble du système.
Dès lors, les contribuables éprouvent des difficultés à percevoir de la cohérence et de la stabilité, là où ils ne rencontrent qu'instabilité et complexité. Je regrette profondément que nous ne soyons pas capables, en France, d'établir des compromis bipartisans tels qu'on peut en trouver en Allemagne, par nécessité. Cela pourrait redonner de la confiance. La seule fois où nous y sommes parvenus fut pour la réduction des taux d'impôt sur les sociétés, réforme entamée par une majorité, poursuivie par une autre, et achevée par la nouvelle alternance. Dans le cas présent, il est indéniable que nous aurions besoin d'un compromis. Cela semble difficile avant les prochaines élections. En attendant, on peut procéder à travers des mesures limitées et espérer qu'elles soient cohérentes avec ce qui se fera après.
Sur la question des compensations de recettes, il convient de séparer totalement ce qui relève de l'immobilier et ce qui relève du domaine financier. Dans le domaine immobilier, le revenu est taxé comme les autres revenus, au barème. De plus, les plus-values connaissent une taxation atténuée pour tenir compte de l'inflation, de façon tellement forfaitaire qu'il y aurait sans doute des choses à changer.
Au contraire, avec les revenus financiers, il existe des difficultés liées aux taux, qui ont été précédemment soulignées par mes confrères. En outre, je maintiens qu'il existe un vrai problème au niveau des plus hauts revenus du fait de la non-redistribution. De ce point de vue, je ne dispose pas des bases de données suffisantes pour effectuer des simulations sur le rendement qu'une taxation accrue pourrait rapporter.
Une réforme d'une telle ampleur ne pourra en tout cas pas se faire d'ici la loi de finances rectificative. Nous aurons vraisemblablement du mal à réaliser une réforme globale dans le délai imparti avant la prochaine élection présidentielle. D'où la nécessité de procéder en deux temps.
Pour ma part, j'estime, tout d'abord, qu'une réforme globale est nécessaire mais qu'elle n'est pas envisageable actuellement. D'autre part, une réforme à quelques mois des élections prend le risque de déboucher sur un échec du point de vue psychologique, si nous aboutissons à une réforme a minima qui ne satisferait personne.
De plus, les contribuables resteront inquiets sur l'avenir, se demandant ce qui les attendra au-delà des élections. Comme Michel Taly, je pense que l'imposition sur le patrimoine est tellement importante et a tant de conséquences qu'elle justifierait un consensus politique sur les finalités de la réforme, précisant l'objectif recherché, notamment au niveau des trois assiettes à l'entrée, à la détention et à la sortie. Par exemple, par rapport à la concurrence internationale, nous devrions nous demander quel pourcentage du PIB doit représenter la taxation du patrimoine en France, à quel moment on le taxe et comment on le taxe.
Sans consensus, je pense que l'inquiétude des contribuables se renforcera, ce qui serait dramatique, car le départ des chefs d'entreprise s'accompagne du départ de leurs familles, autant de personnes qui consommeront et investiront ailleurs qu'en France. C'est un exil des forces vives du pays, sans retour. Je crois que nous avons besoin de simplification. Mais je ne pense pas qu'une telle réforme soit faisable avant les élections, à moins d'une union nationale...
J'avoue ressentir un certain malaise. Ma vision est certainement moins macroéconomique ou macrofiscale que la vôtre. J'éprouve un certain découragement, car cela fait quarante ans que l'on attend la réforme fiscale, qui nous est régulièrement promise par le pouvoir politique à chaque nouvelle législature. Cependant, au bout du compte, aucune réforme structurelle n'est entreprise, tandis que le « millefeuille » continue à prospérer.
Les propos de M. Marini m'inquiètent. En effet, si l'on ne supprime pas l'ISF, je ne vois pas comment on pourrait supprimer le bouclier fiscal. Car on sait que le bouclier profite aux très gros patrimoines, que l'on veut garder en France. On a mis en place ce bouclier pour éviter l'exil fiscal. Dès lors, on en restera au système défaillant actuel, qui relève à mon avis de l'escroquerie. Je vous rappelle que, lorsque le bouclier a été créé en 2006, Bercy indiquait qu'il profiterait à 235 000 contribuables. On sait aujourd'hui que seuls 15 000 à 17 000 en bénéficient, et que 60 % de la restitution est absorbée par 6 % des contribuables, soit ceux qui possèdent au moins 100 millions d'euros de patrimoine.
De fait, la réforme à minima telle que vous la décrivez ne ferait que créer une tranche de millefeuille supplémentaire, c'est-à-dire de complexité. Je vous fais donc part de ma perplexité. Une fois de plus, comme le disait un économiste américain, les hommes politiques pensent davantage à la prochaine élection qu'à la prochaine génération, ce qui est franchement regrettable.
Nous parlions des dividendes tout à l'heure. Pour trouver des recettes, on pourrait s'inspirer d'une solution assez simple. Il y a quelques années, une réforme intelligente avait été mise en oeuvre. Celle-ci prévoyait que, lorsqu'une société faisait des bénéfices, elle payait l'impôt. Au contraire, lorsqu'une société distribuait des bénéfices, on lui permettait de réduire les dividendes distribués. Elle récupérait donc l'impôt qu'elle avait payé et on ne taxait que le bénéficiaire final dans le cadre de l'impôt sur le revenu. Cependant, cette réforme a été supprimée afin d'éviter la double imposition.
Pour trouver des recettes, on pourrait donc s'inspirer d'anciennes mesures. Il existait ainsi, autrefois, des mécanismes qui s'appliquent toujours dans un cas, à savoir la retenue à la source valant crédit d'impôt. Cela signifie que, pour les holdings intermédiaires dont mes confrères parlaient tout à l'heure, qui permettent de stocker les dividendes, on procède à une retenue à la source qui permet à l'État d'engranger des recettes fiscales provisoires. Ces dernières se réajustent au moment où le revenu est réellement encaissé. A ce moment-là, la mise en place d'une imposition globale est identique pour tous.
Ce système n'existe plus aujourd'hui que pour les bons de caisse nominatifs. Il existait auparavant sur les revenus d'obligation, où le fait de décaisser un tel revenu permettait à l'État de prélever à la source un certain pourcentage. Ensuite, quand le revenu passe dans le barème progressif de l'impôt sur le revenu, la taxation devient définitive et la retenue à la source est imputée sur l'impôt à payer.
C'est un mécanisme simple que l'on pourrait généraliser. Ainsi, les très gros patrimoines dispensés d'ISF ne seraient pas dispensés d'un minimum d'impôt sur les revenus de ce patrimoine. Par exemple, lorsque des dividendes distribués tomberaient dans une holding intermédiaire, ils éviteraient la taxation immédiate à l'impôt sur le revenu, mais on pourrait exiger de la société distributrice une retenue à la source qu'elle pourrait récupérer plus tard, quand elle appréhenderait ce revenu.
J'estime donc que trouver des recettes pour remplir les caisses de l'État est possible dès lors que l'on fournit l'effort d'initier une véritable réforme fiscale, que j'attends pour ma part depuis quarante ans.
Obtenir un consensus n'est pas forcément impossible, sur la base de principes tels que l'imposition de tous les revenus au barème ou le traitement de l'argent « dormant ». Songez que le montant de l'épargne captée par l'assurance-vie est de l'ordre de 1 200 milliards d'euros et voyez donc ce que représenterait un prélèvement de 1 % seulement sur ces encours !
L'assurance-vie permet de financer les entreprises et les déficits publics !
Certes, mais l'épargnant n'investit pas lui-même son argent dans l'économie. Et il y a quand même de réels abus. J'ai ainsi vu des assureurs solliciter des propriétaires de logements locatifs, en leur demandant de céder leurs biens afin de placer les fonds correspondants sur des contrats d'assurance-vie qu'ils avaient conçus à cet effet, avec un système de retraits programmés leur assurant le même revenu que les loyers qu'ils encaissaient, mais avec une fiscalité privilégiée, n'excédant pas 3 % de leurs gains. Ce n'est pas normal !
Nous devrons sans doute mettre un terme aux spécificités de l'épargne administrée et des plans d'épargne en actions (PEA).
Le comité des abus de droit s'est récemment penché sur cette question...
Il faudra pourtant bien que des gens achètent des actions, surtout après l'entrée en vigueur de Bâle III et de la directive dite « Solvabilité II »...
Vous avez raison, mais il faut traiter le sujet des abus de droit. En effet, l'objet de la législation relative au PEA est actuellement détourné par de nombreux montages.
D'autre part, les « niches fiscales » ont aujourd'hui mauvaise presse. Certes, certaines niches ont pu atteindre le but économique ou social qui leur a été assigné par le législateur mais il faut bien constater que les intermédiaires captent souvent une forte proportion de l'effort financier de l'Etat, en surfacturant leur prestation grâce à cette incitation. J'ai ainsi vu un prestataire prendre 400 000 euros de frais sur un investissement de 1 million d'euros...
J'en conclus que certains faits sont si parlants qu'une réforme « intelligente » pourrait recueillir un certain consensus politique.
J'aimerais que M. Monassier nous détaille ses constats en matière d'exils fiscaux provoqués par l'ISF. Peut-il confirmer que ces départs ont provoqué des pertes économiques, et même fiscales, bien supérieures au produit de l'ISF ? Et quels actifs pourraient revenir en France en cas de suppression de l'ISF ?
En tout cas, si nous ne nous engageons pas dans cette voie, les capitaux productifs feront bientôt gravement défaut à la France.
Sans verser dans la nostalgie, quand je me souviens de Mai 68 et de l'esprit qui a guidé les réformes fiscales du début des années 1980, je trouve ces périodes plus constructives que celle que nous vivons...
Plus concrètement, il me semble sain de partir des principes fixés par l'article XIII de la Déclaration de 1789 : chacun doit participer au financement des charges communes à raison de ses capacités contributives. Dès lors, il est possible d'agir, en allant au-delà des slogans du type « tel impôt étant impopulaire, supprimons-le ».
La démarche tracée par les économistes Camille Landais, Thomas Piketty et Emmanuel Saez dans leur dernier ouvrage est bonne. Il faut rendre accessible à tous les moyens d'appréhender la matière fiscale afin d'enrichir le débat démocratique sur un sujet essentiel.
Au bout du compte, si la réforme à venir est juste, nous ne la combattrons pas. Nous pourrions peut-être même, d'ailleurs, dégager un consensus sur une évolution de l'impôt sur les sociétés, qui frappe actuellement beaucoup plus, en termes relatifs, les petites et moyennes entreprises que les grands groupes.
J'ai apprécié les éléments de réflexion qu'ont apportés les différents intervenants. Pour ma part, je considère qu'une refonte globale de la fiscalité est nécessaire. Nous devons nous demander à quoi sert l'impôt, que nous contribuons à rendre impopulaire avec les réformes qui se succèdent.
D'autre part, je voudrais rappeler à Serge Dassault que les salariés les plus modestes sont, eux aussi, lourdement taxés par un impôt qui s'appelle la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Au-delà des taux apparents, nous devons nous intéresser à la manière dont les impôts, pris dans leur ensemble, pèsent réellement sur chaque catégorie de la population.
Enfin, l'impôt traduit une vision de la société et je doute qu'il soit possible de dégager un consensus entre nous sur cette question. Je souhaite, moi aussi, que soit respecté l'article XIII de la Déclaration de 1789 mais je n'en fais sans doute pas la même interprétation que vous. Je suis ainsi surtout frappée par la panoplie de moyens existants pour échapper à l'impôt, dont la presse du jour rend abondamment compte.
J'estime également que la fiscalité doit respecter pleinement les grands principes exposés par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Nous devons nous demander à quoi sert l'impôt, comment est assurée sa progressivité et comment sa construction répond au besoin d'équité de nos concitoyens. Ce n'est que sur ces bases que nous pourront calmer les craintes qui s'expriment.
Je suis quand même frappé par le fait que, bien souvent, ceux qui peuvent payer l'impôt souhaitent s'y soustraire alors même que ceux qui voudraient bien payer l'impôt ne le peuvent pas, faute de revenus suffisants... Et je me demande donc si notre problème majeur est vraiment l'exil fiscal de quelques-uns, ou bien plutôt le niveau des déficits que la collectivité devra bien financer.
ou bien remplir les caisses ! Personnellement, je suis content de payer des impôts.
Pour revenir à la question de M. Dassault, l'estimation d'un millier d'exilés fiscaux n'est qu'une extrapolation à partir des données de mon cabinet et de celui de quelques confrères. De plus, les personnes qui partent détiennent généralement un capital supérieur à 20 ou 30 millions d'euros et sont donc assujettis à la tranche supérieure du barème de l'ISF. Depuis 1996, c'est donc une masse fiscale très importante qui a quitté le territoire.
Au-delà, nous ne devons pas croire que les riches sont assez nombreux et assez riches pour anéantir le déficit. Même en les taxant à 100 %, ce qui, de toute façon, ne se peut pas dans un monde ouvert, nous n'y parviendrions pas.
Il faudrait donc revenir à la raison plutôt que construire des impôts à taux facial élevé assortis de multiples échappatoires, bref revenir à la vision d'un impôt destiné à financer les charges publiques plutôt qu'à remplir des fonctions multiples.
Je voudrais enfin ajouter que les départs de contribuables à l'étranger, loin d'être anodins, sont graves pour la France. Ils traduisent un état d'esprit décourageant et, à la longue, vident le pays de sa substance économique et créatrice. Les impôts sont nécessaires, certes, mais ils ne doivent jamais être insupportables pour les assujettis.
Il faut bien distinguer deux problématiques :
- d'une part, celle du financement des déficits dont l'ampleur exige des réponses sur les « grandes masses » des impôts - et des contribuables, ainsi qu'une action sur le niveau des dépenses ;
- d'autre part, celle de l'équité, qui relève d'une autre logique, que certains parlementaires ont soulevée au cours de ce débat.
Comme l'a dit M. Monassier, il y a trois manières de taxer le capital : la détention annuelle, sur laquelle la réflexion est engagée, les plus-values et les transmissions à titre gratuit. La France a fait le choix de frapper lourdement ces trois éléments puis, comme ce système était insupportable, de créer des niches permettant d'y échapper. Cela a surtout créé de l'inéquité et une taxation faible pour les contribuables ayant les moyens de rémunérer des conseils.
A l'avenir, la confiance ne pourra naître que de la clarté sur les intentions du législateur et surtout de la stabilité du droit fiscal.
Une étude du centre d'études des revenus et des coûts avait montré, en 1996, que le taux de prélèvements obligatoires frappant le décile le plus favorisé de la population s'élevait à 40,8 %, contre plus de 43 % pour le dernier décile, ce qui pose quand même un réel problème d'équité.
Il faut donc changer cela, et, en outre, favoriser les professionnels, qui créent de la richesse pour la société, plutôt que l'argent « dormant ».
Je pense aussi que la fiscalité est un tout et qu'en particulier, tout impôt est, in fine, payé par les ménages, ne serait-ce que par le prix des produits qu'ils consomment.
Espérons que nous pourrons déboucher sur un consensus, à partir de constats raisonnables.
Messieurs, je vous remercie pour votre éclairage.
Il nous faut maintenant désigner un rapporteur sur la proposition de loi tendant à assurer la juste participation des entreprises au financement de l'action publique locale et à renforcer la péréquation des ressources fiscales déposée par le groupe CRC-SPG. Deux candidats se sont déclarés : Marie-France Beaufils, l'auteure, et Charles Guené. Conformément au règlement, vous bénéficierez, Mme Beaufils, en votre qualité de premier signataire, d'un temps de parole prioritaire de vingt minutes sur ce texte. Dans ces conditions, je vous propose, si vous en êtes d'accord, de désigner Charles Guené.
J'ai volontairement posé ma candidature car nous avons déjà eu ce débat en commission. Lorsque l'auteur d'une proposition de loi n'appartient pas à la majorité sénatoriale, un rapporteur de la majorité est désigné. Mais on ne constate pas nécessairement une pratique réciproque quand le texte est issu des rangs de la majorité.
Je vous rappelle qu'il n'existe pas de groupe majoritaire au Sénat. Acceptez-vous que Charles Guené rapporte le texte de votre proposition ?
Je souhaiterais que nous puissions avoir un temps d'échange en amont avec le rapporteur car cela n'a pas toujours été le cas par le passé ; or ceci n'est pas sans intérêt.
A l'issue de ce débat, la commission désigne M. Charles Guené en qualité de rapporteur sur la proposition de loi n° 305 (2010-2011) de Mme Marie-France Beaufils et les membres du groupe CRC-SPG, tendant à assurer la juste participation des entreprises au financement de l'action publique locale et à renforcer la péréquation des ressources fiscales.
Enfin, la commission décide de proposer au Sénat la candidature de M. Albéric de Montgolfier pour le poste de sénateur appelé à siéger au sein du conseil d'administration de l'Etablissement public de financement et de restructuration.